Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Denis SZABO “Histoire d’une expérience québécoise qui aurait pu mal tourner...”. Un article publié dans la revue Criminologie, vol. 10, no 2, 1977, pp. 5-38. Numéro intitulé: “La criminologie au Québec”. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal.
Prologue
Reconstituer le passé : entreprise périlleuse et pourtant nécessaire. Ce que certains appellent l'histoire contemporaine ne peut se faire qu’à ce prix. Suivre la maxime de Lucien Febvre a relater les événements tels qu'ils se sont réellement passés », est moins facile pour le sociologue, habitué à scruter les forces collectives en œuvre dans l'histoire, bien au-delà des initiatives individuelles.
Quelle est la part du « hasard » et de la « nécessité » dans un événement historique quelconque, voici le dilemme qui confronte celui qui veut interpréter un fait d'histoire. Comme on ne peut guère prétendre à une objectivité absolue, l'idéal vers lequel on penche cependant, il y a lieu d'indiquer quelques critères d'appréciation, quelques postulats qui inspirent la réflexion de l'auteur. Voyons d'abord le « coefficient personnel ».
J'ai eu l'occasion de m'en expliquer sans ambages (1974-1976) [1]. En résumé on peut affirmer que tant l'appartenance à une génération (1929), qu'une expérience socio-politique liée à une formation intellectuelle (Budapest, Louvain, Paris) m'ont orienté vers une conception appliquée de la science de la société. Les besoins des hommes, leurs aspirations vers une plus grande marge de liberté et une plus grande mesure de justice sont devenus des paramètres qui s'imposaient à mon esprit lorsque je tentais de répondre à la lancinante question de Robert Lynd, auteur des Middletowns : Knowledge for What ?
La sympathie très relative pour la conception « tour d'ivoire » de la science, le sentiment d'inconfort, sinon de malaise, de toucher un traitement en « parlant » de questions qui faisaient souffrir tant d'individus et de collectivités, sans offrir conseils ou services, étaient corollaires de l'option utilitaire.
Voici une génération, le clergé a pourvu à toutes les « sciences », à tous les « services » au prix d'une fraction du coût de nos « performances » professionnelles. « Nous », c'est-à-dire les gens des sciences humaines. Ainsi, à côté de l'indispensable besoin de poser de bonnes questions, il m'a paru également évident qu'il fallait essayer d'apporter soi-même au moins le commencement de quelques bonnes réponses.
La fonction critique inhérente à la démarche scientifique ne pouvait pas constituer un alibi pour laisser aux autres les risques et l'odieux d'une mise en pratique d'idées, d'hypothèses tirées de réflexions ou de résultats de nos recherches, répandues à profusion par des intellectuels.
Ce bref rappel de mes « préjugés » paraphrase en quelque sorte la citation mise en exergue de Jean Monnet.
En effet l'histoire de la criminologie à Montréal est inséparable de l'action des hommes ; mais si cette action ne fut pas éphémère, si son impact dépassait les consciences individuelles pour constituer des faits sociaux, extérieurs et contraignants, suivant la juste définition de Durkheim, c'est parce que ces faits sociaux se sont cristallisés en institutions.
En plus d'avoir été un rêve, une hypothèse de travail intellectuel d'un groupe d'hommes, la criminologie s'est constituée en discipline scientifique, en profession, en pièce importante du système d'administration de la justice pénale au Québec et au Canada. La rencontre féconde des hommes et des situations : voici la matrice pour la création d'une institution.
[1] Dialogue avec... M.-A. Bertrand, Revue canadienne de criminologie, vol. 18, no 1, janvier 1976.