[53]
Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire.
Éléments d’histoire et enjeux actuels.
“La Réforme Després,
histoire et actualité d’une lutte.”
Par M. Michel van SCHENDEL
professeur au Département d’études littéraires
Dans les milieux conservateurs de la politique et dans les hautes administrations, les mauvais coups se font l’été, saison des départs en vacances. Le 26 juin 1974, le comptable Robert Després, président de l’Université du Québec nommé à ce poste par le ministère de l'éducation l’année précédente, faisait adopter par l’Assemblée des gouverneurs une série de résolutions sur “l’organisation et le fonctionnement de l’Université du Québec” et sur de nouvelles “politiques générales”. Un texte syndical d’analyse, rédigé d’urgence par trois membres du SPUQ à la demande du Comité de liaison intersyndical de l’Université du Québec (CLIUQ), rappelle en août suivant les conditions de secret absolu dans lesquelles le président avait entouré son coup de force :
- L’opération avait été préparée en cachette. Les services de la présidence n’avaient pas consulté les intéressés. Les documents n’avaient même pas été communiqués aux membres de l’Assemblée des gouverneurs avant la séance où ils devaient en décider. Surtout, la présidence n’avait pas informé les professeurs et le personnel de soutien, contrairement à ce qui s’était passé, en 1971, pour l’adoption des fameux règlements 19. Le président Després a placé l’ensemble des syndiqués devant le fait accompli [1].
[54]
Un coup de force : l’expression demeure justifiée. Les professeurs en poste à l’époque se souviennent. Les collègues engagés depuis en ont sans doute entendu parler. Les uns et les autres auront intérêt à lire ou relire le document syndical que je viens de citer ; Analyses et discussions le reproduit en annexe. Un même fil rouge relie la période que nous traversons aujourd’hui aux enjeux et aux luttes qui, près de trois années durant, ont taillé, retaillé, molesté, réesquissé la figure et la place de l’université, celles qu’elle aurait pu conquérir comme celles qu’elle a risqué de prendre et dont la menace nous enserre d’une manière plus précise encore.
Résumons. Les résolutions du 26 juin 1974 sur “l’organisation et le fonctionnement de l’université” concentrent tous les pouvoirs entre les mains du président. Il gouvernera à l’aide de 31 “politiques générales” et de 68 “politiques opérationnelles” d’exécution. Leur plan est déjà tracé, selon le sens que leur prédicte ce vocabulaire technocratique. Elles “tiendront lieu de règlements [2]”. La Loi 88 qui avait fondé l'Université du Québec en 1968 dotait celle-ci d’une assemblée délibérative, l'Assemblée des gouverneurs, appelée à légiférer par voie de “règlements généraux”. Le président Després leur préfère un expédient extralégal. De même, il dissout les 39 comités de travail de l'Assemblée, leur substitue un “Comité du président”, ainsi qu’une “Commission de l’enseignement et de la recherche” qui doit occuper la totalité des champs dévolus au Conseil des études. Celui-ci subsiste, car on ne peut abroger la loi qui en prévoit l’existence et lui accorde un pouvoir de sanction, mais le nouveau maître des lieux condamne le Conseil à la seule apparence ; il se réserve le droit de ne pas proposer ses recommandations à l'Assemblée. Dans la foulée, il crée d’autres organes, la Commission des communications, la Commission administrative, la Commission de la communication publique, et ranime une Commission de la planification dont il accroît le rôle et qu’il entend présider lui-même. Elle déterminera, notamment, les “secteurs d’enseignement [à] développer, limiter, réorienter, éliminer [3]”, quelles que puissent être les objections du Conseil des études, voire de la nouvelle Commission de l’enseignement et de la recherche qui ne sera dirigée que par un vice-président. [55] Quant aux commissions locales des études, où il advient souvent que des professeurs élus aient la majorité, elles passeront sous le même rouleau compresseur, la “réforme” s’appliquant aussi, et de façon similaire, aux constituantes désormais reléguées au rang de simples “unités” administratives. Seuls les recteurs voient leur statut rehaussé, mais ils assumeront leur charge sous le contrôle minutieux du président. Des factotums galonnés, voilà ce qu’ils sont sommés de devenir. Maurice Brossard, recteur de l’UQAM à l’époque, aura bientôt la sotte fatuité d’en tirer orgueil avant de tomber avec Després dans la trappe que la grande grève de 1976- 1977 ouvrira sous leurs pieds.
C’est en effet sur le terrain syndical que les projets présidentiels portaient leur attaque, et c’est là qu’ils seraient mis à mal. Je ne dirais pas aujourd’hui qu’ils visaient en ordre principal l’affaiblissement ou la dislocation du syndicalisme universitaire, de celui que nous avions commencé à construire et à imposer aux administrations, à l’affairisme de leur État tutélaire. Mais n’oublions pas que le haut fonctionnaire Robert Després, ancien directeur de la Régie d’assurance-maladie, concevait l’université comme une “entreprise ” à succursales multiples [4]. Il déclarait cette croyance avec une sorte d’ingénuité ; pour lui cela allait de soi, il ne comprenait pas autre chose. Une entreprise, une logique d’entreprise où importe peu le caractère public ou privé de l’établissement, des destinations et du service, les normes sont celles de l’efficacité patronale engagée sur l’expérience des hiérarchies, elle-même coulée dans les modèles de la rentabilité de marché. Il fallait “produire” selon ces normes-là, des diplômes et des recherches utilisables à discrétion, pourvu qu’on fît le mieux au jugement des “décideurs”.
Et si l’on devait supprimer ou amoindrir tout ou partie d’un secteur parce que ses “produits” ne répondaient pas à une “demande solvable”, quelle que fût l’importance de ses apports au savoir, au savoir-faire et au savoir-penser, le patron d’entreprise procéderait avec ordre à une “rationalisation”. Après un simulacre de “concertation” dont les formalités lui font une religion, il trancherait dans le vif, il “dégraisserait”. Tant pis pour les professeurs, les étudiants, les personnels concernés. Droits et [56] acquis ne font pas le poids devant un certain type de “raison” dont le gestionnaire a l’apanage.
Le gestionnaire : tout gestionnaire ayant le profil correspondant aux usages d’entreprise ou aux normes étatiques assimilées, le recteur d’une constituante autant que le président d’un réseau universitaire. Après tout, le premier recteur de l’UQAM, Léo Dorais, dès 1969-1970, avait opiné haut et fort qu’un professeur d’université ne devait être engagé que pour cinq ans non renouvelables, avait déjà imaginé l’encouragement aux méthodes d’enseignement par vidéocassette comme outil judicieux d’une compression souhaitable de l’effectif professoral, avait presque devancé les demandes du ministère en sacquant treize collègues du Département de philosophie. Il estimait cela conforme à la “modernité”. La Réforme Després avait des antécédents, et sa logique une histoire dont l’UQAM portait l’accent. Le SPUQ s’était formé en 1970-1971 contre la répétition et l’aggravation. Nous allions nous dresser contre la nouvelle “réforme”, non pas pour défendre l’autonomisme formel de la constituante locale, mais pour la sauvegarde et l’amélioration du droit à la fois intellectuel, moral et salarial à l’autonomie la seule pensable de l’enseignement et de la recherche, donc contre un rentabilisme qui, depuis le début, autant à l’UQAM qu’à la direction du réseau, n’avait cessé de menacer ce droit, de rogner cette autonomie.
Robert Després et sa hiérarchie de commandement, disais-je, n’étaient pas motivés par un antisyndicalisme de principe. Ils étaient là simplement pour apurer les comptes, et on lui avait assigné la tâche d’édicter ses propres règles de comptabilité, de “clarification” estimait-il. Elles ne cadraient pas avec les nôtres, qui n’étaient d’ailleurs pas de cet ordre. En ce sens, nous devenions un obstacle. Les mêmes objectifs d’entreprise qui l’amenaient au “retrait effectif des pouvoirs du Conseil des études et des commissions des études [au titre] de la planification et de l’évaluation de l’enseignement [5]” le conduisaient à définir unilatéralement le champ et les objets des négociations collectives.
[57]
À cet égard, le président inspirait le sens et les termes d’une “politique générale” et de sept “politiques opérationnelles”. La Politique générale 22 lui donnait pouvoir d'“établir les mécanismes afférents à la négociation des conventions collectives et assurer l’application de ces conventions et leur interprétation [6]”. L’objectif était clair, et à titre de représentant du SPUQ auprès du CLIUQ, je n’eus pas grand mal à en convaincre les représentants des autres syndicats et associations regroupés dans ce comité de liaison. Le texte du CLIUQ l’établit sans ambiguïté :
- Le président se donne un pouvoir quasi judiciaire d’interprétation. Il sera à la fois juge et partie et, en cette double fonction, voudra nous imposer sa propre version des conventions collectives, celle-là même qu’il n’aurait pas réussi à faire passer dans les textes négociés avec les syndicats [7].
Certes, le siège social du réseau s’empressa de démentir. Le 2 octobre 1974, le CLIUQ me mandatait pour présenter devant l’Assemblée des gouverneurs un bref texte syndical que j’avais rédigé, si je ne me trompe, avec Benoît Beaucage, de l’Association des professeurs de l'Université du Québec à Rimouski (laquelle votera, quelques mois plus tard, sa transformation en un syndicat CSN). Nous y dénoncions “l’ingérence inacceptable dans la liberté académique”, protestions contre le “contrôle plus ou moins direct des gouvernements, des entreprises industrielles et des corporations professionnelles”, refusions “de considérer que le cadre des négociations [des] conditions de travail soit tout entier défini et circonscrit par le seul président de l’U. du Q., que celui-ci puisse aussi s’imposer au delà et par-dessus les conventions collectives existantes”, exigions “l’abrogation des résolutions portant sur l’organisation et le fonctionnement de l’Université [8]”. Le secrétaire général de l’Université, François Loriot, m’envoyait le lendemain une résolution de l'Assemblée des gouverneurs qui prétendait “réaffirmer” que les “politiques opérationnelles” ne [58] modifieraient ni n’altéreraient les conventions en vigueur [9]. Nous constations le contraire. Le 9 octobre, au cours d’une assemblée générale spéciale de notre syndicat, convoquée notamment pour le vote d’une journée de débrayage, le refus de toute consultation (sur la “Réforme”) émanant de l’administration et l’organisation de notre propre consultation, l’un des attendus de la proposition principale qui allait être adoptée à la majorité, enregistrait le fait que “les nouvelles “politiques opérationnelles” projetées contredisent notre convention collective en chacun de ses articles [10]”. Chacun connaissait sa convention collective ; personne n’avait demandé de modifier l’attendu ; il avait la force d’une évidence.
Després devait revoir sa copie. Mais les textes refondus qu’il fit adopter à l’automne et au début de l’hiver suivant aggravaient les choses, malgré certaines améliorations de détail. Ce qu’il effaçait au chapitre des relations de travail proprement dites, il le précisait et l’empirait à celui de l’enseignement et de la recherche. La nouvelle politique ER-5 transformait ainsi, par la bande, le directeur de département en agent de l’administration. Contre l’article 1.16 ancien et toujours actuel de notre convention collective, l’article 2.9.7 de cette “politique” confiait au conseil d’administration de chaque constituante le soin de déterminer “les fonctions et responsabilités des directeurs de département ainsi que leur mode de nomination et la durée de leur mandat”. De même, le directeur de département était dit “responsable de la répartition entre les professeurs [...] des tâches confiées au département par l’université [...] après consultation de chaque intéressé”. Il n’était plus tenu qu’à un “dépôt” de son rapport à l’assemblée, mais il devait le transmettre à l’administration ; cela seul comptait. La tactique du fait accompli par grignotage n’avait pas de limites. La même politique ER-5 définissait les rôles et fonctions en matière d’enseignement des centres de recherche, instituts de recherche et écoles supérieures. Les centres de recherche, quant à eux, pouvaient désormais remplacer les départements, au moins en ce qui touche à l’enseignement des deuxième et troisième cycles. “Or”, note un document du SPUQ, [59] non daté mais certainement écrit, d’après le contexte, entre le 20 et le 26 février 1975, “les centres de recherche n’obéissent pas aux règles d’engagement, de renouvellement et d’évaluation des professeurs qui nous régissent. Le CA est dans ce cas seul responsable des modalités de nomination des membres réguliers d’un centre de recherche [11]”. Manœuvres et détours avaient une fonction précise : “Les nouvelles politiques opérationnelles cherchent à éviter un affrontement direct avec notre convention collective actuelle, mais [...] elles mettent en place des structures qui peu à peu nous enlèveront tout pouvoir réel [12]”.
Pourquoi un tel acharnement ? D’abord, il apparaissait que la Réforme Després répondait aux désirs du gouvernement et aux vœux des groupes de pression. Notamment à ceux de la grande industrie et des corporations professionnelles qui avaient déjà obtenu, l’une, la formation d’un Institut de technologie supérieure soustrait à la compétence et aux programmes de l’UQAM, les autres, la mise sous tutelle à leur profit du programme de sciences juridiques. Ensuite, et cela ne laissait pas d’inquiéter un regard rétrospectif, le coup de force jetait une lumière crue sur la politique antérieure et immédiate du ministère de l'Éducation, peut-être même sur les desseins réels qui avaient motivé la création de l’Université du Québec. Du moins sur certains de ces desseins. Le climat contestataire de l’année 1968 avait sans doute résolu le gouvernement d’Union nationale de Daniel Johnson et celui de son successeur Jean-Marc Bertrand à hâter l’avènement de l’Université du Québec, aussi à présenter le projet sous des couleurs séduisantes. On s’était donc complu à parler d’une “université populaire ” de droit public. Et il est probable que ce discours, outre qu’il éveillait la sympathie du milieu étudiant, ait conforté les intentions de plusieurs concepteurs de l’idée initiale. Ils avaient voulu une plus grande accessibilité aux études supérieures, l’ouverture aux classes populaires, un droit de regard des étudiants sur les programmes de premier cycle (la notion architecturale de module correspondait à ce que souhaitait Fernand Dumont, l’un des plus anciens artisans du projet, dans le prolongement d’une expérience nouvelle alors tentée par l’Université Laval, son université). Et les progrès relatifs du mouvement ouvrier, porteur d’une démocratisation de la culture, [60] poussaient dans le même sens, bien qu’à la FTQ ou ailleurs on ne s’avisât pas toujours du tracé des enjeux. Mais des groupes d’intérêts avaient également leurs avocats et continuaient d’exercer de fortes pressions. Les compagnies d’assurance, la banque, les fonds de gestion, la Power Corporation de Paul Desmarais, telle ou telle filiale influente de multinationale, l’Hydro-Québec n’avaient pas une vue déterminée et concertée des infléchissements à apporter à l’enseignement supérieur. Leurs chambres de commerce et d’industrie n’en désiraient pas moins que l’accent fût mis sur une liaison étroite, voire organique, avec les besoins marchands et les programmes de “recherche et développement” (R&D) des grandes entreprises. Voilà pourquoi, d’ailleurs, le contenu des enseignements de technologie supérieure échappera en 1973 au contrôle disciplinaire des professeurs de l’UQAM. Voilà aussi pourquoi, en vue d’un encadrement ordonné des petites et moyennes entreprises, une part privilégiée allait être accordée aux techniques (dites “sciences”) de la gestion dont certains titulaires seront plusieurs fois tentés de se rassembler, eux aussi, en une école ou un institut séparé. On conçoit dès lors que, depuis les premières étapes de l’invention du système UQ, des avis insistants mais plus ou moins discrets aient pu s’exprimer en faveur d’une concertation structurelle la seule en vérité qui eût lieu de peser sur les décisions entre les milieux d’affaires et les directions universitaires. On imagine aisément l’argumentaire de ces avis et conseils :
- Une université de droit public ? Soit. Allons-y même pour une “université populaire”, si l’effet d’image attendu est positif. Mais il faut veiller à un agencement des programmes en fonction d’une ouverture sur le marché disponible, par conséquent à un ordonnancement strict des règles de conduite et des procédures d’exécution, selon des modèles comparables aux schémas opérationnels de la grande entreprise. Nous pourrions ainsi atteindre, sur une échelle de masse, des résultats plus probants que ceux qu’engagent, à une échelle moindre, nos bonnes relations avec les universités existantes. Une meilleure sélection, compartimentation et diversification des secteurs d’études, une spécialisation “à la carte” des programmes et des établissements autorisent cet espoir.
[61]
L’Université du Québec et en particulier l’UQAM, son maillon stratégique en milieu urbain étendu, étaient en somme le produit d’une contradiction. Ce que gens d’affaires et technocrates ou gestionnaires concédaient à l’image mobilisait en revanche des forces vives, seulement émergentes à ce moment-là, parmi nombre d’étudiants, de professeurs, de personnels, de salariés soucieux d’inventer les formes d’une véritable démocratie à l’université, lieu jusqu’alors laissé en déshérence à tel égard. Ceux-là, une simple image ne réussirait pas à les satisfaire. On leur parlait de “participation”. D’accord, disaient-ils, mais ce sera une participation critique et conditionnée au droit que nous avons de dessiner les axes d’un enseignement sur lequel nous avons seuls compétence. Pour les administrateurs, la contrainte était périlleuse, difficile à “gérer” comme ils disent (“gérer”, “réformer”, “libéraliser”, “concertation”, toute cette pléthore verbeuse que les nouveaux protocoles de la régie inspirent à des actions de sens contraire ; une malice opportune en proposerait volontiers l’analyse [13]). Il y avait là une raison supplémentaire de redresser les méthodes de gouvernement. Il fallait un homme d’ordre, élevé dans le sérail. Robert Després faisait l’affaire. Un homme de “clarification”, en effet.
La tendance au genre d’opération qu’il allait diriger n’était pas exclusive au Québec. Elle marquait l’action des gouvernements et ministères de l'Éducation de presque tous les pays développés d’Occident. Ceux et celles qui ont œuvré durant cette période se souviennent peut-être qu’en France, par exemple, Alice Saulnier-Seité, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche dans le gouvernement de Raymond Barre, ordonnait en 1976 une “réforme” similaire, mais à hauteur de l’ensemble des universités et avec des moyens étatiques d’intervention d’une autre ampleur. Elle allait se heurter à l’opposition catégorique du monde étudiant et d’une bonne partie du corps professoral, descendus côte à côte dans la rue pour des motifs apparentés aux nôtres. Elle connaîtrait elle aussi l’échec. Échec ponctuel, en quelque sorte, comme celui de Després au lendemain de la grève de 1976-1977. Démission ou non-renouvellement de mandat, de part et d’autre. Mais on ne renonçait pas à l’expérience, on la [62] mettait seulement sur la glace, elle pourrait servir sous d’autres auspices, on ne renonçait pas à l’objectif.
Després avait montré la voie. Les différents ministères étrangers concernés ignoraient probablement qu’il l’avait montrée. Savaient-ils même qu’il existait ? Une conjoncture québécoise lui conférait l’étrange mérite qu’il y a à créer un précédent. Elle délimite les conditions et les moyens du coup de force.
Le gouvernement Bourassa tentait déjà de resserrer ses budgets, de comprimer les dépenses publiques. Il y allait de sa cote de crédit auprès des établissements financiers sur le marché nord-américain des capitaux de prêt. Le ministère de l'Éducation, gros attributaire de crédits budgétaires, était appelé à faire sa part. Il annonçait en 1973 son intention d’adopter une nouvelle méthode de financement proche du “RCB” (“rationalisation et choix budgétaires”) alors imposé aux différents ministères. Elle était destinée à remplacer dès 1975-1976 la méthode dite “historique” d’allocation de subventions aux universités. L’ancienne manière consistait à répartir les fonds sur la base des sommes distribuées l’année précédente à chacune d’elles augmentées d’un coefficient variable, la hausse généralement faible ne procédant pas de critères uniformes. Avec le RCB, le ministère prétendait à présent dégager le coût unitaire minimal de chaque activité d’enseignement et de recherche et le retenir comme base universelle de financement. Nos administrateurs assuraient que la nouvelle méthode avantagerait l’UQAM et le réseau public. En réalité, les réserves accumulées par d’autres universités, principalement McGill, accrues par l’arbitraire des répartitions précédentes, fourniraient à celles-ci la masse suffisante pour atteindre des coûts voisins du coût minimal moyen, ce qui était hors de la portée d’établissements jeunes et dépourvus de fonds propres. On allait de surcroît constater que l’opération RCB avait pour but ultime de contrôler, réduire ou réorienter unilatéralement les axes du développement universitaire, de les soumettre à une idéologie productivité.
Peu après sa nomination à la tête de l'Université du Québec, dans une lettre dont le service des archives de l’UQAM a gardé copie, Robert Després lui-même se plaint auprès du ministre François Cloutier des dures contraintes auxquelles la nouvelle [63] “rationalisation” soumet les administrations concernées, en particulier celle qu’il préside. Il lui faudra, laisse-t-il entendre, recourir à la manière forte.
Le ministère passe aux actes. En mai 1974, il lance la deuxième phase de l’opération RCB. Elle vise les méthodes pédagogiques. Il s’agit d’une enquête par questionnaire codé qui doit permettre de déterminer tous les éléments de “programmation” (méthodes utilisées pour chaque type de cours, nombre et définition des cours, “ressources humaines” impliquées, nombre d’étudiants par activité) requis pour une évaluation ultérieure des coûts minimaux. Le ministère charge les administrations universitaires de remplir et faire remplir par les départements, secteurs et facultés le questionnaire. Quelques semaines plus tard, le 28 juin, deux jours après le vote clandestin de la Réforme Després, il donne instruction aux administrations de choisir un pourcentage variable de professeurs (15 % à l’UQAM) auxquels il sera demandé de répondre individuellement au même questionnaire, ou presque au même. Le but était double : d’une part, vérifier et pondérer les réponses au premier formulaire collectif, d’autre part recueillir de nouvelles informations, les formulaires/cours individualisés priant d’indiquer en outre le nombre d’étudiants inscrits a chaque cours, donnée sans laquelle il aurait été impossible d’évaluer le coût minimal des activités pédagogiques. La deuxième manœuvre était habile, de nature à décourager la riposte :
- il est bien plus difficile, pour un syndicat, de rejoindre les professeurs individuellement et de dresser une liste nominative de ceux qui sont touchés par l’enquête, que de s’adresser au collectif des professeurs réunis en assemblées départementales, en conseil syndical et en assemblée générale [14].
Le ministère tenait coûte que coûte à la réussite, il y allait de l’ensemble de sa politique.
Telle se présentait donc la situation. Nous avions simultanément à allumer des contre-feux devant les nouvelles “rationalisations” ministérielles et à empêcher l’entrée en vigueur [64] de la Réforme Després imposée aux mêmes dates. Ces deux offensives, en réalité, n’en formaient qu’une. Mais la traduction présidentielle de la politique gouvernementale offrait davantage de prise à notre action, malgré le succès de nos premières initiatives contre le RCB et l’opération “Méthodes pédagogiques”. À l’appel de l’exécutif du SPUQ, puis du Conseil syndical, plus du tiers des départements avaient déjà, au printemps 1974, laissé mourir le questionnaire. Une lettre “à tous les salariés” puis la visite de tous les départements perturbèrent également, à la rentrée 1974-1975, l’envoi des réponses individuelles [15]. En décembre, enfin, nous menions notre propre enquête sur les compressions budgétaires par poste et par tâche, réunissions efficacement les données utiles à la contre-attaque. Le grain de sable jeté dans les rouages avait commencé à enrayer la machine. Atout précieux dans la bataille contre la Réforme Després.
Ce que nous avions appris au début d’août, à la faveur d’une fuite intelligemment exploitée par notre ami Jacques Peltier, alors trésorier de l’exécutif que je présidais, allait devenir une arme redoutable contre les projets de mise au pas. En quelques semaines, toutes les forces dont nous disposions, toutes les alliances nécessaires, tous les fronts communs inter et para-syndicaux furent éveillés, mobilisés, aguerris. Le coup de force ne passera pas, le mot d’ordre de notre longue grève victorieuse du 18 octobre 1976 au 17 février 1977 s’est forgé à ce moment-là, dans le courant du mois d’août 1974. Nous convoquons aussitôt nos instances, le Conseil syndical immédiatement, une assemblée générale spéciale avant la fin du mois, demandons une réunion d’urgence du CLIUQ qui dresse un premier plan de combat à l’échelle du réseau, renforçons les relations déjà étroites avec le SEUQAM que la “réforme” lèse aussi, en septembre sensibilisons les étudiants et formons avec eux un COPE (Comité professeurs-étudiants), organisons une tournée systématique des assemblées départementales, toutes, sauf une, souscrivent au texte de la résolution syndicale qui exige l’abrogation de la “réforme”, tenons avec les étudiants et les personnels de soutien de grandes assemblées dans chacun des six pavillons de l’époque. J’ai conservé ou pu retrouver tous les registres, tous les procès-verbaux de ces extraordinaires réunions délibératives. Ce [65] fut partout une montée en puissance. Le 9 octobre, une première “journée de débrayage sous forme de journée d’études [16]” paralysait les trois-quarts des activités. Dernier jalon : le 26 février au petit matin, trois autobus nolisés par nos soins et remplis à ras bord emmenaient professeurs et étudiants jusqu’au siège social de l’Université du Québec où nous rejoignaient des professeurs de cégeps et de collèges privés de Québec, et même des professeurs de l’Université Laval venus tenir avec nous le piquet de solidarité. Les gouverneurs enregistrèrent les derniers propos de mise en garde que j’avais reçu mandat de leur tenir. Quand j’en rendis compte à la troupe compacte des protestataires, Jean-Marc Piotte lança : “Rendez-vous l’année prochaine !” Il avait raison. Le siège social attendit avec vigilance l’ouverture des négociations collectives en 1976. Au terme d’une grève à la fois éprouvante, intelligente et exaltante, la stratégie mise en œuvre relégua au placard la Réforme Després, ses hommes et ses commis.
* * *
Victoire ? Oui, sur cette “réforme”-là. Et sous cette forme-là. Després avait commis l’erreur d’attaquer nos droits de front, nos acquis fondamentaux, sur un terrain et dans des conditions où nous avions fait la preuve d’une force réelle. De front : même les biais administratifs qu’il croyait prendre et leur clandestinité initiale avaient le caractère classique d’une offensive impossible à déguiser. Il aurait dû ne pas ignorer la capacité que nous avions atteinte de mobiliser, de rassembler, d’organiser. Depuis le début de l’UQAM, d’abord sur le tas dans nos premiers démêlés avec une administration locale encore balbutiante, puis avec les coups de semonce à la fois efficaces et maladroits du recteur Dorais, le licenciement brutal de quelque deux dizaines de collègues, la fermeture hâtive de plusieurs secteurs, la syndicalisation, la lutte pour la reconnaissance et l’accréditation, à l’échelle du réseau ensuite les fameux Règlements 19 qui esquissaient déjà un remodelage autoritaire de la vie universitaire, nous avions appris à unir nos efforts, à penser et agir en stratèges, à promouvoir et développer des alliances larges, les unes stables, les autres ponctuelles, à les relier les unes aux autres, à soutenir une grève des employés de soutien, à gagner celle qui nous était imposée à [66] l’automne 1971, à nous battre avec les étudiants pour leurs droits élémentaires, à inciter (dès 1971) les chargés de cours à se défendre dans une perspective que nous espérions celle de la solidarité et de la lutte contre la précarité. Sur ces terrains-là, nous étions imbattables. Et voilà que Després, à un moment où nous risquions de nous endormir ou de ronronner, nous offrait l’occasion de resserrer les rangs et d’étendre nos liens avec les salariés des autres universités du réseau, notamment en participant très activement à la syndicalisation des collègues de Rimouski et de Trois-Rivières. Était-il enfin en mesure de se rendre compte à temps que l’action qu’il menait sous l’impulsion du gouvernement et des entreprises aurait, pour l’immédiat, l’effet inverse du résultat attendu et que, par exemple, notre influence non pas celle de l’UQAM, mais celle du SPUQ allait croître dans l’ensemble du milieu universitaire québécois ?
Les méthodes du coup de force façon Després appartiennent au passé. Elles avaient le défaut d’être trop visibles et trop centralisatrices. En quoi elles prêtaient le flanc à la contre-attaque, car les subordonnés insoumis avaient une longue expérience et une connaissance précise de ce genre d’arbitraire. Ils avaient le nombre pour eux, et s’ils avaient l’intelligence nécessaire et l’aptitude à trouver les moyens de leur force, il était prévisible je raisonne à froid aujourd’hui qu’ils gagnent. Mais le grand entrepreneurship capitaliste actuel d’État ou surtout privé a beaucoup appris. La finesse de ses techniques a plus de perversité. En décentralisant, en morcelant, en paraissant ne rien dicter hormis les saintes “lois du marché” de la recherche, il devient plus invasif ; et il n’y a que le semblant d’un paradoxe à ce qu’il réussisse à homogénéiser davantage. Il répand l’angoisse et le soupçon, jamais la clarté : arme formidable de déstabilisation et de conformisation. Dans le secteur universitaire comme dans les autres champs sociaux, par imposition d’un “coût minimal” (oh ! RCB de 1973 !) qu’accompagnent les opportunes coupures budgétaires, il parvient à diffuser un modèle unique d’industrie pourquoi pas délocalisable éventuellement ? et à y astreindre toutes les “unités” administrativement distinctes du savoir. Une dictature rampante a plus de puissance, atteint de meilleurs résultats sur la voie du totalitarisme qu’une dictature déclarée. Nous ne faisons que commencer d’apprendre l’alphabet de cette analyse, indispensable à la révolte, puis à l’attaque.
[67]
Nous aussi, à l’époque, nous avons commis des erreurs. Au moins deux. L’une est bénigne en comparaison de l’autre. La première tient à la question de l’autonomie. Pour l’exécutif que je dirigeais et pour nombre de syndiqués, il était clair que nous devions défendre l’autonomie du droit à l’enseignement et à la recherche, non celle de la constituante et de son administration qui, loin de la protéger, concouraient aux empiètements. Les textes ne laissent aucune ambiguïté là-dessus. Mais une confusion a persisté dans les faits, jusque pendant et après la grève, en un temps où l’on se disait que tout ce qui pouvait amoindrir les pouvoirs de la direction de réseau freinerait de nouvelles tentatives de “réforme”. Je me rappelle avoir entendu Jean-Pierre Chêneval, notre président syndical du temps de la grève, déclarer un ou deux ans plus tard, devant des cadres et moi-même, que le sort du réseau et des autres constituantes ne l’intéressait pas. Exemple parmi d’autres. L’administration de l’UQAM a pu effectivement, par la suite, retenir une part menacée de ses prérogatives. Mais les tendances à la restriction de nos droits n’ont cessé de croître.
La seconde erreur a plus de gravité, bien qu’elle ait la même origine. Nous n’avons pas su prévoir et contrecarrer adéquatement les mille formes insidieuses du rentabilisme ambiant, de la discrimination par la tâche, de la soumission de la recherche, de la précarisation qui guette les jeunes professeurs, dont pourtant bon nombre d’entre nous avaient depuis longtemps une juste compréhension de principe. Des discussions de fond devraient se développer entre nous sur ces problèmes capitaux pour la vie et la stratégie syndicales. Je reste persuadé que nous parviendrons encore à trouver la ligne d’attaque. Je m’arrête là où il faudrait commencer. Un bout de chemin d’histoire est accompli. Gare aux cendres.
[68]
[1] CLIUQ, Un coup de force à l’Université du Québec, rédigé par L. GILL, J. PELTIER et M. VAN SCHENDEL, 14 août 1974, p. 1. Ce texte est reproduit en annexe dans la section Documents du présent volume.
[2] UNIVERSITÉ DU QUÉBEC, Assemblée des gouverneurs, Annexe à la résolution A-61-1209, 26 juin 1974, p. 3.
[5] CLIUQ, texte cité, p. 9.
[6] U. du Q., “Politique générale 22”, texte cité.
[7] CLIUQ, texte cité, p. 11.
[8] CLIUQ, Projet de texte devant l’Assemblée des gouverneurs, 2 octobre 1974, p. 1.
[9] U. du Q., Extrait du procès-verbal de la soixante-deuxième réunion de l’Assemblée des gouverneurs tenue à Ste-Foy, au siège social le 2 octobre 1974.
[10] SPUQ, “Première proposition de l’exécutif”, Résolutions adoptées à l’occasion de l’Assemblée générale spéciale du 9 octobre concernant l’affaire Després, octobre 1974.
[11] SPUQ, Després ne veut pas céder, février 1975, p. 2. Les citations apparues depuis la dernière note de renvoi sont tirées de ce texte.
[13] Je recommanderais, par exemple, un article du journaliste français Claude Julien sur le sujet dans la livraison du Monde diplomatique, Paris, janvier 1996.
[14] SPUQ, M. VAN SCHENDEL, président, Lettre à tous les salariés, 14 août 1974, p. 2.
[16] SPUQ, Texte cité, p. 1.
|