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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir Rémi SAVARD, “Quand débarquerons-nous en Amérique ?” In ouvrage La souveraineté du Québec : aspects économique, politique et culturel. Actes du colloque annuel de l’ACSALF tenu les 11 et 12 mai 1978, pp. 260-267. Montréal: ACSALF, 1978, 295 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[260]

La souveraineté du Québec :
aspects économique, politique et culturel.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1978.
ATELIER 8

Quand débarquerons-nous
enfin en Amérique ?


Par Rémi SAVARD

Département d’anthropologie
Université de Montréal

Le 3 mai dernier, au bulletin de nouvelles de fin de soirée, au réseau anglais de télévision de Radio-Canada, on a pu voir un reportage de plusieurs minutes, provoqué par une importante déclaration des porte-parole de la Fraternité des Indiens du Yukon. Ceux-ci venaient de faire savoir au public canadien qu'il aurait tort de croire ceux qui limitent l'action indienne à la réclamation de droits territoriaux, alors qu'une telle action vise à rien de moins qu'à l'obtention d'un self-government ; les téléspectateurs anglophones purent ainsi assister à des entrevues avec des leaders autochtones, ainsi que avec des représentants affolés de la population blanche du Yukon. Mais le même soir, quelques trente minutes plut tôt, au réseau français de la même société d'état (télévision), ce fut le silence habituel entourant le dossier autochtone.

Pourtant, cette prise de position autochtone avait une signification débordant de beaucoup le phénomène d'intérêt purement local. Elle annonçait que ces gens venaient de se mettre au même diapason politique que leurs collègues des Territoires du Nord-Ouest. Ceux-ci, dans le contexte du projet de construction du pipeline de la vallée du Mackenzie, en étaient déjà arrivés à des conclusions politiques précises. Déjà, en 1975, la Fraternité des Indiens et l'Association des Métis des Territoires, conjointement, avaient commence a formuler les aspirations de la nation Déné, dans un manifeste aussi célèbre que méconnu de la plupart des Québécois :

"Nous les Déné des Territoires du Nord-Ouest, pouvait- on y lire, revendiquons le droit d'être considérés par nous-mêmes, et par le monde, comme une nation (...) Nous luttons pour la reconnaissance de la nation dénée par le gouvernement et le peuple du Canada, et par les peuples et gouvernements du monde entier". [1]

[261]

Deux ans plus tard, soit en 1977, parallèlement aux Inuit des Terri- toires du Nord-Ouest regroupés dans une organisation nommée Inuit Tapirisat, les Déné présentèrent des propositions précises concernant 1’évolution politique des Territoires. On envisageait la possibilité de scinder ceux-ci en trois entités géographiques dont les autorités auraient, avec le gouvernement central, des relations du type de celles qu’entretiennent avec lui les gouvernements provinciaux. Dans l'un de ces régions on trouverait une majorité dénée, dans une autre un majorité inuit, dans la troisième un majorité non-autochtone. Nous verrons plus loin quelle fut la réaction du gouvernement fédéral à ce qu'on peut considérer ni plus ni moins comme une démarche, de la part des autochtones, pour entrer dans la Confédération canadienne. Après la publication du rapport Berger, le gouvernement canadien mit de côté son projet de pipeline dans la vallée du Mackenzie, et le transporta au Yukon où, croyait-on, les exigences autochtones seraient moindres. Mais nous avons vu que les Indiens du Yukon n'ont pas tardé à aboutir aux mêmes conclusions politiques que leurs voisins des Territoires du Nord-Ouest. Quant à ceux-ci, le 30 mars dernier, lors d'une assemblée générale de la Fraternité des Indiens des Territoires du Nord-Ouest, organisation a laquelle se sont joints depuis lors la plupart des Métis de cette région, il fut résolu de doter l'organisation d'un nouveau nom : elle portera désormais celui de Nation Déné, En ce qui a trait à Inuit Tapirisat une nouvelle prise de position est présentement à l'étude ; il est à prévoir qu'elle ira dans le sens de celles des Indiens du Yukon et des Dénés des Territoires du Nord-Ouest.

Même si tout ceci commence à impliquer beaucoup de monde, à toucher une part importante du territoire national, et à soulever certains aspects majeurs du développement économique du pays, il est à craindre que les chefs de pupitre de nos organes d'information continueront encore longtemps d’accorder plus d'importance à la Namibie ou aux tiraillements de la gauche française.

Plus près de nous cette fois, dans le nord de l'Ontario, les chefs du Grand Conseil du traité no 9 remettaient au cabinet des ministres de cette province, le 6 juillet dernier, une importante déclaration politique dont ils avaient demandé au premier ministre W. Davis de faire part à l’ensemble de la population canadienne. Au cas où vous n'en auriez pas été informé, voici [262] quelques extraits significatifs que je citerai en anglais pour éviter d'en trahir les nuances :

"We ... declare our nationhood. We ... declare ourselves to be a free and sovereign nation. We bring you a declaration of independence. We say to you that we have the right to govern our own spiritual, cultural, social and economic affairs. Our nationhood itself is sacred and cannot be negociated". [2]

À l'est du Québec, cette fois, l'Association des Indiens Naskapi Montagnais présentait au gouvernement canadien, le 22 novembre 1977, un véritable cahier de doléances, dont voici quelques extraits :

"We propose that as a nation, recognized in international law, our right to survival and growth through self-determination be recognized within Canada (...). We are proposing ... that the way to proper recognition of our national right is through the recognition of a Naskapi Montagnais territory and a Naskapi Montagnais government (…) This means that we must have our own exclusive political juridiction within or if necessary without Canada (...). Our rights to self-government and self-determination within the Confederation of Canada must be the basis of any agreement with the federal government". [3]

Il semble que un des facteurs responsables de cette accélération, dans l'analyse politique autochtone au Canada, tienne au jugement défavorable porté sur le règlement adopté dans le cadre de la célèbre Convention de la Baie James, proclamée par les gouvernements du Canada et du Québec le 31 octobre dernier. On sait comment, dans ce dossier, les gouvernement en sont arrivés à [263] déjouer les aspirations autochtones à l'auto détermination [4]. Suite au célèbre jugement Malouf, les représentants autorisés de l'ensemble des autochtones du Québec déclaraient, lors d'une conférence de presse tenue à Québec, le 22 février 1974 :

"… nous croyons que nous devrions commencer à administrer nos propres affaires... Nous ne dépendrons plus des autres.,. Nous voulons modeler notre avenir ... Nous voulons établir les règlements qui nous guideront ... Nous voulons mettre en place les règlements qui nous gouverneront. Nous voulons appliquer ces règlements. En nous établissant nous-mêmes dans notre propre territoire, et en mettant en place une institution reconnue par le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral, nous voulons contrôler notre évolution sociale, politique et économique [5].

Depuis au moins 1970, l'idée d’un gouvernement régional germe dans la population inuit du Québec, plus particulièrement chez ceux qu'on a plus tard appelés les dissidents, en raison de leur refus d'accepter la Convention de la Baie James.

Il s'agit des gens des villages de Povungnituk, Saglouc, et Ivujivik soit 30% de la population inuit du Québec. Depuis lors, les dissidents se sont regroupés dans le cadre d’une association nommée Inuit Tungavingat Nunamini. Dans un mémoire remis au ministre Camille Laurin en juillet 1977, cette association déclarait :

"Ce que nous voudrions, c'est plutôt la création par les Esquimaux du Nouveau-Québec, d’un véritable gouvernement régional avec tous les [264] pouvoirs pour assurer le développement de notre société, de notre culture et de notre langue". [6]

Si le règlement à la Baie James a accéléré la prise de conscience politique des autochtones, il existe d'autres raisons susceptibles d'expliquer cette avalanche d'affirmations nationales, que certains pouvoirs semblent avoir tout intérêt à cacher à l'ensemble de la population canadienne. Tout récemment, les autochtones des États-Unis ont mis sur pied le Conseil International des Traités Indiens, dont le mandat est d'obtenir la reconnaissance des nations autochtones d'Amérique par l'Organisation des Nations Unies. C'est ce organisme qui se chargea de regrouper à Genève, en septembre 1977, les représentants de groupes autochtones du Canada, des États-Unis, du Mexique et de plusieurs pays d'Amérique du Sud. Les Déné ont participé à cette réunion, de même que les Iroquois du Canada et des États-Unis. Il en est ressorti que les deux Amériques sont présentement le théâtre d'un réveil politique sans précédent, de la part des populations autochtones ayant vécu sur ce continent depuis plus de quarante millénaires [7]. Des contacts de plus en plus fréquents et organisés tendent présentement à articuler ces luttes nationales, et il est à prévoir que la prise de conscience à laquelle nous avons assistée ces dernières années se développera de façon exponentielle. Il y a là quelque chose qui part de trop loin, et qui est trop solidaire du continent américain lui-même pour que les commentateurs se contentent de n'y prêter qu'une attention distraite.

Mais revenons au Canada, et attardons-nous aux réactions de nos gou-vernements. Aux Dénés et aux Naskapi Montagnais, qui on présenté les propositions politiques jusqu’à maintenant les plus précises, le gouvernement canadien a répondu officiellement par des accusation de racisme. Du bureau du premier ministre, on a ainsi pu apprendre qu’il était contraire à la tradition canadienne [265] (uncanadian) de fonder des structures politiques sur la race ! "Et les réserves?" ont rétorqué les Dénés, faisant remarquer aux porte-parole du bureau du premier ministre que ce qui semblait surtout uncanadian, c'était que des structures politiques contrôlées par les Autochtones soient dotées de pouvoirs ... La question des richesses naturelles est évidement au centre de ces discussions ; il ne semble pas que le gouvernement central soit disposé à accorder à des Autochtones, comme il le fait pour ses citoyens blancs, la possibilité d'exercer un certain contrôle sur ces richesses par le truchement d'un gouvernement de type provincial.

Dans les territoires déjà érigés en provinces, les Autochtones sont placés dans une impasse assez bien décrite par les auteurs du rapport préliminaire de la Commission Hart, cette commission royale à laquelle le gouvernement ontarien a demandé de se pencher sur les problèmes d'environnement nordique [8] : le paragraphe 91 (article 24) de la constitution canadienne accorde au gouvernement central le pouvoir exclusif de légiférer dans le domaine "des Indiens et des terres réservées pour les Indiens". C'est même dans l'exercice d'un tel pouvoir que se fonde le système des réserves définies par la loi du gouvernement fédéral relative aux Indiens (Indian Act). Or de telles réserves sont beaucoup trop petites pour offrir aux Autochtones, pour qui la terre a toujours représenté le seul moyen de subvenir à leurs besoins, la base économique susceptible de garantir un avenir à leurs communautés. On sait pourtant que, au-delà des réserves, toujours selon la Constitution canadienne, la terre et ses ressources sont possédées par les provinces.

Une telle situation n'est cependant pas le fruit du hasard ou encore le résultat d'une malencontreuse distraction. Dès le début de la Confédération, les textes officiels le démontrent, il était prévu que l'assimilation des Autochtones serait l'affaire de quelques décennies. Mais ces prévisions ne se sont pas réalisées, et tout porte à croire, en raison du réveil politique actuel, qu'elles ne sont pas en voie de l'être. L'explosion démographique, depuis la fin des années '40, n'a fait qu'accentuer le problème. Conscient qu'il fallait [266] frapper un grand coup, le pouvoir central publia en 1979 un Livre Blanc annonçant la fermeture de son ministère des Affaires Indiennes dans un délai de cinq ans. Malgré la rhétorique libérale utilisée dans ce document, selon lequel il tardait que les Autochtones deviennent des citoyens canadiens à part entière, personne n'y a vu autre chose qu'une tentative ultime en vue de dissoudre rapidement et définitivement toute réalité autochtone au Canada.

Du côté des pouvoirs provinciaux, et malgré quelques accrochages constitutionnels avec le gouvernement central, on partage massivement cette vision d'avenir. Et sur ce point, la position de l'actuel gouvernement québécois ne diffère pas de celle de l'Ontario. Au printemps 1977, sur les ondes de la radio de Radio-Canada, le ministre Bérubé clamait sans sourciller l'opposition formelle et définitive de son gouvernement à toute reconnaissance du droit des Autochtones à l'auto-détermination, expliquant que la chose était contradictoire puisque "nous sommes propriétaires du sol". On pouvait encore penser qu'il s'agissait-là d'une déclaration hâtive, provenant d'un ministre ne représentant pas spécialement l'aile progressiste et éclairée du parti au pouvoir. Mais il fallut se rendre à l'évidence en février dernier, lorsque le député Gérald Godin réitéra avec plus de force encore cette approche péquiste du dossier autochtone. Ce gouvernement souverainiste n'en est pas, en ce domaine, à une contradiction près. Le 2 avril dernier, prononçant le discours de clôture de la 4e Conférence des Communautés Ethniques de langue française tenue à Québec, le vice-premier ministre Jacques-Yvan Morin déclarait ce qui suit :

"De ce qu'il advient à des petites et moyennes nations, des conditions d'existence qui leur sont faites, des contraintes dont ils (sic) sont l'objet de la part de peuples plus puissants, des efforts qu'ils (sic) déploient pour s'en dégager, des péripéties de cette lutte et de ses perpétuels recommencements, il y a une lecture de caractère prophétique à faire". [9]

[267]

Serait-il déplacé, ou tout au moins irréaliste, de demander au vice- premier ministre de nous expliquer la mécanique sélective de sa lecture prophétique, grâce à laquelle il arrive à en exclure les nations autochtones vivant à nos côtés ? Jouant les Général de Gaulle au balcon de la francophonie minoritaire, Monsieur Morin a le culot ou 1'inconscience d'affirmer :

"Le nationalisme … est le contraire absolu du droit de disposer des autres…" [10]

Il serait temps, je crois, que nous commencions à appeler les choses par leur nom : que ça plaise ou non aux amis, il faut dire clairement que le gouvernement québécois actuel, dans le dossier autochtone, ne déroge pas d'un iota de la pratique génocidaire appliquée par le gouvernement canadien depuis toujours, et dont le peuple québécois lui-même a souvent été une victime visée. Le gouvernement québécois est en train de reprendre à son compte les mêmes illusions d'assimilation rapide des Autochtones qu'avaient les premiers administrateurs de la Confédération canadienne. Le gouvernement central, qui est bien placé pour savoir qu'il s'agissait-là d'illusions, est trop content de se débarrasser de cette patate chaude en la passant à un gouvernement péquiste en quête de nouvelles juridictions ! Quant au projet d'autodétermination québécoise lui-même, je pense qu'il n'a aucun chance de voir le jour à court, moyen ou long terme, s'il ne commence pas par s'articuler sur la dynamique pan-amérindienne, s'il continue à ignorer de façon aussi cavalière les données sociopolitiques inhérentes au continent américain. Le plus mauvais service que nous pouvons rendre à nos descendants, c'est de sous-estimer la signification politique des aspirations autochtones et la portée continentale de ce vaste réveil politique actuel. Ce sont là des remarques qu'il ne vaudrait même pas la peine de formuler à l'endroit d'un gouvernement non-souverainiste ...

Et il est grandement temps que nous, sociologues, anthropologues, politicologues, analystes de tout acabit, pensions à débarquer enfin en Amérique ...



[1] La Déclaration des Dénés, août 1975.

[2] CASNAP Bulletin, Vol. 8, no. 2, 1977 : 9-11.

[3] Statement of Claim of the Naskapi Montagnais of Labrador Ungava, presented to the Government of Canada by The Naskapi Montagnais Innu Association November 22, 1977.

[4] Voir à ce sujet la prise de position de la Ligue des Droits de l’Homme de Montréal. À cette occasion, une conférence de presse a été tenue : la Société Radio-Canada et Télé-Métropole ont alors filmé des entrevues avec des porte-paroles de la Ligue des Droits de l'Homme ; aucune de ces entre vues ne rejoignit les téléspectateurs !

[5] Le Devoir, samedi, le 23 février 1974.

[6] Quelques Considérations quant au Projet de Loi no 101 et son application au Nouveau Québec, provenant des gens de Povungnituk, Saglouc et Ivujivik, juillet 1977 : 8.

[7] Materne, Yves (textes réunis et présentés par ...) Le Réveil Indien en Amérique Latine, les éditions du Cerf, 1976.

Nations Indiennes et Nations Souveraines, un livre de textes et d'images établi par Jean-François Graugnard, Edith Patrouilleau et Sébastien Eimo a Raa, Col. VOIX, Maspero, 1977.

[8] The Royal Commission on the Northern Environment, Interim Report & Recommendations, April 4, 1978.

[9] La Portée Universelle du Combat des Québécois pour l'Autodétermination par M. Jacques-Yvan Morin, vice-premier ministre et ministre de l'éducation, président d'honneur de la Conférence, 4e Conférence des Communautés Ethniques de langue française, Québec, 31 mars, 1er et 2 avril 1978 : 1.

[10] Jacques-Yvan Morin, op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 16 mars 2021 10:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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