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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-Blanche TAHON, “COMME UNE CHOSE ATTENDUE, ENTENDUE. Femmes algériennes — lutte de libération nationale – socialisme.” In ouvrage sous la direction de André CORTEN, Modj-ta-ba SA-DRIA et Marie-Blanche TAHON, LES AUTRES MARXISMES RÉELS, pp. 81-95. Paris : Christian Bourgeois, Éditeur, 1985, 257 pp. Collection “Cible”, dirigée par Y. Moulier. [Autorisation formelle de M. André Corten accordée par l'auteur le 22 mars 2016 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[81]

LES AUTRES MARXISMES RÉELS
2e partie : Discours et mises en silence

COMME UNE CHOSE ATTENDUE,
ENTENDUE
. [1]

Femmes algériennes —
lutte de libération nationale – socialisme
.”

Marie-Blanche TAHON

à Yacout

La situation des femmes en Algérie n’est jamais problématisée, elle est toujours décrétée. Dans les textes. Par ceux et celles qui se font entendre. Que ces textes soient officiels ou qu’ils se veuillent ou soient critiques à l’égard des premiers. Femmes irrécupérables. Bâillonnées dont on ne parle que pour les poser dans le silence. Les y réduire. Les y figer. Essayer. Les textes que j’ai écrits sur l’oppression des femmes algériennes n’y échappent pas non plus. Une des raisons me semble aujourd’hui résider dans la croyance selon laquelle un mouvement de libération nationale auquel prennent part des femmes doit déboucher sinon sur leur libération au moins sur une transformation importante de leurs conditions d’existence, de leur place et de leur rôle dans la vie sociale. La réalité étant autre, les femmes déçues dénoncent la trahison de ceux qui se sont « emparés » du pouvoir ou recensent les occasions perdues et recherchent leurs causes. La démarche n’a-t-elle pas été similaire à l’égard de la révolution socialiste jusqu’au jour où des femmes se sont dit que la non-libération des femmes en URSS n’était pas imputable aux difficultés du communisme de guerre ou à Staline mais que la révolution socialiste n’était pas porteuse en elle-même de la libération Zone de texte: n
[82] des femmes. Pourquoi la lutte de libération nationale devrait-elle l’être ? La prégnance de cette illusion est contradictoirement marquée par le discours communiste. Positivement en ce qu’il renferme la vision de la transposition inéluctable de l’action transformatrice, révolutionnaire, d’un plan à l’autre, de l’osmose de la libération pour tous les opprimés. Négativement en ce que la lutte de libération nationale étant dite lutte du peuple et non d’une classe comme dans la révolution socialiste, il est attendu que les femmes y aient moins de difficulté à en être partie prenante : si elles doivent rentrer dans la classe ouvrière, elles appartiennent au peuple... La lutte de libération nationale serait une sorte d’âge d’or pour l’osmose libératoire, rien n’est encore perdu, rien n’est encore figé...

Ce texte ne porte pas sur un mouvement des femmes en Algérie qui n’existe pas en tant que tel. Il tente de mettre en lumière le processus à l’œuvre pour qu’il n’y ait pas mouvement. Processus exprimé essentiellement en discours. Discours qui prend sa source dans la lutte de libération nationale pour les illusions qu’elle peut véhiculer mais également en ce qu’elle fournit le cadre où le sacrifice peut être érigé en mode de vie. Ce lien entre sacrifice et libération sera fort utile à l’Algérie socialiste en particulier à l’égard des femmes [2]. Plutôt que de dénoncer, une fois de plus, l’inadéquation entre discours égalitaire, libératoire, et réalité, je vais tenter de montrer comment le discours - officiel mais aussi sa critique - parce qu’égalitaire, parce que disant la libération, empêche la formation d’une émergence visible de la force collective des femmes. Il peut d’autant mieux l’empêcher qu’il se développe dans un État qui se proclame socialiste en proclamant l’Islam religion d’État. Dès lors, dès l’indépendance, l’égalité des femmes ne sera pas juridistement celle du droit bourgeois mais socialistement celle que procure l’intégration au travail salarié et à l’action politique. Autre manière - le colonisateur n’était pas parvenu non [83] plus à le suppléer en ce domaine [3] - de laisser !e droit musulman, foncièrement rétif à l’égalité formelle entre hommes et femmes, continuer à régir le « statut personnel ». Mais le socialisme algérien ne parvenant pas ou ne voulant pas développer l’emploi féminin, une nouvelle égalité sociale tend à être promue : les femmes sont les égales des hommes dans l’édification nationale en étant épouses et mères. En tenant sur cette question un discours plus moral que politique, le pouvoir socialiste donne ainsi des gages aux tenants de l’Islam dès lors moins sourcilleux à propos d’autres visées socialistes. Par ailleurs, le pouvoir socialiste lui-même ne peut tolérer, en son sein, une organisation collective, aussi peu importante numériquement soit-elle, qui lui échappe. Ces éléments mis en mots « libératoires » cantonnent les femmes collectivement au silence.

De la perversité du discours égalitaire

Tout va toujours de soi dans le discours du FLN quand il s’agit de la place des sexes dans la société algérienne. Cette façon de dire ne procède pas de l’inculcation de l’idée de l’infériorité des femmes. Au contraire. Depuis le début de la lutte de libération, elles y ont une place à part entière, égale à celle des hommes, la même, comme le stipulaient les statuts du FLN de la guerre. Le brevet révolutionnaire leur est décerné dès 1956 par les instances dirigeantes réunies en congrès à la Soummam. Elles le paieront cher. Ainsi, El Moudjahid, journal de la clandestinité, écrit-il en 1959 :

« L’Algérienne n’attend pas d’être émancipée, elle est déjà libre parce qu’elle participe à la libération du pays. »

Voilà qui est dit.

Harbi [4] conteste cette vision en stigmatisant la division [84] sexuelle du travail dans la lutte de libération qui renvoie le plus souvent les femmes au rôle d’auxiliaires sinon de servantes des hommes. Pourtant, remarque-t-il, cette réalité est tue et dans les articles d'El Moudjahid : « On laisse entendre qu’il existe une révolution profonde, que le symbole de cette révolution profonde c’est la femme autrefois tenue en laisse et maintenant libérée par sa participation à la résistance, etc. De ce point de vue la révolution algérienne a été un modèle, elle a ouvert la voie au trucage progressiste [5]. »

Mais comme pour prévenir les questions que pourrait susciter cette constatation, il affirme : « Ce thème a surtout été exploité à l’intention de l’étranger et non des Algériens [6]. »

Il est pourtant exploitable pour les Algériens et plus encore pour les Algériennes. Et il sera exploité. Si la participation des femmes à la lutte de libération les libère, celle-ci marque la fin de leur sujétion. Elles n’ont donc plus à mener le combat sur ce terrain, celui-ci s’évanouit avec l’indépendance, terme victorieux de la lutte. Elles n’ont plus dès lors qu’à se ranger sous la coupe des dirigeants politiques garants et gestionnaires de leur égalité et de leur émancipation. Le Programme de Tripoli, rédigé un mois avant la proclamation de l’indépendance, coupe court à toute velléité d’autonomie de luttes collectives de femmes : « La participation de la femme algérienne à la lutte de libération a créé des conditions favorables pour briser le joug séculaire qui pesait sur elle et l’asseoir d’une manière pleine et entière à la gestion des affaires publiques et au développement du pays. (...) Il existe dans notre société une mentalité négative quant au rôle de la femme. Sous des formes diverses tout contribue à répandre l’idée de son infériorité. Les femmes elles-mêmes sont imprégnées de cette mentalité séculaire.

Le parti ne peut aller de l’avant sans soutenir une lutte permanente contre les préjugés sociaux et les conceptions [85] rétrogrades. Dans ce domaine, le parti ne peut se limiter à de simples affirmations, mais doit rendre irréversible une évolution inscrite dans les faits en donnant aux femmes des responsabilités en son sein. (...) L’égalité de la femme et de l’homme doit s’inscrire dans les faits. La femme algérienne doit pouvoir participer effectivement à l’action politique et à la construction du socialisme en militant dans les rangs du parti et des organisations nationales et en y assumant des responsabilités. Elle doit pouvoir mettre de même son énergie au service du pays en participant à l’activité économique, assurant ainsi par le travail sa véritable promotion [7]. »

Le caractère pieux de ces vœux n’est plus à démontrer [8], mais ce n’est pas ce qui importe le plus ici. En prenant acte de l’emprunt des recettes classiques du socialisme en la matière — participation politique et travail salarié —, on soulignera que la question de l’égalité juridique n’est pas soulevée, le texte dit subtilement que l’égalité est celle qui s’inscrit dans les faits ! On soulignera également le recours à la tendance vivace elle aussi dans le socialisme institutionnel international de ranger « la question de la femme » dans le placard de l’idéologie ou de la superstructure. En Algérie, cette manie a notamment pour effet de ligoter les femmes à la religion sans le dire. Dans ce non-dit est perceptible toute la prudence du discours officiel algérien qui parvient sans heurts majeurs à concilier socialisme et religion. Que la situation des femmes soit décrite en termes de mentalités, préjugés et conceptions dites passéistes sans plus de recherche de précision quant à [86] leurs origines contribue sans doute grandement à la mise en place de cet équilibre. Ce qui n’a probablement pas été le cas de la Tunisie même si le pouvoir se réclamait d’une idéologie « moins socialiste » [9]. Est-il nécessaire de faire remarquer que le traitement des mentalités et conceptions sur le registre du rétrograde relève de l’analyse marxiste en termes de phases, de décalage de l’idéologie sur les faits... C’est d’autant plus commode que les femmes elles-mêmes sont dites imprégnées de ces mentalités rétrogrades.

Le caractère non avenu de toute lutte autonome de femmes est théorisé par Fanon dans L’An V de la révolution algérienne [10]. Une romancière, Assia Djebar adapte la théorie au mode fictionnel dans les Enfants du nouveau monde, bien accueilli lors de sa parution à l’indépendance et toujours massivement diffusé [11]. « L’Algérie se dévoile [12] » entérine le fait accompli de la libération de « la » femme algérienne grâce à la lutte de libération nationale. Cette conclusion est rendue possible par le mode de perception des femmes en tant que purs instruments de cette lutte. Dans le même mouvement, comme dans le roman de Djebar, les femmes sont valorisées comme gardiennes des traditions antécoloniales, comme préservatrices du refuge où les hommes assaillis par l’agression coloniale peuvent se retremper, se ressourcer. Qu’après l’indépendance, les analyses de Fanon tombent en disgrâce sous différents prétextes, dont son athéisme, n’atténue pas la prégnance de sa vision du rôle des femmes. Au contraire, son athéisme garantit la possibilité de cantonner les femmes au maintien des valeurs du passé sans que ce cantonnement soit associé aux mentalités rétrogrades.

L’injonction faite aux femmes de préserver les symboles de [87] la patrie - cristallisés sur le voile [13] à mettre ou à retirer au gré des besoins de la lutte édictés par le FLN - va de pair dans Sociologie d’une révolution avec une autre forme d’enfermement des femmes dans leur rôle d’enjeu aux conséquences encore plus pesantes. Pour faire saisir les transformations « réelles » des rapports familiaux et plus particulièrement la révolution qui s’est produite dans la situation familiale de la femme. Fanon écrit :

« La lutte de libération porte la femme à un tel niveau de renouvellement intérieur qu’elle en arrive à traiter son mari de lâche. La femme algérienne assez fréquemment par allusions ou de façon explicite reproche à son mari l’inactivité, le non-engagement, le non-militantisme. C’est la période au cours de laquelle les jeunes filles, entre elles, jurent de ne pas se laisser marier à un homme qui n’appartiendrait pas au FLN. La femme algérienne, en perdant toute prudence, perd aussi tout instinct de conservation du foyer. Reprocher à son mari de ne point participer à un combat dont on sait qu’il est meurtrier est une conduite pour le moins paradoxale. Mais les femmes ne considèrent plus comme avant la condition d’homme. Le métier d’homme se mène dans l’action patriotique et nul ne peut affirmer sa virilité s’il n’est un des morceaux de la Nation en lutte  [14]. » Les femmes servent classiquement d’enjeu en ce sens que le discours s’adresse moins à elles qu’aux hommes. Elles sont enjeu car la notion de virilité, en Algérie comme ailleurs, est l’un des ressorts du discours qui fonde l’oppression des femmes — et Fanon ne l’ignore pas totalement [15] — mais cette valeur n’est pas ici dite [88] promue par le pouvoir patriarcal - ou la guerre - mais par les femmes elles-mêmes. Ce sont les femmes elles-mêmes qui donnent un nouveau contenu à la virilité ! Ce faisant, elles reconnaissent du même coup leur exclusion de fait de l’action patriotique, de l’appartenance à la Nation en lutte. Libérées. Sans place. Elles recevront ce que l’on voudra bien leur donner.

« Une force révolutionnaire inépuisable »

La période benbelliste (1962-1965) est souvent caractérisée par le « populisme », voire le « romantisme révolutionnaire » qu’aurait imprimé le président Ben Bella à la vie de son pays. Les analyses approfondies sur cette période sont le plus souvent fragmentaires, aucune ne porte sur la situation des femmes malgré le livre courageux de Fadela M’Rabet.

Durant cette période qui marque la fondation de l’Union nationale des femmes algériennes, au-delà de cette organisation, les femmes sont parfois convoquées par leur Président à défiler dans la rue, par exemple, lors de la visite de certains chefs d’État « progressistes » (Nasser, Fidel...) ou à l’occasion du 8 mars. À l’instar des pays socialistes, le 8 mars est « fête » en Algérie bien avant que cette journée ne soit réappropriée par les mouvements féministes occidentaux. La manifestation du 8 mars 1965 fut particulièrement spectaculaire. Par la suite, cette journée ne donne plus lieu à une manifestation ou même à un défilé dans la rue, elle fournit l’occasion de cérémonies diverses dont des dépôts de gerbes sur les tombes de martyrs de la révolution sous l’égide du parti et de l’UNFA et les femmes salariées ont droit à un demi-jour de congé. Un autre événement de la période benbelliste mérite d’être rappelé : le don que des femmes font de leurs bijoux et pièces d’or pour augmenter les réserves nationales au lendemain de l’indépendance [16].

[89]

Cette présence - peu structurée - des femmes sur la scène publique doit être soulignée car elle fera long feu. Au niveau des « faits », la Constitution (1963) inscrit le principe de l’égalité des sexes en un article [17] et la Charte d’Alger (1964) reprend le passage du Programme de Tripoli relatif aux femmes précédé d’un paragraphe qui insiste sur le « cœur » du problème : les idées rétrogrades. L’introduction du passage consacré à l’Union nationale des femmes algériennes est ainsi libellée :

« La libération de la femme n’est pas un aspect secondaire qui se rajoute à nos autres objectifs. Elle est un problème dont la solution est un préalable à toute espèce de socialisme. La situation de la femme fait d’elle une force révolutionnaire inépuisable [18]. »

Assez logiquement, pour préserver le caractère inépuisable de la force révolutionnaire contenue dans la situation de la femme, aucune politique n’est menée pour la transformer.

Cette période benbelliste est aussi marquée par la parution — à Paris, certes, mais à ce moment il est diffusé et discuté ouvertement en Algérie — du livre de Fadela M’Rabet, la Femme algérienne. Il puise abondamment dans le courrier reçu à l’occasion d’une émission qu’elle animait pour les jeunes à la radio d’État au cours de laquelle elle soulevait les problèmes liés à « l’émancipation de la femme ». Cette émission a tenu plusieurs mois l’antenne avant d’être (définitivement) « suspendue » — elle n’a jamais été remplacée — à la suite d’un reportage sur le suicide de jeunes filles soumises au mariage forcé qui fit grand bruit. La Femme algérienne dénonce violemment la situation quotidienne des femmes en Algérie et tourne en dérision le machisme y sévissant. Il s’en prend également à l’UNFA et au parti pour leur timidité, [90] persuadé de la possible action de ce dernier, voire du Président en personne. Ni le livre, ni l’émission de radio semble-t-il, n’envisagent à aucun moment de promouvoir des formes collectives autonomes de prise en charge de leurs problèmes par les femmes elles-mêmes. De plus, dans un souci de mettre le pouvoir en face de son discours, la situation des femmes dans les pays socialistes est le plus souvent présentée comme mirifique. Cette présentation, peut-être tactique chez M’Rabet, sera ultérieurement reprise — sans grand succès — par les militants du PAGS [19] et même par l’UNFA dont le journal offre à la fin des années soixante-dix des « reportages » d’une banalité affligeante sur les femmes mais surtout sur les enfants des pays socialistes. M’Rabet conclut son pamphlet par la revendication pour les femmes d’accéder à l’instruction afin qu’elles soient « à même d’exercer l’activité de leur choix, d’assurer leur indépendance économique — qui est le fondement, et le moyen, d’une indépendance totale ; car — on ne le répétera jamais assez —, c’est par le travail (et l’autonomie financière qui en résulte) que la femme se libère, s’accomplit et se donne figure humaine [20] ».

L’affirmation de ce principe se fait objectivement complice d’une relégation de la transformation de la situation des femmes à un avenir imperceptible. À cette époque, comme aujourd’hui, plus de 95 % des femmes algériennes sont ménagères. Le pouvoir, lui, va exploiter cette situation, faute de la transformer.

« L’évolution véritable de la femme algérienne »

Les « acquis » de « l’émancipation de la femme » grâce à sa participation à la lutte de libération nationale, de la garantie de son « égalité » assurée par le pouvoir socialiste et de son interpellation à œuvrer aux « tâches d’édification nationale » ne sont pas remis en cause par le « redressement révolutionnaire » opéré par le coup d’État du 19 juin 1965. Toutefois, pour les femmes, la participation aux tâches d’édification [91] nationale renvoie de plus en plus à leur rôle dans l’édification de la cellule de base de la Nation : la famille. En Algérie, la femme n’est pas « la reine du foyer », elle est la « première école » [21]. Socialisme oblige ! Cette consécration tend à marquer dans le discours officiel le passage de la velléité de lutter contre les mentalités rétrogrades à l’injonction faite aux femmes, et à elles seules, de respecter la morale de la société. La perception du « problème » tend à se déplacer, au niveau de l’affirmation, du politique au moral. Ce qui implique un net rejet de « l’imitation de la femme occidentale ». Dès le 8 mars 1966, dans le déjà traditionnel discours annuel prononcé « à l’occasion de la journée internationale de la femme », Boumediene affirme :

« Lorsque nous parlons des droits de la femme et du rôle qu’elle doit jouer dans les domaines politique, économique et social, nous ne devons pas perdre de vue l’évolution de la femme algérienne. Cette évolution ne signifie nullement imitation de la femme occidentale. Nous disons non à ce genre d’évolution car notre société est une société islamique et socialiste. À ce propos, un problème se pose, il s’agit du respect de la morale. Nous sommes pour l’évolution et le progrès, pour que la femme joue un rôle dans tous les domaines tant sur le plan économique, social et culturel que technique [22]. Mais cette évolution ne doit pas être la cause du pourrissement de notre société [23]. »

Un an plus tard, jour pour jour, Boumediene reprend le même discours. L’évolution véritable est une évolution sous surveillance des principes conjugués de l’Islam et du socialisme. Malgré le ton normatif, aucun « modèle » n’est proposé, un « contre-modèle » sert d’épouvantail. L’examen du courrier des lecteurs dans les journaux de l’époque indique que « l’imitation de la femme occidentale » qui mène au « pourrissement de la société » se localise dans le port de la mini-jupe, des pantalons, des cheveux courts et, mais plus rarement, de la cigarette... Cette caricature de la caricature a l’intérêt de [92] dénoter une crispation de la société masculine sur sa vision de l’autre sexe : proie à chasser/femme à posséder. La maman ou la putain. Le socialisme n’échappe pas non plus à ce clivage. Que l’on songe au traitement réservé par Marx aux Parisiennes sous la Commune ou à Chiang Ching après la mort de Mao. Il faut aussi noter que cette période au cours de laquelle le pouvoir permet cette expression « populaire » dans la presse qu’il contrôle étroitement est aussi marquée par l’interdiction de la revue intégriste Humanisme musulman qui ne s’est jamais privée d’étaler sa misogynie. La gestion de la liberté des femmes permet un équilibre entre religion et socialisme. Elle ne peut donc relever que du pouvoir.

Dix ans plus tard, période au cours de laquelle rien n’a été entrepris pour modifier la situation des femmes (législation, travail salarié, contrôle des naissances...) même si les filles ont partiellement profité de l’effort de scolarisation, la Charte nationale (1976), dans un paragraphe consacré au plein emploi, admet d’abord que les femmes constituent « une réserve appréciable de la force de travail du pays » mais précise aussitôt : « Cependant l’intégration de la femme algérienne dans les circuits de la production doit tenir compte des contraintes inhérentes au rôle de la mère de famille et à celui de l’épouse dans la construction et la consolidation du foyer familial, qui forme la cellule constitutive de la Nation [24]. »

Cette manière de présenter les choses entérine la non-application des canons du socialisme en matière d’emploi féminin. Elle a l’avantage de reconnaître, à peu de frais, une place à 96% de la population féminine d’âge actif. Bien que l’on ne soit pas dans une phase de recul généralisé du discours socialiste, pour les femmes, il se fait plus réaliste : égales aux hommes, elles ont un rôle spécifique à jouer — être épouses et mères — dans l’édification de la société socialiste. Cette mise à jour rejoint, au fil du temps, un registre quelque peu différent du rejet de l’imitation de la femme occidentale. Cette transformation est liée à l’impatience de jeunes femmes, des intellectuelles le plus souvent, affrontées à un discours qui prône [93] de plus en plus ouvertement l’enfermement familial alors qu’elles vivent personnellement en situation d’« émancipées ». La cause de cette impatience est stigmatisée comme relevant des valeurs bourgeoises véhiculées par les mouvements de libération des femmes occidentaux. Ainsi, lors de l’ouverture du 4e Congrès de l’UNFA en 1978, Yahaoui, responsable de l’appareil du parti, en l’absence du Président agonisant, recense ces nouveaux germes de pourrissement :

« La revendication de la liberté, de l’égalité des salaires et dans le travail ainsi que la discussion en commun des problèmes tels que le divorce, le mariage ou la participation à l’action politique. Ce genre de préoccupations qui prévalent dans le monde capitaliste découlent en réalité d’attitudes bourgeoises dénuées de toute dimension sociale, et procèdent de l’individualisme et de l’égoïsme [25]. »

L’originalité de ce discours réside dans son essai d’instaurer un clivage « sérieux » entre femmes. L’imitation de la femme occidentale ne renvoie plus au comportement d’« écervelées » qui en adoptent les modes vestimentaires mais d’ennemies de la révolution qui en sapent les bases, qui tentent d’introduire en son sein les valeurs qu’elle est censée avoir extirpées. L’utilisation du terme « bourgeois » est pratiquement bannie du vocabulaire officiel algérien [26]. Elle vise à nourrir la mauvaise conscience toujours latente des femmes (plus) privilégiées face aux masses féminines déshéritées et socialistes. Effet facile dans un pays où l’idéologie unioniste est très forte et ancienne, enracinée dans un passé douloureux et glorieux, où la « solidarité » féminine est un donné, où les femmes « émancipées » le sont aussi parce qu’elles militent ou sont proches de groupes politiques persuadés que la lutte de classes est la contradiction principale sinon la seule... Qu’une telle réaction soit provoquée par quelques dizaines d’enseignantes et d’étudiantes universitaires qui se réunissent pour débattre de « la situation des femmes en Algérie » relève de l’incapacité du pouvoir socialiste de tolérer que soient prises des initiatives [94] collectives qu’il ne contrôle pas absolument. Elle révèle aussi son incapacité d’autocritiquer son attitude à l’égard de l’Union nationale des femmes algériennes. Cette poignée d’intellectuelles sert de bouc émissaire dans une conjoncture où l’organisation officielle des femmes n’a plus, aux yeux mêmes du pouvoir, aucune crédibilité de par le rôle ou l’absence de rôle qu’il lui a lui-même fait jouer [27].

C’est dans ce cadre que se situe l’épisode du dépôt puis du retrait de la dernière mouture du code de la famille aussi nommé code de statut personnel [28]. Que cette version particulièrement réactionnaire [29] ait été déposée à l’Assemblée populaire nationale pour couper l’herbe sous le pied des intégristes ou parce qu’une partie de l’équipe dirigeante adhère activement à leurs revendications n’empêche qu’elle en a été retirée avant adoption par le Président de la République, après avoir donné lieu à une mobilisation de femmes et de progressistes sans précédent (manifestations de rue, pétition, prise de position officielle du barreau...). Cette action de l’exécutif a pour effet de déprendre le législatif du pouvoir qu’il est censé détenir du peuple pour confier au parti la tâche d’arriver à établir un consensus « idéologique » sur cette matière. Tâche pratiquement irréalisable dans la mesure où la gageure consiste à légitimer le pouvoir patriarcal dans tous les domaines de la vie des femmes tout en ne fermant pas la possibilité que les femmes constituent une armée de réserve pour le développement du capitalisme algérien. Cet épisode a sans doute marqué le sommet de l’effervescence provoquée par des femmes réunies en collectif en dehors des appareils. Depuis 1977, celle-ci était allée croissante : séminaires, tables rondes, entrisme dans certaines sections syndicales, participation à la revendication [95] de la liberté d’expression mise de l’avant par certaines franges du mouvement berbère (1980), actions couronnées de succès à la suite de la décision d’interdire aux femmes de sortir du territoire national sans autorisation (janvier 1981) et manifestations de l’automne et de l’hiver 1981-1982 contre le code de la famille. Il me semble que ce que les positions doctrinaires de Yahaoui n’avaient pas réussi à entamer, au contraire, le pragmatisme de Chadli risque d’y parvenir. Alors que les femmes « autonomes » revendiquent l’établissement d’un droit laïc pour régir les rapports interpersonnels, le pouvoir parvient à ce que sous l’action des anciennes moudjahidate (combattantes de la lutte de libération) silencieuses depuis plus de vingt ans, le projet basé sur le droit musulman soit contesté dans ses aspects les plus réactionnaires sans atteindre à son fondement religieux. L’équilibre avec les tenants de l’Islam peut ainsi être rétabli et les « féministes » discréditées : ce n’est pas elles qui ont enlevé le morceau mais les anciennes moudjahidate. Relégitimation - au-delà de l’UNFA, une fois de plus inexistante - du principe que « l’émancipation des femmes » trouve sa source dans la lutte de libération nationale et doit donc être gérée par le pouvoir. « L’échec » des femmes « autonomes » provient de ce jeu du pouvoir, il est sans doute aussi partiellement imputable au fait que tout en étant « autonomes » à l’égard des appareils en place elles le soient beaucoup moins vis-à-vis de groupes politiques plus ou moins clandestins qui persistent à faire des revendications des femmes une question secondaire. La question posée par Rabia « être autonome ou pas » n’est pas prête d’être résolue mais dorénavant des femmes se sentent concernées par elle.

Janvier 1984.



[1] Emprunté au beau texte d’Ali El Kenz, « Louange à mon peuple », les Temps modernes, nos 432-433, Algérie, espoirs et réalités, juillet-août 1982, sans que son utilisation n’engage le sens de celle de son auteur.

[2] Voir Tahon, M.-Bl., Des Algériennes entre masque et voile, thèse 3e cycle, Paris VIII, 1979.

[3] Voir Henry, J.-R. et Balique, F., la Doctrine coloniale du droit musulman algérien, Paris, CNRS, 1979.

[4] Dirigeant de la fédération de France du FLN pendant la guerre devient à l’indépendance, conseiller de Ben Bella. Passe alors pour un des chefs de file de la gauche du FLN. Arrêté lors du coup d’État de 1965 et emprisonné jusqu’à son départ en exil en 1971. Auteur de Aux origines du FLN, Paris Bourgois, J975 ; le FLN, mirage et réalités, Paris, Jeune Afrique, 1980 ; les Archives de la révolution algérienne, Paris, Jeune Afrique, 1981 et de nombreux articles. Un des fondateurs de la revue Sou’al.

[5] Dufrancatel, C., « Entretien avec M. Harbi », les Révoltes logiques, n° 11, hiver 1979-1980, p. 82. Seize articles d’El Moudjahid (alors hebdomadaire) traitent des femmes entre 1955 et 1962.

[6] Ibid., p. 80.

[7] FLN, Programme de Tripoli, juin 1962. Je souligne.

[8] Voir par exemple, M’Rabet, F., la Femme algérienne, suivi de les Algériennes, Paris, Maspero, 4e éd. 1979, p. 187 et sv. ; Vandevelde, H., Femmes algériennes, Alger, OPU, 1980 ; Tahon, M.-Bl., thèse citée, 1re partie ! SaÏ, F. Z., « Les femmes dans les institutions représentatives », Cahiers du CDSH, Actes des journées d’étude et de réflexion sur les femmes algériennes, Oran, 1980 ; Hakiki, F., « Le travail féminin, emploi salarié et travail domestique », Cahiers du CDSH, ouvrage cité ; Oufriha Bouzina, F. Z., « Place de la femme dans l’activité économique en Algérie », Revue algérienne des Sciences juridiques, économiques et politiques, vol. XVIII, n° 1, mars 1981 ; Tahon, M.-Bl., « L’emploi des femmes en Algérie », Revue canadienne des études africaines, vol. 16, n° 1, 1982.

[9] Voir Belhassen, S., « Femmes tunisiennes islamistes », dans CRESM, le Maghreb musulman en 1979, Paris, CNRS, 1981.

[10] Paris, Maspero, 1959. Réédité chez le même éditeur sous le titre Sociologie d'une révolution.

[11] Paris, Julliard, 1962, réédité chez Bourgois en 10/18. J’ai développé ce point dans « Romans de femmes algériennes », Dérives, nos 31-32, 1982 et dans « Les femmes et la guerre », Lamy, S. et Pages, I. (éd.), Féminité, subversion, écriture, Montréal, Éd. du Remue-Ménage, 1983.

[12] Titre du 1er chapitre de Sociologie d’une révolution, ouvrage cité.

[13] Fanon dénonce à juste titre la crispation de l’Algérie française sur le voile et le dévoilement comme symbole de libération. Il est conscient de ce que le voile, même comme manifestation de résistance, peut illustrer une sorte de régression. Cela ne l’empêche pas d’affirmer que lorsqu’une femme se dévoile, sans autorisation du FLN, cela « exprime en négatif que l’Algérie commence à se renier et accepte le viol du colonisateur » (ouvrage cité, p. 25).

[14] Fanon, F., ouvrage cité, chap. 3, « La famille algérienne », pp. 97-98. Je souligne

[15] Puisqu’il écrit immédiatement après le passage cité : « Dans les rapports masculins en Algérie, accuser un homme de lâcheté est une injure qui ne se répare que dans le sang. On ne permet pas à quelqu’un de mettre en doute son courage ou sa virilité, cela personne ne peut l’admettre. Et lorsque l’accusatrice est une femme, les choses deviennent physiquement intolérables. »

[16] Les bijoux - reçus le plus souvent en dot - constituent généralement la seule richesse personnelle des femmes algériennes. Ils peuvent servir de moyens de survie lors d’une période difficile, notamment lorsque la femme est répudiée. H. Vandevelde rapproche cet « élan » de celui, similaire, des Parisiennes sous la Révolution française. Ne pourrait-on aussi le rapprocher de « la journée de l’alliance » décrétée par Mussolini ?

[17] Il ne peut s’agir que d’un principe quand on sait que, par exemple, le droit musulman, en vigueur en l’absence d’un « code de la famille » déjà en chantier, prévoit que la majorité des femmes n’est établie que par mariage ou que les femmes n’héritent que la moitié d’une part masculine.

[18] FLN, Charte d’Alger, Alger, 1964.

[19] Parti d’avant-garde socialiste, issu du parti communiste algérien. Interdit mais plus ou moins toléré selon les conjonctures.

[20] M’Rabet, la Femme algérienne, ouvrage cité, p. 93.

[21] Boumediene dans son discours au 3e Congrès de l’UNFA, avril 1974.

[22] On notera l’omission, dans la litanie, du politique.

[23] El Moudjahid, 9 mars 1966. Je souligne.

[24] FLN, la Charte nationale, Alger, 1976.

[25] El Moudjahid, 1/10/1978.

[26] Voir les acrobaties langagières réalisées dans la Charte nationale à propos de « la propriété privée non exploiteuse », p. 30 et sv.

[27] J’ai analysé l’interpellation de l’UNFA dans la Charte nationale au regard de celle des autres organisations de masse dans « La question des femmes dans un discours étatique anti-impérialiste », communication ronéotée, Congrès de l'Association canadienne de science politique, Halifax, mai 1981.

[28] Voir Louis, M. V., « Les Algériennes, la lutte », les Temps modernes, nos 432-433, n° cité ; Abdelkrim Chick, R., « Une seule question : être autonome ou pas », Sou’al, n° 4, « les Femmes dans le monde arabe », novembre 1983 ; Saï, F. Z., Quelques remarques à propos de la codification du droit de la famille, Oran, CRIDSSH, 1983.

[29] Voir Louis, M. V., article cité, pp. 160 à 163.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 4 juillet 2019 15:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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