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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel van Schendel, “Ordre mondial : de l’éclatement à la reconfiguration.” In Revue Interventions économiques pour une alternative sociale, no 25, printemps 1994, pp. 17-38. Numéro intitulé “L’emploi en transition”. Montréal : Les Éditions Saint-Martin, 1994, 179 pp. [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[15]

Interventions économiques
pour une alternative sociale
No 25
NOTE D’ACTUALITÉ

ORDRE MONDIAL :
DE L’ÉCLATEMENT
À LA RECONFIGURATION
.”

Vincent van Schendel


C’est devenu une banalité que de dire que la crise économique — car, au-delà des mouvements conjoncturels et des récessions c’est bien sûr d’une crise qu’il s’agit — est mondiale. Non pas que toute la planète en soit atteinte également, au contraire certaines régions de la planète s’en sortent relativement bien, mais les processus à l’œuvre ont une dimension mondiale : restructurations, transfert de production, essor et déclin de secteurs industriels, inégalités de développement, taux d’intérêt et taux de change qui oscillent en dents de scie.

Nous voudrions ici donner quelques points de repères pour d’une part comprendre comment la situation a pu se dégrader aussi vite, comment des emplois que certains croyaient immuables se trouvent à disparaître, à se déplacer ou à se transformer, dans un vaste mouvement de transformation de la géographie économique ; mais aussi, d’autre part, pour tenter de préciser quelques enjeux et perspectives qui se dessinent en cette fin de siècle.

Pour ce faire, un bref retour historique s’impose. Les quelques pages qui suivent, loin de nous éloigner de notre sujet, nous permettront de situer les phénomènes actuels dans leur contexte global.

[16]

La rupture de l’ordre économique
international d’après-guerre


Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, un « nouvel ordre mondial » se met en place. La crise des années 1930 et le conflit mondial ont provoqué à travers le monde un véritable traumatisme ; on veut dès lors éviter que ne se répètent de tels événements. L’égoïsme national, le protectionnisme, sont en particulier pointés du doigt. La vision du monde qui se discute dans plusieurs conférences internationales, dès avant la fin de la guerre, est celle d’un monde plus sécuritaire [1]. L’ordre d’après guerre devra assurer la stabilité, la sécurité, le progrès. Certes, les différents pays, particulièrement les pays industrialisés, auront des conceptions différentes de cette sécurité internationale, et cet ordre ne sera pas exempt de tensions et de conflits ; certes, aussi, les formes qu’il prendra d’un pays à l’autre pourront varier selon l’histoire, les rapports de forces politiques le contexte institutionnel ou la géographie. Mais un consensus émerge autour de l’idée de progrès et de stabilité. La construction d’une économie mondiale fait partie implicite du projet.

Un nouveau « modèle » de croissance se met donc en place, dont les caractéristiques, reconstruites analytiquement a posteriori, peuvent se résumer comme suit :

- L’engagement envers la croissance et l’emploi. Il est impératif d’assurer une croissance économique soutenue, stable, équilibrée : dans chaque pays, mais aussi entre les pays.

- L’engagement envers la répartition des fruits de la croissance ; en d’autres termes, envers une croissance pas ou peu génératrice d’inégalités.

- L’extension de la production et de la consommation de masse. Cela serait autorisé par des gains de productivité constants, qui en retour permettent aux entreprises de verser des salaires réels qui augmentent, suscitant ainsi un débouché pour la production. Ce phénomène a par la suite été nommé « fordisme » par certains théoriciens, se référant à l’initiative de Henry Ford dans les années 1920 ; celui-ci, en échange de forts gains de productivité consécutifs à la généralisation des chaînes de montage, avait doublé du jour au lendemain le salaire de ses employés. Ford comptait que les ouvriers deviendraient ainsi des acheteurs de ses voitures ; la suite des événements lui donnera d’ailleurs raison. Cette production et cette consommation de masse deviendront la base du cercle vertueux de la croissance et de la mise en place des [17] programmes sociaux : l’augmentation des revenus des entreprises et de la population permettra de financer, en détournant une partie des hausses de revenus dans les coffres de l’État, les dépenses publiques de biens et services ainsi que de transfert.

- Un rôle important pour l’État. Celui-ci se voit ni plus ni moins donner la fonction de garant, sur la scène nationale, du progrès et de la croissance, et ce à plusieurs niveaux : stabilisation de l’activité économique, développement des programmes sociaux (santé, éducation, sécurité du revenu...), construction d’infrastructures publiques (réseaux de transport et de communications, approvisionnement énergétique...), codification des relations de travail, etc. C’est la naissance de l’État de bien-être (Welfare State) ou État providence. C’est l’âge d’or du keynésianisme.

- L’engagement envers la libéralisation des échanges. Le protectionnisme mené dans les différents pays au tournant des années 1930 est vu comme un des facteurs principaux qui, en se généralisant, ont provoqué la crise des années 1930. Au contraire, la libéralisation du commerce mondial, en favorisant les avantages comparatifs des différents pays, entraînera une hausse de la production et des revenus, notamment en permettant aux entreprises de trouver des débouchés à leur production en hausse.

- La création d’un système monétaire stable. Pour assurer cette libéralisation des échanges, deux conditions sont nécessaires ; la première est l’existence d’un système monétaire international stable qui permette aux entreprises, et au premier chef aux multinationales, de vendre leurs produits à des prix prévisibles, qui ne dépendent pas des aléas des taux de change. Ce système monétaire sera construit sur la base de la suprématie du dollar américain comme moyen de paiement international.

- La création d’institutions internationales constitue la deuxième condition de la libéralisation des échanges. En effet, plus qu’un vœu pieu, cet engagement est assorti de la création d’un mécanisme chargé de mener à bien les négociations sur la libéralisation du commerce mondial : le GATT. En fait, les différentes institutions chapeautées par l’ONU (Fonds monétaire international, Banque mondiale, CNUCED, UNESCO, etc.) viendront, plus généralement, [18] encadrer la construction de cet « internationalisme sécuritaire » [2].

- Un relatif consensus social, dans les différents pays, autour de l’idée de progrès et de croissance de la production, des revenus et de l’emploi. Un pacte implicite est respecté entre patronat et syndicats ; on partagera les fruits de la croissance, mais la gestion, le « droit de gérance » est du domaine exclusif de l’employeur. Ce que l’on partage, c’est le pouvoir d’achat, non le pouvoir de décision. Ce pacte implicite est lui- même une des conditions de la réalisation de gains de productivités.

- La division du monde en deux blocs : l’Est et l’Ouest, dominés respectivement par les États-Unis et l’URSS.

- Une révolution technologique permanente, qui voit l’élaboration continuelle de nouveaux produits, et leur désuétude rapide.


L’ordre international d’après guerre se construira sur les ruines de l’ordre libéral d’avant guerre, largement discrédité, et qui avait fait la preuve de son incapacité à assurer la « régulation » du système. Le projet de ce nouvel ordre peut être qualifié de « projet d’économie mixte » [3] : l’État sera appelé non pas à remplacer le marché, mais à palier ses carences ; sur la scène internationale, différentes institutions devront jouer ce rôle. Le modèle mis en place fonctionne bon gré, mal gré, pendant les 25 ou 30 ans qui suivent la fin de la deuxième guerre mondiale. Les résultats sont là : une forte croissance, soutenue, malgré quelques ralentissements temporaires ; une expansion sans précédent du commerce international, et des investissements internationaux. Dans tous les pays industrialisés, le pouvoir d’achat augmente, la pauvreté diminue, la scolarisation augmente, les soins de santé deviennent accessibles à une partie de plus en plus importante de la population. En Amérique du Nord, c’est le triomphe de l’« American Way of Life » : l’essor des classes moyennes, la maison de banlieue et la voiture individuelle séduiront d’abord les nord-américains et auront également un effet séduisant à travers le monde.

Au Canada, le modèle est empreint à la fois de domination étrangère et de nationalisme. L’industrialisation et le développement se font en grande partie de l’extérieur : ce sont des capitaux étrangers, américains surtout, qui développent le secteur des ressources naturelles, et, en Ontario, l’industrie lourde, intensive en capital (aciérie, automobile et matériel de transport, chimie, [19] etc.). Au Québec, le secteur des ressources naturelles est également développé par le capital étranger (mines, papier et forêt,...), mais la transformation se fait surtout dans l’industrie légère, intensive en main-d’œuvre (vêtement, textile, meubles, cuir, etc.). Cette coupure entre industrie lourde en Ontario et industrie légère au Québec est en fait héritée de la fin du XIXe et du début de XXe siècle.

Les années 1945-1975 ne sont donc pas exemptes de problèmes, de tensions et de déséquilibres, mais le constat que les conditions de vie s’améliorent, que la prochaine génération vivra mieux que la précédente, rend ces problèmes tolérables et « gérables ».

Ce modèle de croissance possède cependant dès le départ ses limites et ses contradictions. On en retiendra deux ici :

- L’ordre d’après-guerre se construit sous domination américaine. Tant que cette domination n’est pas remise en question, le modèle « fonctionne » ; mais dès que cette hégémonie commence à être contestée, que ce soit au plan économique — avec le regain de la concurrence internationale —, financier — avec les crises monétaires de 1967, 1971 et 1973 —, politique, ou militaire (guerre du Vietnam), des lézardes apparaissent dans le consensus d’après-guerre. La coopération internationale, essentielle au bon fonctionnement du modèle, trouvera de plus en plus de difficultés à se réaliser.

- Si le modèle repose sur l’encadrement du marché sur la scène nationale, les institutions internationales ont par contre peu d’influence sur l’encadrement de celui-ci à l’échelle mondiale. Comme le dit C. Deblock : « ...d’un côté, les États ont poursuivi leurs objectifs de politique économique sans trop se préoccuper des contraintes extérieures. De l’autre, les marchés se sont développés sans vraiment grand contrôle. (...) On ne pouvait à la fois avoir un système keynésien sur le plan domestique et des marchés laissés à eux-mêmes sur la scène internationale » [4].

Les premiers craquements apparaissent à la fin des années 1960 et au début des années 1970 avec la crise du système monétaire international, lorsque les États-Unis ne peuvent plus garantir qu’une quantité d’or suffisante se trouve aux États-Unis pour correspondre à la somme de dollars américains en circulation dans le monde. Le dollar américain est alors dévalué une première fois en 1971, puis une deuxième en 1973. La convertibilité est ensuite suspendue et la stabilité des monnaies entre elles vole en éclats. [20] Dorénavant les changes seront flexibles, c’est-à-dire que chaque monnaie nationale variera par rapport aux autres monnaies, de façon continue, selon les échanges commerciaux, les mouvements de capitaux, etc. Le phénomène est abstrait, et bien que cela fasse la manchette des journaux à l’époque, pour le commun des mortels la vie semble continuer comme d’habitude. Pourtant, l’éclatement du système monétaire revêt une grande importance. Comme révélateur d’abord, de ce que quelque chose ne marche plus dans le modèle d’après-guerre, que dorénavant, la suprématie américaine est contestée, et que les États-Unis ne contrôlent plus les dollars en circulation à travers le monde (les eurodollars). À cause de ses effets ensuite, puisque l’éclatement du système monétaire, et l’instabilité des taux de change qui s’ensuit, favorise l’instabilité des échanges commerciaux et des mouvements de capitaux.

Au-delà des phénomènes monétaires, le modèle est enrayé à plusieurs niveaux : le chômage augmente, en même temps que l’inflation gagne des points année après année, et la croissance ralentit dans presque tous les pays de l’OCDE. Les ménages, les entreprises, les gouvernements et les pays s’endettent à un rythme de plus en plus important. Un des phénomènes les plus marquants est sans doute le ralentissement des gains de productivité à partir de la fin des années 1960 dans tous les pays industrialisés. La hausse de l’inflation peut d’ailleurs en partie être attribuée à ce phénomène ; en effet, le ralentissement des gains de productivité signifie qu’à coûts constants, les entreprises réaliseront un surplus de production moins important, autrement dit, que leur rentabilité diminuera. Pour maintenir cette rentabilité, les entreprises réagissent en haussant leurs prix. Les salariés réagissent à leur tour pour non seulement maintenir leur pouvoir d’achat, mais aussi pour maintenir les gains acquis sur la lancée des années antérieures. Dans un contexte de ralentissement de la croissance, les luttes pour le partage du surplus font rage dans tous les pays industrialisés : les conflits patronaux-syndicaux sont ainsi une caractéristique de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Ces problèmes de productivité seront à leur tour un des éléments de la perte de compétitivité (i.e. la capacité à vendre les biens et services) de plusieurs pays industrialisés.

À quoi attribuer ce ralentissement des gains de productivité ? Plusieurs éléments peuvent ici être évoqués : le vieillissement des équipements, la faiblesse de l’investissement productif dans les pays industrialisés, mais aussi la crise du travail elle-même, le refus du travail abrutissant, sont autant de facteurs entrant en  [21] considération. Globalement, on pourrait dire que le modèle commence à partir de ce moment à épuiser ses ressources de gains de productivité.

La réaction des entreprises à cette situation est différente selon leur taille, ainsi que selon les pays, et les années. Très schématiquement, et au risque de caricaturer le déroulement des événements, on peut relever les stratégies suivantes.

- La fuite en avant dans la hausse des prix, la demande de protection tarifaire et commerciale et de dévaluations monétaires ; cela ne règle pas les problèmes fondamentaux de productivité ou de qualité des produits, mais permet tout au moins de gagner du temps, et souvent de maintenir les illusions de continuité et d’absence de changements.

- L’ajustement par le bas. Devant l’impossibilité d’augmenter les prix, on compresse les coûts, et en particulier les coûts salariaux : précarisation de l’emploi, baisse des salaires réels (hausse inférieure à l’inflation, gel, ou diminution des salaires, par des demandes de concessions aux travailleurs et travailleuses), restriction des avantages sociaux, etc.

- La délocalisation. Devant la dégradation des conditions de la rentabilité dans certains pays, la nécessité de réinvestir de toute façon, ainsi que la perspective de rentabilité accrue à l’étranger, de nombreuses entreprises choisiront de déménager à l’étranger. Ces déménagements, souvent planifiés longtemps d’avance, peuvent alors être précédés par une longue période de faible entretien des équipements : on laisse le temps faire son œuvre jusqu’à ce que le point de non-retour soit atteint.

- La modernisation. Le choix peut être tout autre : on entreprend les modernisations qui s’imposent : nouveaux équipements, informatisation, formation de la main-d’œuvre, contrôle plus grand de la qualité, innovation, recherche et développement, mise en marché, recherche de nouveaux créneaux de marchés, gestion participative. Ce processus peut dans certains cas changer radicalement le visage de l’entreprise.

- Les restructurations et les rationalisations. Mots élégants qui renvoient aux fermetures et aux compressions de personnel... Du point de vue de l’entreprise, la restructuration peut faire appel à l’ensemble des scénarios évoqués précédemment. Cela implique alors d’effectuer des changements dans [22] la gestion, l’organisation du travail, le type de production. On concentre la production dans un nombre restreint d’établissements, on vend une partie de ses actifs pour consolider des dettes, financer des acquisitions, ou pénétrer d’autres marchés. Au cours des dix dernières années, le phénomène a beaucoup touché les grandes entreprises ; au Québec, cela s’est traduit par des centaines de mises à pied à chaque semaine.

- La fermeture pure et simple, par suite d’insolvabilité, après avoir laissé aller les problèmes sans réagir, autrement qu’en augmentant l’endettement. Combien d’entreprises ont ainsi été « prises par surprise » par une saisie des syndics ?

Ces phénomènes se retrouvent à un degré ou un autre dans presque tous les pays industrialisés : mais l’Europe, les Etats-Unis et le Canada, sont toutefois particulièrement touchés.

Les « craquements » dans le modèle d’après-guerre commencent à être particulièrement perceptibles à partir du milieu des années 1970 : la récession internationale de 1975 sonne l’alarme. Celle-ci se traduira, par des déficits budgétaires chroniques pour la majorité des pays industrialisés. Mais ce sera surtout le signal d’une réorientation des politiques économiques.

Cependant, si l’ordre d’après guerre se lézarde, rien ne vient pourtant encore le remplacer. Les sommets économiques annuels des 7 principaux pays industrialisés de l’OCDE (le G-7) et les tentatives de coordination des politiques économiques, ne peuvent faire oublier la concurrence internationale de plus en plus féroce et l’éclatement des institutions économiques internationales. Dans une économie de plus en plus mondialisée, alors que les États nationaux ont de plus en plus de difficultés à contrôler l’activité économique sur leur territoire, cette absence de coopération internationale ne fait qu’aggraver les tensions.

La mondialisation : pourquoi ? Comment ?


Les négociants n’ont pas de patrie. Ils sont moins attachés à l’endroit où ils vivent qu’à celui d’où ils tirent leurs profits. (Thomas Jefferson, 1806.)

Au-delà d’un terme à la mode, la mondialisation est une réalité bien concrète. Elle désigne d’abord le fait que les économies des différents pays sont de plus en plus interdépendantes : le commerce international s’est considérablement développé au cours des dernières décennies, et les différents pays dépendent les uns des [23] autres pour leur consommation ou pour leur débouchés. Mais l’économie mondiale est plus que la somme d’économies nationales interdépendantes ; elle se construit comme une économie, aux multiples ramifications.

L'internationalisation de l’économie et de la production (entendu comme la constitution de liens économiques entre nations, et donc entre les différentes économies nationales) est certes un processus à l’œuvre depuis des décennies, voire des siècles. Les marchands, qui tel Christophe Colomb partaient à la conquête du nouveau monde il y a 500 ans, ne recherchaient-ils pas des contrées lointaines où aller chercher de nouvelles richesses ? Même sous le féodalisme en Europe, les marchands qui allaient de pays en pays vendre les produits des artisans ne pratiquaient-ils pas une forme d’extension des marchés ? On peut dire que la mondialisation (en tant que processus de construction d'une économie mondiale, globale) est un phénomène plus récent. Deux facteurs en particulier ont joué un grand rôle dans ce phénomène : l’expansion de l’activité des firmes multinationales (y compris les banques), et le perfectionnement des réseaux de télécommunications, qui rend possible le transfert de formidables masses de capitaux d’une simple touche d’ordinateur.

C’est ainsi que la production, surtout celle des produits à grand contenu technologique, tend à s’organiser d’emblée à l’échelle mondiale. Pour prendre le cas de l’industrie automobile, pratiquement aucune voiture n’est fabriquée dans un seul pays. La Ford Escort vendue en Europe, par exemple, est constituée de pièces fabriquées dans 15 pays [5]. Les ordinateurs « américains » sont par ailleurs fait de microprocesseurs construits en Asie, et de boîtiers européens, etc. Dans L'économie mondialisée, l’économiste américain Robert Reich écrit ainsi :

De nouveaux réseaux structurent l’entreprise de production personnalisée, et remplacent les vieilles pyramides de l’entreprise de production de masse. De ce fait, il n’y aura plus de firme américaine, britannique, française, japonaise, ou allemande ; il n’y aura pas davantage de produit fini qui puisse être qualifié d’américain, de britannique, de français, de japonais ou d’allemand [6].

On a maintenant, en quelque sorte, de gigantesques chaînes de montage à l’échelle mondiale. Les grandes entreprises multinationales sont de moins en moins des entreprises nationales, i.e. appartenant à des résidents d’un pays : au contraire, leurs actions appartiennent à des personnes de plusieurs nationalités, et sont [24] parfois contrôlées par des consortiums de groupes nationaux différents. Il faudrait donc plutôt parler d’entreprises transnationales.

Ces sociétés transnationales réalisent 25% du produit mondial brut, et emploient 3% de la main-d’œuvre mondiale. Dans les pays développés, cette proportion passe à 10%. Le tiers du commerce mondial est en fait un commerce intra-firme, i.e. un échange à l’intérieur de ces entreprises et de leurs filiales. Aux États-Unis, cette proportion atteignait 50% en 1990.

Mais ce sont surtout les investissements qui mondialisent l’économie : ainsi, alors que le commerce international augmentait de 4 à 5% par an au cours des années 1980, les investissements directs augmentent pour leur part de 16% en moyenne ! « Cela revient à dire — note François Plourde — que les firmes multinationales sont extrêmement actives, et tissent de nouveaux réseaux de production et de distribution entre les pays [7]. »

De fait, les échanges commerciaux ne constituent plus qu’une petite partie des motifs pour lesquels l’argent se déplace à travers le monde ; « les transactions quotidiennes à l’échelle planétaire ont atteint (...) un montant global de 1 000 milliards de dollars, c’est à dire environ le double du total des réserves à la disposition des principaux pays industriels » [8]. Moins de 2% de ce montant, il faut le dire, correspond à des échanges de biens et de services ; le reste correspond à des opérations financières qui s’opèrent de façon quasi instantanée sous la simple pression d’une touche d’ordinateur. Le commerce mondial a pourtant considérablement augmenté au cours des dernières décennies : de 1945 à 1985, celui-ci a augmenté près de sept fois plus vite que la production mondiale de biens et services. L’investissement direct, mais aussi la spéculation, les placements de tous ordres, ont cependant augmenté encore plus vite, en dehors, il faut bien le dire, de tout contrôle étatique ou de quelque organisme international.

Parallèlement, les procédés de fabrication et l’organisation du travail sont également en train de connaître de profondes transformations. À la production de masse de produits homogènes, effectuée dans de grandes unités de production, succède peu à peu une production différenciée de plus petites séries, avec des procédés flexibles, faisant appel soit à une plus grande participation des travailleurs et des travailleuses et à une meilleure formation, soit au contraire, à la déqualification encore plus poussée du travail humain, selon les stratégies développées.

[25]

De toute évidence, le marché mondial n’est plus à construire, il existe... Quoi qu’il en soit, de ces transformations découlent plusieurs conséquences.

- La première est que les États nationaux ont de moins en moins le contrôle sur l’activité économique ; ceux-ci sont à la fois trop grands pour permettre aux citoyens et citoyennes d’avoir une prise sur leur réalité, et trop petits face à la dimension mondiale des transformations socio-économiques ; il s’ensuit, que les espaces régional et local d’une part, mais aussi continental d’autre part prennent une plus grande importance en tant que champ d’influence de l’activité économique. Dans la « nouvelle économie globale », les conditions particulières à chaque pays n’interviennent plus que de façon secondaire dans les choix et stratégies des grandes entreprises. Et pour les États, la tâche consiste souvent à gérer des situations et des tensions qu’ils ne contrôlent par ailleurs pas. Il est vrai aussi que les enjeux globaux dépassent la capacité d’interventions des seuls États.

- La deuxième, est la recomposition de la division internationale du travail : certaines activités traditionnelles à faible contenu technologique, intensives en main-d’œuvre, sont transférées dans les pays nouvellement industrialisés, laissant dans les pays « développés », les activités plus modernes, mais aussi une masse de sans emplois, exclus du circuit économique en l’absence de mesures d’adaptation.

- Il s’ensuit, et c’est la troisième conséquence, une polarisation des activités et des revenus, tant entre pays qu’à l’intérieur des pays ; un accroissement des écarts entre riches et pauvres, entre gagnants et perdants, entre ceux qui ont la formation, l’information, la technologie et les capitaux, et ceux qui ne les ont pas. Même dans les « vieux » pays industrialisés, les personnes qui perdent leur emploi, n’ont pas les capacités d’occuper les nouveaux emplois qualifiés qui se créent.



La constitution de blocs économiques

C’est dans cette perspective qu’il faut analyser la construction de l’Union européenne, et l’accord de libre-échange nord- américain (ALENA).

[26]

Trois grandes zones

La mondialisation ne signifie pas que l’économie mondiale est homogène : bien au contraire, des dynamiques particulières animent ses régions et sous régions. À l’échelle planétaire, trois zones concentrent la plus grande partie de la production et du commerce mondial : l’Europe (CEE), l’Asie et l’Amérique du Nord, avec respectivement 19%, 23% et 14% de la production mondiale (55% au total), et 37%, 16,% et 18% du commerce mondial (71% au total). Environ les trois quarts des investissements directs internationaux se font en Amérique du Nord et en Europe.

Pour des raisons tenant de l’histoire et de la géographie, mais aussi parfois de la volonté politique, les relations commerciales se sont souvent orientées à l’intérieur de ces ensembles régionaux, encore que la situation diverge selon les zones en question : dans la CEE, les exportations en provenance de l’Europe représentaient 54% des exportations totales en 1970, et étaient passé à 59% en 1987 ; ces proportions étaient respectivement de 50% et 58% pour les importations. Les échanges à l’intérieur de la zone Europe sont ainsi relativement équilibrés. Le portrait est différent en Amérique du Nord ; les échanges commerciaux à l’intérieur de la zone y sont en effet fortement asymétriques : le Canada et le Mexique effectuent 70% de leurs échanges commerciaux avec les États-Unis, ces derniers n’effectuent que 30% de leurs exportations et 20% de leurs importations avec ces deux pays. Les États-Unis réalisent donc la plus grande partie de leur commerce à l’extérieur de l’Amérique du Nord, contrairement à ce qui se passe pour les pays européens. Dans l’ensemble, la proportion des importations de l’Amérique du Nord qui se fait entre les pays de la zone diminue, passant de 42% à 31% de 1970 à 1987. La proportion des exportations intra-zones a pour sa part tendance à augmenter, passant de 37% à 43%.

En Asie également, les échanges sont surtout orientés vers l’extérieur, bien que la part du commerce intra-zone ait augmenté de 25% à 33% de 1970 à 1987. Et comme le notent C. Deblock et Michèle Rioux :

alors qu’en Amérique du Nord la progression des échanges régionaux semble davantage répondre à des préoccupations commerciales de recherche de débouchés, en Asie, la progression rapide des importations intra-régionales semble au contraire répondre à des préoccupations de spécialisation en fonction des avantages compétitifs dont disposent maintenant les différents pays [9].

[27]

La constitution de ces blocs économiques, qui n’est du reste pas achevée, ne signifie pas pour autant que ces « blocs » seront fermés : on le voit dans les statistiques rapportées plus haut, ces zones restent encore très ouvertes les unes par rapport aux autres. Le danger de repli reste cependant très présent, avec toutes les conséquences que cela pourra avoir en terme de guerre commerciale, de protectionnisme, et de spirale dépressionnaire.

Il faut en effet souligner que le contexte dans lequel s’opère cette mondialisation et ce regroupement en bloc en est un de déclin de l’hégémonie américaine : les États-Unis, qui représentaient 13,5% des exportations mondiales, n’en représentent plus que 11,1% en 1985, alors que les importations augmentent de 12,1 à 17,9%. Le déficit de la balance commerciale américaine qui résulte de l’érosion des exportations et de la hausse des importations est lui-même dû à l’affaiblissement de la compétitivité de l’économie américaine. La « contre-attaque » prendra la forme d’un savant mélange de protectionnisme et de néolibéralisme.

Le libre-échange à trois : l’ALÉNA

Vu du Canada, l’Accord de libre-échange (ALÉ) apparaît comme « une politique industrielle par défaut » et une fuite en avant. Devant les échecs des stratégies passées, et faute d’avoir pu définir une stratégie économique cohérente capable d’assurer le relèvement de la compétitivité de l’économie canadienne, « ...il ne restait plus qu’à s’en remettre aux vertus des lois économiques pures pour résoudre nos difficultés internes et externes [10]. »

L’accélération du processus d’intégration qui se trouve ainsi mis en œuvre, ne s’arrête cependant pas là. L’élargissement de l’accord au Mexique viendra bientôt donner une nouvelle impulsion à la redéfinition des règles du jeu.

Pour le Canada et le Mexique, il s’agit d’une stratégie visant à garantir l’accès à leur principal partenaire commercial. Malgré les efforts entrepris pour diversifier les relations commerciales, ou, pour le Mexique, pour renforcer l’économie nationale en la « coupant » du reste du monde, ni le Canada ni le Mexique n’ont réussi à véritablement s’autonomiser par rapport aux États-Unis. Bien plus, la continentalisation des économies canadienne et mexicaine est aujourd’hui une réalité, qui place celles-ci dans une situation de dépendance par rapport aux États-Unis.

[28]

Pour les États-Unis, l’ALÉ, et maintenant l’ALÉNA, représentent une stratégie de repositionnement et de renforcement sur l’arène internationale, en accentuant l’intégration de l’espace économique nord-américain, afin de mieux faire face à la concurrence européenne ou japonaise. Cette intégration et ce renforcement de la capacité concurrentielle passe essentiellement par les multinationales (les faibles coûts de main-d’œuvre au sud et les ressources naturelles au nord étant des avantages comparatifs importants), et de toute façon, par le jeu du marché. Le traité a également une valeur d’exemple dans les négociations multilatérales.

Le projet d’ALÉNA (...) relève d’une philosophie tout à fait différente des relations économiques internationales (de celle de l’après- guerre — NDR). L’intégration économique n’est envisagée que dans la perspective fonctionnaliste d’un démantèlement progressif des obstacles au commerce et à la libre circulation des marchandises et des capitaux. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’engager la souveraineté des États dans un projet politique commun, et encore moins d’envisager les conditions dans lesquelles doit se faire l’intégration autrement que sous l’angle de l’adaptation des trois économies aux forces du marché. On peut parler ici dans une certaine mesure d’un vide institutionnel. Un vide qui place les États-Unis dans une position tout à fait exceptionnelle non seulement pour faire avancer au travers du libre-échange leur vision institutionnelle du marché et de la démocratie au Canada et au Mexique, mais aussi pour pouvoir rallier plus facilement ces deux pays à leurs vues sur toutes les grandes questions internationales [11].

Plus qu’un simple accord de libéralisation du commerce, l’ALÉNA apparaît ainsi comme un traité qui modifie les règles du jeu de la production sur le continent nord-américain, et peut-être bientôt dans l’ensemble des deux Amériques. C’est sous cet angle, qu’il faut comprendre les clauses relatives aux politiques d’achat, aux investissements, aux nationalisations, aux institutions financières, au contenu nord-américain , etc., en plus des clauses de réduction des tarifs, de propriété intellectuelle, sur l’agriculture, etc. Les nouvelles politiques ne visent ni plus ni moins que « le renouvellement en profondeur des bases mêmes de la croissance économique » [12]. Il s’agit donc de s’assurer que, quels que soient les futurs gouvernements qui se succéderont en Amérique du Nord — et peut-être même en Amérique du Sud, si l’accord est élargi à d’autres pays — les règles de la concurrence ne puissent être modifiées. La possibilité pour les grandes entreprises de redéployer leurs activités à l’échelle continentale, sans tenir compte des contraintes nationales et en profitant des avantages comparatifs de chaque région, se trouve dès lors acquise.

[29]

Outre ses effets sociaux catastrophiques, sur lesquelles nous reviendrons, cette stratégie risque cependant de mener à des effets inverses à ceux recherchés ; elle risque tout simplement d’échouer. Essentiellement parce qu’elle se heurte à des visions du monde différentes de celles de l’Europe et du Japon, pour ne pas parler des nouveaux pays industriels et du Tiers-monde. L’incapacité des États-Unis à ouvrir les marchés européens et asiatiques pourrait cependant mener ceux-ci, en représailles, à se replier sur « leur » ensemble géographique, et à forcer l’Europe et le Japon à faire de même, chacun défendant l’accès à sa forteresse, et n’ouvrant ses portes qu’en échange d’avantages réciproques.

L’ALENA se situe par ailleurs dans le cadre d’un projet plus vaste : la création d’une zone de libre-échange de l’Alaska à la Terre de feu, regroupant les trois Amériques. Déjà, le Mexique a signé un accord de libre-échange avec le Chili en 1991 et négocie un tel accord avec la Colombie et le Venezuela.

L'intégration économique
et le rôle des multinationales


Le portrait esquissé plus haut serait largement incomplet si nous n’abordions pas la place des entreprises qui produisent, commercent et investissent à travers le monde. En fait, le commerce mondial, de même que les investissements directs internationaux, loin d’être le fait de P.M.E. dynamiques partant à la conquête des marchés étrangers, sont essentiellement le fait des entreprises multi, ou plutôt transnationales. Et il existe une relation étroite entre l’investissement étranger et le commerce international. Le tiers du commerce mondial n’est-il pas constitué par des échanges intra-firmes ? Cette relation est particulièrement vraie pour le continent nord-américain. Que l’on nous permette ici une longue citation :

En 1982, 77 pour cent du total des exportations américaines et 50 pour cent des importations étaient le fait des multinationales américaines (sans compter donc les activités multinationales étrangères aux Etats-Unis). Quant aux données canadiennes, une étude spéciale de Statistique Canada vient fournir quelques indications supplémentaires. Les données ? Elles ne concernent que les importations canadiennes, mais indiquent qu’entre 67 et 71 pour cent de toutes les importations canadiennes sont le fait d’entreprises multinationales étrangères installées au Canada. Et ce commerce est étroitement lié aux activités des firmes ; en 1986, les importations canadiennes en provenance des Etats-Unis étaient à 89 pour cent le [30] fait d’entreprises américaines installées au Canada. Si on ne retient que le commerce intra-firme (...) les données sur le commerce entre les États-Unis et le Canada indiquent que celui-ci représente environ 50 pour cent du commerce total, un niveau incomparablement plus élevé que pour n’importe quel autre pays dans le monde. C’est dire l’importance des réseaux des firmes dans ce qu’on appelle généralement les « relations » économiques entre les deux pays, et leur importance aussi pour leur intégration économique [13].

Essentiellement, l’intégration économique est donc le fait de l’activité des sociétés transnationales. Celles-ci se sont du reste très bien tirées des années 1980 : les ventes des 200 plus grandes sociétés transnationales on près de doublé et leur part de la production mondiale est passé de 24,2% à 26,8% de 1982 à 1992.

Le nouveau désordre mondial

Mondialisation, globalisation, intégration... Les mots suggèrent l’harmonie, la victoire sur les contraintes. La réalité suggère plutôt une fragmentation et une dualisation accrue de la société à l’échelle planétaire, à travers une concentration de la production, des revenus, des technologies et du pouvoir. Une inégalité sans frontière érigée en système. La mondialisation est celle des capitaux et des marchandises, les frontières restant pour une large part fermées aux êtres humains.

L’internationalisation et la mondialisation de l’économie ont été de pair avec une fantastique concentration de la production et des échanges. Ainsi, 80% des sièges sociaux des grandes entreprises industrielles sont présents dans trois régions métropolitaines : New York, Londres et Tokyo ; les deux tiers des transactions financières de la planète s’y négocient. L’économie mondiale est organisée autour d’une trentaine de grandes villes régions entre lesquels s’effectuent les échanges, les alliances, et les concurrences.

Les zones, régions et continents les plus pauvres tendent par ailleurs à décrocher du commerce mondial : en 1980, la part du commerce mondial des 102 pays les plus pauvres représentait 8% des exportations et 9% des importations. En 1990, celles-ci étaient passés à 1,4 et 4,9%. Par contre, les parts de marché de l’Amérique du Nord, de la CEE et du Japon, passaient de 55 à 64% et de 60 à 64%. Ces trois régions représentent, on l’a dit, près des 3/4 du commerce mondial (en comptant les échanges entre pays de la même zone). Comme le souligne Ricardo Pétrella :

[31]

C’est dire que l’économie mondiale est marquée depuis au moins 20 ans par la tendance vers une augmentation graduelle des échanges entre les économies riches et développées (Amérique du Nord, Europe occidentale et Asie/Pacifique) en leur sein et entre elles, et une diminution de leur négoce avec le reste du monde, en particulier l’Afrique.

À ce rythme, le décrochage du monde entre deux camps pourra être consommé vers l’an 2020, lorsque la part totale des flux du camp « pauvre », (Afrique, Moyen-Orient, Amérique Latine, Russie/Europe centrale et orientale) qui représentait 39,2% du commerce mondial en 1970 puis 26,4% en 1990, pourrait se réduire à 5% [14].

Une nouvelle pauvreté, structurelle, apparaît : 40% de la population mondiale doit vivre avec 3% des revenus mondiaux. Le « Tiers-monde », et le monde « moins riche » ne sont définitivement pas dans le coup de la définition d’un « nouvel ordre mondial ». Celui-ci, comme la mondialisation, est essentiellement tripolaire : Amérique du Nord/ Asie / Europe.

Le nouvel engouement pour les accords économiques régionaux, dont l’ALÉNA est exemplaire, ne conduit pas à la formation d’une société planétaire, mais à la création de véritables « équipes de football économiques » ... sans ligue mondiale organisée ni règles du jeu. Tous les coups ne sont pas souhaitables, sauf qu’aucun n’est vraiment défendu [15].

Dans cette partie, chaque bloc se comporte cependant comme si les autres marchés étaient sur une autre planète...

... qui n’avait besoin comme ordre que la concurrence, que la loi du plus fort sans autre discipline. Or du fait que les économies sont plus que jamais ouvertes sur l’extérieur, et que tous les pays ont pris des mesures pour permettre à la concurrence internationale de s’étendre à l’intérieur même de leurs économies, le choc devient carrément brutal : chacune des économies est heurtée jusqu’au coeur. On voit s’afficher les résultats : les plus forts émergent, les autres régressent. Il y a les gagnants, et il y a les perdants. Et les écarts se creusent. Tant entre les secteurs ou les régions au sein de chacun des pays, qu’entre les pays eux-mêmes. Au pont de créer des situations carrément intenables sur le plan social, ce qui explique que les pays en viennent à dénoncer les gains relatifs des voisins comme le résultat de « pratiques déloyales » [16].

Contrairement à ce qu’affirme un certain discours néolibéral, la mondialisation s’appuie sur des structures d’intervention autoritaires : Fond monétaire international (FMI), Accord général sur les tarifs et le commerce (GATT), et maintenant Organisation mondiale du commerce (OMC), Groupe des sept pays [32] les plus industrialisés (G-7) et OCDE qui imposent des solutions draconiennes... qui ne fonctionnent pas.

Encore que les fractures de la société sont partout présente. Il y a des zones en développement et en déclin au Nord comme au sud, à l’Est comme à l’Ouest. Faut-il dès lors s’étonner de la résurgence des haines nationales, de l’intégrisme, du désespoir, de l’intolérance, du racisme, des révoltes urbaines, et de l’émergence d’économies parallèles dans presque tous les pays, bien qu’à des degrés divers, devant la décomposition du tissu social et le manque de contrôle sur son avenir ?

Perspectives et enjeux

L’avenir sera ce que l’on en fera ou ce que l’on en laissera faire. Quelles sont donc les perspectives et enjeux des prochaines années ? Ils sont nombreux ; nous n’en retenons ici que quelques-uns.

Un nouveau rôle pour l’État ?

Dans le contexte de la mondialisation, il faut reconnaître que l’État a perdu une partie de son pouvoir d’action. Dans une économie ouverte sur l’extérieur, qui plus est avec un appareil productif qui ne peut répondre à la stimulation de la demande, les politiques macroéconomiques de stabilisation de l’activité économique ont perdu de leur efficacité. Dans un contexte de libération des marchés, on ne s’attend plus guère à une intervention aussi active de l’État. Pourtant, ce qui s’est enrayé, ce n’est pas tant la pertinence de l’intervention étatique, que ses formes, son espace d’intervention, et les institutions qui rendent cette intervention possible.

Mais ceci appelle une redistribution des rôles et des pouvoirs, tant à l’échelle continentale que nationale, de même qu’à l’intérieur même des nations.

La création d’institutions continentales
et mondiales pour « gérer le changement »


Toute relance non seulement de l’activité économique, mais du développement sur des bases saines et durables, devra prendre acte de la « globalisation » de l’économie, et ne pourra donc pas se contenter [33] de solutions uniquement nationales. En fait la solution n’est pas seulement économique et financière ; elle est aussi, et surtout, politique. Elle dépendra des mécanismes que se donnera, non seulement la région, mais l’ensemble de la société québécoise — et l’ensemble de l’Amérique du Nord — pour identifier ses forces et ses faiblesses, prendre les virages, sans sacrifier les « perdants ». La solution ne pourra pas être isolationniste ou protectionniste ; elle devra prendre acte de l’insertion du Québec dans l’économie mondiale.

La question se pose dès lors : si les solutions doivent être appréhendées à l’échelle continentale et mondiale, si le marché seul ne peut parvenir à créer les conditions d’un « développement harmonieux », quels mécanismes et quelles institutions faudra-t-il prévoir pour gérer ce développement ?

Un avertissement tout d’abord :

Une compétition internationale qui prendrait en considération uniquement les coûts techniques entraînerait un recul historique et saperait la démocratie. Une concurrence jouant uniquement sur la qualité et les prix des produits n’est acceptable qu’entre pays se conformant grosso modo aux mêmes normes, internationalement acceptées, en matière de conditions de travail et de production [17].

Des institutions internationales existent pourtant déjà. Des conventions internationales ont été signées, bien que celles-ci ne soient pas toujours — pas souvent ? — respectées. Ces conventions touchent bien sur le commerce, dans le cadre du GATT, les droits humains (charte des Nations Unis, déclaration des droits de l’homme). Plusieurs, discutée et négociées au Bureau International du Travail (BIT) touchent les conditions de travail. Seul au BIT sont représentés, outre les gouvernements, les organisations patronales et syndicales.

Peut-on prévoir de nouveaux organismes, aux pouvoirs étendus, où seront représentés ces trois acteurs, de même qu’éventuellement d’autres acteurs socio-économiques, pour négocier à large échelle l’ensemble des conditions de la production et de la répartition, de la qualité de vie ?

De même qu’« une compétition internationale qui prendrait en considération uniquement les coûts techniques entraînerait un recul historique et saperait la démocratie », c’est par l’élargissement de la démocratie que l’on pourra en quelque sorte « civiliser les rapports de force ».

[34]

Mais ceci demande de créer et d’élargir les conditions d’exercice de la démocratie...

Contrer l’exclusion,
renforcer la démocratie et la citoyenneté


Économie et politique sont ici inextricablement mêlés. La démocratie sera une condition de développement et du redéploiement des activités productrices (au sens large). La démocratie dont nous parlons n’est pas seulement une démocratie politique formelle, mais aussi une démocratie économique, faite d’implication des citoyens et citoyennes dans les mécanismes de la production et de la répartition des richesses. Il n’y a pas de démocratie sans moyens de l’exercer, sans participation aux activités sociales, même si ces activités sont conflictuelles. De même, il n’y a pas de démocratie sans possibilité de choisir et de contrôler.

Or, la dynamique actuelle de polarisation et de dualisation exclut une partie, de plus en plus nombreuse, de la population de ces activités et de cette possibilité de choisir.

L’armature même de la société se met à craquer dangereusement lorsque des millions de citoyens n’ont plus d’autre horizon que le chômage, la relégation sociale, voire la clochardisation [18].

La généralisation de l’exclusion menace à terme toute cohésion sociale.

Dans cette perspective, l’exclusion durable, et même de plus en plus souvent définitive, du travail d’un nombre croissant d’individus n’est pas seulement une pathologie sociale de très grande ampleur, aux effets économiques et culturels dévastateurs : augmentation de la toxicomanie et de la criminalité, troubles mentaux, suicides, marginalisation de la jeunesse, banalisation du racisme. Elle équivaut à une véritable privation de citoyenneté, à une rupture du contrat républicain. Lorsque le phénomène ne touchait qu’une petite minorité, et qu’il était perçu comme temporaire, il pouvait être « digéré » sans trop de dommages par le système. Devenu massif et frappant toutes les classes d’âge et toutes les qualifications, il porte en germe la déchirure en profondeur du tissu social, et donc le refus d’une loi commune qui ne comporterait que des devoirs [19].

Dans une société marchande, où la reconnaissance passe de plus en plus par la possession, ne pas avoir de travail et ne rien posséder signifie être peu de chose. La démocratie n’en est plus une de citoyens, mais une de consommateurs et de « bénéficiaires ». « Je dépense donc je suis », telle est la devise.

[35]

Du reste, l’exclusion peut être professionnelle, sociale ou territoriale [20]. On peut en effet être exclu de toute activité professionnelle, mais aussi, et cela va souvent ensemble, d’insertion sociale, renforçant les individus dans l’isolement et l’impuissance. Mais l’exclusion peut aussi être territoriale, quand des territoires entiers, régions, municipalités, quartiers, sont identifiés comme perdants, et fuis par leurs populations.

C’est pourquoi les mouvements prônant la reprise en charge du développement (l’« empowerment ») associent de plus en plus souvent lutte contre l’exclusion et démocratie, et élargissent la démocratie au champ économique.

De multiples expériences de ce que l’on peut ainsi nommer démocratie économique sont en cours à travers le continent : développement économique communautaire, rétention industrielle, développement local, développement communautaire, concertation régionale, etc. Bien que nombreuses, ces expériences sont très éclatées, partielles et limitées ; elles ne constituent en aucune façon — du moins pour l’instant — une alternative structurée et cohérente à quelque projet que ce soit. Mais elles constituent une école d’expérimentation, de participation et de démocratie.

La décentralisation et la régionalisation

La mondialisation, on l’a dit, porte en germe le risque d’une plus grande fracture de l’économie et de la société. Elle accentue et s’abreuve d’une nouvelle division internationale (mondiale) du travail dans laquelle les régions, autant que les continents, et plus que les pays, acquièrent une nouvelle place sur l’échiquier mondial : non seulement pour ce qui s’y produit, mais en raison de leur nouveau rôle d’acteurs. Il y donc des régions gagnantes et perdantes, comme il y a des secteurs gagnants et perdants.

Ceci, combiné aux échecs, ou tout au moins aux limites, des grandes politiques macro-économiques à éliminer les disparités régionales, rend possible et nécessaire la prise en charge des régions par elles-mêmes. Possible, car on assiste à des mobilisations régionales essentielles à la prise en charge des problèmes régionaux. Nécessaire, car il existe un très grand risque de déclin des anciennes régions prospères si celles-ci ne se prennent pas en main.

Les moyens doivent être données aux régions de gérer et de contrôler leur développement. Les décisions doivent donc être — en [36] partie du moins — décentralisées. Ceci implique forcément une redistribution des pouvoirs entre paliers de gouvernement et une implication différente, des différents acteurs socio-économiques.

Mais il ne s’agit pas de laisser les régions seules face à leurs problèmes. La question posée est dès lors celle de l’articulation entre les stratégies continentales, nationales, provinciales, régionales, locales, tant en terme de formation, de développement industriel, d’innovation, de recherche et développement, de fiscalité, de protection sociale, etc.

Ceci implique en retour l’existence de mécanismes et de structures, pouvant aller jusqu’à des gouvernements régionaux, pour prendre en compte et en charge le développement socioéconomique global de chaque région, et pour moduler l’application des politiques nationales... voire continentales !

Certes, il ne faut pas confondre développement local et loca- lisme ; développement régional et régionalisme. La région ne peut pas être autosuffisante, et le développement ne peut être synonyme de repli sur soi et d’autarcie. Développement local ne rime pas non plus forcément avec progrès : le développement local peut aussi être le paravent du néolibéralisme, réfractaire à toute vision globale et partisan de la concurrence entre régions. Du reste, le développement global n’est pas seulement la somme de développement locaux.

Mais le territoire, qu’il soit local ou régional, n’est pas seulement une notion géographique. C’est d’abord un cadre social dans lequel se tissent des relations économiques, sociales, humaines ; un cadre dans lequel se tissent des réseaux. Réseaux sociaux et de solidarité d’une part, mais aussi réseaux d’entreprises et d’innovation ; des réseaux humains, bref, qui passent souvent en dehors du marché ; car le développement ne peux pas être que marchand.

Nouveau « contrat social »
ou rapport de force ?


Au-delà de la conduite de la politique économique, une question politique se pose.

La répartition des pouvoirs, non seulement entre les différents paliers de gouvernement, ce qui est de plus en plus évident, mais aussi entre les acteurs sociaux permet-elle de bien affronter les problèmes et de bien gérer les solutions ? La dynamique du [37] marché est de renforcer les gagnants et de délaisser les perdants. À ce jeu, et au-delà des discours sur l'excellence, nous risquons d’être collectivement perdants. Le marché doit être encadré. Les changements, nécessaires, ont le plus de chances de s’opérer avec des mesures de solidarité sociale. Ceci implique que les changements doivent être négociés, quitte à créer de nouvelles institutions pour ce faire, et ce à tous les niveaux.

Un nouvel ordre, un nouveau « projet de société » ne tombe pas du ciel ; il est le fruit de compromis et de rapports de forces ; il est issu de ce qui le précède et est la résultante des forces en présence. Si le relatif « consensus » d’après guerre s’est écroulé, et si rien ne semble encore pointer à l’horizon, pour le remplacer, les années qui viennent seront par contre déterminantes dans la mise sur pied de la société de demain. Un nouveau « contrat social », issu de nouveaux compromis, de nouvelles institutions, d’une nouvelle vision du développement, est en germe. Sa venue n’est cependant pas gagnée d’avance et des scénarios beaucoup plus pessimistes sont aussi possibles. Des forces et des tendances contradictoires sont ici à l’œuvre. Le changement ne se décrète pas : il se négocie, se gère, se prépare. Et encore une fois il ne pourra être que le résultat de rapports de force.

NOTES

[38]



[1] Voir à ce sujet Christian Deblock, « La sécurité économique internationale entre l’utopie et le réalisme » in Mondialisation et régionalisation, C. Deblock et D. Éthier éd. PUQ 1992.

[2] Ibidem.

[3] Cf. H van der Wee, Histoire économique mondiale 1945-1980, Louvain, Académia Duculot, 1990.

[4] C. Deblock, op. cit., p. 359.

[6] Robert Reich, L'économie mondialisée, Paris, Dunod 1993, p. 101. Version française de The Work of Nations, 1991.

[7] François Plourde, « Relations économiques internationales : quand le chien court après sa queue ! Critique de la “mondialisation des marchés” », in Vie Ouvrière, n° 242, mai-juin 1993, p. 29.

[8] Ibrahim Warde, « Chaos monétaire et enjeux politique », Le Monde diplomatique, octobre 1992.

[9] Christian Deblock et Michèle Rioux, « Le libre-échange nord-américain : le joker des États-Unis ? », dans Mondialisation et régionalisation, C. Deblock et D. Éthier (éd.), PUQ, 1992.

[10] Idem, p. 286.

[11] Christian Deblock et Michèle Rioux, op. cit., p. 48-49.

[12] Christian Deblock et Michèle Rioux, op. cit., p. 37.

[13] Christian Deblock, François Plourde et Vincent van Schendel, Conjoncture et tendances économiques en 1993, Service aux collectivités, UQAM, mars 1993, p. 26.

[14] Ricardo Pétrella, « Vers un “techno apartheid” global », in Les frontières de l’économie globale, Le Monde diplomatique, 1993, p. 32.

[15] F. Plourde, loc. cit., p. 28.

[16] F. Plourde, loc. cit., p. 31.

[17] Cité par Claude Julien, « Ces “élites” qui règnent sur des masses de chômeurs », in Les frontières de l’économie globale, Le Monde diplomatique, 1993, p. 41.

[18] Bernard Cassen, « La citoyenneté au bord du gouffre », in Les frontières de l’économie globale, Le Monde diplomatique, 1993, p. 88.

[19] Idem, p. 90.

[20] J’emprunte cette triple distinction à M. Guy Paiement, lors d’un séminaire organisé à l’Institut canadien d’éducation des adultes (ICEA) au printemps 1993.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 février 2022 9:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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