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La construction du conservatisme moderne
aux États-Unis.
Préface
par James Ceaser
Professeur de Science politique à l'Université de Virginie (USA)
Traduction par Michel Dusclaud,
Ingénieur d'étude au CNRS, Centre Roland Mousnier, UMR 8596
Quiconque veut comprendre les origines et le développement du mouvement conservateur américain se doit de lire l'ouvrage de Bernard Sionneau intitulé La Construction du Conservatisme Moderne aux États-Unis. En seulement 231 pages, Sionneau livre, de façon remarquable, un exposé très complet sur les courants intellectuels qui ont conduit à la création et à la transformation du mouvement conservateur, tout en décrivant les efforts réalisés pour le doter d'une infrastructure organisationnelle impressionnante faite de fondations et de think tanks. L'auteur explore tous ces thèmes sur une période couvrant la naissance du mouvement conservateur à partir d'une minorité marginalisée de personnalités à la fin de la seconde guerre mondiale, jusqu'à l'avènement d'une force politique qui devient majoritaire au sein de la nation américaine. Son étude se termine, de façon tout à fait pertinente, par un débat sur le rôle joué par Ronald Reagan, qui reste le personnage le plus emblématique du mouvement conservateur après l'avoir conduit à sa première victoire électorale d'ampleur.
L'ouvrage de Bernard Sionneau révèle l'une des facettes les plus importantes, bien que trop souvent mal comprise, du mouvement conservateur. Sous un label commun, le conservatisme américain n'a jamais connu d'unité théorique. Il a plutôt été une coalition d'éléments disparates [8] générant des principes différents quand ils n'étaient pas ouvertement contradictoires. Deux facteurs expliquent la façon dont ces éléments ont pu se rassembler : un rejet commun de la Gauche américaine et la créativité de certains intellectuels et activistes politiques pour forger une ligne commune. Malgré ces initiatives, les périodes d'unité réelle ont été brèves et les relations entre les différentes composantes du mouvement se sont révélées souvent chaotiques. Les Conservateurs sont parfois apparus davantage soudés lorsqu'ils étaient dans l'opposition, combattant la Gauche, que lorsqu'ils tenaient les rênes du pouvoir.
Bernard Sionneau identifie deux phases dans la construction d'une véritable coalition conservatrice : la première couvre les années 1950 et le début des années 1960. Connue sous la dénomination de « fusionnisme », elle s'efforce de réunir les deux principales composantes du conservatisme, à savoir : le libertarianisme (ou libéralisme économique) exaltant le libre marché et le culte de l'individualisme avec le traditionalisme tout entier tourné vers le primat de la communauté et la promotion des valeurs bibliques et de la vertu classique. Le « fusionnisme » parvient à ses fins en jouant sur l'anticommunisme. Cette posture conduit nombre de libertariens et de traditionnalistes à rompre avec le conservatisme à l'ancienne tourné, en outre, vers l'isolationnisme et la construction d'une « forteresse Amérique ». Le nouveau conservatisme s'affirme alors internationaliste, mais dans une déclinaison particulière qui met l'accent sur la nation américaine et ses alliances et n'accorde aucune confiance aux Nations unies. Traditionnalistes et libertariens se rassemblent, en outre, autour d'une opposition partagée à la croissance de l'État Providence qui, selon eux, menace non seulement l'économie de marché, mais également les pouvoirs et les traditions des communautés locales.
Au cours de sa première phase d'existence, le conservatisme ne réunit qu'une minorité de supporters à l'intérieur du parti Républicain. Les Conservateurs affichent de profondes réserves par rapport aux présidents Eisenhower et Nixon qui sont plus proches du centre-gauche du parti. Il existe, à cette époque, de violentes confrontations entre [9]
conservateurs pour savoir s'il faut rester dans le parti Républicain en s'efforçant de l'influencer de l'intérieur, ou s'il est préférable d'en sortir pour former un nouveau parti indépendant. La question est en partie tranchée en 1964 avec la nomination de Barry Goldwater comme le candidat conservateur choisi lors des primaires pour représenter le parti Républicain à l'élection présidentielle. Mais la défaite cuisante de ce dernier face à Lyndon Johnson est aussi un signal adressé aux conservateurs : le jour de leur triomphe national n'est pas encore venu. Il est temps d'opérer une retraite tactique.
La deuxième phase du conservatisme moderne, dans le récit de Bernard Sionneau, se déroule au cours des années 1970. À cette époque, l'émergence de deux éléments constitue une véritable opportunité pour le renouveau et le renforcement du mouvement conservateur. L'un est le réveil d'électeurs qui basculent dans l'activisme religieux pour protester contre la sécularisation de la culture et la forte augmentation des avortements suite à une décision de la Cour Suprême des États-Unis (Roe v. Wade en 1973). Cette vague de protestataires religieux fournit aux conservateurs une réserve significative de votants qui lui manquait jusqu'alors. L'autre, est l'avènement du « néo-conservatisme ». Les néoconservateurs sont un groupe d'intellectuels, tous démocrates à l'origine, qui éprouvent des désaccords profonds avec les orientations prises par leur formation politique d'origine. Pour certains d'entre eux, le problème principal est celui des programmes se référant à la « Grande Société » de Lyndon Johnson dont ils estiment que la plupart ont eu des effets aussi imprévisibles que désastreux ; pour d'autres, c'est plutôt l'influence de la Nouvelle Gauche qui propage un mélange de néo isolationnisme, d'antimilitarisme et même d'anti-américanisme. Ce faisant, malgré la décision de certains de ces néoconservateurs de rester démocrates afin de remettre leur parti en phase avec ses fondements, nombre d'entre eux choisissent de couper le cordon pour soutenir le Républicain Ronald Reagan en 1980. Cette situation contribue par là même à transformer l'équilibre du pouvoir intellectuel aux États-Unis, certains de ses esprits les plus brillants rejoignant le mouvement conservateur.
Le résultat de ces transformations est l'avènement d'un mouvement conservateur plus vaste que ce qui avait existé [10] une décennie auparavant. Quatre groupes en forment l'ossature : des traditionnalistes, des libertariens (ceux que les Européens appellent « libéraux » et qu'ils associent à l'ultralibéralisme économique), des conservateurs religieux et des néoconservateurs. Avec cette base élargie se pose assez rapidement le problème de la gestion d'une coalition dont l'hétérogénéité est encore plus importante qu'auparavant. Est-ce que cette nouvelle créature à quatre têtes va pouvoir générer une sensibilité commune ?
C'est ici l'une des contributions majeures de l'ouvrage de Bernard Sionneau que de n'avoir pas limité son propos à l'exposé des courants intellectuels du conservatisme américain. Son récit consacre en effet un chapitre entier à un autre épisode essentiel : la création d'une véritable infrastructure intellectuelle au service de la cause conservatrice. Lors de cette phase, philanthropes conservateurs issus du monde des affaires et intellectuels joignent leurs forces pour créer de nouvelles fondations et think tanks. L'objectif est de se lancer dans la bataille des idées et devenir ainsi un contrepoids réel à l'establishment libéral (de gauche aux États-Unis) qui a jusqu'alors occupé le devant de la scène. Les nouvelles institutions mettent leurs ressources au service du financement de la recherche, attribuent crédits et bourses à des chercheurs et des étudiants et soutiennent les travaux d'experts dans la propagation de leurs idées et analyses lors des grands débats de politiques publiques. Sans le développement de cet impressionnant édifice organisationnel, il est vraisemblable que le mouvement conservateur ne serait jamais parvenu à consolider ses gains ni à étendre son influence. Même si la plupart des structures créées soutiennent telle ou telle forme de conservatisme, elles s'accordent, à certains moments, sur la nécessité de promouvoir la pollinisation des idées et la circulation des hommes au sein de leurs réseaux.
Ronald Reagan reste le leader politique qui, en 1980, parvient à rassembler les quatre composantes d'un mouvement conservateur élargi. Sa victoire porte le conservatisme au cœur du parti Républicain et en fait l'idéologie ou le référentiel politique dominant dans le public américain, laminant les idées progressistes portées par les [11] Républicains ou les Démocrates « libéraux » (de gauche aux États-Unis). Reagan réussit ainsi le tour de force d'équilibrer les apports de chaque courant conservateur, intégrant à ses propos des aspects de leurs revendications, afin d'apaiser ou de satisfaire leurs attentes. Bernard Sionneau rappelle toutefois, de façon pertinente, que Ronald Reagan provoque souvent l'ire de ses différents courants de supporters ; il lui est en effet impossible de satisfaire toutes leurs revendications conflictuelles ; le réalisme politique l'incite, en outre, à prendre des libertés avec les dogmes conservateurs. Ce faisant, l'image de Reagan s'avère correspondre assez peu à celle du conservateur « pur » portée par les espoirs ou les attentes de ses supporters. Malgré cela, Ronald Reagan acquiert une telle stature politique que son image devient une référence et le reste encore à l'heure actuelle. Ces adversaires de gauche feront tout pour ternir cette image alors que, dans le même temps, les conservateurs se sentiront obligés de se rassembler pour soutenir son héritage et sa mémoire, n'hésitant pas, comme le fait remarquer Bernard Sionneau, à gommer leurs déceptions le concernant.
La Construction du Conservatisme Moderne aux États-Unis aborde, en profondeur, l'avènement et l'expansion de ce mouvement en Amérique. L'ensemble est un exemple sur la meilleure façon d'utiliser l'histoire politique, institutionnelle et intellectuelle pour y parvenir.
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