[155]
Jean-Jacques Simard
Sociologue, département de sociologie, Université Laval
“Droits, identités et minorités:
à l’arrière-plan de l’éducation interculturelle”.
Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Fernand Ouellet et Michel Pagé, Pluriethnicité, éducation et société. Construire un espace commun. Chapitre 7, pp. 155-197. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture, 1991, 594 pp.
Je ne dis les autres sinon pour d'autant plus me dire
MONTAIGNE
Censément menacés par les hordes de « Chicanos » montant du Sud, une majorité de Californiens ont ratifié par référendum un décret consacrant l'anglais langue officielle de leur État [1]. On tracera ici, naturellement, un parallèle avec la Loi 101, qui a fait la même chose pour le français au Québec.
De plus près, toutefois, on ne peut s'empêcher de noter deux différences de taille. Personne n'oserait prétendre que la survie de la langue anglaise soit menacée sur ce continent ; tandis que l'avenir d'une société d'expression française y reste mal assuré. Ensuite, les mouvements de décolonisation, d'émancipation et d'affirmation culturelle des peuples, se trouveraient sans doute inconfortables à côtoyer sur les tribunes le chef de file et symbole du dernier courant d'avant-garde post-moderne venu de Californie ; je parle de l'ancien sénateur I. Hayakawa, « nisaï » de naissance et linguiste de profession, qui affecte un bérêt irlandais Tom O'Shanter pour image de marque personnelle en portant quant au reste, depuis vingt ans, tous les étendards de la droite reaganienne soi-disant patriotique, guerre du Vietnam et coupures dans les services sociaux inclus. Sous ce rapport, la teinte réactionnaire de l'« initiative » californienne apporte de l'eau au moulin des Anglophones qui s'élèvent ici, avec l'aval de la Cour [156] suprême du Canada, contre une législation linguistique qui brimerait la liberté d'expression. Mais aucun des camps politico-linguistiques québécois n'aurait souscrit à l'un des arguments invoqués par Hayakawa à l'appui de ses convictions : éviter aux États-Unis le sort pénible du Canada (et du Québec), puni pour avoir laissé germer en son sein la graine de discorde d'une minorité ethnolinguistique importante (et latinement prolifique).
Le rapprochement des cas québécois et californien soulève, en somme, un bel écheveau de contradictions idéologiques d'autant plus intéressantes qu'elles sont communément balayées sous le tapis par les discours de « l'interculturalisme » des tripes, vouées inconditionnellement au « droit collectif » des groupes culturels à la conservation, au « respect » et à l'affirmation de leurs traits distinctifs. On pense, par exemple, aux accusations de racisme qui ont plu sur la présidente de la Centrale de l'enseignement du Québec (de gauche et féministe) lorsqu'elle a tracé la frontière de l'ouverture interculturelle au point où, par hypothèse, une minorité exigerait que son traditionnel rituel d'excision des petites filles soit couvert par le régime public d'assurance-maladie du Québec. De fait, l'identité culturelle peut aussi bien s'investir dans les comportements corporels que dans tes formes du langage, et s'il est juste que l'État garantisse activement le droit des collectivités au maintien de leurs particularismes, un groupe a autant droit à l'excision qu'un autre, à la protection de sa langue.
Cette argumentation a néanmoins le défaut de sacrifier sur l'autel de la rigueur anthropologique un certain nombre de Petits doutes inquiétants que réveille le simple bon sens. Comme le soupçon que, du moins pour les enfants qui y sont assujettis, il n'est pas indifférent que la reproduction culturelle de leur communauté de naissance passe par la mutilation physique plutôt que par l'apprentissage d'une langue. Ou encore, qu'une fois l'excision consacrée en droit, on ne voit pas pourquoi les châtiments corporels, l'exposition des petits, la dénomination patriarcale, voire même l'élimination par le feu des épouses mal dotées, toutes coutumes en vigueur dans certaines traditions collectives, ne jouiraient pas du même privilège.
Au fond, c'est la notion même de droit collectif, entendue comme une variété des droits humains fondamentaux, qui fait problème. « Fondamental » veut dire : naturel, inaliénable, universel, dépassant toute condition, toute contingence, tout compromis - transcendant. Or un droit collectif n'a d'effet que pour la [157] collectivité à laquelle il s'attache. Par définition, il ne peut jouir de l'attribut de la transcendance puisqu'il tient aux attributs particuliers propres à une catégorie d'êtres humains, (en excluant le reste) à tel moment, en telles circonstances, à tel endroit. Les droits collectifs dépendent des consensus culturels ou politiques : ils sont assujettis à des considérations pratiques, temporelles, stratégiques, économiques, etc. ; ils s'assoient, en dernière analyse, sur l'équilibre des forces sociales en contexte donné. Entendons-nous bien : je ne suis ni « contre » les droits collectifs, ni ne les prétends illégitimes. Au contraire, je suis pour et j'en veux tant pour les miens que pour d'autres. Il n'y a pas de société responsable qui puisse se constituer autrement qu'en reconnaissant des droits collectifs. Mais je veux insister sur le fait que ces droits relèvent de la volonté collective, tandis que les Droits de l'Homme dépassent, donc limitent le champ d'exercice des volontés collectives.
Les sociétés industrielles libérales, tout entières tournées vers les valeurs d'efficacité, de rendement et d'adaptation à la situation immédiate, ne sont guère réputées pour la place qu'elles accordent aux appels à la transcendance. Le souci de profiter de la vie, ici, et maintenant, tend à prendre le pas sur la quête d'absolu et d'espoir, par-delà le monde tel qu'il est. Mais il en reste encore quelques vestiges, dans certains mouvements religieux et sociaux, et surtout, dans l'idée des Droits de l'Homme, héritée de l'esprit des Lumières et des révolutions du XVIIIe siècle. Ses échos continuent d'ailleurs à résonner autour du monde : tous les êtres humains sont des sujets responsables de leurs actes ; ils naissent en possession égale des droits inaliénables, indépendamment des circonstances où les amènent le cours de leur vie ; ils sont justifiés de s'élever contre toute condition sociohistorique particulière, réalisée, qui brime la jouissance pleine de leur simple « condition humaine » universelle et formelle.
Ce sont des attributs d'universalité (n'importe qui, n'importe quand, n'importe où) et de formalité (la qualité d'humanité dépasse toutes ses modalités concrètes d'existence des humains en chair et en os) * qui confèrent à l'idée des Droits de l'Homme [158] son souffle transcendant. Quiconque y souscrit se voit obligé de s'élever délibérément au-dessus de ses intérêts et de ses attachements propres pour participer à définir l'horizon sans cesse fuyant de la commune humanité en dérive dans l'océan Histoire - horizon des Droits de l'Homme, certes, mais en même temps, horizon des Devoirs de l'Homme. Le sujet en question ne peut être que la personne, l'individu même, l'organisme en qui s'incarne ontologiquement l'espèce humaine. Mais ce n'est pas l'atome égoïste de l'individualisme triomphant, car il est intimement compromis avec le destin de l'humanité entière d'hier, d'aujourd'hui et de demain, devant laquelle il doit ultimement rendre compte du titre d'Homme dont il est fiduciaire. L'idée d'individu ne s'oppose pas ici à celle de communauté : elle refuse seulement d'englober les humains concrets dans les seules communautés réalisées qui les définissent en temps et lieux donnés. Elle affirme que l'être humain n'est pas un être fini, tout fait.
Qu'on vibre ou non à cet idéal - tant d'hypocrisies s'y sont réfugiées et continuent de le faire ! - n'empêche pas de reconnaître, il me semble, sa charge de transcendance. Ni de comprendre comment l'accrochage tout bien intentionné du qualificatif de « collectif » à la traîne du concept des Droits de l'Homme risque de miner cette transcendance même. Par extension, en effet, les prérogatives de la personne individuelle se trouvent ainsi projetées sur des groupes, comme s'il s'agissait d'immenses Personnes de sujets collectifs. J'ai bien écrit des groupes, (certains groupes) et non le groupe (n'importe quel groupe) car si on peut facilement concevoir que toute personne humaine soit dotée de droits universels, du moment où on parle de sujets collectifs, il faut nécessairement évoquer des groupes particuliers, définis selon un critère empirique quelconque. On ne peut pas dire, comme on le fait des individus, que tous les groupes sont dotés de droits égaux, en tant que groupe. Que, par exemple, les gens aux yeux bruns ont des « droits collectifs » au même titre que, disons, les Inuit ou les femmes. Pour qu'un groupe soit défini comme sujet collectif, il faut que le fait d'y appartenir marque la conscience-de-soi de ses membres, en d'autres termes, qu'il forme une communauté. Cette sorte de groupe n'existe qu'au sein d'une structure de rapports sociaux déterminés, réalisés à telle période historique et dans telle société.
Comme de raison, on peut concevoir des catégories sociales universelles, comme celles de « parent », de « femme » d'« handicapé », mais il est très difficile de définir des « droits collectifs » [159] universels dont chacune serait également dotée en tant que groupe. Si j'affirme, par exemple, que les femmes ou les handicapés ont droit d'avoir une part entière à la vie sociale, ce n'est pas en tant que femme ou en tant qu'handicapé qu'ils possèdent ce droit, mais en tant qu'être humain. D'autres catégories sociologiques apparemment universelles comme celles de « minorité », de « peuple », de « pauvre » ou de « dominant », par exemple, n'ont en réalité aucun sens en dehors des conditions sociohistoriques particulières où elles s'appliquent. Aucun de ces termes n'aurait été pertinent pour décrire l'expérience sociale des Inuits d'autrefois. Que vaut le droit des « peuples » à l'autodétermination sans une définition des critères empiriques et circonstanciels donnant droit au titre de « peuple » ? Quant au droit des « minorités », ou bien il exige qu'on précise quelles minorités particulières en seraient dotées (religieuses, ethniques, sexuelles, etc., mais pas les minorités d'aventuriers ou de danseuses du ventre), ou bien il signifie que la condition de minoritaire ne saurait interdire à quiconque le plein exercice de ses prérogatives de personne humaine et, ici encore, le droit « collectif » se dissout dans les Droits de l'Homme tout court.
De tous les types de groupements sociaux, ce sont sans doute ceux que nouent les liens culturels qui suggèrent le plus spontanément le glissement du concept de sujet de la personne à la collectivité. Les communautés de culture rassemblent des gens qui partagent un registre singulier d'interprétation et d'expression du sens du monde et de la vie. Leurs membres se reconnaissent à certaines habitudes et attitudes typiques, à des manières d'agir ou de parler, à certains traits de sensibilité ou de caractère, à une mémoire commune - bref, à une série plus ou moins cohérente d'attributs qui empruntent leurs noms mêmes au lexique que les langues vernaculaires utilisent d'abord à propos des personnes. On dira d'eux tout naturellement, d'ailleurs, qu'ils possèdent une « personnalité » propre, et on les identifiera au singulier, comme s'ils formaient des individus collectifs : de Québécois sait depuis longtemps que ... » ; lorsque le Polonais décide de boire, il... » ; « le Musulman se répugne à ... » ; et ainsi de suite.
La tendance à fondre tous les membres d'un groupe culturel dans une seule grande figure n'a évidemment rien d'historiquement inédit : Dieu sait si les diverses sortes de xénophobie ont pu s'y abreuver. Ce qui est neuf, dans l'usage contemporain, c'est d'en faire le ressort de la lutte contre la xénophobie, par transport [160] du droit des personnes à la vie, à la sécurité, à l'intégrité physique et mentale, sur les « individus collectif » que l'on reconnaît dans les groupes culturels. Les théories « scientifiques, de la race, dont le succès ne s'est guère démenti depuis le XIVe siècle jusqu'au milieu de celui-ci, viendraient d'ailleurs fonder cette analogie sur une même base naturelle, biologique, puisqu'elles supposaient (dans une optique lamarckienne plutôt que darwinienne) que les habitudes prises par une population humaine étaient transmissibles par voie génétique, comme les traits physiques chez les individus. L'anthropologie du vingtième siècle a complètement discrédité ces thèses, mais elle n'a pas pour autant abandonné l'idée que les cultures particulières forment des ensembles dont tous les éléments sont « organiquement » intégrés dans le tout selon une logique cohérente (fonctionnelle ou structurale), ni celle que chacun des membres d'une ethnie porte au plus profond de son être, de quelque façon, l'empreinte du « programme symbolique » spécifique de sa communauté, de la même manière que chaque organisme biologique porte le programme génétique de son espèce. Dans les deux cas, le code transmis de génération en génération a quelque chose de fatal, d'irréductible : celui de la culture passe par la socialisation (veut, veut pas) ; l'autre, par la division cellulaire ou la reproduction sexuelle. Le droit des collectivités culturelles à la conservation-de-soi trouverait ainsi sa légitimité « naturelle », scientifiquement confirmée : leur personne morale résiderait dans un véritable corps de particularismes significatifs dont l'intégrité mériterait autant de protection que la personne physique des individus. Dès lors, il reviendrait à la puissance publique de respecter, de consacrer dans la législation, voire même de promouvoir par des programmes appropriés l'exercice du droit collectif à l'individualité culturelle de chaque communauté particulière tombant sous son empire.
J'ignore dans quelle mesure les militants de « l'interculturel », comme on dit, souscrivent à ce raisonnement, lequel me semble soutenir implicitement, en tout cas, bien des discours qui paradent de nos jours sous le drapeau de « l'interculturel » sur la place publique, à l'école, et dans certains colloques savants. Ce que je voudrais faire voir, par contre, c'est que ce raisonnement est fallacieux et qu'il s'appuie sans l'avouer, sur quelques axiomes effectivement inavouables.
Le premier de ces axiomes transforme la culture en phénomène totalitaire, au sens original que le dictionnaire donne à ce terme : « qui englobe ou prétend englober tous les éléments d'un [161] ensemble » - les « éléments » en l'occurrence, étant à la fois les personnes appartenant à un groupe culturel donné et les possibilités diverses que la vie leur propose. Or, aucune formation culturelle ne modèle entièrement la personnalité de ses membres, ou prescrit leur conduite en toutes circonstances : la déviance, l'innovation, les tensions internes ou l'indétermination des réactions individuelles ou collectives aux situations conjoncturelles sont inhérentes à n'importe quel univers culturel. En pratique, toute culture accommode constamment les hérésies.
Un second axiome, corollaire du premier, suppose que la culture imprègne si entièrement la personnalité de ses membres que chacune, chacun n'est qu'un représentant de l'être collectif auquel il appartient. Depuis le dix-huitième siècle, on n'en finit plus de chercher une force ou une loi « naturelle » pour remplacer la volonté divine - l'âme, la providence, la vocation, etc. - comme cause première de la diversité humaine. Voici qu'après le milieu géographique, la race, le sexe, la classe sociale, la culture serait censée déterminer d'avance les attitudes, les désirs ou les mœurs aussi sûrement que les gènes fixent la couleur des yeux. Pétris jusqu'au fond du coeur et des neurones par leur moule culturel, les individus reproduiraient sans coup férir les propriétés différentielles de leur lignée et ne sauraient s'en écarter qu'au risque de corrompre, d'abâtardir leur identité authentique - toute forme d'acculturation représenterait une dégénérescence et une infidélité. La culture serait une seconde nature, au sens plein où il ne servirait à rien de prétendre s'en émanciper. Le sujet individuel, responsable de ses actes, capable de s'adapter aux circonstances de sa vie, de se transformer lui-même, serait une illusion. Le comte de Gobineau pensait la même chose de la race :
- Ainsi se déploient, au-dessus de toute action transitoire et volontaire émanant soit de l'individu, soit de la multitude, des principes générateurs qui produisent leurs effets avec une indépendance et une impossibilité que rien ne peut troubler (cité par Todorov : 146).
En réalité, les formes et les représentations de l'identité culturelle (des personnes comme des groupements) sont les produits de la dynamique d'interaction symbolique entre le soi (ou le « nous) et les autres, dans un champ donné de relations sociales [2]. Au fil de la vie (pour l'individu) ou de l'histoire (pour une collectivité), les rapports aux autres - à ceux qui comptent pour nous, nos « autruis privilégiés » ou « significatifs » - sont susceptibles de changer et d'appeler pour autant des modifications [162] dans la manière de vivre, de concevoir et d'exprimer son identité. Bien entendu, plus la vie d'un individu se déroulera dans un cercle de relations stable et clos sur lui-même, plus son identité propre absorbera la couleur de ce monde ; mais cela n'éliminera ni les variantes internes, ni les écarts individuels aux normes du groupe. Toutefois, à une époque où la Terre entière devient un champ commun d'interaction (de communication et d'échange symbolique) et, à plus forte raison, dans les sociétés pluralistes ouvertes à la mobilité sociale, l'image d'une identité individuelle enfermée dans une identité collective elle-même une, cohérente et solide, confine à l'absurde. Parce que l'identité est un rapport à l'autre, elle ne saurait être autre chose, dans un monde ouvert, qu'un projet. Son devenir reste toujours partiellement malléable, indéterminé, à construire - « à suivre », comme on clôt provisoirement les épisodes des feuilletons pour annoncer d'inattendus rebondissements à venir.
La conception déterministe et « totalitaire » de la culture est un atavisme de l'expérience sociohistorique d'hier. Le passé de l'humanité a effectivement prêté lieu à une floraison de groupes communautaristes fondés sur le postulat d'une permanence des choses, donc où la tradition et la coutume se présentaient comme un catalogue de réponses éprouvées, capables de couvrir l'essentiel des éventualités de la vie normale et d'affecter à chacun une place et une destinée dans l'ordre du Cosmos et de la société. Vues de l'extérieur ou dans le modèle qu'elles se donnaient d'elles-mêmes, les cultures de ce type tendaient effectivement à épuiser ce qu'on pourrait appeler la « demande d'identification » de leurs membres. Elles proposaient un tissu serré et fortement congruent de guides de conduite et d'interprétation symbolique qui s'incarnaient pratiquement dans des rôles et statuts déterminés, lesquels, à leur tour, s'intégraient dans une série de sphères concentriques d'appartenance fatale, emboitées l'une dans l'autre comme des poupées russes : par exemple, dans le monde de mon enfance, le genre et l'âge entraient dans la famille ; celle-ci, plus le métier, dans le voisinage (quartier, village), lui-même recouvert par la paroisse, civile et religieuse à la fois, laquelle s'insérait à son tour dans un diocèse ou une sous-culture régionale (le « pays », diraient les Français), qui renvoyaient à la nation ou à l'Église et ainsi de suite jusqu'au corps mystique de Notre-Seigneur qui englobait tout le reste, le cosmos, le ciel, l'enfer et l'éternité, avec le français canadien pour langue ordinaire et le latin pour les grandes occasions.
[163]
Si je cite impoliment mon propre cas, c'est que je soupçonne qu'il appartient à un type d'ordonnancement des différences humaines qui privilégie les ensembles ethnolinguistiques par-dessus toutes les autres formes de distinction. Cela correspond à une époque où il était plutôt normal que les gens passent l'essentiel de leur vie dans un univers social défini à peu près entièrement dans le vocabulaire de la communauté première où ils naissaient. Le groupe ethnolinguistique formant alors un microcosme à peu près suffisant pour vous porter de la naissance au trépas, ses codes de signification surdéterminaient et subordonnaient l'ensemble des conditions sociales susceptibles de fournir un pôle d'identification (lequel devenait alors secondaire) : il prescrivait une manière propre d'être vieux ou jeune, homme ou femme, riche ou pauvre, instruit ou non, ouvrier ou prêtre, et ainsi de suite. Dans cette mesure, et pourvu de ne pas confondre la torture avec la simple socialisation, l'appartenance ethnique peut avoir quelque chose de « totalitaire » : elle prétend englober tous les éléments de l'identité sociale.
Sans doute est-ce parce que le nombre de nos contemporains se souviennent d'avoir vécu sous de telles conditions qu'on confond encore si souvent les notions de communauté culturelle et de groupe ethnique. L'image type d'un champ culturel à peu près complet en lui-même et incarné dans une population donnée qui se reproduit de génération en génération reste attachée à ce que nous appelons une ethnie. Le modèle pur de l'ethnie possède une langue (ou un dialecte) propre, un territoire, une religion, une histoire, des usages et des rôles spécifiques d'une complexité interne suffisante pour constituer une société indépendante par elle-même. L'un dans l'autre, ces éléments interdépendants composent une « physionomie » originale et se tiennent pour former un système : une culture, précisément, mais une culture à ce point incarnée dans une population concrète, dans un isolat d'espace-temps donné, reproduite sinon par les gènes, du moins par la généalogie (l'affiliation familiale) qu'on pourrait la qualifier d'endémique. C'est à cause de ce caractère endémique de l'ethnicité qu'on a, par le passé, confondu les traits génétiques avec les traits culturels, en attribuant les seconds aux premiers.
Il y a un demi-siècle encore, on pouvait facilement identifier des ethnies de ce genre, voire, comme on l'a avoué, s'insérer soi-même entièrement dans l'une d'elles. Mais il suffit d'y songer un instant pour réaliser que ce genre de groupe est devenu très rare dans le monde d'aujourd'hui et n'existe à peu près plus dans [164] les sociétés occidentales. Cela ne signifie pas que l'ethnicité soit disparue des formes contemporaines de différenciation collective, mais qu'elle n'arrive plus à englober l'identité de ses membres. L'ethnicité ne représente qu'une composante parmi d'autres des appartenances culturelles du soi ; de plus, la cohérence interne des systèmes ethnoculturels est battue en brèche de toutes parts par l'innovation et par l'élargissement des marges d'autonomie individuelles par rapport aux conventions.
Lors de la dernière élection en Haïti, aucun des candidats à la présidence ne correspondait à l'image « traditionnelle » de l'ethnoculture haïtienne (à moins d'y inclure Montréal, la formation universitaire, la science et une expérience cosmopolite). Ne parlons pas des adolescents haïtiano-québécois que la télévision nous a montrés en liesse au départ de Bébé-Doc Duvalier : leur « origine » ethnique restait sans doute haïtienne, mais leur originalité participait beaucoup de celle du Québec, sans mentionner les styles si manifestement personnalisés (vêtements, attitudes, expression verbale, etc.) qui les distinguaient les uns des autres. Chez ces jeunes gens, comme pour la plupart d'entre nous, l'ethnicité reçue de leur communauté de naissance n'était qu'une des dimensions de l'appartenance (mise en valeur par les événements d'alors) ; sans doute s'inscrivaient-ils dans bien d'autres groupes significatifs de référence et d'identification - d'autres communautés de culture, en somme - selon leur âge, leur sexe, leur classe sociale, leur formation scolaire, leurs goûts et leurs option, etc. À la limite, chacun et chacune représentaient une combinaison individuellement unique de participations identitaires, c'est-à-dire une molécule culturelle déjà pluraliste. Cette diversification - d'autres diraient : éclatement - des champs collectifs de repérage est relativement inédite, en tout cas pour la grande majorité d'entre nous.
Ce n'est en effet qu'après la dernière guerre mondiale que (pour reprendre une litanie connue) l'accès à la consommation et à l'éducation supérieure, les médias de masse, la mobilité sociale et la mondialisation de l'interaction sont venus bouleverser les modes de vie familiers, encore largement fermés sur eux-mêmes (communautaires et coutumiers) où vivaient encore la majorité des gens, même dans les pays développés. Chez qui a vécu cette espèce de tornade, le modèle original, pur, de l'appartenance culturelle demeure d'abord celui de l'ethnie fusionnant indistinctement tous ses membres, quelle que soit leur condition sociale, dans un même creuset de langue, de coutumes, de [165] traditions et de croyances. Dira-t-on que la réflexion dissout cette intuition vernaculaire ? Rien n'est moins sûr, surtout si la réflexion emprunte ses repères critiques à l'anthropologie, puisque la science universelle de la culture s'est érigée sur l'étude empirique des ethnies archaïques « prémodernes » et véhicule elle aussi, malgré l'élargissement de ses perspectives, l'image des sociétés monoethniques comme idéal type de la communauté humaine réalisée.
Il ne fait pas de doute que l'appartenance de naissance à une communauté ethnolinguistique reste encore aujourd'hui, ne fut-ce que parce qu'elle agit dès le seuil de la conscience-de-soi, un puissant moule des identités individuelles. Mais ce n'est pas le seul et on peut même douter qu'il prévale sur tous les autres modes de différentiation manifeste susceptible de solliciter l'identification : le genre sexuel, la couleur de la peau, la classe socio-professionnelle, la religion (ou l'irreligion), etc. Quand on songe, par exemple, au fait que la principale communauté ethnique québécoise assimilée aux anglophones - oui ! avant les juifs, les Italiens ou les Grecs - est celle des Canadiens français (plus de 100 000) [3], on se dit que l'appartenance « du ventre » à son groupe ethnique résiste mal aux sollicitations du ventre proseque et que, pour plusieurs de nos contemporains en tout cas, le statut socio-économique fournit un pôle d'identification plus puissant encore. Même à l'intérieur des communautés ethniques, ce qu'on pourrait appeler le « rapport à l'ethnicité » qu'entretiennent les ménages varie beaucoup, et cela se réfléchit dans la socialisation primaire : il n'est pas indifférent que le premier mot d'un enfant soit « tévé » plutôt que « Jésus », ou qu'il apprenne à appeler ses parents par leur prénom (comme n'importe lequel autrui personnalisé, et de manière égalitaire) plutôt que « maman » ou « papa » (d'une façon exclusive qui établisse en même temps une relation de rôle/statut entre parent et enfant). Sur le marché de l'identification, l'ethnie subit une concurrence très forte.
Pour l'expliquer, on pourrait remonter jusqu'aux sources de la grande transformation qui, partie des villes marchandes européennes à la fin du Moyen Âge', a rayonné depuis jusqu'aux derniers confins du monde sous les étendards successifs du capitalisme et de l'impérialisme avant que le socialisme ou les mouvements postcoloniaux de construction nationale n'en reprennent le relais. Comme j'en ai déjà traité précédemment (Simard, 1988), j'aborderai ici les mêmes phénomènes par une autre porte.
[166]
Le capitalisme, a justement souligné Herbert Marcuse (1968), est le premier système sociétal de l'histoire à avoir institutionnalisé la croissance économique. Joseph Schumpeter (1972) avait déjà évoqué la même chose en parlant du processus de « destruction créative » permanente qui sert de moteur au développement. Plus banal encore, le concept de « mobilité des facteurs de production », cher aux économistes, place au cœur même de l'expansion le déplacement constant de l'investissement vers les secteurs d'activité ou régions à meilleur rendement, et à sa suite, de la main-d'œuvre vers les secteurs d'occupation ou localités où elle trouve à s'employer. Sur le terrain des vaches, cela signifie que, pour gagner leur vie, les gens ont dû de plus en plus couramment se recycler, changer de domicile, de position, de relations, de milieu et de genre de vie. Ces termes apparemment inoffensifs ne devraient pas nous faire oublier comment ces mouvances ont pu se faire sous la contrainte et la violence (pensons à l'immense bousculade des masses paysannes, ou aux mises-à-pied engendrant le chômage dit « structurel »), aussi bien que répondre à des aspirations délibérées (améliorer son standard de vie, élargir l'éventail de ses choix, s'instruire, etc.).
À la longue, toutefois, le résultat est le même : ce sont les règles du jeu de l'intégration socio-culturelle elles-mêmes qui finissent par basculer. Les communautés d'appartenance durables, immédiates, fatales, comme celles de la parenté, du voisinage, du métier, de l'église, de l'ethnie (laquelle englobe souvent toutes les précédentes, on l'a vu) tendent à s'effriter, et avec elles, l'emprise des rôles, obligations et hiérarchies qui y encadraient et y développaient la pratique sociale de leurs membres. Quand la famille traditionnelle s'évanouit, elle emporte avec elle une certaine conception de ce que c'est qu'être un parent, une femme, un enfant ; quand les jeunes ne s'attendent plus à reprendre le métier de leurs parents, c'est la condition de la jeunesse qui devient indéterminée. Le relâchement des normes d'interaction entre les sexes pose la question de l'identité sexuelle. Et ainsi de suite : certains rôles dépérissent, leur sens coule, ils n'arrivent plus à définir et à« placer » leurs titulaires dans une totalité sociale de référence. Dans leur abstraction même, des concepts devenus aussi banals que « famille traditionnelle » ou « condition féminine » trahissent l'affaiblissement des cultures ethniques ou patrimoniales. Comme on dira du poupon qu'il n'est pas tant attaché à la terre qu'à sa terre, les cultures ethniques ne tiennent pas tant au modèle de général de la « famille traditionnelle » qu'à leur manière [167] tout à fait singulière de l'incarner, laquelle s'imbrique d'ailleurs dans un corps déterminé de traditions singulières (comme tel rôle de femme dans l'ensemble de figures où telle communauté se reconnaît). À partir du moment où se conçoit une « condition féminine » par-delà les conditions culturelles particulières déterminées où elle a trouvé sa réalisation historique, toutes ces dernières, prises une à une dans leur concrétude même, deviennent contingentes, discutables, critiquables, optionnelles. Dans la mesure où les rôles sociaux et les conceptions propres à une ethnie forment un tout, commencer à tirer sur les fils ici ou là finira par effilocher tout le tissu, non pas au sens où il n'en resterait rien, mais à celui que tous ses éléments deviennent pareillement contingents. Au bout du compte, dans le concert des étiquettes sociales aptes à fonder l'identification, l'ethnie prendra sa place aux rangs des hypothèses, parmi d'autres, selon les possibles et les situations.
Vus sous l'angle de la négation, les phénomènes que nous inscrivons sous le vaste parapluie de « mobilité sociale » seront vécus comme un déracinement, un déboussolement normatif, un déchirement identitaire, une atomisation des relations sociales, etc. Mais sous l'angle de l'affirmation, ils inspirent aussi bien les mouvements d'émancipation. Émancipation du « Tiers-État » d'un Ancien Régime nobiliaire et clérical dont les fiefs et privilèges particularistes craquaient de toute part sous l'expansion des champs de relations sociales régis par le fibre commerce et le fibre examen. Émancipation des travailleurs, dont les métiers traditionnels avaient été détruits par l'industrialisation capitaliste, et qui pour cette raison même, parce que la prolétarisation avait arraché le travail aux cadres culturels qui lui donnaient auparavant son sens, sont entrés en lutte pour redéfinir la condition de travailleur. Émancipation des peuples qui cherchent encore à bâtir des nations par-dessus les ruines plus ou moins profondes des appartenances « tribales » mises en brèches par le colonialisme, rétro, néo et post.
Dans la même veine, ce n'est pas par hasard si les années soixante ont inauguré la vague d'émancipation de masse, tout azimut : le boom d'après-guerre n'a pas seulement accéléré la mobilité sociale, il l'a fait entrer dans la biographie ordinaire d'à peu près tout un chacun, quel que soit son statut social, alors que jusque-là, elle avait surtout touché soit des minorités nanties ou « éclairées » soit, pour le monde qui restait tandis que la vie domestique ou des voisinages suivaient encore largement les [168] pistes de la tradition et les formes culturelles de l'ethnie. C. Castoriadis l'a dit à propos des femmes, mais l'observation reste valable en général : la jeunesse de la décennie soixante, par exemple, ne s'est pas tant mise en marche parce que la société lui imposait un rôle donné et lui affectait une place précise, mais plutôt parce qu'elle le faisait de moins en moins, et qu'il fallait reformuler ce que cela voulait dire, quand la tradition et l'ethnie se taisaient, être jeune à notre époque. Ou femme, ou Canadien français en ce pays. Ou Autochtone. La cohésion des « ghettos » ethniques minoritaires s'est affaiblie de la même manière, tant de l'intérieur que dans l'environnement social, et les « minorités culturelles » sont en conséquence devenues « visibles » et audibles sur la place et dans les discours publics. Il fallait voir ce que « minorité culturelle » voudrait dire dans la société en marche.
Seulement, à mesure que les communautés particularistes se dissolvent, elles ne font pas que lever les « contraintes » qu'elles faisaient peser sur leurs membres. Elles cessent graduellement de leur fournir des repères identitaires clairs d'orientation morale ; elles n'arrivent plus à définir leurs besoins essentiels et à y apporter des réponses satisfaisantes, matérielles comme spirituelles. Les fonctions de régulation et d'intégration sociale qu'elles remplissaient tombent alors sous l'empire des grands mécanismes et institutions d'une société dite de masse, dans la mesure où elle n'est plus communautariste. Ces mécanismes et institutions sont le marché et l'entreprise, lorsque le besoin à satisfaire correspond à une demande solvable, l'opinion publique et l'État, lorsqu'un besoin est considéré trop fondamental pour être abandonné aux vicissitudes du marché libre - il prend alors l'aspect d'un droit (à l'éducation, à la santé, aux transports, etc.). Les médias de masse, les sondages, les consultations (des consommateurs ou des citoyens) servent de courroies de transmission entre les gérants des appareils privés ou publics et les clientèles économiques ou politiques à desservir. Là où pesait la coutume, la mode prend le relais pour régir et accueillir les propensions à l'imitation qui créent les formes de reconnaissance symbolique mutuelle - oui, même si l'expression semble, de prime abord, inappropriée : les communautés de culture. Sur le marché, les « créneaux de consommation », et sur la place publique, les « groupes d'intérêt » constituent de nos jours d'authentiques regroupements identitaires ; à leur manière partielle, segmentaire, optionnelle, ils remplissent le vide fonctionnel laissé par ce que mon confrère Fernand Dumont a appelé « la défection des appartenances » [169] communautaires. Moins profonde, leur emprise sur les cœurs est aussi moins rigide, moins « totalitaire », moins déterminante, moins contraignante que celle des anciennes prescriptions ethnoculturelles.
Les publicitaires (et leurs adjuvants) n'ont pas le luxe de s'y tromper, puisque leur gagne-pain repose précisément sur l'art de pincer les bonnes « cordes sensibles » de la grégarité sociale [4]. Là-dessus, ils sont souvent plus fiables que les universitaires. Prenons la maison CROP, qui emprunte (sans le crier sur les toits) une méthodologie états-unienne (voir Atlas, 1987) pour « positionner » les Québécois sur une échelle de quarante deux indices de valorisation et de motivation. Par recoupage, CROP dessine une « carte socioculturelle » du Québec divisée en quatre grands pays de l'identité : les Extro-déterminés, les Expérimentateurs, les Subsistants et les Intro-déterminés. À chaque quadrant attitudinal correspondent des « styles de vie », plus précisément des créneaux de consommation, à leur tour décomposables en sous-cultures : chez les « expérimentateurs », mettons, les « polysensoriels » et les « bio-émotifs » seront plus courants qu'ailleurs. On imagine facilement que les assistés sociaux (une catégorie que CROP n'utilise pas nommément) soient plus nombreux parmi les « subsistants » (l'anglais dit : survivors) que dans les autres cercles. Et ainsi de suite. Avec l'enflure habituelle appropriée au monde de la vente, CROP conclura, en mêlant le constat avec l'espérance : « Fini le prêt-à-penser, la société éclate (d'un point de vue culturel), chacun a ses valeurs, sa façon de penser » (CROP, 1988). Comprenons-nous aussi bien que possible : associer, comme je viens de le faire, un discours à la vente, n'a pas pour but de le discréditer mais de le remettre dans son contexte sociologique ; comme le fait de rappeler les complicités de la théologie avec la théocratie ne lui enlève rien de sa légitimité historique, ni de sa validité analytique, ni même de sa pertinence morale ou philosophique. Dans une société régie par le marché, l'identification sociale passera par le marché, comme elle passait par les affiliations religieuses dans les sociétés régies par la religion.
L'État aussi découpe la société en tranches catégoriques et se les affilie au fur et a mesure que celles-ci s'émancipent des girons traditionnels qui les définissaient naguère et les encadraient. Il occupe ainsi le terrain des besoins que les gens n'arrivent plus à satisfaire eux-mêmes, soit en comptant sur leur prochain immédiat, soit en payant de leurs propres poches les biens ou services désirés. Toute une liste de tâches qui étaient [170] accomplies par « devoir » ou « vocation » au sein des anciennes communautés sont, comme le rappelle sans répit l'expression consacrée, prises en charge par l'État ; elles relèvent désormais d'une branche de la « fonction » publique, et de la gestion des droits à des services gouvernementaux. C'est maintenant entré dans les mœurs : à chaque fois qu'une catégorie sociale commence à s'agiter, quitte son port d'attache conventionnel et fait surface dans la société de masse, un appareil juridico-administratif se met en branle pour l'accueillir : la définir, la mesurer, la sonder, jauger ses besoins particuliers, l'organiser et, à terme, se l'incorporer en aménageant des places pour ses représentants à l'intérieur même de l'organisation - dans les rangs du personnel, des organismes consultatifs, voire aux postes de direction [5]. Peu à peu, les multiples rôles fonctionnels composant la machine sociale se reproduisent dans l'organigramme de l'État, dont les cases spécialisées rassemblent une direction, un personnel et une clientèle solidaires les uns des autres pour se donner des raisons d'être et les moyens de les exprimer. Le jargon administratif a inventé un mot pour désigner ce mode inédit d'intégration et d'appartenance : les « intervenants », confondant tous les rôles et statuts mobilisés par une catégorie statistique, une fonction sectorielle, un domaine de gestion des besoins. Faut-il le rappeler une autre fois ? On reconnaissait justement les communautés globales d'hier à cette faculté d'assimiler dans un même registre cohérent toutes sortes de manières d'y appartenir : riche ou pauvre, femme ou homme, rabbin ou vendeur, par exemple, un juif était d'abord un juif ; dans l'ordre sociologique qui se dessine sous nos yeux, il deviendrait un « intervenant » du secteur techno-bureaucratique dit des « communautés culturelles », à moins que, sous une autre facette, il ne fasse partie des « intervenants » du secteur « commerce de détail ». Au regard mercantile, cependant, il se verrait classé dans un « style de vie » (exprimant ou non une demande solvable pour les produits cachères ou les duplex du quartier Côte-Saint-Luc).
Je ne serai pas le dernier à constater, ni même à déplorer que les rendez-vous culturels fixés par les créneaux de consommation ou les secteurs d'intervention étatique restent beaucoup plus superficiels et fugaces que les marques imprimées dans les personnalités par les siècles et la lignée, la langue et la foi. Mais il n'en reste pas moins que, tout de pacotilles voudrions-nous les croire (par comparaison avec les formes accoutumées), ces déguisements d'identité collective « à la carte » mobilisent aujourd'hui [171] bien plus d'énergies volontaires et de ressources matérielles que les traces des précédents. Ils font concurrence aux chaleurs de l'ethnicité et, pour tout dire, contribuent sinon à les éteindre, du moins à les refroidir. J'emprunterai la boutade d'un vieil ami pour la généraliser : « mon cœur est à gauche, confiait-il, mais personnellement, je suis à droite ». Autrement dit, nous voudrions bien nous abandonner aux impératifs du changement (« la gauche »), mais au fond, nous trouverions plus spontanément confortable de rester comme on est, c'est-à-dire tels que les autres - le passé, nos semblables - nous ont faits.
Pour cette raison même, parce qu'elles sont par essence actuelles, on pourrait défendre l'hypothèse que les solidarités symboliques ponctuelles, sélectives, éclatées, mouvantes sont au moins aussi importantes que les appartenances d'un type plus solide et plus archaïque dans la dynamique de l'identification et de l'interaction culturelle propre aux sociétés contemporaines. Faudrait-il alors que le « droit collectif » au maintien des attachements identitaires s'applique sélectivement, l'antiquité valant mieux que la contemporanéité, le maintien des traditions mieux que le dépassement, l'habitude incrustée par la coutume prévalant sur celle que les modes gouvernent, la fidélité aux héritages méritant plus d'égards que l'adhésion volontaire à des registres de signification ambiants ? On voit mal pourquoi, en matière culturelle, le poids de la fatalité - celle de la naissance ou de l'étiquette que, malgré nous, les autres nous accolent - serait consacré en vertu universelle à défendre à tout prix, quitte à y appliquer la puissance d'État, tandis que la possibilité d'ouvrir et de diversifier ses perspectives serait refoulée dans le domaine de l'accessoire et de l'insignifiant, au royaume des envies personnelles plutôt que dans l'empire des « droits collectifs ».
Si ce que nous avons voulu montrer jusqu'à maintenant n'est pas sans fondement, le droit collectif à l'identité culturelle devrait bientôt commencer à se chercher des amis. L'appartenance ethnique n'est jamais totalitaire, mais c'est encore plus vrai maintenant, alors que l'identité des personnes peut s'ancrer dans toutes sortes de caractères sociaux que l'on pouvait naguère réduire à la supra-catégorie de l'ethnie mais qui s'en sont désormais « émancipés ». Plus encore, il y a des investissements délibérés du soi dans des rassemblements et des projets collectifs qui peuvent façonner la pensée, les habitudes ou la sensibilité d'une personne au moins autant que les dimensions fatales, inéluctables, de la catégorisation sociale. Certains milieux communistes, [172] en France, par exemple, forment de véritables sous-cultures, comme il se trouve des gens pour qui l'engagement syndical devient indissociable de leur être même ; la profession, voire l'organisation où elle se pratique, accommoderont aussi bien un investissement très entier du soi dans un « Nous » de référence.
À moins de fermer les yeux sur la dynamique plurielle de l'identité, on se demande bien pourquoi les membres des minorités ethniques seraient plus que quiconque autre (de la « majorité », supposément), réductibles à cette seule facette de leurs rapports aux autres. je veux bien que leur différence ethnique les démarque spécifiquement aux yeux des autres, et qu'ils finissent par devoir assumer cette peau de chagrin ; mais je ne vois pas en quoi cette conjoncture susceptible de changer (demandez aux Italo, Germano ou Irlando-Américains) serait théoriquement soufflée en nécessité indépassable, voire convertie moralement et idéologiquement en droit collectif spécifique et inaliénable. D'autant que le droit humain à la différence risque de se renverser, pour les membres de ces catégories, en un devoir de se conformer aux prescriptions de leur groupe ethnique, c'est-à-dire, en une sorte d'interdiction d'en différer.
Ce que l'on disait au début des droits collectifs avoue ici toute sa déplaisance. Une fois parti à en concéder, on aboutit assez vite à un très inconfortable pensum : celui de décider ce qui, parmi les traits collectifs, mérite d'être « respecté et protégé », non seulement par ceux qui y tiennent et par ceux qui n'ont rien contre, mais par la législation. Un principe classique du droit veut qu'une loi précise, avec le moins d'ambiguïté possible, à qui et aux quels effets elle s'applique. Quelles manifestations collectives faudrait-il consacrer en droit ? Prenons par hypothèse la religion. Proclamer en droit que chacun est libre de s'assujettir à la sienne, ce n'est pas établir un droit collectif, mais un droit individuel qui ne peut s'exercer que collectivement. Pour garantir un droit spécifiquement collectif, il faudrait couler une religion particulière dans la loi, c'est-à-dire investir l'être collectif même de droits en propre qui n'appartiendraient à aucun de ses commettants, pris individuellement. La belle affaire ! Au pire, comme écrivait Benjamin Constant en pensant à la terreur jacobine : « On préfère l'être abstrait à l'être concret, et on offre au peuple en général l'holocauste du peuple en détail » (cité par Berlin, 1980). Au mieux, l'État pourrait bien se retrouver en train de protéger un « être collectif » contre la défection de ses adhérents, un par un : ainsi, l'anglicanisme reste établi au Royaume-Uni [173] même s'il ne reste plus qu'une minorité de Britanniques pour s'avouer anglicans ; ou le gouvernement québécois impose, pour protéger la femme en général un régime matrimonial unitaire auquel des milliers de femmes en détail (dont la ministre marraine du projet de loi) s'empressent de se soustraire ; ou encore, le parlement canadien décrète que les collectivités dotées de « droits aborigènes » inaliénables comprennent plus de monde qu'on aurait voulu chez les premiers intéressés, et le diable prend sur les réserves indiennes (voir Côté, 1991).
C'est une chose, en effet, d'admettre que chaque être humain dispose par nature d'un droit inaliénable à la différence culturelle, avec le loisir de l'exercer à milliers et à cents ; c'est une autre d'investir les cultures elles-mêmes, en tant que créatures collectives empiriquement réalisées, d'un droit intrinsèque à l'existence et au maintien de leur intégrité. Dans le premier cas, la culture est assimilable à la religion ou à l'opinion, et se trouve déjà couverte, pour ainsi dire, par les libertés fondamentales d'expression et d'association [6]. Dans le second cas, on serait fondé d'attendre les premiers intéressés, les membres des entités culturelles en question, qu'ils soient premièrement tenus de respecter intégralement leur propre « caractère collectif ». Pour ces gens-là, contrairement aux majoritaires - où l'on glorifie l'accomplissement individuel et l'innovation adaptative - la fusion monolithique des personnes dans la communauté, la fidélité aux consignes ancestrales et aux consensus du présent, la conformité à l'image de marque et de groupe serait censées fixer l'horizon du devoir être et, la loi s'y mettant, du devoir d'état dans toutes les connotations du terme : place assignée, statique, étatique.
Choyé sous tous les rapports, le Canada compte justement une population ethnique qui profite pleinement d'une consécration constitutionnelle de ce type : les Amérindiens, dotés de droits collectifs dits « aborigènes » ou « ancestraux ». On peut y observer toutes sortes d'effets pervers de d'interdit de différer ». Il n'est pas rare, par exemple, qu'un jeune Montagnais préférant l'administration aux gambades forestières se voit traité par ses semblables d'efféminé, de faux Indien, de traître à sa culture [7]. Dans une réserve québécoise tiraillée par les modifications récentes du statut officiel d'Indien (englobant désormais les familles racialement mixtes dont la mère est autochtone) [8], des enfants fraîchement « statués » seront gentiment affublés du label « C-31 », (numéro du projet de loi en question) et se verront refoulés des autobus [174] scolaires réservés aux élèves déjà « statués » selon l'ancienne législation (Côté, 1991). Lors de la « crise autochtone » de l'été 1990, les téléspectateurs ont pu découvrir des Mohawks comptant autant de « chefs spirituels » que les médias disposaient de micros et de caméras à leur braquer sous le nez ; les relationnistes de presse dans la jeune trentaine étaient, comme de raison, des « mères de clan » ; et une poignée d'adolescents désoeuvrés, inspirés par quelques praticiens plus âgés des trafics louches et du maniement des mitraillettes AK-47, formaient l'ineffable corps des « Guerriers » [9]. Lorsque ces manifestants mirent le feu à une barricade érigée à même des matériaux de fortune et... combustibles, au lieu de la démanteler, un commentateur de la télévision a suggéré que ce geste exotique répondait sans doute à un rituel martial immémorial. Ne manquait plus, pour jeter sur ce carnaval la lumière du haut-savoir, que ce mot d'Ernest Renan :
- Tous les progrès de la science moderne amènent [...] à envisager chaque race comme enfermée dans un type qu'elle peut réaliser ou ne peut pas réaliser, mais dont elle ne sortira pas (cité par Todorov, p. 170). [10]
Poussée à l'extrême, cette logique nous a donné des Étoiles de David cousues au revers du veston et justifié tant les ghettos que les pogroms. Il ne s'agit pas, en le rappelant, de brandir les Grands Épouvantails à l'appui de nos thèses - ce qui serait proprement indécent - mais de souligner comment les mêmes prémisses qui ont su étayer idéologiquement les pires hystéries xénophobiques servent tout aussi adéquatement, aujourd'hui, certains émois complètement inverses de xénophilie aiguë par où l'on manifeste une espèce d'amour possessif pour les cultures étrangères à la sienne, y compris, parfois, une version idéalisée de la culture de ses propres origines lorsqu'on s'en est pratiquement détaché. Quiconque aura fréquenté le moindrement les savants colloques placés à l'enseigne du « multi/inter-culturalisme » n'aura pu s'empêcher de noter comment, en effet, les couplets les plus ardents à la gloire des différences collectives sortent communément de la bouche de représentants de la majorité Parlant des minorités, ou de membres de communautés culturelles qui, personnellement, semblent largement émancipés des modèles traditionnels qu'ils exaltent. Dans le cas anecdotique rapporté au début de ce texte, par exemple, on peut parier sans risque que les personnes défendant mordicus le droit à l'excision ne se trouvaient pas personnellement exposées à la chance d'exercer ce droit sur leurs soeurs, voisines ou filles. Ce n'est pas [175] non plus par hasard si le fameux guerrier mohawk Ronald « Lasagne » Cross a été plus longtemps domicilié des hautes bâtisses de Brooklyn que de la « Longue maison » de Kahnesetake. De même est-ce à Paris et à Montréal qu'il convient surtout de chanter les froidures de l'Abitibi ou la pure-laine de ses aïeux : sur place, on sacre plutôt contre le prix de l'huile à chauffage et trouve que l'étoffe du pays, ça pique.
Le dramaturge André Ricard (1989) a comparé l'effet de trente ans de Révolution tranquille sur les Québécois francophones à une espèce d'amputation : quand ils songent à la démandibulation de leur identité culturelle, écrit-il dans une tournure inoubliable, ils éprouvent d'illusion des amputés, la sensation dans le membre perdu ». Heureusement, notre tribu n'est pas seule dans cet hôpital de campagne. Que cela soit dû aux transformations des conditions socio-économiques depuis la fin de la dernière guerre, aux séquelles du colonialisme, à l'émigration, à l'instruction, aux charmes irrésistibles des habitudes et valeurs de la civilisation de masse, à la mobilité professionnelle, etc., il est difficile d'imaginer, du moins dans les grands pays développés, quelque chouchouté fragment de population auquel fut épargné l'épreuve, à quelque degré, de « la sensation dans le membre perdu ».
Aussi n'aurait-on sans doute pas entièrement tort de reconnaître sous certaines vibrantes envolées une discrète nostalgie de la certitude identitaire et morale, de la sécurité communautaire, de la chaleur des contacts sociaux, de la cohésion collective et de la fusion quasi utérine du soi dans le nous, nostalgie inspirée par de fuyants souvenirs d'enfance et projetée psychologiquement sur les groupes et les époques où ces diverses possibilités d'allégeance viscérale paraissent prendre chair. Les figures idéales, à ce titre, seraient celles qui s'écarteraient le plus de l'imaginaire norme majoritaire : les descendants des premiers habitants, les gens de couleurs, les cultures à teinte paysanne ou archaïque, rempliront mieux l'office de « communauté culturelle », dans toute la plénitude du concept, que, disons, les populations juives ou anglo-protestantes montréalaises (a fortiori, les pauvres Anglais de Gaspésie feront l'affaire). Vraiment coincé, on pourra déporter ses épanchements sur n'importe quel groupement dont seraient exclus les mâles occidentaux de classe moyenne, moyennement bien payés, moyennement chauves, moyennement en forme et moyennement alphabétisés : voilà votre « majorité » - 10% de la population, mettons, puisque ce [176] chiffre au hasard en vaut un autre pour mesurer des réalités de toute façon fantasmagoriques [11].
Ce qui autorise la xénophilie - je parle toujours de ses formes aiguës - à se refaire une beauté idéologique malgré sa rigoureuse symétrie avec la pensée xénophobe, c'est évidemment son parti pris avoué pour les minorités menacées, conjugué avec la dénonciation des majorités menaçantes auxquelles les premières font face [12]. C'est dire qu'avec la nostalgie infantile (narcissique, si on suit rigoureusement le lexique psychanalytique) de la fusion du moi et du monde, le même mouvement symbolique transporte sur les cultures supposées « pleines » - par définition, minoritaires et menacées dans un environnement moderne qui ébrèche la culture [13] - le sentiment égocentrique que nous éprouvons tous d'être victimes des grands courants sociohistoriques qui démanchent sans pitié ce que Tocqueville appelait des habitudes du cœur », et déchirent sans cesse les tissus sociaux de l'appartenance. Face à l'identité-victime, l'épouvantail de la Majorité vient mettre un nom sur les puissances aveugles de l'aliénation et de la désintégration culturelles : le capitalisme, l'esprit de libre examen, l'industrialisation, la science, l'urbanisation, le développement technologique, les modes, la globalisation des communications - enfin, tous ces machins et processus anonymes qui échappent à notre contrôle dans la proportion mesurée où, de toute manière, nous n'en prenons conscience qu'une fois leurs effets accomplis plutôt que sur le coup, au moment même où ils nous charrient. Et quand on croit en avoir saisi suffisamment la nature pour ambitionner d'y réagir en sachant ce qu'on fait, leurs formes actuelles auront déjà changé, comme le « Huitième Passager » du film de Riddley Scott (Alien, dans l'original américain), ou bien elles sembleront avoir acquis une sorte de scélérate autonomie, telle la créature du Docteur Frankenstein dans le roman de Mary Shelley.
Une seconde opération de projection psychologique se met aussitôt en branle. Le sujet humain répugne à concéder qu'il est ballotté comme un bouchon de liège par les houles de l'histoire. Cela nierait précisément les principales qualités auxquelles il se reconnaît : la conscience-de-soi, la responsabilité de ses actes et de ses pensées, la faculté de saisir le sens du monde et de la vie, donc, d'agir intentionnellement, de façon plus ou moins efficace, sur ce qui lui arrive, de signer au moins une part de son destin, de contourner volontairement la fatalité des choses. Cette annulation de la fatalité commence dans l'esprit avant de se [177] traduire en gestes : elle consiste à attribuer l'intentionnalité du sujet individuel aux puissances gouvernant la nature ou l'histoire en les personnalisant, en leur conférant une âme, un visage, des envies, des intérêts, des caprices, des principes - telles de Grandes Personnes ultimement et décidément responsables du sort des gens. Du moment où il y a quelqu'un, quelque part, qui tire les ficelles, qui soit l'auteur des choses, on saura à quoi on a affaire et à qui s'adresser, au lieu d'avancer dans le noir, à tâtons, au milieu des dragons cachés et des gouffres insondables. Il y aura un guichet où présenter ses requêtes et ses plaintes, déposer ses hommages de loyauté ou ses menaces de reniement. En termes freudiens, on dirait que nous déportons alors sur quelque instance suprême d'autorité les sentiments d'omnipotence parentale suscités par la dépendance absolue de la prime enfance, avec leurs ambiguës charges affectives d'amour et de haine, d'admiration béate et de ressentiment larvé. Providences bienfaisantes ou juges courroucés, les esprits et les dieux ont longtemps occupé cet emploi de « garants métaphysiques » de l'ordre cosmique et du destin humain (pour prendre un mot à Touraine). Mais avec le désenchantement du monde (Weber, cette fois), ils tendent à quitter cet office. L'esprit scientifique, positiviste, nous pousse alors à chercher dans la nature elle-même les lois qui la gouvernent, et dans la société environnante les candidats au poste de Personne-en-charge, laissé vacant par la retraite des dieux. C'est ainsi qu'en temps et lieux, selon l'angle privilégié (type « classe » ou type « culture ») sous lequel se révélait à d'aucuns leur propre sujétion collective aux forces du changement sociohistorique, le Franc-maçon ou le Bourgeois, le juif ou le Communiste ont pu porter tous les péchés du monde [14]. Plus ponctuellement près de nous, l'Anglais a su tenir ce rôle aux yeux de plusieurs générations de Canadiens français, et autour du globe, les Américains s'attirent de semblables honneurs partout où ils « imposent » à l'avide faiblesse des masses leurs infâmes Coca-Cola, Dallas, Rock and Roll et autres Hot-dogs - d'où le sobriquet peu respectueux de « Grand Satan » que l'ayatollah Khomeini, malheureusement un peu cancre en sciences sociales, leur a collé au front.
Que je me fasse bien entendre : il ne fait aucun doute que certains groupes particuliers aient pu fournir plus de troupes que d'autres aux contingents parfaitement réels de la domination, selon les circonstances historiques et géographiques [15]. La chimère que j'essaie de combattre - ces petites bêtes sont réputées fuyantes et insaisissables - c'est l'idée qui voudrait que les phénomènes [178] sociologiques de domination, les structures de l'ordre « établi » et les processus du changement historique résultent directement de la volonté, des intentions délibérées (bonnes ou mauvaises) des gens qui occupent, à un moment donné, les fonctions d'autorité prescrites par un système social [16]. Quand, par dessus le marché, on étoffe cette illusion par le déterminisme des caractères raciaux, éthiques, de classe, nationaux, sexuels - qu'importe - en laissant entendre que chaque individu inscrit dans un groupe dominant sous quelque rapport hérite avec le souffle d'une propension innée à faire du mal aux autres afin de se grandir, on frôle l'absurde « libelle du sang » - qu'il retombe sur nous et sur nos enfants !
Le recours actuellement répandu au couple « majorité-minorité » comme s'il recouvrait un rapport structurel de domination sociale porte une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est qu'en principe, la « majorité » ne saurait se ramener à un seul groupe dont la singulière malveillance plongerait dans quelque irrécusable généalogie. La mauvaise, c'est la même : précisément parce que le concept de « majorité » vise un ensemble flou aux contours et contenus indéterminés, il pourra agréer l'expression de toute espèce de sentiments distingués d'aliénation diriges vers la société en général depuis divers points de vue. Il y aura autant de définitions de la majorité que de critères pour découper des conditions sociales minoritaires et pour cerner le champ socio-historique où se situe l'antinomie retenue [17]. Enfin, les notions de « majorité » et de « minorité » évoquent spontanément l'image d'entités statistiques concrètement définissables et mesurables - une image finement accordée aux conceptions positivistes les plus courantes de la connaissance (et de la gestion) scientifique des « réalités » sociales. Pour les minorités surtout, il peut s'avérer avantageux de voir ainsi redéfinie leur appartenance comme un « problème » de société à saisir et à gérer rationnellement.
Bref, la traduction des iniquités sociales dans l'opposition « majorité-minorité » adhère de très près aux conditions et à l'esprit de notre temps : ceux d'un système social régi par de grands appareils anonymes, où le pouvoir, diffus, segmenté, polycentrique, investit des rouages opératoires et des fonctions expertes plutôt que des personnes, et, au lieu d'imposer une autorité oppressive, réduit plutôt ses sujets à la dépendance. En retour, comme Christopher Lasch (1979) l'a fait voir, cela tend à généraliser un malaise narcissique que l'on pourrait résumer dans deux plaintes rentrées : « Arrêtez le monde, je voudrais descendre ! » et [179] « Regardez-moi, j'existe ! » [18]. Cette insécurité prend aussi l'aspect, rappelons-nous, de certaines ardeurs xénophiles dirigées vers les représentations d'un communautarisme englobant devenu étranger au soi et... à la majorité.
Lorsque le « droit à la différence » appelle une consécration juridique des formes empiriques de différentiation culturelle, il s'inscrit dans le même cercle vertueux du positivisme techno-bureaucratique et de l'anxiété narcissique. Les faits collectifs viendraient alors s'emboutir dans le droit inviolable, et on pourrait s'en remettre à l'omnipotence de l'État-Papa-Maman pour exorciser l'épidémique hantise de l'insécurité identitaire et de la victimisation historique.
Ce ne sont pas les minorités ethniques qui ont lancé ce train idéologique - pas plus, en tout cas, que d'autres groupes d'intérêt - mais puisqu'il est en marche, elles trouveront de singuliers avantages à y accrocher leur propre wagon [19]. D'abord, elles profiteront comme n'importe qui de l'association entre leur cause et l'idéal des Droits de l'Homme, lequel jouit déjà d'une présomption de pureté morale et de justice immanente dans l'opinion publique de notre époque - placées sous cette glorieuse bannière, les revendications passent plus facilement pour désintéressées, dédiées au bien commun. En tant que minoritaires, ensuite, l'invocation d'un droit possiblement « fondamental » leur offrira de quoi compenser la faiblesse numérique par la force de l'argument, et de se prémunir théoriquement - ce qui est déjà mieux que rien - contre ce que Tocqueville appréhendait justement comme « la tyrannie de la majorité ». Mais surtout, lorsque certains signes distinctifs communs vous valent des manifestations quotidiennes de rejet de la part de vos concitoyens et imposent un handicap collectif à l'avancement socio-économique personnel, vous aurez tout à gagner de voir ces stigmates différentiels même faire plutôt l'objet d'une « reconnaissance officielle de l'État », avec son possible cortège de mesures réparatoires positivement ciblées en faveur de votre communauté. Et pour peu que ces attributs collectifs débouchent sur pareilles grâces d'État, il est plus facile d'attendre de chaque membre d'un groupe minoritaire qu'il ou elle contribue à maintenir l'unanimité et l'homogénéité « culturelle » de sa communauté, afin de lui ménager les dissensions et conflits internes, économiques ou idéologiques, qui risqueraient d'en lézarder la façade aux yeux des autres et, par là, d'en diviser les forces déjà malingres comparées aux muscles de la « majorité » adverse [20]. Élites et leaders en profitent.
[180]
Pris dans le feu de l'action et le moment présent, à l'affût des occasions opportunes - avocat-conseil ou, comme on dit dans les syndicats, « permanent » d'un mouvement plutôt qu'« élu » des membres - l'auteur de ces lignes souscrirait à l'exploitation sans vergogne, par toute minorité, du moindre courant public favorable à la confirmation étatique de son droit collectif à l'existence et au développement. je ne m'inquiéterais même pas, pour le moyen terme, du danger que les attentions gouvernementales ne recréent, dans l'ordre administratif, de nouveaux « ghettos » à la place de ceux où étaient traditionnellement confinées les minorités (géographiques, professionnelles, sectorielles [21]. Faute de mieux, les « ghettos » permettent aux membres des minorités de regrouper leurs efforts et ressources sur des terrains familiers en vue d'établir une base d'accumulation - de capital, de savoir-faire, de relations sociales, d'influence politique - susceptible d'aplanir la voie de l'intégration pour les générations montantes. Sous cet aspect, le « ghetto » peut faire partie d'une stratégie commune de mobilité et d'insertion sociales devant un environnement « majoritaire » rébarbatif. Avec la croissance sans précédent du poids et du rôle de l'État depuis une quarantaine d'années, ses appareils et programmes sont devenus de puissants leviers d'avancement économique et de pouvoir dans nos sociétés par-dessus, disons, les voies déjà disponibles de l'entrepreneurship privé et de l'éducation. On voit mal pourquoi les minorités ethniques s'interdiraient de sauter sur l'occasion, d'autant qu'elles ne seraient pas les seules ni les premières à en profiter, aux alentours [22].
Mais qu'elles prennent un acabit géographique, économique ou juridico-administratif, les enclaves minoritaires ne trouvent leur sens qu'hors d'elles-mêmes, dans l'intégration à la société environnante. Comme le journalisme, le « ghetto » ethnique mène à tout, pourvu d'en sortir ; comme les fonctionnaires du ministère canadien des Affaires indiennes, il est censé « s'employer à éliminer son emploi » [23]. Autrement, s'il se referme sur son monde de façon durable, il risque de se transformer en voie de garage ou en centre d'accueil pour mésadaptés chroniques - dans le meilleur des cas. Au pire, le « ghetto » fermé devient quelque chose comme une cale insalubre, un cercle vicieux, un camp sociologique de concentration [24].
Il y a deux grandes manières d'aboutir aux enclaves sociales fermées sur elles-mêmes : de l'extérieur, lorsque la société environnante érige des murs que les minorités ont peine à franchir ; [181] et de l'intérieur, lorsque les habitants d'un espace social confiné finissent par contracter une mentalité de ghetto, en intériorisant l'expérience historique de la ségrégation dans l'image qu'ils entretiennent de leur propre identité. Si la propension des majorités (ou catégories établies) à lever des murs contre les minorités différentes (ou catégories entravées) continue de mériter une vigilance générale de tous les instants, le danger le plus imminent, pour les membres des minorités - la tentation, plus exactement, puisqu'il s'agit d'un danger subjectif - c'est de se laisser posséder par la mentalité de ghetto : celle où l'exclusion, l'identité fatale et la victimisation, c'est-à-dire les conditions imposées a un groupe par l'histoire et la société deviennent parties intégrales des caractères qu'il s'attribue en propre [25]. Un anthropologue français, Fanch Elegoët, a étudié ce phénomène chez les paysans bretons (sa propre ethnie d'origine) et y a reconnu une forme « d'identité négative » pouvant aller jusqu'à la haine-de-soi (Elegoët, 1987). Albert Memmi, comme on sait, n'a pas cessé de réfléchir sur cette espèce de mépris-de-soi-sous-le-regard-de-l'Autre, depuis son célèbre Portrait du colonisé (Memmi, 1966 et 1968) [26]. Inutile d'insister sur le boulet intérieur, le blocage psychologique que de tels sentiments peuvent ajouter aux efforts déjà difficiles que doivent accomplir les membres des communautés exclues pour se faire une place dans la société en général.
D'un autre côté, a souligné Seymour M. Lipset [27], l'historique dédain de la majorité américaine envers les derniers débarqués a paradoxalement contribué au processus de leur intégration : pour éviter à vos enfants d'être traités de Micks, Krauts, Wops, Kikes et autres noms-de-guerre odieux, vous les élevez pour en faire des présidents, sinon des États-Unis, au moins du club Kiwanis de la ville. Ce n'était ni joli, ni gentil, mais enfin, cela a marché en son temps, aussi bien que si on leur avait « reconnu » le droit « inaliénable » de rester mentalement dans leur vieux pays culturel en plein milieu d'une nouvelle société. Notons ici, en passant, qu'il n'est plus nécessaire d'émigrer pour se trouver « au milieu d'une nouvelle société » : la personne qui vous parle, par exemple, n'a pas bougé d'un poil - façon de parler - depuis qu'elle est au monde, et elle n'en finit plus de voir la société environnante changer et se dérober sous ses pieds. je crains qu'à notre époque cette expérience n'épargne personne, y compris les minorités que l'on voudrait, par droit naturel, vouées à la préservation de leur « identité authentique » tandis que [182] les « majorités », elles, seraient tout occupées à s'adapter et à poser leur signature sur un monde mouvant - donc, de se transformer elles-mêmes sans arrêt, un pied dans ce qu'elles croient avoir été, l'autre dans ce qu'elles ne sont pas sûres de devenir [28].
S'il est de bonne guerre pour les minorités, dans le contexte sociologique actuel, d'utiliser l'État comme levier d'avancement - d'où les revendications d'un droit « collectif » à la différence et à des mesures gouvernementales spécifiquement ciblées pour en garantir la pleine jouissance - cette stratégie les expose davantage que d'autres voies traditionnelles de mobilité sociale (comme l'entrepreneurship, l'entraide endogène et l'éducation) à la tentation du « ghetto intériorisé ».
Un professeur de l'Université de Californie à San José, Shelby Steele, vient de jeter un solide pavé dans ces marais. Lui-même sorti du ghetto noir de Chicago [29], militant du Black Power à son heure, Steele souligne que si l'État est un excellent instrument d'émancipation collective, apte à abattre les barrières institutionnelles à l'avancement des Afro-américains (c'était le rêve de Martin Luther King), aucune mesure gouvernementale ne peut assurer le développement « racial », lequel reposera toujours, en définitive, sur les efforts autonomes de personnes en chair et en os, individuels ou combinés. Pour pousser l'État à l'action, il faut nécessairement culpabiliser la majorité blanche, en moussant réciproquement chez les Noirs ce que Steele appelle la « mémoire de l'ennemi » et l'identité-victime. Visant l'idéologie du Black Power, principale expression de cette stratégie, le critique écrit :
- En se focalisant si exclusivement sur le racisme blanc et la victimisation des Noirs, (ce discours) impliquant que notre sort repose entre les mains de la société plutôt qu'entre les nôtres et que les occasions mêmes d'accomplissement [opportunities] fassent partie des choses à recevoir plutôt qu'à saisir. Cette identité nous prive précisément de l'autodétermination que nous cherchons depuis si longtemps, et approfondit notre dépendance envers la bienveillance des autres (Steele, 1990, p. 170).
Derrière un mouvement qui présente toutes les apparences d'une fière affirmation de la différence culturelle, Steele croit reconnaître la queue d'un monstre familier - l'identité négative :
- Je pense que nous tramons une crainte Intérieure d'infériorité qui augmente à nos yeux les risques de se lancer [seizing opportunity], puisque les reculs et les échecs pourront sembler confirmer notre infériorité En somme, notre identité-victime nous [183] sert à ta fois pour sauvegarder notre principale source de pouvoir et pour tirer le voile [shielding] sur notre peur de l'infériorité et sur notre inexpérience relative des défis de la liberté (idem ; J'ai traduit dans les deux cas).
Dans quelle mesure Steele a-t-il tort ou raison à propos des Noirs américains [30] ? Cette population présente de toute manière un cas unique, à cause de l'esclavage, bien entendu, mais aussi par la taille relative, la couleur de la peau et la concentration géographique, trois caractères de « visibilité » qui attirent spécialement la discrimination. Le Canada n'a pas nourri en son sein de misères collectives vraiment comparables à celles des Afro-américains, sauf peut-être, mais à un degré différent, celles des Autochtones [31]. Comme de fait, quiconque est le moindrement averti de l'évolution actuelle de ces milieux se prendra, en lisant Steele, à substituer spontanément à ses qualificatifs raciaux celui « d'amérindien ». Mais ce qui frappe surtout, c'est à quel point les phénomènes qu'analyse Shelby Steele (beaucoup plus longuement, diversement et finement que la sélection qu'on vient d'y opérer) sont répandus dans l'air du temps, d'un coin à l'autre de nos sociétés. La conjugaison des revendications d'un statut collectif à-part, en-soi et pour-soi, avec l'introjection d'une entité-victime particulière (appelant réparations) ne s'arrête pas aux portes exclusives de l'État et ne se confine décidément pas aux seuls groupes ethniques. Elle traverse les catégories sociales et débouche dans divers recoins de l'espace public institutionnel [32].
Par-delà les usages intéressés que s'adonnent à en faire certaines communautés ethniques, ou même les dangers auxquels elles s'exposent par là - après tout, c'est leur affaire - retenons surtout l'envergure sociétale, la vogue généralisée, la portée structurelle qu'assume cette tendance idéologique. Voilà qui mérite toute l'attention du monde, et l'attention de tout le monde. Le langage du droit collectif aux différences, on l'a vu, ne sort pas que des lèvres minoritaires, même lorsque les minorités en font spécifiquement l'objet. Et si celles-ci entonnent le refrain, elles n'ont pas inauguré le courant - elles l'ont simplement rejoint, mis à leur main, repris à leur compte. Signe, déjà, à rebours des apparences superficielles, que les minorités font intégralement et irrémédiablement partie de la même société que, par sottise accoutumée et facilité démagogique, on se presse trop aisément de concéder en propriété exclusive aux « dominants » ou à la « majorité » [33]. Indice, aussi, que nous n'avons pas affaire à un problème particulier, sectoriel, mais à un « problème [184] de société », c'est-à-dire : qui soulève des questions sur le devenir global des communautés de destin que nous formons, bon gré mal gré. Concluons en relevant quelques-unes de ces questions.
D'abord les fleurs ; ensuite le pot.
À l'oreille - au bruit que font les revendications, à leur ton souvent éploré ou exaspéré, à la diversité de leurs sources, à leur retentissement médiatique (pensons au feuilleton télévisé d'Oka-Kahnawake) - on dirait bien que les différences collectives font l'objet d'une intolérance croissante dans nos sociétés (« post-modernes », suivant le terme actuellement distingué). En fait, ces signes des temps pourraient bien révéler l'exact contraire : que la tolérance sociale aux écarts normatifs est précisément plus élevée que jamais, et suscite par conséquent des attentes qui eussent été inadmissibles en d'autres temps et lieux. Même chose pour les entraves à l'avancement des groupes structurellement désavantagés : on les endurera d'autant moins, et elles susciteront d'autant plus de culpabilité parmi les classes moyennes que la majorité des citoyens auront accès à un standard de vie et un statut social sortables en public - une possibilité historiquement sans précédent avant le milieu de ce siècle et encore interdite à la plupart des habitants de la Terre. Le principe psycho-sociologique à l'œuvre est connu au moins depuis qu'Alexis de Tocqueville s'est penché sur les causes de la Révolution française :
- On dirait, écrivait-il, que les Français ont trouvé leur position d'autant plus insupportable qu'elle devenait meilleure.
-
- Une telle vue étonne ; l'histoire est toute remplie de pareils spectacles.
-
- Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on tombe en révolution. Il arrive plus souvent qu'un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s'il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s'en allège [...]. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire (Tocqueville, 1967 : 277-278 ; première édition en 1856) [34].
Que la tolérance envers les différences soit en hausse générale offre sans doute quelque motif d'encouragement, mais cela ne signifie pas, bien sûr, que personne ne souffre plus du mépris ou de la discrimination sociale. Les tensions inhérentes au pluralisme de fait devraient même aller s'accroissant et se multipliant avant de s'apaiser, c'est-à-dire d'entrer dans les moeurs, de se « civiliser », de s'institutionnaliser (au sens où, par exemple, l'âpreté des chicanes de classe a été adoucie et domestiquée [185] dans le syndicalisme, les conventions collectives, la législation du travail, les programmes de redistribution, etc.). Maurice Merleau-Ponty, le philosophe existentialiste, a proposé de désigner par « progrès » le fait qu'une époque réponde aux questions que la précédente n'arrivait pas à résoudre. Sous ce rapport, nos sociétés ont encore du millage à abattre avant de se réconcilier avec le pluralisme. Les réponses ne sont pas données, et on ne saurait jurer que les chemins sur lesquels nous nous sommes engagés soient sans périls.
Les généraux d'armée, aura-t-on été assez averti au seuil du récent conflit du Golfe, ont tendance à se lancer dans une guerre en voulant reprendre la précédente. il en va de même, dirait-on, des sociétés. Nous nous sommes engagés dans la bataille du « multiculturalisme » en refaisant celle du syndicalisme et de la gauche travailliste : déterministe de l'appartenance collective sur les intérêts personnels et opposition tranchée entre Victimes et Dominants ; priorité aux « droits collectifs » et recours à l'État, ses lois et ses crédits, pour imposer systématiquement à la société un Nouvel Ordre progressiste contre la résistance des puissances incrustées, etc. Ce n'est pas par hasard si, chez nous comme ailleurs, les syndicats du secteur public ont été plus gauchement « militants » que ceux du privé. Confrontés à l'État-patron, il leur fallait essayer de miner la crédibilité et la légitimité du gouvernement dans le grand public-actionnaire, tout en laissant entendre que les intérêts corporatistes des syndiqués de l'État coïncidaient avec l'avancement du peuple tout entier. Des slogans comme : « l'État (ou l'École) au service de la classe dominante ! » ou « Faisons payer les riches ! » ont quelque temps porté cette stratégie - quelque temps, parce qu'à trop demander aux bonnes gens d'avaler des couleuvres, on finit par les en écœurer. Effet pervers, puisque c'est surtout la crédibilité des syndicats et des discours de gauche que ces extravagances ont contribué à miner. Elles ont aussi popularisé parmi les divers groupes d'intérêts l'attitude selon laquelle l'État, c'est les Autres, pas « nous-autres ». Bondissant à saute-mouton sur le dos courbé du mouvement syndical, celui du multiculturalisme risque fort d'aboutir plus tôt qu'on ne le voudrait dans ces ornières déjà creusées [35]. La rumeur court déjà n'est-ce pas ? L'École serait « au service de... la Majorité ! ».
Lorsqu'on confond le droit collectif à l'identité culturelle avec les droits fondamentaux de l'être humain, on rabat et la notion de droits transcendants, et celle de l'identité sur le terrain des jugements stratégiques, des rapports de force politiques, et [186] de la gestion techno-bureaucratique. Faudrait-il, par hypothèse, que les Parlements « reconnaissent » les Charismatiques avec les Vietnamiens, les Punks-à-hure avec la Nation huronne ? Les exemples sont peut-être mal choisis, mais la question n'y perd rien : ou bien toutes les entités collectives susceptibles de porter une distinction culturelle jouissent d'un droit égal et universel à la reconnaissance, à la protection et au soutien de l'État, ou bien cela dépend des considérations politiques. Une fois sur cette pente, on arrive assez vite au point où certains groupes, politiquement plus forts ou dont la légitimité semble mieux établie aux yeux de l'électorat, deviennent plus égaux que d'autres. Ainsi, les Québécois-Français, les Anglo-Américains, les Arabo-Algériens, voire même les Franco-Français de Jean-Marie Le Pen auraient le droit collectif d'imposer leur couleur à l'État pour protéger leur identité contre les enzymes étrangers qui la menacent de dissolution. Évidemment, on rétorquera aussitôt que la situation de ces différentes « majorités » n'est pas la même. C'est bien ce que je dis : les « droits collectifs » dépendant alors des circonstances socio-historiques, donc des rapports de force politiques. Or, l'idée même des Droits de l'Homme, c'est qu'il y en a un certain nombre qui ne soient pas assujettissables aux fluctuations politiques, parce que la souveraineté de l'individu ou la dignité de la personne humaine sont inaliénables et irréductibles.
La « politification » des droits supposément fondamentaux ainsi amorcée, elle en appelle une autre : celle de l'identité elle-même. Dans le contexte socio-culturel dont nous avons parlé, tout se passe comme si les repères hier solides de l'intégration, de l'appartenance et de l'identification collectives s'étaient mis à bouger dans un champ désormais décousu, éclaté, incertain. Nous l'avons rappelé : l'expansion des appareils d'État va de pair avec l'érosion des communautés de sens, et la société se fractionne en autant de « secteurs » et de « niveaux » techno-bureaucratiques spécialisés que l'on peut concevoir de catégories statistiques ou de domaines d'intervention. Pour avoir droit au chapitre, il faut qu'une catégorie soit « reconnue » par l'État, c'est-à-dire définie comme clientèle d'une loi, d'une agence, d'une expertise, de programmes et de canaux consultatifs. L'identité juridiquement consacrée vient avec le titre « d'intervenant » dans une branche des appareils gouvernementaux : cela acquis, une bonne part des gestes que vous poserez pour exprimer votre identité consisteront désormais à réclamer pour vos commettants les ressources et les attentions étatiques qui en découlent. De la [187] même manière, les Conseils du statut de la femme ou des minorités culturelles confirment, au cas où on en douterait, que ces formes d'appartenance (plus ou moins intériorisées) confèrent effectivement une identité, avec les « droits collectifs » qui s'y rattachent. En somme, la production étatique de l'identité tend à prendre le pas sur tes dynamiques d'interaction socio-culturelles autonomes qui engendraient jusqu'à maintenant les communautés de reconnaissance mutuelle et d'insertion sociale.
Seulement, cela pose un sacré problème. Même si on appartient « objectivement » à une catégorie, cela n'implique pas qu'on s'y investisse exclusivement. Hormis ceux et celles qui s'en font une vocation ou qui sont payés pour cela, la plupart des gens ne se laissent pas définir par une seule étiquette : quand vous aurez dit d'une telle qu'elle est « noire » ou de tel autre qu'il est « intellectuel », mettons, vous n'aurez Pas épuisé leur être. Et puis, compter aux rangs d'une collectivité catégorisée ne fait pas nécessairement de nous un « intervenant » actif parmi les définiteurs d'identité : il y a, par exemple, en ce pays, passablement plus d'autochtones ou de femmes qu'il n'y a d'agents officiels pour parler au nom de « L'Indien » ou de « La Femme » en prétendant « répondre à ses besoins ».
Au bout du compte, chacun se trouve fondé de s'associer, par une facette quelconque de sa personnalité sociale, à une « Minorité » négligée ou méprisée, en soupçonnant le voisin de faire partie, lui, de la « Majorité » imaginaire. Et quand, dans un pays, une société, un espace de responsabilité collective partagée, une très vaste majorité des citoyens (numérique, bien concrète, celle-là) se sentent plus ou moins hors-circuit et ballottés au bout des fils que semblent tirer une myriade d'experts, de porte-paroles et de groupes d'intérêts officiels confondus dans de grands appareils impersonnels, c'est la solidarité même de la communauté politique qui s'en va au diable. Plus s'affirment les droits collectifs des divers groupements particuliers, plus se dissout la forme d'identité sociale censée englober toutes les autres - celle de citoyen. On risque d'aboutir à ceci : au point où quasiment plus personne ne se tienne pour compromis dans la « Majorité » imaginaire, c'est-à-dire, au fond, la Société, la Cité commune, cette Immense Chose extérieure dont nul ne serait personnellement responsable.
* * *
Et l'école, dans tout cela ? De cette pauvre petite bête, déjà ballottée de tout bord par les modes depuis vingt-cinq ans, une [188] société devenue quasi incapable de se donner quelque projet commun attend qu'elle le fasse à sa place. Au Québec, surtout, on s'est habitué à l'idée de traverser les remous des révolutions culturelles plus ou moins tranquilles en envoyant l'école devant soi sonder le gué. Bon. jetons un coup d'oeil aux alentours, peut-être, histoire de vérifier si d'autres ne seraient pas déjà passés au même gué.
Kogila A. Moodley, une collègue de Colombie-Britannique, a justement fait le tour de plusieurs bilans sur l'éducation « interculturelle » dans les pays développés. Voici ce qu'elle en a tiré, tout compte provisoire fait :
- Ce que veulent la plupart des parents minoritaires pour leurs enfants, ce n'est pas que des congénères édulcorés condescendent à leur enseigner une version nécessairement diluée et parcellaire de leur culture d'origine. Ils comptent sur des professeurs motivés et exigeants pour enseigner aux enfants l'anglais, les mathématiques, les sciences - bref, ce qu'il leur faut connaître pour se faire un chemin dans leur nouveau chez-soi (Moodley, 1998 : 217).
Pour consolider la rectitude de son constat en levant le soupçon qu'il soit « de droite », Moodley emprunte à une autre collègue un langage et des références au-dessus de tout soupçon :
- Citant Gramsci à l'appui, [Maureen Stone] souligne que les enfants minoritaires doivent s'approprier les savoirs dominants pour les mieux remettre en question (Idem).
Une brève exégèse de ces remarques conduit à une proposition comme celle-ci : l'école ferait déjà beaucoup si elle enseignait aux enfants le mode d'emploi de la vie dans l'environnement où ils et elles seront appelés à vivre.
Cela veut dire d'abord le Monde - des trucs et des machins n'appartenant désormais plus à quelque culture endémique que ce soit : connaissances générales (science), méthode du raisonnement serré (maths), valeurs considérées comme universelles (« considérées comme » parce qu'il est impossible de faire mieux) [36]. Parmi ces valeurs universelles, je serais porté à compter l'espérance que, dans l'école au moins, un enfant soit d'abord traité comme membre de la plus vaste communauté de culture que l'on puisse concevoir : comme une personne originale ayant partie liée avec l'humanité.
En même temps, cet enfant sera nécessairement habitant d'une société civile, d'une communauté de destin ensouchée dans un espace-temps historique donné - une Cité Particulière. [189] Pour se mêler des affaires qui concernent tout le monde, il lui faudra maîtriser les éléments qui, dans cet espace-temps, appartiennent à tout le monde, n'importe quand et comment on s'en sera trouvé fatalement partie prenante : une langue des échanges publics « anglais, dans les cas cités par Moodley, mais ce peut être ailleurs le français - ou n'importe lequel autre idiome) ; une géographie, une histoire, des arts et une littérature, des institutions communes [37].
Et la culture, les cultures qui n'auraient pas déjà été couvertes sous les rubriques précédentes ? Ma foi, elles fourniront des exemples intéressants et variés pour illustrer par le détail tant de propositions générales. Quant au reste, je l'abandonnerais aux cours d'écoles, aux familles, aux milieux et, pour ne rien vous cacher, aux autobus, dont le plus gros de tous porte le nom de télévision.
[196]
RÉFÉRENCES
ATLAS, J., « Beyond Demographics », The Atlantic Monthly, octobre 1984, p. 49-58.
BERLIN, I., Against the Current. Essays in the History of Ideas, London, Hogarth Press, 1980.
BOUCHARD, J., Les 36 cordes sensibles des Québécois, Montréal, Éditions Héritage, 1978.
CLIFTON, J.A., « Introduction : Memoir, Exegis », dans J.A. Clifton (éd.), The Invented Indian. Cultural Fictions and Government Policies, New Brunswick (U.S.) et London (U.K.), Transaction Publishers, 1990, p. 1-27.
CÔTÉ, R., « La loi C-31 et l'avenir des Peuples indiens du Québec », Québec, Université Laval, mémoire de maîtrise en anthropologie, 1991.
CROP, « Le Québec : une société aux valeurs pluralistes. La carte socio-culturelle du Québec des années quatre-vingt », Lévis, Document préparatoire au Congrès général du Mouvement Desjardins, manuscrit, 1988.
Dissent, Automne 1990, p. 519-523.
DUMONT, F., Le sort de la culture, Montréal, L'Hexagone, Coll. « Positions philosophiques », 1987.
DUMONT L., Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983.
ELEGOËT, F., Nous ne parlions que le breton et il fallait parler français, La Baule, Éditions Breiz Hor Bro, 1987.
FINKIELKRAULT, A., Le Juif imaginaire, Paris, Seuil, 1980.
LASCH, C., The Culture of Narcicism, New York, Warner Books, 1979.
LEGROS, D., « Communautés amérindiennes contemporaines : structures et dynamique autochtones ou coloniales ? », Recherches amérindiennes au Québec, XVI, 4, p. 47-68, 1986.
LEWIS, B., « Other People's History », The American Scholar, Été 1990, p. 397-405.
MALINOWSKI, B., Les Argonautes du Pacifique oriental, Paris, Gallimard, 1963. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
MARCUSE, H., L'Homme unidimensionnel. Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Minuit, 1968.
[197]
MEAD, G.H., L'esprit, le soi et la société, Paris, Presses universitaires de France, 1963.
MEMMI, B., Portrait du colonisé, Paris, J.J. Pauvert, Coll. « Libertés », 1966.
_____, L'Homme dominé, Paris, Gallimard NRF, 1968.
MOODLEY, K.A., « L'éducation multiculturelle au Canada. Des espoirs aux réalités » dans F. Ouellet (dir.), Pluralisme et école. jalons pour la formation interculturelle des éducateurs, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, p. 187-222.
RAVITCH, D., « Multiculturalism. E Pluribus Plures », The American Scholar, été 1990, p. 337-405.
RICARD, A., « L'illusion des amputés » dans M. Lesage et F. Tardif (dir.), 30 ans de révolution tranquille, Montréal, Bellarmin, 1989, p. 81-89.
RUDIN, R., The Forgotten Quebecers, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986.
SCHUMPETER, J., Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1972. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
SIMARD, J.J., « Le Chemin de croix, Nation et sciences sociales au Québec », dans G.-H. Lévesque et al, (dir.), Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1984, p. 507-529.
SIMARD, J.J., « La révolution pluraliste : une mutation du rapport de l'homme au monde » dans F. Ouellet (dir.), Pluralisme et école, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, p. 23-55.
STEELE, S., The Content of our Character, New York, St-Martin's Press, 1990.
TOCQUEVILLE, A., L'Ancien régime et la révolution, Paris, Gallimard NRF, Coll. « Idées », 1967. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
TODOROV, T., Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
[1] Quatorze États américains ont enjambé le pas à la Californie. Porto-Rico, par contre, vient d'adopter l'espagnol comme langue officielle. Dans la suite de ce texte, je retiendrai l'expression Droits de l'Homme plutôt que « de la personne ». C'est qu'elle débouche sur le substantif universel d'Humanité, tandis que l'autre donne « personnalité ».
* Autre manière d'entendre cette idée de formalité : le droit n'a pas de contenu déterminé - par exemple, doit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. C'est l'auberge espagnole, en somme : le droit contiendra ce qu'on y mettra.
[2] Je me contente ici d'exploiter la théorie psycho-sociologique de George Herbert Mead (1963).
[3] Chiffres de 1981, tirés de Rudin (1986).
[4] J'emprunte l'expression « cordes sensibles » au titre d'un ouvrage publié il y a quelques années par Jacques Bouchard (1978), un des gourous de la publicité québécoise, qui répertoriait systématiquement les paramètres de l'identité canadienne française au Québec : catholicité, minorité, francité, américanité, etc.
[5] On n'invente rien : « Nous pouvons vraiment exceller si nous incluons dans notre organisation des membres du public que nous desservons, de sorte qu'ils deviennent partie intégrante de notre appareil » (G.H. Scott, Allocution prononcée devant les chefs de dotation, Commission de la fonction publique, Montebello, 26 avril 1989, manuscrit).
[6] À la fin du dix-huitième siècle, au moment où furent proclamées les premières Déclarations des droits, l'affiliation religieuse restait bien souvent, même en Occident, un ciment d'appartenance culturelle plus fort que celui des identités proprement nationales - comme c'est encore le cas dans certains pays islamiques contemporains. Pour avoir voulu fonder la légitimité de nouveaux États-nations sur l'unanimité confessionnelle, les princes européens de droit divin avaient présidé à deux siècles d'effroyables guerres de religion. D'où l'idée de séparer désormais l'Église de l'État. Si vraiment l'ethnicité est la force qui relie de nos jours le plus viscéralement les gens en « congrégations identitaires » - religere, en latin - peut-être serions-nous, à notre tour, bien avisés de séparer la culture, entendue dans ce sens-là, et la puissance d'État. Car il est permis de penser que, depuis le début de ce siècle jusqu'à présent, les ambitions d'établir l'État sur l'unanimité ethnoculturelle ont fait couler un volume suffisant de sang. On pourrait parallèlement prétendre que ce sont surtout les idéologies - les opinions collectivement instituées - qui ont vraiment pris la place des confessions religieuses. Li aussi, nous savons - surtout à l'Est - les dangers auxquels peut conduire la volonté d'asseoir l'État sur une idéologie officielle. Évidemment, le libéralisme est aussi une idéologie, mais il a l'avantage de sacraliser la diversité idéologique. En attendant mieux, cela semble, comme la démocratie à Churchill, la moins pire des méchancetés.
[7] Une métaphore éculée, mais toujours tenue pour fort spirituelle, parle alors de « Pommes » - rouges de peau, blancs de pulpe, grenus de coeur. L'équivalent, chez les Noirs américains, est l'« OREO », pâtisserie constituée d'une couche de crème blanche entre deux biscuits secs au chocolat ; plus subtile et plus Ironique, une autre distinction oppose la tribu des « Wannabes » (want to be white) à celle des « Jiggaboos » (qui s'habillent et se coiffent à l'africaine pour parader leur négritude).
[8] Le terme de race est approprié, puisque les normes d'application de la nouvelle définition du statut juridique d’Amérindien s'enfargent sans pudeur dans l'arithmétique des quarts, huitièmes, seizièmes ou trente-deuxièmes de « sang indien ».
[9] Pour parer au malentendu : je crois que les extravagances de l'été 1990, chez les Mohawks, trahissaient des sentiments profonds et répandus d'aliénation dans l'ensemble de la communauté autochtone. Comme les extravagances du soi-disant Front de libération du Québec pour ma propre ethnie.
[10] Attention : Renan s'inscrit en faux contre les réductions superficielles et grossières de ce qu'il appelle la « race » aux caractères bio-génétiques. « Les races, précise-t-il, sont des moules d'éducation morale encore plus qu'une affaire de sang ; et ailleurs : « La langue, la religion, les lois, les moeurs fixent la race bien plus que le sang » (cité par Todorov, encore, p. 167 ; je souligne). Renan nomme « race », comme il était courant au dix-neuvième, ce que nous désignons maintenant par « culture ». Ce n'est pas parce qu'on change de mot qu'on change d'idée.
[11] On aura saisi que l'auteur de ces lignes tient à récuser toute accusation de culpabilité collective qui pourrait d'avance peser sur lui par le simple fait qu'il appartient à cette majorité de dix pour cent. Il tient à défendre l'idée que s'il est bête et méchant, c'est de sa faute à lui, personnellement.
[12] Des guillemets s'imposeraient partout, puisque « minorité » et « majorité » ne désignent pas, dans ce contexte, des quantités arithmétiques mais des êtres de raison, subjectifs et relatifs. Chacun est fondé de se trouver minoritaire sous quelque facette de son identité sociale en refoulant le reste du monde dans la majorité. Et réciproquement : devant l'Amicale de la Terre Plate, presque tout un chacun se pressera de rejoindre en esprit les rangs de la majorité. De la même manière, l'auteur de ces lignes compte sa propre ethnie francophone d'Amérique parmi les « minorités culturelles » dont Il est question dans ce texte.
[13] Je me permets de référer le lecteur à un article où J'ai défendu, plutôt mal selon certains critiques, cette idée de cultures pleines, par opposition à ébréchées (Simard, 1988). L'idée de culture pleine rejoint celle de culture holiste chez Louis Dumont (1983).
[14] Duplessis pensait les communistes assez sournois pour avoir causé l'écroulement d'un pont aux Trois-Rivières. Fallait-il qu'ils soient puissants, puisque le nombre de communistes québécois, à l'époque, devait s'établir à deux douzaines.
[15] Même les juifs. Profitant des interdits chrétiens sur le prêt « usuraire », certains ont bel et bien bâti de très puissants réseaux financiers internationaux. De façon plus générale, ils ont eu tendance à se concentrer dans les domaines neufs et très concurrentiels où l'avancement reposait sur l'effort et le talent personnel, le mérite de l'innovation : la mode (fashion), le commerce au détail, les professions libérales, les arts et spectacles, les médias, l'éducation supérieure, les lettres et les sciences. Cela n'a rien à voir avec un supposé génie de la race et des millions de Juifs se sont dirigés autrement.
[16] Rappelons l'avertissement de Marx à ce propos : « Les êtres humains font leur histoire, mais Ils ne savent pas l'histoire qu'ils font ». Ce ne sont pas les capitalistes qui sont « personnellement » les auteurs du mode de production capitaliste, mais plutôt le capitalisme, en tant que système né de l'histoire sur cinq ou six siècles, qui a fini par produire la fonction de « capitaliste ». Celle-ci peut prendre la forme charnelle d'un propriétaire d'entreprise, ou s'investir plutôt dans des institutions anonymes comme la société par actions ou même les rouages parfaitement dépersonnalisés des « appareils » d'État.
[17] À la limite, ce camp peut s'étendre aux dimensions de la planète entière, les minorités du Tiers monde y confrontant la majorité des deux autres ; ou dans l'autre sens, opposer la minorité de pays démocratiques à la majorité des états autoritaires ou totalitaires.
[18] Vient aussi à l'esprit le mot de Sartre de la Nausée : « L'enfer, c'est les autres » - la société en général.
[19] J'emploie ici le qualificatif « ethnique » au sens large où il désigne une « culture endémique », tel que défini plus haut : race, langue, religion, etc., ensemble, ou en privilégiant une ou l'autre de ces caractéristiques comme principe axial d'agglomération.
[20] Slogan tiré des souvenirs d'une jeunesse canadienne française : « Cessons nos luttes fratricides ! » - Honoré Mercier. À quoi répondra une formule dégrisante, un appel plus pressant à regarder les choses en face - le titre d'un ouvrage de Victor Barbeau : « La mesure de notre taille ».
[21] Le terme de « ghetto » doit évidemment se prendre, dans ce contexte, au sens figuré, avec des pincettes (des guillemets). Entre le ghetto de Varsovie et celui, disons, des métiers tenus pour féminins, Il y a quelque distance métaphorique.
[22] Marginalisés et minoritaires à l'échelle du pays, les Canadiens français ont eux-mêmes pratiqué la « stratégie du ghetto » après l'échec des Rébellions de 1837-1838 : repli sur le territoire du Québec et les campagnes, colonisation du Nord et « reconquête des Cantons de l'Est », professions libérales, petite entreprise et caisses populaires, « achat chez nous », etc. Après 1960, ils utiliseront le gouvernement provincial pour engraisser leur avant-garde technocratique avant de la lancer à la « reconquête des cantons des affaires », soutenue par les sociétés d'État, les grands chantiers publics, la mobilisation forcée de l'épargne collective dans la Caisse de dépôts, etc. À suivre...
[23] La devise « Working oneself out of a job ! » signifiait que les agents du gouvernement avaient pour rôle d'aider les Indiens à s'aider eux-mêmes jusqu'au point où ils puissent se passer d'aide. J'ai découvert une première version de ce mot d'ordre dans un document datant de la fin du dix-neuvième siècle. On l'entendait encore couramment à la fin du vingtième, la dernière fois que j'ai prêté l'oreille.
[24] La différence entre le ghetto ouvert et le ghetto fermé, c'est celle qui sépare le Harlem des années vingt - celui des Jazzmen, des Marcus Garvey, avec ses classes moyennes noires en ascension et sa vibrante communauté socialement diversifiée - et te Harlem des années quatre-vingt, ses familles brisées, ses trafics de crack, ses ruines habitées, et son homogénéité d'« underclass » désespérée. Voir Lemann (1991). Incidemment, J'exclus naturellement ici les cas d'auto-ségrégation militante, comme les communautés anabaptistes amishs ou mennonites. Soulignons enfin (même si on commence à avoir hâte que cette nuance éculée cesse de passer pour une épiphanie) que le terme d'intégration sociale n'est pas synonyme d'assimilation ou de disparition culturelle : les Québécois français ne sont pas plus menacés d'assimilation depuis qu'ils s'intègrent aux cercles supérieurs de l'entreprise privée que du temps où ils en étaient absents.
[25] Je sens qu'en disant cela, je suis en train de réussir à me « ocurquer maïself hâte ovedjobbe » d'avocat conseil auprès des clientèles minoritaires.
[26] J'ai fait ma petite part à propos des Canadiens français dans « Le chemin de croix : Nation et sciences sociales au Québec* (Simard, 1984). On y verra citée une phrase merveilleuse d'un ecclésiastique des années trente, s'inquiétant de ce que Nous « avons l'air » devant « l'Anglais aristocratique, le Français distingué, le prélat romain ». Eh ! bien, nous avions l'air de beaux épais, de colons, de « lousy French » et de priest-ridden province.
[27] Lu au passage, sans égard à une future référence.
[28] Malinowski, le père-fondateur de l'anthropologie fonctionnaliste, avait trouvé une superbe métaphore mythologique pour décrire cette dynamique de dépassement identitaire. Les marins de l'Argos, compagnon de Jason-à-la-toison-d'or, côtoyant des régions hostiles, furent contraints de radouber à mesure leur navire à même les matériaux du bord et sans accoster. Arrivés finalement à bon port, ils s'aperçurent qu'il ne restait plus une seule pièce d'origine dans un bâtiment qui pourtant, n'avait jamais cessé de les porter. Culturellement, nous sommes tous des Argonautes.
[29] En quatrième de couverture, le tennisman et historien Arthur Ashe vient appuyer les thèses de Steele, mais à partir du Sud plutôt que du Nord : « Comme sudiste élevé dans le ventre même de la ségrégation raciale, je suis en accord presque total avec Mr. Steele » (je traduis).
[30] La revue Dissent a publié une recension de son livre, où, sur une couple de pages, les qualificatifs « conservateur » ou « de droite » reviennent exactement 24 fois. Pareille hystérie est du plus bel augure : Steele doit vraiment toucher quelques nerfs sensibles, pour justifier un si pressant rappel des troupes idéologiques. Voir, tant pour la critique que pour la réplique de Steele (dont l'essentiel pourrait se résumer en cinq mots : « vous ne savez pas lire »), Dissent, 1990.
[31] L'analogie « Nègres blancs d'Amérique », appliquée aux Canadiens français, est non seulement abusive, mais m'a toujours semblé une appropriation factice, trop peu coûteuse et pour cette raison, quasiment odieuse, de la souffrance des autres. Narcissisme, ici encore. D'un autre côté, on ne peut lire Steele sans entendre l'écho, venu des années soixante, des agitations agressives en faveur du droit des Québécois à leur être-jouai authentique et original.
[32] Le gratin des universités américaines est actuellement en proie à une sarabande excitée autour de ce qu'on appelle là-bas la conception « Multiculturaliste » - tiens ! - de l'éducation supérieure. Les médias en sont plein. Pour un échantillon de la palette d'opinions mobilisées, voir « Opening Academia Without Closing it Down », The New York Times, 9 décembre 1990 ; E-5. Henry Louis Gaies, phare du programme d'études afro-américaines de l'Université Duke y diagnostique un cas « d'autisme académique » : « Fermez très fort les yeux, récitez le mantra race-classe-sexe, et les problèmes sociaux vont disparaître » (je traduis). Smith College, une école préparatoire d'élite, offre le glossaire suivant des formes courantes « d'oppression » à ses nouveaux pensionnaires : Capabilisme (ableism], âgisme, classisme, ethnocentrisme, hétérosexisme, apparencisme [lookism], racisme, discrimination religieuse et sexisme. Précisons pour les non-initiés : le capabilisme est d'oppression des personnes différemment capables par les personnes temporairement capables » ; l'apparencisme : « la croyance que l'apparence physique est un indicateur de valeur personnelle ; la construction d'un standard de beauté/attirance ; et l'oppression [...] tant des personnes qui ne s'y conforment pas que de celles qui s'y conforment » ; l'hétérosexisme vise les gens « d'une orientation sexuelle autre que hétérosexuelle ». Même les plus classiques sexisme et classisme comportent des nuances inédites : le premier entretient des stéréotypes sur « les mâles et les femelles », mais n'opprime que les femmes ; et dans le second, l'oppresseur comprend nommément la classe supérieure « et les classes moyennes » (reproduit dans Harper's mars 1991, 28 ; J'ai souligné les indicateurs clés). Difficile de ne pas s'inclure dans l'une ou l'autre des catégories de victimes et d'oppresseurs. L'apparencisme, en particulier, auquel on ne peut échapper qu'à condition de ne trouver personne beau, laid ou libidineusement attirant, tout en ignorant autant que possible ce que cela veut dire, présente un défi singulièrement pointu. Par contre, la généralité de l'orientation « autre que hétérosexuelle » semble autoriser d'infinies possibilités. Dernière anecdote : un journal étudiant public la bande dessinée de Politically Correct Man, un héros qui corrige l'application du mot « fille » aux petites de huit ans - il faut dire : pré-femme. Castigat ridendo mores.
[33] Dans le genre, il est difficile de faire mieux que les beaux discours réservés - c'est le cas de le dire - aux Indiens d'Amérique, pour laisser entendre qu'à 500 ou 10 000 âmes bien comptées, chacune de leurs communautés locales ou régionales constituent une société en soi, méritant de « regagner », en 1990, et, présumément, d'exercer à l'avenir, une pleine souveraineté politico-économique, « d'égal-à-égal » avec le Canada ou les États-Unis, par exemple (rebaptisés « sociétés blanches » pour la circonstance). James Clifton (1990) a résumé en une phrase cinglante l'infantilisme éternel auquel cette condescendance envers « la différence collective » condamnait pratiquement ses bénéficiaires : « Maximum political autonomy with utter fiscal dependency ».
[34] Comme il sied à la tradition des sciences humaines que chaque génération réinvente pour elle-même le bouton-à-quatre-trous, le lecteur intéressé par cette voie d'explication consultera à profit les ouvrages plus récents classés sous la rubrique : Frustration ou Privation relative - Relative Deprivation - dans les fichiers à jour.
[35] Ce n'est déjà pas très bon signe de voir les vétérans de la « Négritude blanche d'Amérique » (comme Pierre Vallières) et la ligue du Vieux Poêle mélo-syndicale se recycler dans les « Comités de défense des premières Nations » pour publier des pétitions et essayer de passer de nouveau à la télévision. Mariage de convenance puisque, sous le regard admiratif d'un analyste, une association comme celle des Indiens du Yukon se conduit comme « un syndicat et un parti » (Legros, 1986). Elle n'est pas la seule. Si le monde amérindianiste nous fournit si souvent des exemples, c'est qu'au Canada, on l'a déjà dit, les Premiers habitants forment, comme la communauté noire aux États-Unis ou les Maghrébins en France, le groupe privilégié de référence en matière de ségrégation culturelle.
[36] Todorov propose de parler alors d'un universalisme de parcours, plutôt que « d'arrivée » : « Si je réussis à communiquer de façon réussie avec autrui, il faut imaginer un cadre de référence qui englobe son univers et le mien. Aspirant à établir le dialogue avec des « autres » de plus en plus éloignés, on doit bien postuler un horizon universel à notre recherche d'entente, même s'il est clair qu'en pratique je n'aurai jamais affaire à des catégories universelles - mais seulement à des catégories plus universelles que d'autres » (Todorov, 1989 : 94). Universalisme de parcours, projet universaliste, commune humanité, c'est la même chose.
[37] J'entends par institutions les réponses empiriques à la question : comment fonctionne notre société ? En anglais, ce sujet est couvert sous l'étiquette, « civics ». Les institutions d'une société donnée portent nécessairement l'empreinte de son histoire et des groupes qui y ont posé leur propre signature. Au Québec, par exemple, le parlementarisme britannique, le code civil français et une Charte des droits on ne peut plus américaine. En littérature québécoise, McLennan, Richier, Ollivier ou Micone prendront leur place à côté des Ringuet, Guèvremont, Ferron, et pourquoi pas, Bolduc ou Vigneault.
|