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Le contrôle social en pièces détachées.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1984.
QUATRIÈME partie
NOTES DE RECHERCHE
“Les ouvrières des manufactures
de vêtement à Montréal.”
Par Marie-Blanche TAHON
Chercheure autonome
L'objectif principal de cette recherche est d'étudier les rapports réciproques entre famille et travail salarié féminin, ce qui devrait permettre une approche de la prolétarisation féminine en partant d'une remise en cause de la définition traditionnelle de la prolétarisation selon laquelle elle est un processus à forme unique qui extrait les travailleurs des rapports dans lesquels ils se trouvent pour les obliger à vendre leur force de travail afin de pouvoir survivre et qui repose sur une prétendue réalité séparant la sphère du travail salarié de celle de la famille. La prolétarisation n'est pas seulement séparation, elle est aussi inscription dans un ensemble de rapports d'association. Elle ne retire donc pas les travailleurs des rapports dans lesquels ils se trouvent mais affecte ces rapports et est affectée par ceux-ci. Par ailleurs, les analyses sur "la double journée de travail" des femmes ne remettent pas fondamentalement en question cette vision dichotomisée travail salarié/famille.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons cherché à étayer le point de vue selon lequel travail salarié et famille, loin de s'opposer ou de fonctionner sur le mode du redoublement pour les femmes, entretiennent des rapports réciproques qui permettent à la discipline de fabrique de renforcer la discipline de famille et réciproquement. Autrement dit, plutôt que de considérer "la famille" comme une entrave partielle ou totale au travail salarié des femmes, nous supposons que l'organisation actuelle de la famille et la place des femmes dans cette organisation structurent la place des femmes dans le salariat et que la place faite aux femmes dans le salariat les assigne au travail domestique.
Dans cette optique, l'examen de certains facteurs tels la scolarisation, l'immigration interne et externe, la production de la descendance, l'intégration urbaine, l'accès aux biens durables, les réseaux féminins, etc., situés dans leurs relations et dans leurs effets sur la sphère du travail rémunéré et sur celle de la famille, devrait montrer que les processus de prolétarisation ne sont pas univoques, pas plus qu'ils n'ont un sens linéaire de [244] dépossession et de séparation des liens dans lesquels sont placés les travailleurs et les travailleuses. Dès lors, il faut étudier la transformation de ces liens dans des situations de prolétarisation où les femmes sont actrices et non victimes. Cela revient à cerner comment, tant par leur travail salarié que par leur travail domestique, les femmes sont associées au fonctionnement du capitalisme.
Étudiant des femmes ouvrières occupées dans un secteur "féminisé" et mal payé, menacé par la concurrence étrangère et le travail à domicile et recrutant des immigrantes en grand nombre (les groupes retenus sont les Italiennes, les Haïtiennes, et des citadines récentes Québécoises), l'on peut, à partir de ces prémisses formuler cinq hypothèses.
La vente de la force de travail féminine, en particulier la force maternelle, s'inscrit, en milieu urbain, dans une stratégie familiale de recherche d'une intégration sociale
Cette intégration sociale passe par (ou se projette dans) l'acquisition de biens de consommation durables, en particulier un logement qui rompt avec l’éventuelle précarité matérielle antérieure en matérialisant un certain enracinement.
Cette intégration sociale passe aussi (ou se projette dans) par la scolarisation des enfants afin qu'ils échappent à la “condition ouvrière" et à la condition de non-citadins et/ou d'immigrés.
L'école et la ville d'aujourd'hui, en autonomisant (au moins relativement) les enfants et en permettant une consommation de biens durables, “libèrent" la mère qui devient obligée de vendre sa force de travail pour que la famille puisse faire face à ses obligations et continue d'assumer des tâches domestiques.
Cette stratégie familiale à la recherche d'une intégration sociale urbanisée consacre/transforme les rôles sexuels dans la famille
La recherche d'une intégration sociale urbanisée par l'acquisition de biens durables et la scolarisation des enfants a pour effet de déposséder le [245] père et la mère du contrôle de la main-d'oeuvre respective de leurs descendants (père-fils ; mère-filles).
Ces effets ne sont cependant pas symétriques et ont des répercussions différentes selon le sexe des enfants.
Alors que le père est consacré en tant que prolétaire, i.e. producteur de descendance pour l'État, ce qui le dépossède du contrôle de la force de travail de ses fils ; la mère, tenue de continuer à assumer les tâches domestiques, conserve un certain contrôle, même s'il est atténué, sur ses filles appelées à l'aider malgré le fait qu'elles aillent à l'école comme leurs frères.
L'examen de la durée et du niveau de scolarité des fils et des filles, ainsi que de leur retard scolaire, devrait permettre de dégager si cette situation défavorise absolument les filles ou si elle les stimule à terminer au plut tôt leur cursus scolaire soit en échappant au retard scolaire, soit en le choisissant plus court.
La réponse ne paraît pas unique. Elle semble dépendre au moins du niveau d'intégration virtuellement atteint par la famille et de la place des enfants dans la fratrie.
Par ailleurs, l'acquisition de biens durables peut être vue et vécue comme consacrant la "puissance'' du chef de famille en étendant son territoire de la terre à la maison pour reprendre l'image classique de la famille paysanne ou des instruments de travail aux ustensiles domestiques au sens large, pour reprendre la distinction que fait Engels). Toutefois, cette extension n'est qu'un empiétement car la femme ne peut en être expulsée au risque de détruire ce territoire ; la femme, dans ce cas, en tire un certain avantage dans la mesure où "le privé" est valorisé.
Pour échapper à une acculturation urbaine non maîtrisée, l'intégration sociale de la famille postule que l'intégration sociale de la travailleuse soit freinée
L'autonomisation des enfants et l'investissement du territoire privé par la famille, singulièrement par son chef, ne favorisent pas la dépossession de [246] la femme même si celle-ci est obligée de vendre sa force de travail. Ils entraînent plutôt à une survalorisation de son rôle de gardienne.
La femme serait investie des fonctions de garde et de transmission des valeurs endogènes du groupe d'appartenance telles la transmission de la langue "maternelle'', la reconstitution de l'univers perdu et/ou menacé, etc.
La survalorisation du rôle de gardienne des "valeurs nationales" dans un contexte étranger et urbain où la pénurie de moyens est de rigueur serait nécessaire à l'intégration sociale harmonieuse des autres membres de la famille ; elle serait aussi nécessaire pour que la femme ne prenne pas un rôle prépondérant dans la famille.
La survalorisation du rôle de gardienne au sein de la famille empêche alors la femme de s'y valoriser parce qu'elle la dévalorise dans la société alors que les enfants et l'homme échappent partiellement à cette dévalorisation.
Le statut de la femme au sein de la famille transformée par des essais d'insertion sociale en fait une force de travail docile et bon marché
Cette force est bon marché dans la mesure où le salaire du chef de famille investi dans le privé doit être supérieur à celui de la femme pour maintenir la fiction qu'il est encore le chef de famille, qu'il est le maître de la maison puisque c'est dans ce rôle qu'il trouve dorénavant une valorisation même relative.
De plus, la femme doit être docile puisque son salaire est indispensable pour contribuer à financer les traites, à payer les frais scolaires des enfants et à compenser leur manque à gagner.
La docilité et l'acceptation des bas salaires sont favorisés par les réseaux familiaux élargis
Si les réseaux familiaux élargis déchargent la travailleuse de certaines tâches inconciliables en tout ou en partie avec la vente de sa force de travail, [247] ils valorisent ces tâches et renforcent donc l'attente qu'elles soient effectuées au mieux.
Ce faisant, ils inscrivent une mesure entre ce que la travailleuse devrait faire à la maison et ce qu'elle fait, ce qui peut la dévaloriser aux yeux de son conjoint et de ses enfants sans pour autant amener ces derniers à relativiser l'importance de ces tâches ou à y participer.
Les réseaux familiaux jouent donc objectivement un rôle de renforcement du modèle ambiant que la mère soit la gardienne des "valeurs nationales".
Par ailleurs, l'aide reçue d'autres femmes de la famille amène la travailleuse à se satisfaire de ses conditions de travail dans la mesure où cette aide, en bouchant l'horizon, la conduit à considérer cet univers comme "normal” sinon avantageux pour elle car elle a la chance d'avoir des contacts avec d'autres personnes à la manufacture.
L'existence de tels réseaux l'amène également à rechercher un bas salaire au prix d'une grande docilité afin de pouvoir rétribuer d'une façon ou d'une autre celles qui n'ont pas accès au salariat mais l'aident "gratuitement".
Cette "communauté de femmes" pourrait être une source de révolte, mais la révolte a incontestablement plus de mal à s'enraciner dans des conditions matérielles et environnementales difficiles.
Voilà cinq hypothèses qui permettraient de dégager les processus de prolétarisation particuliers aux femmes immigrantes ou citadines depuis peu de temps et qui, tout en ayant des enfants, réalisent un travail dans l’industrie du textile au Québec.
Marie-Blanche Tahon
Chercheuse autonome
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