[11]
LE PARI DE LA DÉMESURE.
L’intransigeance canadienne face au Québec. Essai.
Avant-propos
Cet ouvrage est un essai de philosophie politique appliquée. On connaît déjà très bien l'éthique appliquée, mais la possibilité de réaliser un travail analogue en philosophie politique n'a peut-être pas été jusqu'ici suffisamment explorée. Je voudrais que l'ouvrage soit perçu comme une contribution du même type que celle de Philippe Van Parijs en faveur du salaire minimum garanti ou celle de Thomas Pogge en faveur d'une taxe générale sur le développement économique. Même si l'on doit, pour être concis, employer parfois un jargon compliqué et même si l'on doit, pour être précis, traiter parfois de sujets spécialisés, il faut aussi s'appliquer à ne jamais perdre de vue le sens des réalités politiques.
Cet essai exprime un point de vue partisan, car je prends position sur des questions politiques qui soulèvent la controverse. Mais lorsque des propos sont controversés, on a souvent tendance à les qualifier d'exagérés et d'excessifs. On croit que, si des prises de position sont partisanes et suscitent la controverse, elles ne peuvent en même temps être justes. Selon cette perspective, avoir un parti pris, c'est automatiquement se priver d'un regard objectif et lucide. Et pourtant, une position peut être juste même si elle suscite la controverse. l’attitude partisane peut être éclairée, et la vérité peut être partisane. Il faut être partisan de la vérité, y compris en politique. La politique n'appartient pas au domaine du « tout-est-relatif ». Il est vrai qu'au Québec on perçoit de plus en plus de cette façon les débats portant sur la question nationale et les enjeux constitutionnels. Mais, à mon sens, ceux qui [12] conçoivent ainsi la politique québécoise reconduisent le cynisme qu'ils dénoncent chez les politiciens. Il s'agit d'une perception qui banalise, selon un esprit individualiste et neolibéral, le combat politique lui-même. Comble de paradoxe, c'est une perspective à laquelle souscrivent des personnes qui se disent opposées au néolibéralisme.
La vertu n'est pas toujours non plus située dans le juste milieu. Si le juste milieu est défini à partir d'une position qui se veut au-dessus de la mêlée, on risque de négliger la réalité des rapports de force politiques. La distanciation peut alors conduire à une pensée abstraite, qui se réfugie dans la contemplation des idées. Or les politiciens n'ont que faire d'une telle attitude contemplative. Si l'on veut être compris d'eux, il faut donc s'en rapprocher, quitte à se faire des ennemis. Il ne faut pas avoir peur de se salir les mains, si cela veut dire qu'on a un sens pratique et qu'on s'implique dans des réformes concrètes pour résoudre des problèmes concrets. La réalité est toujours bien en deçà de nos idéaux. Il faut savoir composer avec elle, et il serait désolant que la seule vertu des intellectuels réside dans la pureté de leurs concepts. Il faut savoir distinguer les compromis et les compromissions. On peut être rompu à la réalité politique sans être pour autant corrompu.
Certains intellectuels croient qu'ils ont, contrairement aux politiciens, la chance de ne pas être obligés de s'engager dans les conflits politiques et ils peuvent facilement être tentés de distribuer également les torts et de trancher la poire en deux. Leurs jugements sont ceux de Salomon. Mais ce faisant, ils courent aussi le risque de se complaire dans la fuite en avant et d'être livrés à la tyrannie des Idées. À mon humble avis, les intellectuels ont leurs propres batailles à mener : ils doivent accepter de s'engager dans des combats d'idées. La frontière qui sépare la prudence et la couardise est une frontière floue. En se faufilant à travers les controverses et en se croyant sage de les éviter, on se défile en fait de ses responsabilités. L’intellectuel ne doit pas être le spectateur des bagarres qui ont lieu entre les autres. Il doit avoir le courage de ses idées. Il doit tirer les conclusions de ses convictions.
Dans les pages qui suivent, je tenterai, dans la mesure de mes moyens, de contribuer à la discussion portant sur des sujets graves et importants, même si ceux-ci nous passent de plus en plus sous le nez sans que nous nous sentions sollicités. Je traiterai de l'identité civique [13] québécoise, des relations complexes et difficiles entre le Québec et le Canada, du fédéralisme canadien, du renvoi sur la sécession du Québec, de la Loi sur la clarté référendaire et des débats entourant la partition. Pour plusieurs, s'intéresser à ces questions équivaut à s'éloigner des grands enjeux philosophiques et politiques ; on renoncerait de cette façon à l'universel et à la grande histoire de la pensée. Et pourtant, le Québec offre un laboratoire passionnant pour penser concrètement des problèmes universels tels que la cohabitation entre les communautés.
S'intéresser au Québec peut paraître inélégant aux yeux des puristes, parce que cela ne répond pas adéquatement à notre soif de connaissances et à nos aspirations universelles. Nous voulons accéder aux hautes cimes du savoir et nous sommes déçus d'être sans cesse rappelés à notre réalité banale et quotidienne. Mais le Québec n'est pas un particularisme. Une réflexion profonde sur les enjeux qui sont les nôtres débouche inévitablement sur l'universel. La pensée qui relève ce défi ne diffère pas beaucoup de la réflexion philosophique abstraite qui traite des mêmes enjeux. La seule différence est peut-être que ne sont pas reléguées dans le non-dit les prises de position politiques et idéologiques que l'on défend de toute façon.
|