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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Rodolfo Stavenhagen, “Structures agraires et sous-développement en Afrique et en Amérique latine”. Un article publié dans la revue l'Homme et la société, revue internationale de recherche et de synthèses sociologiques, no 33-34, juillet-décembre 1974, pp. 37 à 53. Paris: Éditions Anthropos. [Autorisation accordée par courrier électronique par le professeur Stavenhagen le 9 juillet 2003].

Rodolfo Stavenhagen,

Structures agraires et sous-développement
en Afrique et en Amérique latine
”.

Un article publié dans la revue l'Homme et la société, revue internationale de recherche et de synthèses sociologiques, no 33-34, juillet-décembre 1974, pp. 37 à 53. Paris: Éditions Anthropos.

Introduction

I.
Modes de production pré-capitalistes
II.
Le processus de colonisation
III. Le développement du capitalisme agraire


Introduction (*)

Toute étude des problèmes du développement rural doit nécessairement partir de l'analyse des structures de production au niveau local, dans le contexte économique, social et politique de la communauté villageoise, de la région, de l'État-nation et du système international. Pour qu'une comparaison entre l'Afrique et l'Amérique Latine soit utile dans ce sens, il faut qu'elle se situe également dans une perspective historique. Dans ce cadre donc, nous devons essayer de déterminer la nature des différents modes de production pré-capitalistes qui existaient dans les deux continents avant le contact colonial ; la nature particulière du processus de colonisation dans son développement historique en se référant particulièrement aux étapes de développement du capitalisme européen lorsqu'il pénétra pour la première fois ce qu'on appelait les sociétés coloniales ; les différents moyens avec lesquels le système capitaliste en expansion avait réussi à utiliser, transformer, subordonner et incorporer les modes de production préexistants dans les nouveaux types de structures agraires ; et enfin, les caractéristiques du capitalisme agraire actuel et son rôle dans le processus de développement.

Pour aborder l'étude de ces problèmes d'une manière systématique, nous devons en principe examiner les différentes dimensions impliquées dans l'analyse des structures agraires de production (1). Celles-ci se ramènent à peu près à ce qui suit : les systèmes de tenure foncière, la nature des unités de production au niveau local; les rapports de travail dans la production; la commercialisation du produit agricole, les rapports entre la technologie, la productivité et le travail ; la structure sociale de la communauté locale ; la dynamique des rapports entre les classes sociales ; les structures du pouvoir aux niveaux régional et national. N'étant pas en mesure de faire une analyse satisfaisante de ces différents aspects dans les limites de ce document, nous nous contenterons de faire brièvement allusion à certains d'entre eux dans les paragraphes qui suivent.


I. Modes de production pré-capitalistes

À part les tribus nomades et semi-nomades vivant de chasse et de cueillette dont nous ne parlerons pas ici, les structures économiques précoloniales africaines et latino-américaines étaient basées sur la prédominance de communautés villageoises autonomes engagées dans l'agriculture de subsistance. La technologie agricole était primitive certes, d'après les normes modernes, mais différentes techniques de production permettaient en fait à bon nombre de ces communautés de produire des surplus dépassant de loin leurs besoins de subsistance et de reproduction. La question de savoir si l'on profitait pleinement ou non de ces techniques et quel était l'usage qui était fait du surplus économique dépendait de l'organisation sociale et politique des peuples concernés. Ainsi, parlant du Ghana pré-colonial, Hymer souligne que la technologie africaine était davantage le résultat d'un choix économique que l'ignorance des possibilités.


« En fait - dit-il - les cultivateurs ouest africains utilisaient en même temps une variété de techniques allant de la culture intensive à longueur d'année de petits lopins de terres entourant leurs concessions avec usage d'engrais, à la culture extensive en jachère qui nécessite beaucoup de terres et peu de main-d'œuvre. Ils étaient capables lorsqu'ils le voulaient, de produire facilement à tout moment, un surplus pour le marché. Il y avait certainement quelques groupes qui pouvaient à peine produire suffisamment d'aliments pour se nourrir et dans lesquels la possibilité d'une division plus complexe du travail n'existait pas, mais dans la majorité des cas, il y avait toujours un surplus agricole potentiel dont on ne se servait pas du fait simplement de l'organisation de la société » (Hymer, 1969).


Dans certains endroits d'Amérique latine, des techniques complexes d'irrigation (comme au Mexique), de culture en terrasses (chez les Incas) ou d'horticulture intensive (comme au Vénézuela et chez certains peuples amazoniens), permettaient de produire des surplus considérables. Ceux-ci ont favorisé la naissance de ce qu'on a appelé les hautes civilisations de l'Amérique pré-hispanique avec une division en classes sociales nettement définies et l'apparition dans certains endroits, de structures d'État centralisées. Chez les Incas, l'État se servait de la production de surplus agricole non seulement pour nourrir les classes « non productives » mais également pour venir en aide aux gens nécessiteux. Il organisait également le travail forcé (mita), de la masse de la population pour les travaux publics et les constructions somptuaires. Une situation identique existait chez les Aztèques avec de légères variations quant à la forme de l'organisation politique et sociale. Une discussion s'est engagée depuis plusieurs années dans le milieu intellectuel, à propos des caractéristiques à donner à ces différents modes de production pré-coloniaux en Afrique et en Amérique Latine. Une étude approfondie de Catherine Coquery-Vidrovitch (1969) suggère l'existence d'un « mode de production africain » antérieur au démembrement des économies africaines par l'Europe. Ce système était basé, d'une part, sur une économie villageoise autonome de subsistance qui, elle-même, ne permettait aucune accumulation, et d'autre part sur un commerce à longue distance contrôlé par un certain nombre « d'États » bien organisés, combiné parfois à des razzias et pillages des tribus voisines, ce qui favorisait réellement une telle accumulation et l'apparition d'une division des classes sociales. La nature spécifique du mode de production africain doit ainsi être recherchée dans la combinaison d'un système économique patriarcal et d'un contrôle exclusif du commerce à longue distance par un groupe de gens donné. A un moment déterminé, la forme de l'autorité dépend de la nature de ce groupe ; si ses dirigeants viennent de chefs patriarcaux d'une économie autonome de subsistance au niveau du village, leur autorité est alors incontestable : dans le cas des Fangs et des Bombanques, elle n'était menacée que par la rivalité entre les petits groupes engagés dans la même entreprise. Au Moyen Congo, le système ne s'est effondré que sous l'effet de pressions externes : l'intrusion des Européens qui prirent le contrôle du commerce principal à leur profit, éliminant ainsi le commerce traditionnel. Par ailleurs, si, dans le cadre d'un système politique plus élaboré, un groupe privilégié favorisé par le recrutement héréditaire basé sur un système de caste ou sur un embryon d'accumulation de capital, arrive à s'emparer du commerce à longue distance, le régime devient alors une synthèse plus ou moins nette entre le système tribo-patriarcal et les ambitions territoriales d'un type nouveau (ibid, pp. 19-20). Il semble toutefois, du moins dans certains endroits de l'Afrique, (la région orientale du lac, le Dahomey et les États islamiques arabes) que certaines structures de type féodal aient également existé avant l'arrivée des Européens.

En Amérique pré-colombienne, la situation semble totalement différente. Au Mexique Central, une structure socio-politique complexe était devenue nécessaire pour la création et la poursuite d'importants travaux d'irrigation dirigés par une bureaucratie hiérarchique centralisée. Dans les régions éloignées de la Mesoamérique, des systèmes d'irrigation moins importants ont servi de base à la création d'un grand nombre, de « cités-États » relativement indépendantes, (Angel Palenia et Erie Wolf, 1972). Ici, le système a été qualifié soit de semi-féodal, soit de variante américaine du « mode de production asiatique » ou encore rangé dans la catégorie générale des « empires hydrauliques » décrits par Wittfogel (1957).

Chez les Incas, la centralisation bureaucratique avait atteint un niveau dépassant même Celui atteint au Mexique Central, mais dans ces deux régions de l'Amérique pré-hispanique, la production agricole avait pour base la communauté locale de parents sur laquelle l'État exerçait un certain contrôle direct. Évidemment, dans certains endroits d'Amérique, l'organisation sociale n'avait pas atteint le même degré de complexité et l'indépendance des unités locales y était beaucoup plus grande.


II. Le processus de colonisation


L'Amérique Latine a été conquise et colonisée à un moment où le mercantilisme européen venait tout juste de commencer à se répandre dans le monde, mais où les éléments féodaux étaient encore puissants en Espagne. Le processus de colonisation en Amérique espagnole était un mélange entre les demandes de l'économie capitaliste naissante et l'adaptation d'institutions féodales venues d'Espagne, aux conditions particulières de la production coloniale.

Comme cela s'est produit plus tard dans d'autres endroits du Tiers monde, la première phase qui a suivi le contact colonial a consisté en un pillage systématique de la richesse accumulée par les peuples conquis. Au cours du seizième et du dix-septième siècles, les Espagnols ont développé dans les zones à plus forte concentration de populations indiennes, un certain nombre d'institutions par l'intermédiaire desquelles l'excédent de produits et de main-d'œuvre des communautés paysannes était transféré aux conquérants sans affecter essentiellement l'organisation productive des communautés agricoles locales. La encomienda espagnole était devenue un outil important de mobilisation des richesses et de la main-d'œuvre parce qu'imposant un tribut et un travail forcé aux paysans indiens au profit de la classe privilégiée des colons espagnols, les encomenderos. Le travail forcé était également imposé dans les activités d'exploitation minière, la construction d'églises, les travaux publics et même dans la production industrielle de base au moyen d'un système connu sous le nom de repartimientos selon lequel les communautés indiennes devaient fournir périodiquement un certain nombre d'ouvriers robustes selon les besoins de l'administration coloniale.

Des systèmes identiques caractérisaient les premières phases de l'administration coloniale directe dans différents territoires africains. Bien que géré au profit d'une société coloniale imposée de l'extérieur, le repartimiento ne différait pas beaucoup du recrutement massif de main-d'œuvre qui existait chez les Incas et les Aztèques dans la période pré-hispanique (mita et cuatequitil respectivement). On a d'ailleurs soutenu que la facilité relative avec laquelle les Espagnols ont pu imposer de tels mécanismes d'exploitation aux populations indiennes était due au fait que ceux-ci s'étaient simplement substitués à une classe dirigeante qui existait avant leur venue.

La encomienda et le repartimiento ainsi que d'autres institutions similaires ont perdu de leur importance à la fin du dix-septième siècle par suite, d'une part, de la baisse démographique catastrophique des populations indiennes après la conquête (il a été estimé que rien qu'en Nouvelle Espagne, la population est tombée de 30 millions environ au début du quinzième siècle à un million un siècle et demi plus tard ; et au Pérou la population a diminué de 50 % environ en trente années de conquête (voir Dobyns et autres, 1966, pour le Mexique et Kubler, 1946, pour le Pérou) ; et, d'autre part, de l'apparition de nouveaux besoins de l'économie coloniale en changement. La paysannerie indienne était rattachée aux terres (haciendas) par le système connu sous le nom de peonage (qui possède de nombreuses variantes locales) qui a été souvent comparé au système européen du servage qui existait au Moyen Age. Les communautés indiennes « libres » qui étaient capables d'exploiter leurs terres communales ou bien étaient absorbées par les haciendas et perdaient ainsi leurs terres et leur indépendance, ou bien devenaient tributaires de leurs terres, source d'emploi intermittent mais qui, en fait, étaient transformées en réserves de main-d'œuvre pour le système des haciendas en expansion, devenu la forme prédominante de l'organisation agraire en Américaine latine (généralement connue sous le nom de latifundismo).

Au Brésil, du fait de la rareté de la population indienne préexistante, les grandes propriétés (plantations) employaient la main-d'œuvre esclave jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, et étaient devenues également la forme prédominante de l'organisation agraire de ce pays.

On a souvent soutenu que l'organisation des haciendas était en fait un système féodal en ce qui concerne la structure interne et les relations de production qui se sont déroulées en son sein. Toutefois, alors qu'une partie de la production des terres était consommée par la population locale, la force motrice qui soutient l'expansion de la hacienda en tant que système de production, était la demande du marché européen, soit directement (comme dans le cas du sucre) soit indirectement (comme dans le cas du blé et des autres produits nécessaires pour nourrir la population employée dans les mines).

A ce niveau il nous semble inutile de poursuivre le débat sur la question de savoir si le système colonial d'Amérique latine dans son ensemble doit être qualifié de « féodal » ou de « capitaliste » (pour les débats récents sur ces problèmes voir, par exemple, Frank 1967, Laclau, 1969, Semo 1972). Il semble clair que le féodalisme et le capitalisme aient agi l'un sur l'autre à différents niveaux et tout le temps durant l'histoire coloniale de l'Amérique latine (et même plus tard au cours du dix-neuvième siècle) et que les modes de production agricoles pré-coloniaux aient été d'abord incorporés puis transformés dans le système général d'exploitation. Toutefois, il semble également clair que le système colonial dans son ensemble ait joué un rôle très important dans le processus mondial d'accumulation capitaliste et que les différents modes de production au niveau local (haciendas basés sur le péonage, plantations employant des esclaves, petite production paysanne par les Indiens sur les terres communales, etc) étaient tous subordonnés aux intérêts du développement capitaliste.

De toute façon, au moment où les républiques d'Amérique latine ont acquis leur indépendance politique au début du dix-neuvième siècle, une structure agraire s'est développée dans laquelle les grandes propriétés basées sur la main-d'œuvre servile sont devenues ou allaient devenir la forme prédominante de la production agricole ; la petite agriculture paysanne indépendante faite soit sur des terres individuelles soit sur des terres appartenant à la communauté villageoise, n'était rien par rapport au système prédominant des grandes propriétés et était soit détruite soit dominée par le système des haciendas au cours des dix-neuvième et vingtième siècles.

Contrairement au processus d'évolution agraire en Amérique latine, l'expansion du mercantilisme européen n'a pas directement provoqué des changements dans les modes de production agricoles en Afrique. Le commerce européen basé sur le commerce des esclaves, a, dans une certaine mesure, modifié et concurrencé les formes traditionnelles du commerce pré-colonial, mais n'a pas beaucoup affecté l'organisation productive de la communauté agricole de subsistance, sauf dans la mesure où le drainage des hommes valides représentait une perte sociale et biologique que beaucoup de communautés n'ont pas pu arrêter. Alors que le commerce atlantique des esclaves se développait, il semble que l'esclavage en tant que mode de production devenait également de plus en plus important à l'intérieur de l'Afrique de l'Ouest.

« Ainsi - écrit Meillassoux - l'esclavage avait une double utilité en Afrique de l'Ouest d'une part il approvisionnait le commerce atlantique des esclaves ; et d'autre part les producteurs s'en servaient dans le commerce inter-africain. Du fait du danger de la détérioration sociale inhérente à la vente et à l'exploitation d'êtres humains, l'esclavage, en Afrique de l'Ouest, reposait sur deux institutions à la fois complémentaires et contradictoires - la guerre et le commerce. En Afrique de l'Ouest, ni les hommes libres ni les esclaves nés en captivité ne pouvaient être aliénés. Les seules personnes qui pouvaient être vendues étaient celles qui étaient enlevées chez elles et capturées. Les communautés ne pouvaient pas vendre leurs propres membres, ni leurs esclaves domestiques, ni les esclaves nés pour être vendus. Dans ces conditions les esclaves ne provenaient que des guerres ou des pillages. Tout en se protégeant contre la désintégration sociale qui se produirait si elles vendaient leurs propres sujets, les communautés esclavagistes se sentaient également dans une situation peu sûre... Le guerrier et le brigand sont ainsi les agents essentiels de la traite des esclaves destinée tant à approvisionner le commerce atlantique et saharien qu'à satisfaire la demande intérieure... La guerre et le commerce se complétaient et s'opposaient à la fois. La guerre approvisionne le commerce, l'utilise comme débouché mais détourne les hommes de la production. Ainsi se développent deux classes qui sont à la fois solidaires et opposées - une classe de guerriers aristocrates et une classe de négociants ». (Meillassoux, 1971, pp. 54-55).

L'abolition de la traite des esclaves au début du dix-neuvième siècle a eu des effets considérables en Afrique de l'Ouest. La structure du commerce interne et externe fut modifiée, entraînant des changements dans l'organisation de la production. Les esclaves furent remplacés par la cola, l'huile de palme et d'autres produits, et la production de ces biens prit le pas sur l'accent mis auparavant sur la guerre et le pillage. De nombreuses communautés agricoles précédemment autonomes devinrent des producteurs de cultures commerciales sans aucune atteinte apparente à leur organisation sociale et politique. Au Dahomey par exemple « la guerre avait cédé le pas à la culture des terres. Les aristocrates militaires étaient convertis en planteurs et les marchands d'esclaves en producteurs. En même temps la masse de la population était engagée dans la production et le commerce de l'huile » (ibid, p. 59). Dans d'autres régions, la transformation économique s'accompagnait d'un déclin des classes dirigeantes traditionnelles et de l'apparition de commerçants musulmans formant un groupe socio-économique important. Toutefois, alors que les zones côtières de l'Afrique de l'Ouest passèrent sous la domination du commerce européen, le commerce intérieur resta dans une large mesure uniquement inter-africain. Ceci était considéré par les Européens (les Anglais en particulier) comme un obstacle à la conquête du marché africain par les produits européens. Par conséquent, « la pénétration coloniale devait être un instrument indispensable pour la destruction de cette économie autonome qui s'était développée en dehors de l'influence européenne » (ibid., p. 60).

En ce qui concerne les systèmes agraires et les rapports de production dans l'agriculture, l'installation d'une administration coloniale en Afrique avait provoqué des changements profonds dans les modes traditionnels d'organisation sociale et économique. Ceux-ci peuvent se résumer sous trois principaux titres :

a)
la naissance d'un semi-prolétariat rural itinérant
b)
l'apparition de l'agriculture commerciale ;
c)
la création de plantations formant des économies d'enclaves agricoles.

a) L'instauration de l'économie monétaire et la création d'impôts par l'administration avaient contraint un nombre croissant d'ouvriers à abandonner l'économie de subsistance pour chercher du travail salarié dans le secteur capitaliste (plantation, mines, centre urbains, etc.). La plupart des villages comptaient sur le revenu monétaire de certains de leurs membres pour s'acquitter de leurs obligations vis-à-vis de l'administration et satisfaire leur demande croissante de produits industriels. Alors qu'au début, le travail salarié effectué hors de la communauté n'était qu'un complément de l'agriculture traditionnelle de subsistance, celle-ci était devenue par la suite un simple complément (bien qu'étant un complément nécessaire) du travail salarié dans le secteur capitaliste. En fait, dans beaucoup de régions, l'économie de subsistance servait de réserve de main-d’œuvre pour le secteur capitaliste, de garantie pour les ouvriers non permanents de ce secteur, et d'instrument permettant au secteur capitaliste de maintenir les coûts en main-d’œuvre et coûts sociaux plus bas qu'ils ne l'auraient été si l'économie de subsistance avait totalement disparu. Le capitalisme avait donc fait un effet contradictoire sur l'économie agricole traditionnelle. D'une part il tendait à la détruire, de l'autre il la maintenait et la subordonnait à ses propres besoins et intérêts.

Dans un certain sens, le système capitaliste a réalisé en Afrique ce que le système des grandes propriétés basé sur le péonage avait accompli à une époque antérieure en Amérique Latine : le drainage du surplus de main-d'œuvre de la paysannerie de subsistance. En Afrique, ceci s'est fait en intégrant la main-d'œuvre de l'économie de subsistance dans le circuit monétaire sans déposséder carrément les paysans de leurs moyens de subsistance, mais en les limitant toutefois, à tel point que l'intégration leur devenait nécessaire pour leur subsistance. En Amérique Latine cela s'était fait par l'intégration physique des paysans dans de nouvelles structures agraires.

Actuellement, les migrations temporaires de main-d'œuvre partant du secteur de subsistance au secteur capitaliste sont répandues à travers l'Afrique et revêtent souvent un caractère international. Certains pays (la Haute-Volta, par exemple) semblent servir actuellement de réserve de main-d'œuvre aux régions d'agriculture commerciale des zones côtières de l'Afrique Occidentale. Le rôle économique réel des migrations temporaires de main-d'œuvre ne semble pas encore très bien connu, mais leurs effets sociaux tant sur la communauté locale que sur la société dans son ensemble ont été considérables. Woddis (1960) soulignait, il y a de cela quelques années, les principales caractéristiques de ces migrations :

1 - elles affectent essentiellement les adultes mâles
2 - elles sont basées en général sur les contrats de travail de courte durée ;
3 - elles se répètent plusieurs fois au cours de la vie d'un individu
4 - elles nécessitent souvent des voyages sur de longues distances
5 - durant la période coloniale, elles s'accompagnent de formes de travail forcé manifeste ou déguisé ;
6 - elles ont provoqué des déséquilibres démographiques graves dans beaucoup de régions et ont contribué à la désorganisation sociale de nombreux villages.


Les migrations de main-d'œuvre ont en outre rendu difficile la formation de syndicats ouvriers et constituent évidemment un facteur important dans le maintien de bas salaires. Toutefois les courants migratoires (aller et retour) entre les villages et les centres urbains ont contribué au maintien de la solidarité ethnique parmi les groupes concernés (Velson 1961).

Il résulte de ces migrations temporaires de main-d'œuvre, l'apparition, en Afrique rurale, de nouvelles structures de classe qui sont en train de changer rapidement la structure traditionnelle de nombreux villages agricoles (Stavenhagen, 1969).

b) Comme on l'a remarqué plus haut, le passage de l'agriculture traditionnelle de subsistance à l'exploitation des cultures a débuté même avant l'installation de l'administration coloniale par suite des changements intervenus dans les structures du commerce à longue distance sous l'impact de l'expansion du capitalisme mondial. Durant la période coloniale, l'administration européenne avait introduit systématiquement l'exploitation des cultures commerciales dans beaucoup de régions. Cela, elle le faisait au début en employant des méthodes coercitives et rencontrait fréquemment la résistance des paysans. Toutefois, cela s'était répandu de plus en plus grâce au fonctionnement de l'économie de marché et à la transformation progressive des propriétés communales en propriétés individuelles privées. Dans certains cas, comme dans le système mailo en Ouganda, la propriété individuelle privée avait été introduite très tôt par les Anglais (Richards, 1963). Dans d'autres cas, le titre foncier individuel n'était accordé que lorsque l'expansion plus ou moins spontanée de la culture commerciale le rendait plus ou moins inévitable. Au Kenya, la crise agraire aiguë intervenue chez les Kikuyu à la suite de la création des white highlands et de l'expropriation des paysans, a conduit à l'élaboration d'un projet de remembrement agricole dans les années cinquante (Sorrenson, 1967). En Afrique de l'Ouest, le développement de l'agriculture commerciale dans la zone forestière, n'a pourtant pas conduit systématiquement à l'apparition de propriétés individuelles, mais c'est là certainement la tendance générale et l'accès différentiel à l'agriculture commerciale constitue un facteur puissant dans la différenciation sociale croissante entre les agriculteurs Ouest-Africains. (Bieduyck, 1963, Hill, 1963, Ridell, 1970, Stavenhagen, 1969).

Étant essentiellement une entreprise commerciale, l'exploitation agricole a modifié les rapports traditionnels de production dans l'agriculture. La division du travail inhérente à la famille étendue formant une unité économique est en train de disparaître, les rapports entre les chefs de famille ou de lignée et les membres jeunes et adultes du groupe de parents se tendent de plus en plus ; les hiérarchies traditionnelles ont été bouleversées et de nouvelles dimensions sont apparues dans la stratification sociale ; le profit économique est devenu un puissant stimulant du progrès individuel par rapport ou même par opposition aux systèmes de valeurs établies. Les rapports de production capitalistes (travail salarié, accumulation de capital, commercialisation, crédit, hypothèque, ventes de fermes et même de terres, etc.). L'agriculture spécialisée dans les cultures commerciales constitue le symbole de la naissance d'une nouvelle classe sociale dans l'agriculture en Afrique qui, non seulement joue un rôle économique et social mais a également un rôle politique à jouer dans beaucoup de pays.

L'agriculture commerciale va conduire à l'apparition de nouveaux systèmes agraires ainsi qu'à la naissance, dans certaines régions, d'une classe de propriétaires fonciers et qu'à la croissance d'un prolétariat rural. Il serait prématuré de dire qu'un tel système conduira au type de structure agraire « latino-Américain » mais cette tendance ne doit pas être écartée à l'avance.

c) L'agriculture de plantation a été introduite par l'administration coloniale ou directement par les sociétés capitalistes étrangères (par exemple la Firestone au Libéria) dans quelques régions seulement. Les plantations sont de vastes entreprises commerciales complexes qui nécessitent une division avancée du travail, une main-d'œuvre abondante et bien organisée, une sorte de système structuré des rapports de travail, l'utilisation d'une technologie moderne et spécialisée, une administration bureaucratique, des systèmes de comptabilité bien développés, des investissements économiques considérables et présupposent un engagement direct dans le marché capitaliste mondial. Par leur nature même et par la manière dont elles ont été créées dans les pays coloniaux ou dans les pays sous-développés, les plantations constituent des économies d'enclave types. Elles représentent le secteur « moderne » des économies bien connues de nombreux pays sous-développés qualifiées à tort de « dualistes ».

La création des plantations a généralement signifié l'expropriation des paysans de leurs terres ou des terres tribales cultivables et la modification de la base écologique de l'agriculture traditionnelle de subsistance préexistante. D'une manière générale, cela a eu un effet négatif sur cette agriculture et par conséquent sur la vie des populations qui en dépendent. En tant qu'entreprises, les plantations sont en général directement gérées par des sociétés étrangères et répondent essentiellement aux intérêts de la métropole. Cette « extra-territorialité » a des conséquences économiques et politiques importantes pour le pays dans lequel sont installées ces plantations, surtout après l'indépendance. Le personnel de direction et le personnel hautement spécialisé sont en général des étrangers (des expatriés) et entre eux et la majorité de la main-d'œuvre recrutée localement existent des disparités socio-économiques importantes. La main-d'œuvre peut être classée en différentes catégories selon la spécialisation et la permanence dans l'emploi. De nombreuses plantations n'ont qu'un nombre relativement petit d'employés permanents pour les tâches spécialisées mais comptent dans une large mesure sur une main-d'œuvre saisonnière pour les principales activités agricoles. Durant les premières phases de leur développement, les plantations recrutaient en général leur main-d'œuvre dans le voisinage ; mais à mesure qu'elles se développaient, elles attiraient davantage de main-d'œuvre migrante temporaire ou permanente provenant des régions éloignées.

Les salaires constituent le mode de rémunération caractéristique des plantations mais l'administration accorde parfois un certain nombre d'avantages (tel que le logement). Le travail dans les plantations a tendance à détourner l'ouvrier agricole de l'agriculture de subsistance et, bien qu'il arrive parfois qu'un ouvrier soit capable d'entretenir un lopin de terre à côté pour assurer sa subsistance, cette séparation de ses moyens de production semble se perpétuer. Les plantations sont donc un environnement caractéristique pour le développement d'un prolétariat rural, d'un syndicat et d'un esprit de classe chez les ouvriers agricoles. Alors que les ouvriers des plantations ne représentent qu'une faible proportion de l'ensemble de la main-d'œuvre agricole dans les pays africains, l'importance des plantations dans l'économie globale les place dans une position stratégique dans la structure des classes. Les rapports de travail dans ces plantations sont de nature particulière du fait que ces entreprises appartiennent à des sociétés étrangères qui sont dans une position exceptionnellement forte pour négocier tant avec les ouvriers qu'avec les gouvernements des nations dans lesquelles elles opèrent. Elles occupent une forte position non seulement économique mais politique également.


III. Le développement du capitalisme agraire


Dans les pages précédentes nous avons vu que durant l'époque coloniale, le capitalisme a pénétré le secteur agricole traditionnel. Vers le milieu du vingtième siècle, à l'échelle mondiale il était devenu évident qu'une grave crise agricole se produisait dans la plupart des pays du Tiers monde. Beaucoup de pays sous-développés qui étaient des exportateurs traditionnels de produits primaires vers les pays industrialisés furent confrontés à la fois à une baisse de la production des denrées alimentaires et à une hausse démographique. Des prédictions néo-malthusiennes néfastes de famines à venir se répandirent en divers endroits, et des efforts groupés commencèrent à être fournis à tous les niveaux pour accroître la production agricole et la productivité dans les pays sous-développés. On croyait d'une manière générale que cette situation était imputable à l'agriculture arriérée de subsistance de ces pays et qu'il était nécessaire de la transformer en une agriculture commerciale moderne hautement mécanisée pour pouvoir atteindre le niveau de développement désiré. La tâche principale de nombreux programmes d'assistance internationale fut alors de faire du paysan traditionnel un agriculteur entreprenant tourné vers le marché.

Peu nombreux ont été ceux qui ont montré que la « crise » n'était pas tellement due à l'agriculture de subsistance, mais plutôt aux mauvaises adaptations structurelles résultant de la croissance incontrôlée du secteur d'exportation primaire selon des systèmes capitalistes dont l'existence était devenue un obstacle au développement équilibré d'une agriculture destinée surtout à satisfaire la demande extérieure croissante de denrées alimentaires et d'autres produits.

Les efforts fournis en vue d'accroître rapidement la production agricole globale ont inévitablement abouti à une accentuation de la « modernisation » et des facteurs de production de toute sorte ont été acheminés à un rythme croissant dans les secteurs les plus susceptibles de répondre rapidement et de façon efficace. Ce processus s'est accéléré au cours des quelques dernières années à la suite de la dite « Révolution Verte » dont les effets à la fois (positifs et négatifs) ont été surtout ressentis en Asie du Sud-Est.

En Amérique Latine, l'obstacle politique et social représenté par le système de la hacienda commençait à gêner les dirigeants politiques dès les premières secousses provoquées par la Révolution cubaine qui avait eu des répercussions à travers le continent. En même temps, l'inquiétude générale quant aux faibles résultats du secteur agricole amena de nombreux spécialistes à se pencher de plus près sur la structure agraire de l'Amérique Latine. Des mouvements en faveur d'une réforme agraire se répandirent. Dans les classes inférieures, les paysans réclamaient des terres et l'abolition des systèmes d'exploitation oppressifs ; et dans les classes au-dessus, les techniciens et étudiants, spécialistes des questions agraires, suggéraient que les principaux obstacles au développement agricole devaient être recherchés dans les dispositions institutionnelles qui régissaient les systèmes de tenure foncière et les rapports de production des terres (CIDA 1965-66). La réforme agraire ne s'était pas toutefois répandue à travers l'Amérique latine, comme on s'y attendait au début des années soixante parce que surtout, I'oligarchie agraire et ses alliés nationaux et internationaux étaient suffisamment puissants pour la bloquer à différents niveaux. Vers la fin des années soixante, il était devenu manifeste que la réforme agraire était essentiellement politique. Pour les paysans et leurs allies, la réforme agraire était une réclamation politique et c'est pour cette même raison que les classes dirigeantes y étaient opposées. Il est devenu clair maintenant que la crise économique de l'agriculture (faibles taux de croissance) ne peut être résolue par la bourgeoisie que dans le cadre de la structure agraire actuelle et aux dépens des paysans.

C'est pourtant ce qui est en train de se passer dans la plupart des pays Latino-Américains. La modernisation de l'agriculture (englobant l'introduction des techniques, la mécanisation, l'introduction des variétés à haut rendement et autres facteurs de production améliorés, les services de vulgarisation agricole, etc.) est en train de se poursuivre plus ou moins rapidement dans différents pays, mais (et c'est là le point important) a tendance à ne profiter qu'à un petit groupe d'agriculteurs privilégiés qui contribuent de plus en plus à l'accélération de la croissance globale et déterminent la plus grosse part du revenu agricole. Ceci est en train de se produire également dans les pays qui ont déjà entrepris une réforme agraire comme le Mexique où le développement agricole au cours des trois dernières décennies a été extrêmement polarisé. Dans ce processus la majorité des petits propriétaires et ceux qui ont bénéficié de la réforme agraire dans ce pays ont été relégués à une position marginale.

Dans leurs efforts en vue de « faire progresser l'agriculture » dans son ensemble (c'est-à-dire d'augmenter la production globale, et l'offre de produits agricoles et d'améliorer la balance des paiements des pays intéressés en augmentant les exportations de produits agricoles ou du moins en diminuant la dépendance de ces pays à l'égard des importations de tels produits), les partisans de la modernisation ont volontairement soutenu les grandes propriétés aux dépens des petites propriétés et de l'économie paysanne. Le résultat de cette politique sera, dans quelques années, désastreuse pour la majorité de la population paysanne. Comme le dit un expert :


« Actuellement, la perspective, pour les années 70, est que dans l'ensemble, le statut des paysans d'Amérique Latine ne sera pas amélioré. En fait il semble très évident qu'il va se détériorer. L'accès aux terres est plus fermé que jamais. Le chômage semble augmenter. Les revenus et salaires réels sont en train de diminuer, la sécurité de la tenure foncière devient précaire. Le plus grave de tout, cependant, est le fait que partout les gouvernements nationaux, les entrepreneurs privés et accords internationaux acceptent des politiques et programmes agricoles qui sous le nom de développement agricole » ne font qu'aggraver une situation déjà intolérable » (Feder, 1971, p. 270).


Ces politiques sont mises en oeuvre par l'intermédiaire de programmes à double orientation :


1 - programmes en vue de renforcer le secteur des grandes propriétés par l'apport massif de facteurs de production plus « modernes » dans l'agriculture et d'améliorer ainsi les faibles résultats de ce secteur, combinés 4 des mesures dites d'incitation économique destinées à faire appel à davantage d'efforts de la part de l'élite terrienne ;

2 - des programmes marginaux ou truqués « d'amélioration de la tenure foncière » destinés à rendre la paysannerie heureuse » (ibid, pp. 279-280).



Il en résulte la marginalisation croissante de la paysannerie et l'apparition d'un vaste sous-prolétariat jusqu'ici inconnu et qui est en train d'être exclu de l'agriculture sans pouvoir être incorporé dans les activités productives des secteurs non-agricoles du fait des caractéristiques du processus d'industrialisation dans le système du capitalisme sous-développé, dépendant et périphérique.

Dans ce contexte, les réformes agraires qui se contentent de redistribuer des micro-lopins (mini-propriété) de terres aux petits propriétaires (comme c'était le cas au Mexique et en Bolivie) ne seront que des mesures servant de bouche-trou. A vrai dire, la redistribution des terres en faveur de la paysannerie augmente les possibilités d'emploi et la production agricole étant donné l'efficacité du système des grandes propriétés (latifundia) (OIT, 1971, Feder, 1971). Mais c'est précisément la crainte de la réforme agraire et la perte de leur pouvoir politique et économique qui a poussé l'élite terrienne à moderniser ses activités au cours des dernières années. Grâce à une production à plus forte utilisation de capital, à l'accès facile au crédit bon marché et au contrôle des systèmes de commercialisation, J'élite terrienne a pu améliorer sa situation tout comme pour des raisons politiques, elle a commencé à tolérer certaines formes de réforme de la tenure foncière. Le problème reste maintenant de savoir dans quelle mesure ces tendances pourront se réaliser, sur le plan politique, en Amérique Latine au cours des années à venir.

En Afrique, les tendances apparues durant la période coloniale pour renforcer le capitalisme agraire, persistent même après l'indépendance. L'accent placé, dans certains pays, sur une ou deux cultures commerciales destinées à l'exportation, a créé pour l'agriculture, des problèmes qui ne sont pas faciles à résoudre. Premièrement, beaucoup de pays normalement capables de développer la production de denrées alimentaires, doivent les importer. Deuxièmement, la détérioration des termes du commerce a porté préjudice au secteur des exportations et par conséquent à l'ensemble de l'économie nationale. Troisièmement, le développement du secteur des exportations de cultures commerciales a favorisé une classe de plus en plus puissante de capitalistes ruraux appelés « Kulaks » engagée dans les activités d'importation et d'exportation, associée à la bureaucratie gouvernementale, et dépendant directement ou indirectement des sociétés étrangères (c'est-à-dire les gouvernements) pour leur appui économique et politique (Amin, 1971, Dumont, 1971).

Il semble peu probable, cependant, que ce développement puisse conduire à une structure agraire identique à celle de l'Amérique Latine : premièrement parce que les institutions relatives à la tenure foncière dépendent encore, dans une large mesure, de l'organisation sociale au niveau du village ; deuxièmement, parce que les gouvernements africains semblent conscients du danger qu'il peut y avoir de laisser sans contrôle le processus de concentration des terres aux mains de quelques-uns ; troisièmement, parce que l'accumulation de capital dans le secteur des cultures commerciales ne nécessite pas l'appropriation directe des terres sous forme de vastes propriétés par la classe capitaliste, tant que le contrôle du capital, du crédit et de la technologie par différentes formes de dispositions agraires flexibles (métayage, fermage, nantissement, etc.) est possible ; quatrièmement, parce que la formulation des intérêts des paysans et l'expression politique de leurs doléances et réclamations sont plus susceptibles de contrebalancer ces tendances avec succès dès la première phase du remembrement des terriens qu'à un moment où (comme c'est le cas en Amérique Latine) la structure agraire a acquis de profondes racines historiques et est solidement ancrée dans l'ensemble des institutions socio-politiques du pays.

En Afrique, le développement agricole semble plus susceptible de rester en liaison (et ceci de plus en plus) avec les plans régionaux de développement et les projets de peuplement ou de colonisation sous le contrôle du gouvernement. D'énormes investissements seront affectés (avec l'assistance technique, par conséquent le contrôle international) dans un certain nombre de régions (office du Niger par exemple), de nouvelles terres seront ouvertes à la culture, les réseaux fluviaux seront contrôlés, des travaux d'irrigation seront entrepris, une nouvelle technologie sera employée, des variétés à hauts rendements seront introduites (par exemple le riz, le blé, le maïs), un crédit contrôlé sera accordé, etc. Ceci contribuera à l'accroissement de la production globale de la productivité dans un délai relativement court. Les agriculteurs venant des. régions prises comme objectifs ou d'autres régions recevront des terres sous différentes formes de dispositions agraires contrôlées et réaliseront, on l'espère, des rendements plus élevés dans un temps très court.

À part les problèmes inhérents à ces efforts de planification régionale (bureaucratisation, corruption et autres facteurs évitables et inévitables), il semble certain que ces projets ne peuvent absorber qu'une faible proportion de la population rurale des pays intéressés. En outre, en dépit des mesures spéciales destinées à garantir à tous les participants l'accès aux terres et aux ressources, il semble qu'un processus de différenciation socio-économique accélérée se déroule dans les régions couvertes par ces programmes. Cela signifie qu'une minorité d'entrepreneurs bien nantis sera en mesure de faire des progrès rapides, alors qu'une classe de paysans appauvris sera de plus en plus dépendante et endettée vis-à-vis d'elle. Ces programmes de développement profiteraient essentiellement à une classe de grands propriétaires ou de propriétaires terriens moyens engagée dans le développement du capitalisme commercial. (voir Dumont, 1971 pour une appréciation concernant l'Office du Niger).

À l'autre extrême, la grande masse de la population rurale continuera à être associée à l'économie de subsistance et à servir de réserve de main-d'œuvre aux secteurs agricoles modernes et secteurs non-agricoles de l'économie. Beaucoup parmi ces travailleurs ruraux continueront à émigrer vers les villes du fait en partie des pressions démographiques croissantes sur les terres et de la fragmentation progressive des terres familiales dans beaucoup de régions. (Voir par exemple Huth, 1969, pour une étude du Nigéria Oriental). Ainsi la paysannerie africaine est en train de subir un processus de marginalisation identique à celui qui, dans des conditions historiques différentes, est en train de se dérouler en Amérique Latine.

Tant que la majorité des pays des deux continents, liés par des circonstances historiques (le commerce triangulaire de l'époque coloniale, basé sur l'esclavage), maintiendront une stratégie de développement capitaliste, il est probable que les grands problèmes des populations rurales ne seront pas résolus, mais s'aggraveront au contraire. En effet une telle stratégie équivaut à une « croissance sans développement » ou à un « développement extra-verti », (Amin, 1970), c'est-à-dire qu'elle est destinée à accroître le taux de croissance globale et la production en renforçant le secteur des exportations et, au mieux, en développant une certaine forme d'industrialisation de substitution à l'importation. Cette stratégie, comme l'a également démontré l'expérience Latino-Américaine et certains cas en Afrique (Côte d'Ivoire et Zaïre par exemple) profite à une petite classe dirigeante en expansion ainsi qu'à une classe moyenne de bureaucrates dépendante d'elle mais exclut la grande masse de la population. Ce développement polarisé renferme toutes les caractéristiques d'une situation coloniale interne (Stavenhagen, 1972). Tant que la majorité de la population des pays africains comme des pays latino-Américains sera engagée dans l'agriculture et la vie rurale en général, ce sera la paysannerie (et ses rejetons formant les masses marginales des villes) qui supportera le plus le poids de cette stratégie du développement.

Que peut-on faire pour contrecarrer ces tendances ? Quelle sorte de stratégies de développement rural peut-on adopter à la place dans un contexte plus vaste ? Quelles sont implications politiques et sociales des différentes stratégies de rechange ? L'expérience de Cuba et du Chili en Amérique Latine et celle du Congo (Brazzaville) et de la Tanzanie en Afrique fournissent de telles stratégies de rechange. Quelles sont les leçons qu'elles ont à offrir aux autres pays ? Quels sont les problèmes particuliers auxquels sont confrontés ces pays et comment ont-ils pu les résoudre ? Ce ne sont là que certaines des questions auxquelles un débat basé sur les considérations qui précèdent doit essayer de répondre.

El Colegio de Mexico

Notes :

(*) Colloque IDEP, IEDES, IDS, CLACSO, sur les stratégies du développement économique Afrique et Amérique Latine comparées (Dakar, 4-17 septembre 1972)

(1) Nous utilisons le mot agriculture dans son sens général qui englobe la production du bétail et les autres activités connexes portant sur l'exploitation des terres en tant que moyen de production.

Retour au texte de l'auteur: Rodolfo Stavenhagen, sociologue, El Colegio de Mexico. Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mai 2008 8:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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