Introduction
S'il est une caractéristique de la société inuit qui a frappé l'imagination des observateurs occidentaux - à côté de pratiques « exotiques » comme la consommation de viande crue, l'usage de maisons de neige, l'échange des conjoints, ou l'hospitalité avec gratification sexuelle, dont la représentation amplifiée dans l'imaginaire européen est sans commune mesure avec l'expérience, somme toute assez limitée, des quelques voyageurs et ethnographes qui les ont rapportées -, c'est bien l'importance de l'adoption, mentionnée dans les récits de voyage dès le début du XIXe siècle, date des premiers contacts dans l'Arctique central canadien (cf. Lyon 1825).
Mais en dépit de ces mentions, reprises, à la suite des explorateurs, par les premiers ethnographes - dont les travaux furent publiés entre les années 1880 (recherche de F. Boas (1888) sur l'île de Baffin) et les années 1930 (publication des rapports de la cinquième expédition de Thulé, dirigée par K. Rasmussen, voir Mathiassen 1928) - et assorties parfois de quelques données numériques et descriptions de cas (notamment pour la région d'Igloolik), il faudra attendre les années 1960 pour que des recherches spécifiques sur l'adoption, incluant des préoccupations théoriques et un souci de mesures quantitatives explicites, soient entreprises.
On trouve néanmoins dans la monographie de Mathiassen (1928 : 212-213) sur la culture matérielle des Inuit Iglulik quelques lignes à propos de l'adoption qui contiennent la plupart des idées et préjugés qui seront repris par les auteurs ultérieurs :
- Sur les dix-huit enfants présents à Repulse Bay durant l'hiver de 1921-22, huit étaient des adoptés. Ce ne sont pas seulement des enfants qui ont perdu leurs parents [...] ni des enfants provenant de familles très nombreuses [...] Il s'agit souvent d'une simple transaction commerciale [...] Par exemple, un jeune couple d'Iglulik [...] vendit un fils, de neuf mois, à un homme âgé de Pond Inlet [...] pour le prix d'un fusil donné au père et d'un accordéon à la mère. Une jeune femme de Pond Inlet vendit son nouveau-né pour une grande lampe à huile [...] Dans de nombreux cas [...] c'était pour des raisons d'amitié ou de relations parentales 1 Pour les enfants l'adoption est le plus souvent une mauvaise expérience [...] car ils ne peuvent pas recevoir de lait [...] et doivent être nourris de soupe et de viande prémâchée qu'ils aspirent de la bouche de la mère [1] [...] un grand nombre d'entre eux en meurt. Un enfant adoptif de onze jours, à Pingerqalik [Pingiqqalik], était nourri de gras de caribou et d'huile ; deux fois par jour, deux autres femmes de la maisonnée qui avaient de jeunes bébés pressaient un peu de leur lait dans un petit contenant fait d'intestin et il était ensuite versé dans la bouche de l'enfant ; à l'âge de douze jours il commença à manger de la viande cuite. L'adoption à n'en pas douter est à blâmer vivement comme cause de la mortalité infantile terriblement élevée... (Trad. B.S.A.)
Ce témoignage, souvent cité, est un mélange d'observations exactes, d'interprétations simplistes et de jugements de valeur ethnocentriques ; il exprime bien plus la difficulté de l'ethnographe à comprendre ce qui se passait et ce qui se disait autour de lui, qu'une quelconque logique de l'adoption. Et pourtant cette monographie, avec celle de Rasmussen sur la culture intellectuelle des Iglulik, est encore considérée comme la meilleure pour la région des Iglulik (cf. G. Mary-Rousselière 1984).
C'est donc à partir de 1960 que des recherches furent entreprises sur l'adoption, que des publications commencèrent à lui être consacrées (Dunning 1962, Rousseau 1970), et qu'une attention particulière lui fut accordée dans des travaux plus généraux, portant sur la parenté ou l'organisation sociale inuit (Graburn 1960, Saladin d'Anglure 1961, Willmott 1961, Guemple 1966). Dans tous les cas, il s'agissait de travaux monographiques, centrés sur l'exemple d'une communauté, celle où avait séjourné l'ethnographe.
La première étude comparative est celle de Guemple (1979) qui fait le point sur la question et soulève d'intéressantes discussions théoriques. Partant de ses propres recherches aux îles Belcher et par la suite à Repulse Bay (cette dernière localité faisant partie du territoire iglulik), et de celles publiées par quelques autres chercheurs, il tente de formuler une nouvelle interprétation de l'adoption inuit.
[1] Voir la photo de couverture de cette revue où l'on voit Arnaannuk nourrir bouche à bouche, de viande prémâchée, son petit-fils, devenu son fils adoptif.
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