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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Sept thèses erronnées sur l'Amérique latine ou Comment décoloniser les sciences humaines (1973) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre du professeur Rodolfo Stavenhagen, Sept thèses erronées sur l'Amérique latine ou Comment décoloniser les sciences humaines. 2e édition. Comment decoloniser les sciences humaines. Paris : Éditions Anthropos, 1re édition, 1973, 208 pp. [Autorisation accordée par courrier électronique par le professeur Stavenhagen le 9 juillet 2003].
Introduction
par Rodolfo Stavenhagen, Mars 1972
Tout comme les autres sciences, les sciences sociales progressent avec l'accumulation de nos connaissances, mais également compte tenu de la critique ininterrompue des modèles et des paradigmes qui orientent et conduisent la recherche empirique. Chaque nouvelle génération de sociologues de toutes disciplines - quel que soit le domaine spécifique de leur réflexion - a l'obligation de mettre en question les schémas conceptuels légués par ses prédécesseurs, procéder à leur critique et d'en faire l'expérience. Et cela, non par souci gratuit de critique ou de simple recherche du nouveau : dans les sciences sociales, comme ailleurs, les diverses théories et méthodologies connaissent, elles aussi, des périodes de « mode » à durée longue ou brève. Une critique, destructrice et constructive à la fois, est nécessaire pour permettre l'interprétation de plus en plus rigoureuse des réalités sociales complexes et changeantes et surtout l'élaboration de stratégies d'action, pratiques et efficaces.
Dans aucun autre domaine, une telle démarche n'est davantage nécessaire aujourd'hui que dans celui de la recherche et de la réflexion sur la problématique latino-américaine. Longtemps, le développement des sciences sociales en Amérique latine s'est déroulé selon un processus de mimétisme et sous l'hégémonie de la production socio-scientifique des grands centres mondiaux. Cette dépendance intellectuelle et culturelle n'était, notons-le, rien de plus qu'un reflet de la situation de sous-développement des sociétés latino-américaines. Elle se manifestait, en effet, non seulement au niveau de la théorisation abstraite et générale, mais encore dans le choix des interprétations courantes de la situation en Amérique latine. Il s'en est suivi qu'ont été adoptés et largement commentés par les milieux académiques, les intellectuels, voire les hommes politiques d'Amérique, certains courants de la pensée sur la réalité latino-américaine dont l'origine et l'évolution fondées beaucoup trop rarement sur l'observation « objective » des phénomènes latino-américains, se sont inscrites dans le champ de préoccupations théoriques et idéologiques dérivées de situations historiques différentes.
Il s'est produit en Amérique latine, dans une certaine mesure, ce qui est arrivé sous des formes plus graves et plus aiguës dans les colonies et les anciennes colonies africaines et asiatiques des puissances impérialistes européennes. Dans ces continents, les colonisés se percevaient eux-mêmes à travers la vision déformée du colonisateur ; en Amérique latine, les problèmes du sous-développement et de la dépendance extérieure étaient traités à travers le prisme, parfois tout aussi déformant, de la pensée des pays dits développés.
L'inadéquation de tels schémas et formules aux réalités latino-américaines apparut à l'évidence à l'issue de la seconde guerre mondiale et particulièrement, en ce qui concerne les sciences sociales, à partir des années 1960. Les spécialistes de sciences sociales des divers pays latino-américains - en particulier ceux qui étaient les plus jeunes - ont manifesté avec une insistance croissante leur insatisfaction à l'encontre surtout des théories, des concepts et modèles associés plus particulièrement aux tendances néo-libérales des pays industriels capitalistes. Ainsi, les notions mêmes de « développement » et de « sous-développement » ont-elles été mises en question. L'histoire coloniale et celle de l'indépendance des pays latino-américains, leur insertion dans les systèmes coloniaux et post-coloniaux de domination mondiale ont été soumises à une réévaluation et réinterprétation. La caractérisation de l'évolution politique et sociale de nos pays en termes de « processus harmonieux » de modernisation s'est révélée insuffisante pour expliquer les phénomènes complexes du changement social. Le traitement de la problématique des classes sociales dans la perspective d'une théorie des couches supérieures, moyennes et inférieures, croissant et décroissant avec le temps, est apparu comme une énorme tentative de mystification, ce qu'il est, en réalité. Les phénomènes intérieurs de domination et d'exploitation d'un groupe ethnique par un autre, ne sauraient plus être rangés simplement sous les rubriques descriptives de sociétés « duelles », ou « pluralistes » qu'utilisaient - et utilisent encore - les anthropologues et les sociologues s'inspirant de la science sociale colonialiste. Ainsi se sont effondrées l'une après l'autre, nonobstant leur inertie et leur résistance, les théories et les conceptions socio-scientifiques dont l'expérience a montré qu'elles étaient inadéquates, inefficaces, inutiles et fausses, appliquées à l'interprétation des phénomènes sociaux en Amérique latine.
Cependant, ces « mystifications » n'ont pas pour seule origine les sciences sociales élaborées par les sociétés bourgeoises. Le mimétisme latino-américain s'est manifesté également à l'égard des diverses tendances du marxisme. Bien qu'en Amérique latine les thèses principales de l'économie et de la sociologie dites « bourgeoises » aient fait l'objet des critiques des penseurs marxistes, la majorité d'entre eux se sont contentés de leur opposer les conceptions du marxisme orthodoxe sur les sociétés industrielles européennes ou, dans le meilleur des cas, les théories marxistes concernant l'évolution des sociétés asiatiques. C'est ainsi que certains schémas d'analyse et d'interprétation émanant de situations historiques totalement différentes ont été appliqués mécaniquement à l'Amérique latine. Ce n'est pas le lieu de s'interroger sur la valeur originale de ces interprétations ; mais leur application schématique aux problèmes de la réalité latino-américaine en l'absence d'une étude rigoureuse préalable, a suscité cependant le même type d'équivoques qui s'étaient manifestées lors de la transposition à cette réalité des concepts de la science bourgeoise. La pensée originale de José Carlos Mariategui, du Pérou, constitue la principale exception à cette dépendance intellectuelle des marxistes latino-américains à l'égard du marxisme orthodoxe. Mariategui a toujours été en effet une figure solitaire dans son époque.
Le mimétisme marxiste a produit des concepts et des schémas qui, dans une certaine mesure, ont résisté à la critique des dernières années. La périodisation de l'histoire latino-américaine en étapes « féodale » et « capitaliste » ne correspond plus aux interprétations récentes. La notion de « bourgeoisie compradore » que le marxisme développe dans ses études de sociétés coloniales ne trouve pas d'application dans les réalités latino-américaines. La notion de « bourgeoisie nationale » amplement utilisée par la littérature marxiste est sujette, elle aussi, à révision par les nouveaux courants du marxisme latino-américain. La fonction et le rôle du prolétariat industriel en tant que classe sociale ne sauraient être dans l'Amérique latine du 20e siècle, ce qu'elles étaient au commencement du capitalisme industriel en Europe. L'étude même des sociétés pré-hispaniques s'est vue limitée par l'application mécanique de concepts tels que « le mode de production asiatique ».
La nouvelle science sociale latino-américaine a su, non seulement se libérer de la tutelle intellectuelle des tendances néo-classiques, néo-libérales, structuralistes et fonctionnalistes, mais les nouveaux courants marxistes ont su dépasser la transposition mécanique - et parfois dogmatique - des schémas du marxisme orthodoxe à la réalité latino-américaine, pour s'attaquer à l'étude scientifique et empirique de cette réalité, empruntant à la littérature marxiste ses références (et ses réponses) mais aussi et davantage, une méthode et des interrogations fondamentales.
Le processus de critique et de dépassement de la nouvelle science sociale latino-américaine est en cours et nullement achevé. Il s'agit d'une tâche constante, permanente, qui doit se poursuivre pendant les années à venir. Il est également important d'insister sur le fait que la critique de certaines conceptions et de certaines théories n'a pas encore produit, nécessairement, des notions et des théories valables et des schémas étayés assez solidement pour être acceptés tels quels par la communauté scientifique. En d'autres termes, nous savons maintenant ce que nous voulons récuser mais nous n'avons pas fini d'élaborer ce que nous proposons en lieu et place de ce que nous récusons. C'est par exemple le cas des conceptions de « capitalisme périphérique », « dépendance », « colonialisme intérieur », « développement du sous-développement », « marginalité structurelle », entre tant d'autres actuellement manipulées et qui constituent autant d'éléments isolés dans l'érection du nouvel édifice théorique de la science sociale latino-américaine. Il ne s'agit pas de concepts univoques et universellement acceptés ; encore moins de théories aux fondements solides qui ont résisté à l'épreuve de l'histoire ; il s'agit beaucoup plus de tentatives de reconsidération, en fonction de nouvelles préoccupations théoriques et idéologiques, de la réalité changeante des pays latino-américains. Cette entreprise constitue une tâche collective qui incombe à tous ceux qui travaillent dans les sciences sociales en Amérique latine. Aucun chercheur n'apportera, à lui seul, quelque importante que soit sa contribution, davantage que sa petite part à cette oeuvre commune. Le panorama actuel des sciences sociales en Amérique latine incite à penser - du moins en ce qui concerne la sociologie du développement - que l'on se trouve en plein milieu d'une révolution scientifique au cours de laquelle un paradigme est substitué à un autre, comme l'écrit Thomas S. Kuhn (Structure des révolutions scientifiques, FCE, 1971). Il s'agit nécessairement d'un processus très long, coupé de périodes de progrès, de remise en question et de pas en arrière. Il exigera surtout des penseurs le rejet absolu de tout dogmatisme et de tout sectarisme, une curiosité intellectuelle considérable jointe à l'humilité scientifique la plus grande.
Les études présentées au lecteur dans cet ouvrage s'inspirent de cet esprit, leur publication sous forme d'un livre ne se justifiant que si on les considère comme une contribution au débat contemporain sur les sciences sociales en Amérique latine. Il existe le danger habituel quand on réunit dans un même volume des écrits et des travaux élaborés à des époques différentes (le premier essai date de 1964, le dernier de 1971), destinés à des publics divers, d'une absence d'unité du matériel proposé. D'autre part, l'auteur s'étant attaché à une problématique déterminée - la situation en Amérique latine - un certain nombre de répétitions sont inévitables dans certains passages des divers chapitres, et le lecteur s'en apercevra sans doute, mais j'espère, qu'il nous en excusera.
Étant donné que de telles études et recherches -préliminaires, critiques, polémiques - ne sauraient être considérées comme des produits finis, la tentation est grande de rectifier, réviser, voire reformuler telle ou telle affirmation, tel ou tel passage. Et cela d'autant plus qu'avec l'éloignement du temps, certaines vues ont pu évoluer. Nous avons cependant choisi de ne procéder à aucun changement étant donné surtout que nous n'avons pas modifié substantiellement nos conceptions, quelle que soit l'expérience nouvelle que les années aient pu nous apporter sur tel ou tel thème.
Ces conceptions ne nous sont pas propres, bien qu'elles soient vraiment nôtres. Nous voulons reconnaître ici notre dette intellectuelle aux professeurs, collègues, étudiants et amis dont la pensée est, d'une manière ou d'une autre, présente dans ces pages sans que, pour autant, ils soient tenus responsables des erreurs et des déficiences qu'elles contiennent.
R.S.
Mars 1972.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 01 novembre 2003 19:52 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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