Introduction
- Le poids de l'histoire et des rapports de force politiques
- La toponymie inuit au regard des diverses disciplines
Pourquoi s'intéresser, à cette dimension, souvent cachée ou même évanescente, de l'appropriation symbolique du territoire ? À cette question, je proposerai plusieurs réponses :
- la première est que l'appropriation symbolique du territoire fait partie du champ de l'anthropologie et qu'elle a donné lieu à des recherches exhaustives dans plusieurs régions du monde (Australie, Afrique, Amérique du Sud), et à quelques recherches exploratoires de la part des ethnographes des Inuit, parmi lesquelles les miennes [1].
- la seconde est que le domaine d'étude de la toponymie et des sites sacrés se situe à la frontière de plusieurs disciplines comme l'anthropologie, la géographie et le droit. Et qu'il a donné lieu à des études récentes dans ces trois disciplines, mais, la plupart du temps, de façon indépendante les unes des autres, et avec des méthodologies et des objectifs différents. Il serait donc temps d'établir des ponts entre ces approches.
- la troisième enfin, est qu'une telle recherche correspond à la demande des aînés inuit de sauvegarder leur patrimoine culturel et leur tradition orale, confrontés au déferlement de savoirs extérieurs qui inondent les jeunes générations par le biais de l'école, de la télévision et plus récemment d'Internet. Cette demande se retrouve chez tous les peuples autochtones du monde, confrontés à une même mondialisation des savoirs et de l'information. Elle s'exprime sur le plan local des communautés inuit, dont plusieurs ont fait appel à la collaboration de chercheurs non inuit ; sur le plan régional aussi, avec l'élaboration de politiques de recherche au Nunavut comme au Nunavik ; sur le plan international enfin, où la reconnaissance de la toponymie vernaculaire et la préservation des sites sacrés font partie des revendications majeures des peuples autochtones auprès des instances onusiennes, et figurent explicitement dans plusieurs des articles du projet de déclaration universelle des droits des peuples autochtones en cours d'élaboration à Genève [2].
Le poids de l'histoire
et des rapports de force politiques
Rappelons tout d'abord que l'appropriation symbolique des territoires autochtones a très longtemps été ignorée et déniée, au nom du concept juridique occidental de « Terra nullius », c'est-à-dire de « terre vacante et sans maître », puisque ses occupants n'étaient ni sédentaires, ni chrétiens ; puis qu'elle a été occultée par la toponymie coloniale officielle des colonisateurs euro-canadiens, fondée sur le droit issu de la « découverte » et de la « possession » (Lester 1979) ; toponymie toujours véhiculée et utilisée par les écoles, par les médias et par les non-Inuit, qui l'intériorisent comme si elle allait de soi. Or cette toponymie reflète beaucoup plus les enjeux et les valeurs des États européens qui s'affrontèrent pour annexer l'Arctique, puis les luttes de pouvoirs entre les divers niveaux de gouvernement qui cherchèrent, et qui cherchent toujours, a y affirmer leur souveraineté [3], qu'une quelconque réalité autochtone (Saladin d'Anglure 1980 ; Saladin d'Anglure et Morin 1996).
Et quand bien même les Inuit sont-ils parvenus, au cours des trente dernières années, à récupérer des divers paliers de gouvernement une partie de leurs droits territoriaux, les négociations qui y conduisirent ne prirent jamais en compte la dimension religieuse attachée à leur territoire. Jusqu'à l'emplacement des villages du Nunavik et du Nunavut, à la base de la structure politico-territoriale actuelle, qui a été choisi en fonction des besoins des agences gouvernementales, commerciales ou religieuses non inuit (bon ancrage pour les bateaux, source importante d'eau potable etc.) et non pas de critères inuit comme l'accessibilité au gibier. Quant aux noms donnés à ces villages, ils sont pour beaucoup de création récente et dénués de sens pour les autochtones, quand ils ne constituent pas des non-sens, ainsi que nous le verrons plus loin avec le cas d'Igloolik. Lorsque les habitants des divers camps des îles Belcher furent contraints de se regrouper dans un seul village, au nord de l'archipel, il leur fallut choisir un nom pour ce nouveau village. Les critères imposés furent qu'il ne ressemblât à celui d'aucun autre village de l'Arctique. Après plusieurs tentatives infructueuses, quelqu'un proposa le nom du père décédé d'une fratrie puissante, sur le territoire de laquelle le village avait été érigé, Sanikiluaq [4] ; même si, dans la tradition inuit, on ne donnait pas à un lieu le nom d'une personne, sauf lorsque celle-ci y était enterrée, ce qui n'était pas le cas.
Ce n'est pas le seul domaine où l'onomastique inuit a connu des distorsions imposées. Ainsi en est-il de l'introduction obligatoire de noms de famille pour tous les Inuit, à la suite de l'initiative d'un homme politique inuk qui crut bien faire d'inciter les Inuit à s'aligner sur les autres Canadiens. Il pensait mettre fin à une discrimination, résultant, disait-il, de l'utilisation de numéros d'identification par les commerçants d'abord, puis par l'administration nordique. Or dans la culture inuit, il n'y avait pas de noms de famille mais des noms personnels. Et comme les missionnaires et catéchistes chrétiens avaient imposé un prénom chrétien à chaque individu baptisé, les noms personnels traditionnels inuit furent progressivement relégués au rang de deuxième prénom, perdant par le fait même la valeur sociale et cosmologique qu'ils avaient dans la tradition inuit. Ils constituaient en effet un des principaux liens sociaux et la mémoire généalogique des groupes inuit.
Un dernier exemple de l'emprise des pouvoirs publics sur les terres autochtones est l'instauration de parcs nationaux (au Nunavut) ou provinciaux (au Nunavik), qui constitue une façon subtile de réaffirmer, sous couvert de protection de l'environnement et de cogestion, la suprématie [5] de la gouvernance fédérale et provinciale face à l'autogouverne concédée aux habitants du Nord (Rodon 2003). Loin de moi l'idée de dénier les retombées positives du développement de parcs en territoire inuit, mais il est pour le moins paradoxal que cette privation de droits territoriaux coïncide avec l'abandon de l'identité personnelle et l'oubli de la toponymie religieuse et des sites sacrés, alors que les leaders politiques des peuples autochtones du monde entier en revendiquent la reconnaissance, comme un droit inhérent, auprès des instances internationales (voir texte de F. Morin dans ce numéro).
La toponymie inuit
au regard des diverses disciplines
De nombreux auteurs se sont intéressés à la toponymie inuit, l'ont cartographiée et en ont dressé des listes, le plus souvent à un niveau local. L'un des premiers a sans doute été Boas avec un corpus de 930 toponymes recueillis sur la Terre de Baffin en 1883-84 (Cole et Müller-Wille 1984). Rasmussen (1930) a par la suite publié des listes de noms de lieux et quelques cartes toponymiques pour les territoires étudiés par la Cinquième Expédition de Thulé (1921-1924).
Depuis la fin des années 1960, de nouvelles recherches ont été entreprises de façon plus systématique et approfondie par des chercheurs de diverses disciplines, dont plusieurs ont tenté de dépasser le niveau descriptif pour faire soit des typologies, soit des mises en perspective avec les débats politiques ou juridiques concernant les autochtones et leurs territoires.
Mentionnons d'abord les publications ou rapports d'anthropologues comme Mary-Rousselière (1966) pour la région de Pond Inlet, où il a recueilli 245 toponymes dont il donne le sens et la localisation et quelques commentaires généraux ; Saladin d'Anglure pour le Nunavik et les îles Belcher, où son équipe et lui ont recueilli plus de quatre mille toponymes, avec le sens, l'usage du lieu et les croyances qui y sont attachées ; seul un rapport préliminaire (Saladin d'Anglure et al. 1969) est actuellement disponible ; Vézinet (1976, 1978) a développé le travail précédent pour les îles Belcher, avec une approche sémiologique ; Freeman (1976) a dirigé la plus grande enquête jamais réalisée au Nunavut, sur l'utilisation et l'occupation du territoire par les Inuit ; notons au passage la contribution d'Arima (1976) au volume 2, dans laquelle il étudie la conception de la terre dans les mythes inuit ; Le Mouël (1980) a fait une étude très détaillée de la toponymie de la région de Naujaat à l'ouest du Groenland, avec une intéressante typologie, dans sa monographie sur les Naujaamiut ; Trott (1988) s'est intéressé à la toponymie des Inuit de Tununirusiq (Arctic Bay) où il a recueilli 150 toponymes ; et enfin, Nuttall (1992, 1993) insiste sur la dimension symbolique de la toponymie en abordant la question du paysage (landscape) comme lieu de mémoire (memoryscape) et comme support de l'identité, à propos d'une communauté du nord-ouest du Groenland.
Puis il faut citer l'importante contribution des géographes comme Müller-Wille (1987), Müller-Wille et Weber (1983), pour le Nunavik, sans doute l'enquête la plus extensive dans l'aire inuit canadienne, faite en collaboration avec l'Institut culturel Avataq, avec 7800 toponymes, le calcul des coordonnées précises pour chaque espace dénommé, et l'impression de cartes au 1/50 000e ; il y a ensuite les travaux de Collignon (1996) qui a réalisé les recherches les plus exhaustives pour le territoire des Inuinnait avec près de 1000 toponymes. Elle est une des rares géographes à prendre en compte les travaux de ses collègues anthropologues.
Enfin, mentionnons les travaux des juristes comme Lester (1979) sur la signification juridique de la toponymie du point de vue des droits territoriaux, et ceux de Otis (1999, 2001) sur la protection des droits religieux et territoriaux des autochtones dans le droit canadien et dans l'action normative internationale.
[1] Au cours de l'été 1968, j'ai conduit, avec L.-J. Dorais et G. Malgrange, une enquête toponymique dans les villages du Nunavik et des îles Belcher, pour le compte de la Commission de Géographie du Québec. Cinq mille toponymes ont été ainsi recueillis ainsi que les commentaires les accompagnant ; parmi ces toponymes 700 noms de lieux inuit ont été officiellement adoptés par la Commission. J'ai fait une enquête du même genre à Igloolik (Nunavut) en 1972.
[2] Voir la description que fait Françoise Morin de ce processus, dans ce même numéro.
[3] Dans les années 1960, le géographe québécois Michel Brochu entreprit de franciser la toponymie du Nouveau-Québec, comme on appelait le Nunavik à cette époque. La Commission de toponymie de Québec officialisa un grand nombre de ces toponymes français.
[4] Voir l'intéressant historique de ce village dans Bergé-Gobit (2004).
[5] Il me semble important de rappeler que le ministère qui gère les parcs est aussi celui qui s'occupe des champs de bataille. Ces deux catégories de territoires sont des enclaves sous juridiction fédérale.
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