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Littérature et société en Haïti
Préface à la 1re édition
Lorsque Claude Souffrant m'a invité à présenter ce dossier dont il est l'initiateur, cela a suscité en moi un mouvement d'hésitation. J'ai vécu toute mon adolescence dans le sillage de "Haïti littéraire" et si le goût et la détermination d'écrire sont nés en moi dès l'enfance, c'est d'abord la fréquentation à l'âge des culottes courtes, de Roland Morisseau, de Franck Etienne, mes aînés de quelques années, et, quelques temps après, d'Anthony Phelps, notre doyen d'âge, de Serge Legagneur, René Philoctète et de Villard Denis (Davertige) qui a imprimé, chez moi, le désir d'écrire puis le passage à l'acte de création. J'ai hésité à rédiger cette présentation parce que je ne sais pas si je dois me considérer comme faisant partie ou non de cette école, devrais-je dire de ce mouvement, de cette expérience que m'aura communiqué la volonté de franchissement, de transgression des identités, de dépassement des limites, d'arrachement à la terre et aux mythes.
L'autre matin, en fouillant pour essayer de mettre un peu d'ordre dans le fouillis de mes vieux papiers, j'ai retrouvé le manuscrit d'un recueil de poèmes que je devais publier en 1960, alors que j'avais vingt ans : Au tuyau de l'oreille, poèmes romantiques et engagés. J'ai relu avec émotion, la préface qu'Anthony Phelps, avec la générosité qu'on lui connait, m'avait rédigée. Malheureusement ou heureusement, ce recueil n'a pas paru, parce qu'à ce moment, l'horrible se produisit… Une chape de plomb devait tomber sur le pays : trois décennies (ou presque) de silence, de mort, avec ici et là des échappées comme en témoignent les œuvres d'un Pierre Clitandre, d'un Frank Etienne. Pour beaucoup d'entre nous, ce fut la mort, la prison, l'exil. Cette histoire est archi-connue ; elle rejoint une autre histoire, celle d'un peuple dont on avait crucifié le destin.
J'ai également hésité pour une autre raison : les œuvres des poètes de Haïti Littéraire, dans la situation de l'Haïti d'aujourd'hui, semblent avoir un singulier statut. Elles sont, tout à la fois, intensément présentes et sourdement exclues.
Intensément présentes parce que, même dans le contexte de l'analphabétisme, ces œuvres ont su trouver un écho dans la population et de fervents lecteurs et auditeurs. Je me souviens d'un soir de 1960, à Port-au-Prince, à l'institut français [14] d'Haïti, dans l'enfermement duvaliérien, les finissants de l'Ecole normale supérieure avaient organisé, pour un moment, un espace de liberté ; des poèmes de Davertige, "Omabarigore" en particulier, de Phelps, "Yankee de mon coeur", avaient soulevé l'enthousiasme d'une salle pleine à craquer déjeunes, lycéens et universitaires qui, déjà à l'époque, avaient commencé leur quête effrénée d'espérance pour un autre pays. Avions-nous à l'époque la conscience de divulguer des textes majeurs de la littérature haïtienne ? C'était, à tout le moins notre façon à nous de contribuer à la quête d'une nouvelle donnée du pouvoir.
Paradoxalement, ces œuvres sont sourdement exclues. J'en veux pour preuve la minceur du discours critique, l'absence même d'études d'ensemble des œuvres de ces poètes et écrivains.
Le dossier que nous vous présentons ici, vient à point nommé, combler une lacune. Il est regrettable que nous n'ayons pas de textes critiques sur la poésie de Serge Legagneur et de Roland Morisseau qui constituent deux figures marquantes de "Haïti Littéraire" ; aujourd'hui, avec le seul recul du temps, on s'aperçoit que cette constellation poétique qui a bourgeonné autour des années soixante, représente à la fois un achèvement, un point culminant, mais aussi une ouverture et un point de départ. Les lectures de Claude Souffrant, de Maximilien Laroche et de Maurice Lubin non seulement attirent l'attention en ce sens, mais elles nous font voir, qu'à la limite, ce qui travaille ces œuvres, c'est une mutation de la perception. Ces poètes, en rompant avec l'indigénisme, en assumant les acquis du surréalisme, ont ouvert la voie de la modernité à la littérature haïtienne. Actuellement, après l'expérience des poètes de "Haïti Littéraire", le voudrions-nous, que nous ne pourrions plus écrire comme avant.
Émile Ollivier
Université du Québec à Montréal.
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