[129]
Claude SOUFFRANT, s.j., [1933- ]
sociologue, professeur de sociologie retraité de la Faculté d'ethnologie,
de l'Université d'État d'Haïti.
“Idéologies afro-américaines
du développement :
Langston Hughes et le cas d'Haïti.”
In revue Présence africaine, 1977/3, no 103, pp. 129-144.
- 1. LITTÉRATURE ET SOCIOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT. [129]
- 2. DIMENSION HAÏTIENNE DE L'ŒUVRE DE HUGHES. [131]
- 3. REMARQUES MÉTHODOLOGIQUES. [132]
- 4. LANGSTON HUGHES. L'HOMME : L'EXPLORATEUR DU MONDE NOIR. [132]
- 5. L'EXPÉRIENCE HAÏTIENNE.[133]
- 6. L'ÉPOQUE. [135]
- 7. ANALYSE DU ROMAN. [137]
- 8. LE PAYSAN COMME VA-NU-PIEDS OU L'EXCLUSION SOCIALE. [138]
- 9. L'EXCLUSION RELIGIEUSE. [140]
-
- CONCLUSION [143]
1. LITTÉRATURE
ET SOCIOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT.
« Tout se passe comme si les sciences ou les actions topiques avaient pour matrice des imaginations utopiques », écrivait Henri Desroche, l'un des actuels promoteurs d'une sociologie de l'imagination [1]. Cette remarque peut être illustrée par de nombreux exemples dans le domaine du développement socio-économique. Bien des actions de développement, avant d'être réalisées, exécutées, avaient commencé par être imaginées, rêvées. Avant d'être la réalisation de techniciens, elles forent le rêve de philosophes [2], de littérateurs, poètes ou romanciers. En sciences sociales, tout se passe comme si, vérifiant l'ordre de priorité établi par la sociologie saint-simonienne du développement [3], les hommes d'imagination, les artistes, les littérateurs ouvraient les voies aux savants, aux industriels et aux politiciens.
C'est dès 1905, des décennies donc avant la constitution du Marché Commun européen à Bruxelles, que le romancier Anatole France, dans son roman Sur la Pierre blanche, imaginait les États-Unis d'Europe ; et, en imagination, voyait des délégués de toutes les républiques européennes siéger à Bruxelles [4].
N'a-t-on pas attribué la découverte de l'Amérique, en partie, à l'influence de la littérature chevaleresque espagnole du XVe siècle ? [130] Les mythes que suscitèrent et qu'entretinrent les romans de chevalerie exaltèrent les imaginations et poussèrent à ces explorations géographiques qui aboutirent à la découverte du Nouveau Monde [5].
Quel impact l'action morale exercée par les écrits philosophiques et littéraires n'a-t-il pas eu dans la constitution de l'homme moderne qui entreprit le développement industriel et économique de l'Occident ! [6]
C'est donc que l'onirisme des littérateurs n'est pas sans lien avec la réalité sociale. La fiction romanesque entretient quelque rapport avec les évènements sociaux. Pour définir ce rapport, d'aucuns disent que le romancier peint le réel et que le roman reflète le monde extérieur [7]. Cette assertion est une demi-vérité. L'œuvre littéraire est peinture, mais elle est aussi création. Elle n'est pas une simple copie des choses. Elle est aussi une force tendant à les modifier. Elle ne vise pas seulement à faire connaître un objet, mais encore à le changer, à le rendre autre. Elle informe autant qu'elle mobilise. Il s'y mêle de l'objectif et du subjectif. Dans sa trame, jugements de réalité et jugements de valeur s'enchevêtrent inextricablement [8].
Par là, l'étude des imaginations, des idéologies d'écrivains peuvent nous apprendre, de quelque manière, sous un mode particulier, quelque chose des sociétés réelles, de leurs points de blocages et de leurs perspectives de croissance. La fiction romanesque peut servir de document de base pour l'étude de certains aspects d'une société. En certains cas, la littérature d'imagination constitue même le matériel le plus approprié, le truchement le plus apte à mener à l'objectif visé. Car on peut choisir d'étudier les faits objectivement, tels qu'en eux-mêmes ils sont, alors on recourt à l'enquête sociologique dite de terrain. On peut choisir au contraire d'aller à l'image que certains hommes se font des choses, de remonter à la source des innovations sociales en fixant son observation sur les canaux d'irrigation des consciences individuelles et collectives : rêves en mal de devenir réalité ; idéologies [131] en passe d'atterrir et de marquer le sol, idées en instance d'influencer les évènements. Images, idéologies, imaginations, n'est-ce pas dans la littérature et particulièrement dans le roman qu'ils s'expriment et peuvent se capter ? [9]
Aussi cherchons-nous quelle est l'idéologie du développement que Langston Hughes exprime, principalement, dans son roman haïtien.
2. DIMENSION HAÏTIENNE
DE L'ŒUVRE DE HUGHES.
Je dis principalement. Car on ne saisit pas toutes les dimensions du roman haïtien de Hughes si on s'arrête à son seul texte. Il faut, pour approfondir la compréhension de cet ouvrage, aller à l'ensemble des écrits haïtiens de cet auteur.
Sur Haïti, l'écrivain noir-américain a écrit des poèmes, une pièce théâtrale, un roman, une partie de son récit autobiographique, sans compter la traduction anglaise de Gouverneurs de la rosée, roman paysan de son ami, l'écrivain haïtien Jacques Roumain. Ces divers genres littéraires, utilisés pour traiter le même sujet, offrent différents points d'éclairage de l'œuvre que nous considérons. Ils permettent autant de recoupements d'informations. En outre, Hughes a prolongé son œuvre proprement littéraire par un discours politique. Et cette littérature politique aussi exprime sa vision de la société haïtienne.
Cette tranche haïtienne de l'œuvre de Hughes montre à quel point il méritait le titre, qu'il se décerna lui-même, de « poète social » [10]. Il est, en effet, ce qu'on appelle en jargon moderne, un « auteur engagé ». Au lieu de limiter ses thèmes de composition à la beauté des fleurs et à la splendeur des couchers de soleil, il attaque de sa plume les problèmes sociaux de ses congénères. Et sa peinture de leur condition est toute imprégnée de propagande militante en faveur de certaines voies et moyens de libération [11]. Son ambition était d'être un animateur culturel. [132] Ambition analogue à celle du socialiste utopique français Etienne Cabet, auteur du roman utopique Voyage en Icarie. Pour « éduquer, persuader, convaincre, bref, animer une culture populaire et politique » [12], Cabet opte délibérément pour le genre littéraire du roman « parce que, écrit-il, c'est la forme la plus simple, la plus naturelle, la plus intelligente... parce que je ne veux pas seulement écrire pour les savants, mais pour tout le monde » [13].
3. REMARQUES MÉTHODOLOGIQUES.
Ce corpus de textes, comment, de quel point de vue l'analyserons-nous ? Diverses techniques d'analyse textuelle sont aujourd'hui mises en œuvre. On peut, comme Roland Barthes, « lire des textes et exercer sur eux une voyance qui ne va pas chercher leur secret, leur contenu, leur philosophie. Mais seulement leur bonheur d'écriture ». On peut, comme lui, « écouter l'emportement du message, mais non le message » [14].
Pour notre part, au contraire, nous nous intéressons précisément au message et exclusivement au contenu des écrits de Hughes. Nous nous soucions d'y relever des thèmes idéologiques, de retracer la genèse de ces thèmes dans les expériences de la vie de l'auteur, le milieu où il a vécu, l'esprit de l'époque à laquelle il appartient. C'est la technique d'analyse de contenu qui sert le mieux, croyons-nous, ce dessein.
4. LANGSTON HUGHES. L'HOMME :
L'EXPLORATEUR DU MONDE NOIR.
Langston Hughes naquit à Joplin, dans l'État du Missouri, aux États-Unis, le 1er février 1902. H mourut à New York en 1967 [15].
[133]
Ce Noir, ce Mulâtre, plus précisément [16], d'humeur vagabonde, grand passeur de frontières et globetrotter impénitent, apprit beaucoup plus en voyageant qu'en moisissant sur les bancs de l'école. Il semble préférer les leçons de choses aux études livresques. El n'a pas la longue formation universitaire et les nombreux lauriers académiques de son collègue haïtien Jacques Roumain, par exemple. Ses doctorats honoris causa lui viendront bien après sa période de formation, en récompense, non de son travail d'étudiant, mais de ses performances d'écrivain.
Ses nombreux périples, ses pérégrinations à travers le monda sont évasions touristiques, flâneries de bohémien, autant que tournées d'informations et voyages d'enquêtes. I wonder as 1 wander, intitule-t-il, de façon fort suggestive, son journal de voyage [17]. Dans les pays qu'il visite, en effet, Hughes apporte sa principale préoccupation, le problème noir. Il est curieux du sort fait aux Noirs. Il enquête sur leur condition, fait des comparaisons de situation et réfléchit aux voies et moyens de leur relèvement, aujourd'hui nous dirions de leur développement ou de leur libération. Ainsi en Espagne. Ainsi à Cuba. Ainsi en Haïti. Ses écrits sur ce dernier pays sont l'illustration et le fruit de sa manière unique d'explorer, d'un même coup d'œil, pays et problèmes.
5. L'EXPÉRIENCE HAÏTIENNE.
Hughes a lui-même relaté son voyage en Haïti dans son journal de bord. Tout le premier chapitre, intitulé « In search of sun », est consacré à cette croisière antillaise. C'est en 1931 que Hughes fit son tour des Antilles et visita Haïti. Là, entre toutes les diverses classes et catégories de gens que l'auteur a rencontrées, sa sympathie est allée au paysan. I wonder as I wander est là-dessus formel, explicite et abondant. Mais pourquoi cette préférence ? C'est que le paysan est le paria de la société haïtienne, tout comme le Noir est le paria de la société américaine. Et par un phénomène de transfert, le militant de la cause noire-américaine qu'est Hughes reporte son affection et [134] son militantisme sur le paysan, élément méprisé de la société haïtienne.
Ce mépris même dont le paysan noir est, dans une république noire, l'objet, tut pour Hughes le scandale des scandales. Cette découverte fut un choc détonateur qui infléchit sa conscience sociale. Écoutons là-dessus Hughes lui-même :
- « It was in Haiti that I first realize how class lines may cut across color lines within a race, and how dark people of the same nationality may scorn those below them. » [18]
Cette fameuse découverte n'est pas une hyperbole de poète. Elle est sérieuse. Elle est capitale. Elle s'inscrit au cœur même de l'œuvre. Elle y inscrit une ligne de démarcation. Un coupure. Les critiques ont effectivement noté, qu'à partir de cette époque s'observe et dans l'œuvre et dans la pensée de) Hughes une bifurcation [19].
Ce revirement porte sur le point précis de l'articulation du social et du racial. Le problème social, Hughes ne le perçoit plus, ne le décrit plus comme une question de race mais comme une question de classe. À ses yeux, la question sociale n'est pas tellement une affaire de Noirs contre Blancs. Mais un compte à régler entre bourgeois et prolétaires de quelque couleur qu'ils soient. D'une perspective de couleur, il passe à une perspective de classe.
Sur cette pente d'universalisme prolétarien, Hughes ira de plus en plus loin, dépassant son provincialisme harlémite et son particularisme nègre. Son horizon social ira s'élargissant, au fur et à mesure que ses voyages l'amèneront à découvrir de nouveaux secteurs de misère et d'exploitation. Au fur et à mesure aussi que l'idéologie socialiste l'incitera à chercher au-delà du seul épiderme les causes profondes des tares sociales :
[135]
- « Meanwhile my interest had broaden from Harlem and the American Negro to include an interest in all the colored people of the world. In fact in all the people of the world. » [20]
Le choc produit chez Hughes par l'expérience haïtienne ne fut pas, nous l'avons montré, sans lendemain. Il ne fut pas non plus sans hier. Ses antécédents se trouvent dans le climat d'une certaine époque et la pente d'une certaine inspiration idéologique.
6. L'ÉPOQUE.
Ce fut en 1931 que Hughes visita Haïti ; ce fut aussi vers cette époque qu'il tourna au rouge, qu'il versa dans le social et le socialisme. L'atmosphère de l'époque nous éclaire sur la mentalité du « touriste » qui aborda nos côtes.
Les années 30 constituent une époque de défaitisme et d'espoir, de pessimisme et d'optimisme. Le pessimisme naquit de la dépression économique américaine. Ce choc socio-économique s'est fortement enregistré sur cette plaque sensible que constitue la littérature. La littérature américaine en porte les stigmates. La dépression marque la fin du mouvement littéraire dit de la ce Renaissance nègre ». Elle sonne le glas d'une certaine manière et d'une certaine veine qui s'y développaient. Elle ouvre chez des auteurs comme Hughes la vanne des grands thèmes sociaux.
Années de crise, les années 30 sont aussi des années d'espoir, d'espérance ardente de révolution sociale. Cette espérance et ceci est caractéristique de l'époque est à gauche. Elle est socialiste. Les États-Unis, capitalistes, sont en dépression. Mais la Russie, alors révolutionnaire, est un vaste chantier. Écoutons un témoin de l'époque :
- « The years 1933 and 1934 were a madly hopeful time when it seemed that great changes in the economic system were already under way. Russia, in those days, did not impress us as a depotism or as the antagonist in a struggle for world power ; it was busy between its own boundaries trying to create what promised to be a happier future. "We are changing the world", the young pioneers used [136] to chant as they marched through the streets of Moscou)... it was the special pride and presomption of the period. » [21]
Un tel enthousiasme, comment n'enflammerait-il pas des hommes de lettres ? Comment ne se répercuterait-il pas dans le domaine littéraire ? De fait, la littérature d'alors mijote de fermentation sociale, frémit d'effervescence militante, foisonne d'écrits sociaux, socialistes ou socialisants :
- « It is the offspring of the world war, the October revolution, the five years plan, the socio-economic crisis of capitalism everywhere, the growing world-wide movement of the workers for a classless communist society, these factors have given our (present generation of revolutionnary writers) its own specific features. » [22]
Fils de ce temps, tributaire de ce courant, Langston Hughes s'est taillé une bonne place dans la littérature prolétarienne des États-Unis. Cette sympathie prolétarienne doit être retenue pour comprendre les attirances et allergies que Hughes éprouvera et manifestera envers les divers éléments de la société haïtienne. Le touriste qui aborda les côtes d'Haïti en 1931 est un homme qui a pris parti pour les défavorisés.
Quelle catégorie de la société haïtienne était en situation d'attirer et de retenir l'attention d'un tel observateur, sinon le paysan ? Allons donc maintenant au roman lui-même pour voir comment Hughes décrit la condition du paysan haïtien.
[137]
7. ANALYSE DU ROMAN.
Hughes, dans son roman [23], nous raconte l'histoire d'une famille paysanne haïtienne qui émigré de la campagne vers la ville du Cap-Haïtien. Les péripéties de ce déménagement et de l'établissement dans la Métropole du nord fournissent à l'auteur l'occasion de tracer une vaste fresque de la vie rurale haïtienne.
Le cours récit de Hughes n'a pas l'ampleur, la profondeur, la densité d'autres romans paysans haïtiens comme Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain, ou Les Arbres musiciens, de Jacques Alexis. Contrairement à ces deux ouvrages, le livre de Hughes ne comporte pas de thèse au sens où l'on parle d'un roman à thèse. Même l'intrigue en est peu significative. Son ouvrage est une pure description, un simple tableau de la vie rurale haïtienne.
Comme nombre d'Américains qui visitent Haïti, la campagne haïtienne, Hughes est frappé par la détresse matérielle des paysans. Et pour exprimer ce dénuement, il accumule et multiplie les traits frappants. Dès la première phrase du livre, il signale que le paysan va nu-pieds, se vêt de haillons, circule à dos d'âne. Son habitat est constitué d'insalubres paillotes où l'équipement ménager est rudimentaire : pas de lit ; on se couche à même le sol, sur des nattes. C'est que l'argent est rare dans la campagne haïtienne. Rare au point qu'on y réfléchit à deux fois avant de dépenser des centimes.
Ce dénuement matériel va de pair avec une indigence intellectuelle que Hughes indique en rapportant certaines croyances populaires comme le caractère sacré de la couleuvre.
L'ensemble du tableau nous donne l'image de ce que nous appellerions l'état de sous-développement. En ce sens, l'ouvrage de Hughes a atteint son but. Son propos était d'introduire de jeunes Américains à la vie haïtienne. H le fait en racontant l'histoire de Papa Jean, Maman Anna et de leurs deux enfants, Popo et Fifine.
Mais le plus intéressant du livre de Hughes, c'est l'impression d'ensemble, le thème central ou plutôt l'image centrale qui se dégage du récit, l'image du paysan va-nu-pieds.
[138]
8. LE PAYSAN COMME VA-NU-PIEDS
OU L'EXCLUSION SOCIALE.
Le trait le plus accusé du portrait que Hughes a tracé du paysan haïtien est sa condition de va-nu-pieds. Que le paysan haïtien soit démuni au point d'être réduit à aller nu-pieds, cela obsède Hughes. Ce trait qui le frappe, il le souligne, le grossit, le met en relief, le monte en épingle. « People without shoes », intitulait-il un écrit sur la paysannerie haïtienne. Bien plus, de ce trait, il fait son fil d'Ariane dans l'exploration de la société haïtienne. Cette société, il la présente comme divisée entre ceux qui portent chaussures et ceux qui n'en portent pas.
Pour désigner des catégories sociales antagonistes, Hegel parlait du Maître et de l'Esclave et Karl Marx du Bourgeois et du Prolétaire. Hughes parle de Chaussés et de Va-nu-pieds. C'est que le Hegel de la Phénoménologie de l'esprit et le Marx du Manifeste communiste écrivent des ouvrages philosophiques et politiques. Hughes, quant à lui, écrit une œuvre littéraire, un roman, où il est de règle d'affabuler. Mais sous les différences de vocabulaire et de genre littéraire, c'est la même réalité qui est désignée, la dialectique du travail et de la jouissance. La réalité d'un groupe social qui travaille et d'un autre qui jouit du travail d'autrui :
- « A surge of black pensants who live on the land and the foam of the cultured elite in Port-au-Prince who live on the peasants. » [24]
La dialectique de Hughes, sous son enrobement poétique, est fort significative. La chaussure y prend valeur de symbole. Et le manque de chaussures est l'image même de la pénurie. Chaussures et manque de chaussures symbolisent des catégories sociales comme une pièce d'étoffe, le drapeau, symbolise une nation. En l'occurrence, la chaussure est l'emblème du petit monde privilégié d'Haïti, le monde urbanisé, politisé. Ce petit monde qui met sa coquetterie à se distinguer, se fermer, se superposer au monde rural, à la masse paysanne. L'absence de chaussures est le signe de l'exclusion sociale dont l'élite haïtienne frappe le paysannat.
L'exclusion de l'Avoir, c'est l'aliénation classique du travail [139] et du travailleur : producteur de richesse mais exclu de sa jouissance :
- « All of the work that kept Haiti alive, paid the interest on Americans loans, and enriched foreign traders, was done by people without shoes. » [25]
Le cas haïtien, Hughes le situe dans un vaste ensemble, une perspective générale, prolétarienne :
- « It is the same everywhere for me
- On the docks at Sierra Leone,
- In the cotton fields of Alabama
- In the diamond mines of Kimberly
- On the coffee hills of Haiti
- The bananas lands of Central America
- The streets of Harlem
- And the cities of Morocco and Tripoli.
- Black :
- Exploited, beaten. and robbed
- Shot and killed.
- Blood running into
- Dollars
- Pounds
- Francs
- Pesetas
- Lire
- For the wealth of the exploiters. » [26]
[140]
L'analyse sociologique de Hughes rejoint sur ce point précis de l'exclusion sociale, l'optique de l'économiste français François Perroux. Pour ce dernier, ce l'analyse de la génération de la pauvreté par l'économique est éclairante mais incomplète. Elle doit être relayée par celle de l'exclusion sociale. Le fonctionnement de la société politique a pour effet l'exclusion sociale des pauvres en tant que masse : style militariste, consensus secret des élites de l'Argent et du Pouvoir, idéologie rémanente qui fait du pauvre un homme coupable virtuellement d'avoir échoué et un danger latent. Exclue, la masse des pauvres s'exclut elle-même par ses mœurs, son vocabulaire, ses schèmes moteurs et ses images » [27].
9. L'EXCLUSION RELIGIEUSE.
Et aussi par sa religion. Car l'exclusion sociale englobe une exclusion religieuse.
Exclu de la « société », le paysan haïtien l'est au titre de sa religion qui, par son type même, est une religion populaire. Religion de pauvreté au sens où l'indique Roger Bastide [28]. Religion d'illettré au sens où le note W.E. Dubois [29].
Nul auteur américain n'a peut-être mieux que Hughes remarqué la dichotomie de la société haïtienne et marqué les spécificités culturelles des divers groupes sociaux. C'est que déjà, dans son propre pays, aux États-Unis, Hughes était affronté à une situation analogue, aux prises avec un problème similaire. La petite bourgeoisie noire-américaine est, en cette matière, tout aussi exclusive que la bourgeoisie haïtienne, nous apprend Hughes :
- « No upperclass Negro Church, even now, would not dream of employing a spiritual in its services. The drag melodies in White Folks'hymnbooks are much to be preferred. » [30]
Aussi l'auteur évolue-t-il, en Haïti, sur ce sujet, en terrain [141] connu. La spécificité religieuse du paysannat haïtien est, par lui, soulignée, traitée de long en large. Non pas cependant dans son roman paysan, mais dans sa pièce théâtrale intitulée Emperor of Haiti [31].
Dans cet ouvrage, l'auteur remonte à la source de l'histoire d'Haïti, à l'époque de la guerre de l'indépendance du pays, au temps de son premier chef d'État, l'empereur Dessalines. Et de ce point, il décrit la société naissante et le mécanisme par lequel le paysannat est frappé d'exclusion. L'exclusion religieuse y est là examinée en détail.
La masse paysanne y est peinte comme intensément religieuse : Dieu, les dieux, sont invoqués et évoqués aux moindres faits de la vie quotidienne. Par exemple, au cours des préparatifs clandestins de la guerre de l'indépendance, les cérémonies d'invocation se multiplient [32]. Jusqu'en plein cœur du combat, au moment de donner l'assaut, le prêtre accompagne les combattants et poursuit l'invocation [33].
Mais cette religion s'exprime par un culte qui a ses formes propres :
- - Une liturgie à soi [34].
- - Une théologie particulière [35].
- - Un panthéon spécial [36].
Ces particularités marquent le fossé entre le christianisme et le vodou. Distinction théologique qui va de pair avec une distinction sociologique, puisque le christianisme est censé être la religion des classes dirigeantes : les Blancs puis les Mulâtres [37]. Et le vodou la religion des classes dominées : les esclaves puis les masses noires et paysannes [38].
La distinction entre une religion d'élite et une religion de masse se double d'une exclusion de la seconde par la première. Exclusion théologique qui se marque par les stéréotypes de ce superstitieux », de « diabolique » dont on flétrit la religion populaire. [142]Exclusion sociologique qui se marque par le stéréotype de « sauvage ».
Le problème des religions populaires n'était pas nouveau pour Hughes. Il l'avait déjà rencontré aux États-Unis. Aux États-Unis aussi existe une culture noire, populaire, constituée par une Folk Religion, les Spirituals, et les Blues. Culture décriée et méprisée par la bourgeoisie, même noire, et que des intellectuels s'efforçaient de réhabiliter et de revaloriser [39].
Voici Hughes, en contexte haïtien, devant le même phénomène : une religion blanche dominante et une religion noire dominée.
Il en est des rapports entre les nations riches et les nations prolétaires comme des classes bourgeoises et des classes populaires. La dépendance où croupissent les unes par rapport aux autres ne se tient pas seulement sur le terrain économique, limitée à des questions d'argent. Elle s'étend jusqu'au domaine culturel. Les normes et valeurs qui règlent les comportements sociaux, moraux et religieux des groupes dominés sont estimées valides si et dans la mesure où elles se conforment à celles du groupe dominant.
Il s'ensuit une attitude de mimétisme social que Edmond Goblot, dans son ouvrage La Barrière et le Niveau, avait caractérisé en ces termes :
- « Les manières des gens du peuple nous font parfois sourire. Les nôtres, en revanche, peuvent les étonner. Seulement, nous jugeons les leurs mauvaises et nous les évitons. Ils pensent que les nôtres doivent être bonnes et ils essaient de les imiter. En quoi ils se trompent souvent et nous, peut-être, plus souvent encore. » [40]
Cette attitude d'esprit, plaie des groupes dominés, c'est elle que Hughes dénonce. C'est contre elle qu'il réagit. H a témoigné comment et combien les manières religieuses des masses haïtiennes sont disqualifiées. Il a loué tel écrivain haïtien d'avoir entrepris de disqualifier cette disqualification :
- « Jacques Roumain, the poet, was then one of the few cultured Haitians who appreciated native folklore and who became a friend of the people without shoes » [41].
[143]
L'apologétique entreprise par Roumain et applaudie par Hughes a effectivement été développée par toute une pléiade d'écrivains du monde noir. Et c'est dans ce courant que Hughes se situe. Qu'est-ce que le Soul of Black Folks de W.E. Dubois, sinon un manifeste de réhabilitation, une défense et illustration des valeurs nègres, analogue à Ainsi parla l'oncle, de Jean Price-Mars, et au plaidoyer de Langston Hughes : The Negro Artist and the racial mountain ? Ce Dubois, par exemple, a littéralement exorcisé la crise de possession par l'esprit qui est le point culminant du culte vodouesque. A propos de la transe que d'aucuns assimilaient à une crise de possession diabolique, Dubois établit que ce phénomène est aussi vieux et universel que la religion elle-même. H le montre déjà chez les Grecs dans les cultes de Delphes et d'Endor. H en restitue le sens véritable qui est d'être un moyen de communication avec l'invisible et une manifestation visible de la divinité. H en fait un dénominateur commun aux divers cultes noirs, qu'ils s'appellent « revival » chez les protestants américains ou « crise de loa » chez les Haïtiens [42].
Pour qui limite le développement à une question économique, une affaire d'argent, l'effort de réhabilitation culturelle prôné et patronné par les idéologues afro-américains, c'est rien. Edmond Goblot dirait que c'est précisément ces « mille riens » qui indiquent le mieux qu'un groupe social se réconcilie avec lui-même, renverse des barrières et égalise des niveaux.
CONCLUSION.
Langston Hughes, écrivain, idéologue du développement, n'est pas un bloc erratique. Il participe d'un courant de la littérature des Amériques noires : le courant socialiste et négritudiniste. Le courant qui marie indissolublement une double fidélité au socialisme marxiste et à la Négritude. Par là il fait école avec les Jacques Roumain et les Jacques Alexis [43]. Et ce par quoi cette école tranche, c'est que pour elle la dialectique du Maître et de l'Esclave ne rend pas compte entièrement du conflit Noir-Blanc. Pas plus qu'elle ne rend compte entièrement du conflit [144] homme-femme [44]. En d'autres termes, le problème racial se rattache, se ramène au problème social, mais ne s'y réduit pas. Leur marxisme n'est pas réductiviste. Il fait droit à l'autonomie relative du facteur racial. Articulation du social et du racial dans la lutte pour le développement ! Ce thème fondamental de l'œuvre de ces trois maîtres est jusqu'ici un thème brûlant des débats des intellectuels afro-américains.
Claude SOUFFRANT
Prêtre haïtien, philosophe,
diplômé de l’E.H.E.P. de Paris.
[1] Henri Desroche, Les Dieux rêvés, théisme et athéisme en Utopie, Paris, Desclée, 1972, p. 23.
[2] P.M. Schuhl, Machinisme et philosophie, Paris, P.U.F., 1969, p. 23.
[3] Cf. Saint-Simon. Le nouveau christianisme et les Écrits sur la religion, Paris, Seuil, 1969.
[4] Henri Desroche, L'homme et ses religions, Paris, Cerf, 1972, pp. 174-175.
[5] Cf. La thèse classique de Irving Albert Léonard, Books of the Brave, Cambridge, Harvard University Press, 1949. Et aussi la recension de cet ouvrage intitulée « Les Romans de chevalerie et la conquête du Nouveau Monde », in Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, Paris, 1955, p. 222 et svv.
[7] Cf., par exemple, Paul Dumont, « Littérature et Sous-Développement : Les romans paysans en Turquie », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, mai-juin 1973, pp. 745-764.
[8] Cela est particulièrement vrai d'une certaine catégorie d'écrivains. De quel esprit ils sont, Roger Bastide l'a bien montré dans son Anthropologie appliquée, Paris, Payot, 1971, p. 10 et svv.
[9] Cf., par exemple, les remarques d'Edmond Goblot, La Barrière et le Niveau, Étude de la Bourgeoisie française contemporaine, Paris, P.U.F., 1967 (réédition), p. 8.
[10] Langston Hughes, « My Adventures as a Social Poet », in Good Morning Revolution, Uncollected writings of social Protest, Edited by Faith Berry, New York, Lawrence Hill and Co, 1973, p. 135-143.
[11] Au sujet de la mission sociale de l'écrivain, il disait : « We can reveal to the negro masses front which we come, our potential power to transform the now ugly face of the southland into a region of peace and plenty. » « Nous pouvons révéler aux masses noires d'où nous venons, notre pouvoir de changer le Sud de son aspect hideux en une région de paix et d'abondance. » Good Morning Revolution, o.c, p. 125.
[12] Œuvres d'Etienne Cabet, tome I, Voyage en Icarie, Préface de Henri Desroche, Paris, Anthropos, 1970, p. 59.
[13] Œuvres d'Etienne Cabet, o.c, p. 58.
[14] Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, p. 15-16.
[15] Pour une biographie de Hughes, cf. James Emanuel, Langston Hughes, Paris, Les Éditions Internationales, 1970.
[16] Cette précision n'est pas sans importance. Il y eut, chez Hughes, une conscience aigüe de l'être mulâtre ; et il y a, dans son œuvre, une analyse poussée de cette condition. Cf. Arthur Davis, The Tragic Mulatto, Theme in 6 Works of L.H. ; Donald Gibson, Five Black Writers, New York University Press, 1970, pp. 167-177.
[17] I Wonder as I Wander. An Autobiographical Journal, New York, Rinehart and Co., 1956.
[18] « Ce fut en Haïti que, pour ta première fois, je réalisai comment les barrières de classes peuvent croiser les barrières de couleur à l'intérieur d'une même race, et comment des Noirs de même nationalité peuvent mépriser ceux d'entre eux qui se trouvent à un niveau social inférieur. » I Wonder, o.c, p. 28.
[19] Les critiques ont bien noté le revirement de perspective, mais sans mettre en relief, ainsi que nous le faisons ici, le rôle joué par l'expérience haïtienne : cf. Jean Wagner, Les Poètes nègres des États-Unis, Paris, Istra, 1962 ; Hughes, La Conscience de classe ; René Piquion, Un Chant nouveau, Port-au-Prince, Imprimerie de l'État, 1940. « De la classe à la race », p. 27-42 : Le titre du chapitre cité du livre de Piquion semble contredire notre thèse, mais le contenu de ce chapitre l'appuie. C'est que, chose bizarre, faute d'impression ou autre, je ne sais, le contenu du chapitre est en contradiction avec son titre.
[20] « Entre temps, mon intérêt, de Harlem et du Noir américain, s'était élargi aux dimensions des peuples noirs du monde entier. Et même aux peuples tout court du monde entier. » I Wonder, o.c, p. 400.
[21] « Les années 1933-1934 furent un temps d'espoir fou ou il sembla qu'une mutation du système économique était en train. La Russie, à cette poque, nous ne la regardions pas comme un État despotique ou un rival dans la lutte pour la suprématie mondiale. Nous l'admirions attelée à l'ouvrage de création à l'intérieur de ses frontières, de ce qui promettait d'être des lendemains heureux. "Nous changeons le monde", chantaient les jeunes pionniers marchant à travers les rues de Moscou... c'était la fierté et l'espoir d'une époque. » Cité par Jean Wagner, o.c, p. 433.
[22] « C'est le déclenchement de la guerre mondiale, la révolution d'Octobre, le Plan quinquennal, la crise du capitalisme mondial, le mouvement mondial des ouvriers pour une société sans classes, ce sont ces facteurs qui ont donné à l'actuelle génération d'écrivains révolutionnaires ses traits spécifiques. » Proletarian Writers in the U.S. An anthology, New York, International Publishers, 1935, Introduction.
[23] L. Hughes et Arna Bontemps, Popo and Fifina, Children of Haïti, New York, The Macmillan Company, 1932, 100 p. Outre sa première édition anglaise, ce roman connut successivement : une édition française (sans date), une édition japonaise en 1957, une édition tchécoslovaque en 1961, une édition russe en 1962.
[24] L. Hughes, I Wonder, op. cit., p. 15 : « Une vague de paysans noirs qui vivent de la terre et l'élite cultivée de Port-au-Prince qui vit du paysan. »
[25] L. Hughes, I Wonder, op. cit., p. 27 : « Tout le travail qui maintint Haïti en vie, paya les intérêts des emprunts américains et enrichit les commerçants étrangers était l'œuvre de paysans va-nu-pieds. »
[26] « C'est la même chose partout pour moi
Sur les quais de Sierra Leone
Dans les champs de coton d'Alabama
Dans les mines de diamant de Kimberly
Dans les champs montagneux de café d'Haïti
Les bananeraies d'Amérique centrale
Les rues de Harlem
Et les villes de Maroc et de Tripoli.
Des Noirs :
Exploités, battus et volés
Fusillés et tués.
Du sang fertilisant la production de
Dollars
Livres
Francs
Pesetas
Lires
Pour la richesses d'exploiteurs. »
Langston Hughes, Good Morning Revolution, o.c, p. 9.
[27] Henri Chambre, « Pour une économie pleinement humaine, « L'Itinéraire de François Perroux », Études, Paris, mars 1974, p. 449.
[28] Roger Bastide, Anthropologie appliquée, o.c, p. 219.
[29] W.E. Dubois, « The soûl of Black Folks », in Three Negro Classics, New York, Avon Books, 1965, p. 343.
[30] Langston Hughes, « The Negro Artist and the Racial Mountain », in Five Black Writers, N.Y. University Press, 1970, p. 227.
[31] L. Hughes, Emperor of Haiti, in Darwin Turner, Black Drama in America. An Anthology. Fawcett Publications, 1971 (réédition), p. 48-114. On trouvera une bonne analyse de cette pièce in O'Daniel Therman, Langston Hughes. Black genius. A critical Evaluation, New York, William Moreau et Co., 1971, p. 92 et svv.
[32] Emperor of Haiti, o.c, p. 73.
[39] Cf. les remarques de Henry Mottu, « Le contexte historique et culturel de la théologie noire », Lumière et Vie, n° 120, nov.-déc. 1974, p. 19 et svv.
[40] Edmond Goblot, La Barrière et le Niveau, p. 229.
[41] L. Huches, I Wonder, o.c, p. 29.
[42] W.E. Dubois, The Soul of Black Folks, o.c, chapitre 10.
[43] Le rapprochement Hughes-Roumain a été tenté par Martha Cobb, « Concepts of blackness in the poetry of Nicolas Guillen, Jacques Roumain and Langston Hughes », CL. A., Journal, vol. XVIII, n° 2, déc. 1974, pp. 262-272. Dans une étude ultérieure, nous reprendrons et développerons ce parallèle.
[44] Cf. les remarques de Abel Jeannière, « L'humanité des femmes », Projet, Paris, avril 1975, n° 94, p. 409 et svv.
|