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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-Blanche Tahon, “Altérité, égalité et différence des sexes”. Un article publié dans les Cahiers de recherche sociologique, no 44, septembre 2007, pp. 131-147. Montréal: Département de sociologie de l'UQÀM et Les Éditions Liber, 2007. [Autorisation formelle accordée par le directeur de la revue, M. Marcelo Otero, le 4 mars 2008, de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Marie-Blanche TAHON

Professeure titulaire, département de sociologie,
Université d’Ottawa
 

Altérité, égalité et différence des sexes”. 

Un article publié dans les Cahiers de recherche sociologique, no 44, septembre 2007, pp. 131-147. Montréal : Département de sociologie de l'UQÀM et Les Éditions Liber, 2007.
 

Introduction 
Altérité et égalité
Égalité et différence

Introduction

 

La différence des sexes reste une variable qui institue de l'un et de l'autre, qui fait place à de l'identité et à de l'altérité. On se rappelle cette phrase de l'anthropologue Françoise Héritier : « C'est l'observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique. [...] Le corps humain, heu d'observation de constantes - place des organes, fonctions élémentaires, humeurs - présente un trait remarquable, et certainement scandaleux, qui est la différence sexuée et le rôle différent des sexes dans la reproduction. » Elle poursuit : « Il m'est apparu qu'il s'agit là du butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose l'identique au différent, un de ces themata archaïques que l'on retrouve dans toute pensée scientifique, ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes de représentation [1]. » 

Cette perspective en a choqué plus d'une. Ainsi la sociologue Christine Delphy [2] ou la psychanalyste Sabine Prokhoris [3] la vilipendent au nom de l'anti-essentialisme ou de l'anti-naturalisme. Il est vrai que l'une comme l'autre omettent de retenir que « c'est l'observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée » et font dire à l'anthropologue que la différence des sexes, en elle-même, serait au fondement de toute pensée... ce qui, effectivement, essentialiserait le questionnement. Mais telle n'est pas la posture adoptée par Héritier qui se situe « à un niveau très général d'analyse des rapports de sexe au travers des systèmes de représentation [4] ». C'est aussi a ce, niveau que je tente de placer cette réflexion dans le contexte de la modernité démocratique ouvert par la proclamation du principe selon lequel « tous les hommes naissent libres et égaux en droit » afin de questionner l'association de l'altérité et de l'égalité (des sexes). L'hypothèse que je tente d'étayer est que, s'agissant des rapports de sexe, altérité et égalité vont de pair. Elle ne peut être élaborée que si on la situe dans le domaine politique, « car l'égalité n'a pas seulement ses origines dans le corps politique ; sa validité est clairement restreinte au domaine politique. Là, et seulement là, nous sommes tous égaux [5] », comme nous le rappelle Hannah Arendt. Hypothèse que l'on pourrait aussi formuler en proposant que « femme » est l'autre de « homme », quand et seulement lorsque est représentable leur égalité. Cette proposition est aujourd'hui bien admise, mais elle renvoie à un cheminement historico-politique qui sera rapidement retracé. Elle ne constitue pourtant pas la fin de l'histoire, puisqu'on ne peut manquer de constater que lorsque la conjonction altérité et égalité (des sexes) est formulable, on assiste quasi instantanément à un déplacement vers la critique de l'« hétérosexisme » ou de l'« hétérocentrisme » qui entoure la revendication de l'homoparenté trop souvent confondue avec l'homoparentalité [6]. Ce déplacement questionne précisément la difficulté récurrente du partage entre « politique » et « social » qui caractérise la sociologie dès son émergence [7]. Le débat sur la parité tel qu'il s'est déroulé en France et l'adoption au Québec, en 2002, de la loi 84 instaurant l'union civile et établissant de nouvelles règles de filiation constituent les matériaux sur lesquels prend appui cet article.

 

ALTÉRITÉ ET ÉGALITÉ

 

De la proclamation selon laquelle « tous les hommes naissent libres et égaux en droit », on a retenu l'importance de la liberté et de l'égalité en droit, liberté et égalité déliées de la généalogie ou de la filiation. Rien d'étonnant à cela à première vue, puisque c'est cette déliaison qui marque le caractère révolutionnaire de la démocratie moderne au regard de la démocratie antique. On se souvient en effet que, pour être citoyen, un Athénien devait être le fils d'un citoyen athénien, d'un autochtone, mais encore le fils d'une femme qui était la fille d'un citoyen athénien. Le citoyen athénien devait donc être le petit-fils de deux grands-pères citoyens [8]. Dans la démocratie moderne, la filiation [9] n'intervient plus dans le statut de citoyen puisque « tous les hommes naissent libres et égaux en droit » et, contrairement à ce qui se produisait à Rome [10], père et fils majeurs sont égaux en citoyenneté.

 

Cette déliaison entre filiation et exercice de la citoyenneté a cependant aussi eu pour conséquence historique de faire l'impasse sur les conditions de la naissance, notamment sur le fait que les hommes, qui naissent libres et égaux en droit, ont des mères qui, elles, sont privées de droits civiques et qui, avec le Code civil de 1804 [11], sont assujetties à leur mari sur le plan des droits civils - ce qui ne fut pas le cas durant le moment révolutionnaire. Privées de droits civiques, les femmes avaient alors des droits civils comme les hommes, singulièrement au niveau de la sphère familiale : égalité des fils et des filles quant à l'héritage ; égalité des épouses et des époux quant au divorce rendu possible par l'instauration du mariage civil ; autorité parentale en remplacement de la puissance paternelle. Le Code civil retient l'égalité dans l'héritage, mais il fait de l'adultère de la femme une faute publique (passible de prison) et rétablit la puissance paternelle en l'assortissant de la puissance maritale. 

Au début du dix-neuvième siècle, les femmes françaises ne peuvent donc se prévaloir de « tous les hommes naissent libres et égaux en droit ». Ce qui suscite, à la fois, un mouvement de contestation et un mouvement de justification. Dans l'un et l'autre cas pourtant, l'argumentaire n'emprunte pas la référence à l'existence de deux sexes, il ne postule pas ouvertement l'opposition binaire « homme » / « femme ». La femme n'est pas l'autre de l'homme, puisqu'elle n'est pas construite en tant que figure (propre). « Femme » est métaphorisé et n'apparaît pas comme le terme correspondant à « homme ». Pour faire comprendre leur revendication, ceux et celles qui contestent l'inégalité civile et civique des femmes les associent aux esclaves, aux ilotes ou aux juifs. Ceux qui justifient leur inégalité les associent aux enfants ou aux fous : le déficit de raison des femmes est imputé à leur corps ; chez elles, l'utérus tient lieu de cerveau [12]. Cette imagerie - qui empêche l'apparition de la figure de « femme » dans l'altérité par rapport à celle de « homme » - repose sur deux visions aporétiques qui s'entrelacent. Il est difficile, d'une part, de prétendre que, dans la modernité démocratique, les femmes sont des sous-hommes, ne serait-ce que parce que ce sont elles qui donnent naissance aux hommes. Devant cette difficulté argumentative, les femmes ne sont donc pas renvoyées aux hommes mais à des minorisés (aux esclaves chez les féministes ou aux enfants chez les misogynes). La solution apportée à cette difficulté argumentative offre, d'autre part, la possibilité d'entretenir la confusion entre « homme » et « Homme » (entre vir et homo, entre aner et anthropos). Avec la figure de l'« individu abstrait », qui fait notamment abstraction de l'appartenance de sexe pour les êtres de sexe masculin - et alors pour eux seuls -, se met très longtemps en place un « faux universalisme [13] », celui qui se limite à une catégorie particulière, les hommes, sans que cette opération soit énoncée. Ce qui relève du « masculin » est associé au général, ce qui relève du « féminin » est associe au particulier, au spécifique. 

Cette construction, qui a (eu) la vie longue, est indéconstructible si on ne fait pas pivoter son socle argumentatif Un des moyens d'y procéder réside dans l'approfondissement de l'hypothèse selon laquelle ce ne serait pas les femmes qui auraient été exclues de la citoyenneté en modernité démocratique, mais les mères. L'autre de l'homme, ce n'est pas la femme, c'est la mère. Cette proposition ne va pourtant pas de soi : elle suppose l'identité entre mère et femme -ce qui a effectivement été promu, en laissant toutefois dans l'indétermination la femme célibataire, de laquelle découle la formulation stigmatisée de la « fille-mère ». De plus, elle laisse entendre que la mère n'est pas l'autre de l'homme, mais l'autre du citoyen. Pour l'établir, il est préférable de recourir à la notion de « tenue à distance » plutôt qu'à celle d'« exclusion »le plus souvent utilisée. La notion de « tenue à distance [14] », empruntée à Sarah Kofman, permet de réfléchir sur l'écart entre « dehors » et « dedans », alors que la notion d'« exclusion » se limite au « dehors ». 

Or - je ne pourrai guère ici le développer [15] -, on peut soutenir que si les femmes, parce que assimilées à des mères, n'étaient pas admises dans l'espace politique, leur absence était une condition de représentation de ce qu'était l'espace politique aux yeux des citoyens. Si les femmes sont privées de droits politiques au moment de la Révolution française, parce qu'elles sont destinées à être mères, il leur revient de faire de leurs fils de « bons » citoyens, des citoyens qui s'aiment dans l'espace politique, alors que cet espace est marqué par le conflit et la violence. La représentation de la fraternité, qui sert de médiation à la liberté et à l'égalité [16], suppose la tenue à distance des femmes-mères du politique, mais, sans elles, cette médiation serait irreprésentable. Leur absence du domaine politique n'est donc pas une exclusion pure et simple, puisqu'elle est nécessaire à la construction de ce nouvel espace. L'écart dans lequel elles sont placées entre le dedans et le dehors est une condition de sa construction. 

En outre, on voit mal comment et au nom de quoi d'exclues de l'espace politique en démocratie moderne, les femmes auraient fini par y être incluses. La démocratie moderne est effectivement exclusive : par exemple, les mineurs et les étrangers sont exclus de la citoyenneté. Cette exclusion est toutefois liée à des règles publicisées et universelles, auxquelles il est possible de se conformer (sinon, à quoi bon une règle ?). Lorsqu'un mineur atteint l'âge de la majorité, il devient citoyen, il en va de même pour l'étranger qui remplit les conditions pour demander la nationalité et dès lors la citoyenneté. Il est intenable, en ce sens, de soutenir que la démocratie moderne a exclu les femmes « en tant que femmes », ne serait-ce que parce que l'appartenance de sexe n'est pas tenue pour un critère d'accès à la citoyenneté. jusqu'en 1848, des hommes français, par exemple, étaient exclus du suffrage universel masculin, mais ces hommes exclus ne l'étaient pas en tant qu'hommes - ce qui aurait constitué un non-sens -, ils l'étaient parce que trop pauvres pour payer le cens ou parce que, domestiques [17], ils étaient attachés à un maître. Il n'a jamais été exigé des femmes qu'elles deviennent des hommes pour accéder aux mêmes droits qu'eux. D'elles, il était simplement attendu qu'elles se hissent au rang de l'« individu abstrait », qu'elles ne soient plus marquées par les « déterminations de leur sexe [18] ». « Déterminations de sexe » qui renvoient à la capacité des femmes de donner naissance aux enfants de l'un et l'autre sexe, quand cette capacité est soumise à « l'expression d'une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier [19] ». 

Dans la démocratie moderne, les femmes n'avaient pas les mêmes droits civiques et civils que les hommes tant que la loi ne leur reconnaissait pas le droit de contrôler elles-mêmes leur fécondité. En France par exemple, cette reconnaissance s'est concrétisée dans la loi Neuwirth de décembre 1967, qui libéralisait la contraception, et la loi Veil de janvier 1975, qui dépénalisait l'avortement. L'exemple de la France illustre le point de non-retour que marquent ces lois. On le sait, les femmes françaises ont obtenu le droit de vote et d'éligibilité, par décret, en 1944. Cette décision du prince n'était pas plus justifiable que celle de refuser ces droits aux femmes. À la Libération, les femmes françaises pouvaient être partie prenante de la souveraineté du peuple, alors que, mariées, elles restaient légalement soumises à leur mari. On feint parfois de l'oublier aujourd'hui, aussi rappelons-le : jusqu'en 1965, le mari pouvait s'opposer au travail salarié de son épouse et celle-ci ne pouvait se passer de sa signature pour effectuer des transactions courantes. L'autorité parentale n'a été restaurée qu'en 1970. Ce n'est qu'en 1973 que Françaises et Français sont égaux en matière de nationalité. En septembre 1975, ils sont égaux devant le divorce, quand l'adultère de la femme cesse d'être considéré comme une faute envers la société. Quant à l'égalité complète des époux dans la gestion des biens de la famille et l'éducation des enfants, elle n'est établie qu'en 1985 [20]. Il a donc fallu attendre quarante ans pour que les femmes, qui avaient les mêmes droits civiques que les hommes, aient les mêmes droits civils qu'eux. 

L'égalité des femmes et des hommes s'est imprimée dans la législation lorsque fut représentable la déliaison entre « femme » et « mère », qui s'exprime sous le slogan féministe de l'époque : « un enfant, si je veux, quand je veux [21] ». Émergent alors les femmes en tant que « sujets politiques » autorises à dire « je ». Avec la reconnaissance de ce que la maternité, comme la paternité, relève d'un sujet autorisé à dire « je veux », les femmes sont libérées des « déterminations de leur sexe », elles intègrent la catégorie de l'individu abstrait, l'appartenance de sexe ne pouvant plus être érigée en « handicap » - en « manque » ou en « excès ». Ce qui publicise le caractère symbolique de la maternité, à l'instar du caractère symbolique de la paternité. Les lois libéralisant la contraception et dépénalisant l'avortement sont au cœur de la question de la citoyenneté dans son lien occulté avec la filiation dans la démocratie moderne. Elles ne se contentent pas de régler la question de la maîtrise de la fécondité, elles placent maternité et paternité sur le plan de la parole. Ce qui ne manque pas de produire des effets en retour qui s'expriment de diverses façons, notamment en ce qui concerne la procréation médicalement assistée et surtout l'homoparenté. Nous allons y revenir. 

Insistons encore sur le fait que la reconnaissance par la loi du droit des femmes de contrôler elles-mêmes leur fécondité, en rendant caduque la prétention selon laquelle les femmes seraient marquées par les « déterminations de leur sexe », entraîne aussi la possibilité de rendre visible que le peuple est divisé en deux catégories sexuées par l'institution de l'état civil. Pour qu'un enfant apparaisse à la communauté des citoyens, pour que la promesse lui soit faite qu'il deviendra un jour un citoyen, il doit être déclaré à l'état civil. S'il ne l'est pas, il est condamné à être un sans-papiers. Jusqu'à présent en tout cas, la déclaration [22] à l'état civil rend publique l'appartenance de sexe. Le nouveau venu est déclaré ou bien de « sexe masculin » ou bien de « sexe féminin ». Cette déclaration repose sur une apparence fruste : un pénis ou un vagin, quelle que soit par ailleurs la composition chromosomique du nouveau-né. L'établissement de deux sexes et de seulement deux relève d'une « technique juridique », et non de la « nature », il indique une « vérité légalisée [23] ».

 

Puisque le peuple est institué en deux catégories sexuées - et seulement deux - par l'état civil, rien ne s'oppose à ce que, lors d'une élection pour désigner les représentants du peuple, il n'y ait pas autant de candidates que de candidats. Si l'on prend en considération l'institution de l'état civil - et cette prise en considération s'impose d'autant plus clairement que désormais aucune des deux catégories n'est plus marquée par les déterminations de son sexe -, la parité est une mesure qui s'inscrit dans l'universalisme abstrait. Elle est une mesure qui promeut le « vrai universalisme » et met à mal le « faux » qui se limitait à une catégorie particulière, les hommes, pour reprendre les mots de Schnapper, qui s'est pourtant opposée à la parité : tout en dénonçant le « faux universalisme », elle ignore le rôle de l'institution de l'état civil dans la division du peuple en deux catégories sexuées. Seule, à ma connaissance, y a fait référence Blandine Kriegel [24]. Elle n'a guère été suivie à l'occasion du débat sur la parité. 

Sans reprendre ici les tenants et aboutissants du débat qui a entouré la parité en France [25], il faut rappeler que la plupart des théoriciennes féministes, parmi lesquelles de nombreuses sociologues [26], y étaient opposées. Leur opposition tenait principalement au déni de ce que la différence des sexes constituerait une différence incomparable aux autres. Et pourtant, aujourd'hui, c'est la seule différence qui est instituée par la déclaration à l'état civil alors que toute référence à l'appartenance ethnique ou à la profession de foi est formellement bannie de tout sceau institutionnel. Il aurait donc été loisible aux féministes les plus républicaines de l'admettre sans déroger à leurs principes. Elles ne l'ont pas fait. Certaines, à la suite de Dominique Schnapper, au nom du danger de l'instauration d'une « représentation-miroir » qui ferait fi de la recherche du bien commun, comme s'il allait de soi que la reconnaissance de la division du peuple en deux catégories sexuées égales, qui se situe au niveau de la société, entraînait la reconnaissance de la fragmentation propre à la communauté. 

L'opposition la plus fédérative est venue de celles - et de ceux - qui ont déplacé l'enjeu du débat de la question de l'égalité politique des sexes à la question des discriminations qui frappent les femmes et de nombreuses autres catégories sociales. Par exemple, la sociologue Rose-Marie Lagrave considère que « la demande d'égalité politique ne doit pas se faire [...] au nom des femmes, mais au nom de tous ceux que la démocratie ne reconnaît pas, les exclus de la démocratie. Un chômeur a moins de chances de devenir député qu'une femme ; il n'est pas exclu en raison de son sexe, mais en raison de la moindre valeur donnée au chômeur [27]. » Le primat accordé au social sur le politique, dans un débat qui porte sur le politique, condamne Lagrave à faire l'impasse sur le fait qu'en France aussi les chômeuses sont plus nombreuses que les chômeurs. Piège dans lequel s'enferme également le philosophe Luc Ferry, lorsqu'il demande « de quelle légitimité pourrait-on désormais se prévaloir pour déclarer aux diverses communautés, souvent bien plus défavorisées que ne l'est celle des élues potentielles, que seule la "différence" des femmes est assez importante pour mériter d'être représentée ? Au nom de quoi interdira-t-on au petit Français d'origine africaine de déclarer à son tour qu'il ne se sent pas représenté par toutes ces faces blanches qui peuplent l'Assemblée nationale ? Que lui répondront les paritaristes ? Qu'il n'est pas une femme ? Et alors ? Sa différence et les inégalités qui pèsent sur lui sont-elles moins grandes, moins difficiles à vivre, moins légitimes ? je laisse volontiers aux paritaristes le soin de lui expliquer tout cela au nom du progrès de la démocratie [28] » 

Entre-temps le mouvement « ni putes, ni soumises » a sans doute fait saisir au philosophe devenu ministre censé gérer le problème du voile à l'école que les inégalités qui frappent la « petite Française d'origine africaine » sont aussi difficiles à vivre que celles qui frappent son frère, son cousin ou son voisin [29]. Il n'y a pas lieu ici de faire de la surenchère en matière de discriminations plus ou moins importantes, mais d'observer le refus de la sociologue et du philosophe de se placer sur le terrain du politique, terrain sur lequel se posait le débat autour de la parité, pour se situer sur celui du social, voire du communautaire. Comme si dès qu'il est question de l'égalité politique des sexes, il fallait immédiatement se raccrocher aux discriminations sociales ou ethniques. Ce constat n'interpelle-t-il pas l'appréhension de l'altérité telle qu'elle s'impose aujourd'hui ? Les sociologues n'adhèrent-ils pas spontanément à une posture empreinte de « bons sentiments » qui les empêche de sérier les questions ? 

Synthétisons : dans l'espace politique moderne, la femme n'apparaît l'autre de l'homme que lorsqu'ils sont reconnus égaux. Avant la reconnaissance de leur égalité, « femme » est renvoyée à de l'autre (esclave ou enfant), mais elle n'est pas l'autre (de l'homme). Avant la reconnaissance de leur égalité, les femmes ne sont pas discriminées en politique, elles sont dans un ailleurs qui ne relève pourtant pas de l'exclusion du politique : c'est sur leur « mise en réserve », leur « tenue à distance » qu'il se construit. De ce point de vue aussi s'impose une mesure comme la parité (et non les « quotas » ou la « discrimination positive ») : si le politique moderne repose, en son principe - c'est-à-dire en son fondement -, sur l'égalité, c'est tout d'un coup, et non pas petit à petit, que toutes les femmes, et non pas l'une ou l'autre catégorie de femmes, sont les égales de tous les hommes. On a pu le constater à propos du suffrage universel. Le suffrage universel féminin a été instauré en une seule fois à quelques anomalies près [30], alors que le suffrage masculin est devenu progressivement universel. Cela tient, on l'a dit, à ce que des hommes étaient interdits du droit de vote, non pas parce qu'ils étaient des hommes, mais pour l'une ou l'autre raison particulière, sociologique pourrait-on dire. Il en va de même quant à l'objectif de la représentation du peuple par autant d'hommes que de femmes. La mesure peut et doit être prise en référence au politique et non en référence aux épaisseurs sociologiques. Elle peut l'être car elle se situe dans l'espace politique qui repose sur l'égalité formelle. Elle doit l'être car les transformations sociales ne sont pas intervenues pour corriger la situation : l'accroissement remarquable du nombre de femmes salariées et diplômées, ces vingt dernières années, a eu très peu d'impact sur l'augmentation du nombre de députées.

 

ÉGALITÉ ET DIFFÉRENCE

 

Bon nombre de féministes républicaines, et pas seulement des sociologues, ont ratifié, dans leur argumentaire anti-parité, le bien-fondé de l'association de la femme à de l'autre qui n'est pas l'homme, telle qu'elle prévalait tant que n'était pas formalisée l'égalité des deux sexes. En le modernisant. Dorénavant, la catégorisation renvoie au beur [31], au chômeur ou à l'homosexuel, plutôt qu'à l'esclave ou à l'enfant. Dans cette transposition est pourtant enregistrée, par la bande mais négativement, la révolution qui s'est produite dans les rapports entre les sexes : la métaphorisation n'est plus utilisée pour dénoncer (« femme » renvoyée a « esclave ») ou accréditer (« femme » renvoyée à « enfant ») l'inégalité des femmes, mais pour enjoindre aux femmes de se montrer généreuses, de se solidariser avec les « exclus de la démocratie ». Au Québec, où la question de la parité n'est toujours pas sérieusement débattue, on pourrait rappeler la position de Chantal Maillé qui prétend proposer un « Plaidoyer pour la parité » où se dégage clairement une critique de l'universalisme « à la française », tel qu'on aime à se le représenter ici : « Il nous semble opportun de considérer l'adoption de mesures visant les institutions politiques, ce qui viendrait corriger une évidence : l'incapacité de ces institutions d'intégrer dans leurs rangs les groupes minoritaires de notre société, qu'il s'agisse des femmes, et plus particulièrement des femmes provenant des cultures non majoritaires, ou encore des hommes provenant de ces mêmes cultures minoritaires. » Maillé conteste effectivement la vision « française » qui « limite » la parité à la réalisation de l'égalité politique des hommes et des femmes, Elle estime « cette logique [...] problématique à plusieurs égards, qu'il s'agisse de cette vision de l'humanité qui postule que l'on appartient à l'un ou l'autre sexe, sans zone d'ombre, faisant fi des réflexions précieuses formulées par les représentant-e-s des communautés transgenrées [...] ou encore de l'absence des autres problèmes spécifiques de la composition des élites politiques, comme l'absence d'hommes provenant des minorités ethno-culturelles ou de classes économiquement défavorisées. Bref, la parité hommes-femmes ne présente pas une vision articulée du social et des groupes qui le composent, tout au plus s'appuie-t-elle sur l'identification des deux groupes, les hommes et les femmes, refusant une vision complexe des groupes qui devraient avoir voix au chapitre dans l'arène politique. Cette problématisation s'oppose d'ailleurs à tout un pan de la théorie féministe qui met au centre de son analyse la question de la différence, non pas la différence revendiquant une essence femme, mais la reconnaissance du fait qu'il n'existe pas de femme universelle, ni de condition féminine, mais bien des réalités traversées par l'intersectionalité du genre avec la classe, la race, etc. [...] À quoi la théorie post-moderne ajouterait qu'il faut également considérer l'aspect performé de ces identités, qui ne sont ni stables, ni innées [32]. » 

Et pourtant Maillé n'est pas si éloignée des positions de farouches républicanistes comme Élisabeth Badinter, Évelyne Pisier et Danièle Sallenave qui écrivent qu'« en faisant de la "différence" féminine un absolu qui transcende toutes les catégories, on abandonne le principe de solidarité entre les victimes de discriminations. On distingue entre les niveaux d'exclusion, mais on ignore les inégalités économiques, sociales, raciales dont souffrent les femmes. Et, en inventant de toutes pièces une solidarité formelle entre les femmes en tant que telles, on oublie trop facilement que toutes les femmes ne sont pas également discriminées [33]. » Incontestablement les discriminations sociologiques qui touchent les femmes n'ont pas le même poids pour toutes, et il est tout aussi incontestable que des femmes contribuent à la discrimination d'autres femmes. Ainsi, celles qui, dotées de capitaux économiques et culturels enviables, emploient des femmes de ménage et des gardiennes d'enfants « de couleur », qu'elles paient à un tarif qui illustre combien, à l'instar des hommes, elles accordent peu de prix au travail domestique et au « maternage ». Tout cela est bien « vrai », mais quel est le rapport entre ces considérations sociologiques et l'égalité dam le domaine politique ? 

Il faut remarquer qu'en France les prises de position contre la parité se sont inscrites - par une curieuse coïncidence, un « hasard objectif », sous le gouvernement socialiste de Lionel Jospin - dans le contexte du débat sur le pacte civil de solidarité (Pacs). Évelyne Pisier l'exprime clairement : « Mes propres réticences à l'égard du principe de parité tiennent notamment au fait qu'il risque d'entraver les revendications égalitaires des homosexuels. » Et elle les justifie ainsi : « Les partisans de la parité sont nombreux à se réclamer d'un universalisme que la parité rendrait plus concret. Mais, favorables à la parité au nom de la différence des sexes et donc logiques avec eux-mêmes, ils se réclament d'une sorte d'injonction à l'hétérosexualité qui délégitime, par avance, les revendications homosexuelles au mariage et à la filiation [34]. » Grâce au télescopage du débat sur la parité et du débat sur le pacte civil de solidarité - induit par les féministes républicaines, révulsées au nom de l'anti-essentialisme par l'évocation de la division des sexes en politique -, la polarisation s'est déplacée vers la contestation de l'« hétérocentrisme » dans les sciences sociales et humaines, sinon de l'« hétérosexisme » qui empreindrait leurs analyses. 

Les prises de position de la juriste Marcela lacub méritent que l'on s'y arrête, en particulier au regard de l'argumentation que j'ai tenté de développer en première partie. lacub propose en effet que la référence à la sexuation disparaisse de l'état civil. Ce qu'elle justifie ainsi : « En dépit des grandes transformations opérées depuis quelques décennies dans le statut des hommes et des femmes, la division juridique des sexes a survécu dans le droit contemporain. En témoigne le fait que l'on continue d'inscrire le sexe à l'état civil lors de la naissance. Or, lorsque le droit différencie les individus en catégories, c'est pour leur attribuer des obligations et des droits spécifiques. Si toutes les obligations et les droits avaient été indifférents au sexe, la division des individus en hommes et femmes serait devenue superflue. Il faut donc en conclure, en bonne logique, que les hommes et les femmes ont encore des droits et des obligations inégaux. Mais, poursuit-elle, si s'est maintenue la division des individus en hommes et femmes, en revanche, ce qui a été modifié, c'est la dialectique de l'inégalité et de la complémentarité qui structure cette division. En effet, depuis la fin des années 1960, une tendance que l'on peut qualifier de différentialiste, est venue rattraper le processus d'indifférenciation juridique qui était en train de transformer le statut des hommes et des femmes [35]. » 

La juriste attribue cette modification aux féministes françaises qui, dit-elle, « ne tiennent pas du tout à la disparition des femmes en tant que sujet historique ». Prenant le parti du « mouvement homosexuel », parce qu'il met en cause, estime-t-elle, les fondements mêmes de la division juridique des sexes, lorsqu'il veut redéfinir les notions de père et de mère, Iacub considère que « proposer une catégorie neutre de parent par exemple, c'est attaquer très gravement l'ordre sexuel d'aujourd'hui. Les féministes ont bâti en grande partie cet ordre sexuel en disant "notre corps nous appartient". Elles ont obtenu non seulement le droit à l'avortement, mais aussi celui de persécuter un homme qui a été le géniteur, de le déclarer père malgré lui, une espèce d'emprise première sur les enfants au détriment du père. La parité, à la différence du Pacs, marque la différence des sexes dans la loi. Pour obtenir davantage d'égalité politique ou économique, on aurait pu utiliser des stratégies beaucoup plus efficaces. Il aurait fallu modifier l'ordre familial plus que l'ordre politique, parce que c'est à partir de la fonction maternelle que les femmes sont plus ou moins handicapées socialement et qu'elles gagnent moins d'argent [36]. » 

Sa croisade contre le « féminisme français officiel », accusé de dilapider l'héritage de Simone de Beauvoir, amène lacub à lui attribuer la revendication de la parité, alors que ses représentantes les plus médiatisées s'y opposaient en grand nombre [37], mais encore à caractériser ainsi la parité : « Si, auparavant, les hommes et les femmes étaient, dans le droit, des créatures politiques, ils sont devenus des mâles et des femelles, et c'est curieusement à ce titre qu'ils ont été réinscrits dans la politique [38]. » Cette formulation est discutable en ses deux volets. Comme j'ai tenté de l'illustrer en me référant implicitement à de nombreux travaux rédigés par des historiens, des sociologues et des philosophes, ce n'est que très récemment que les hommes et les femmes sont, dans le droit, des « créatures politiques » au même titre. Les femmes françaises ne l'étaient pas avant 1944, et de 1944 à 1985, elles pouvaient être tenues pour des « créatures politiques de deuxième zone », puisqu'elles ne disposaient pas des mêmes droits civils que leurs concitoyens. Mais prétendre qu'avec la loi instaurant la parité ils sont devenus des « mâles et des femelles » en leur inscription dans la politique disqualifie l'argumentaire de la juriste elle-même, selon lequel c'est l'inscription à l'état civil qui fonde la division des sexes. L'état civil ne produit pas des mâles et des femelles, il produit des hommes et des femmes. 

On ne peut manquer de constater que c'est au moment où est établie l'égalité des sexes en politique que surgit la dénonciation de la « domination féminine », ou plus précisément de la « domination maternelle » (« une espèce d'emprise première sur les enfants au détriment des pères », disait lacub). Pendant le débat sur la parité et après son adoption, on a assisté en France à une éclosion éditoriale qui fait planer la menace d'une maternisation de la société [39] : avec l'accession des femmes à l'égalité avec les hommes, la toute-puissance de la mère sur le nouveau-né, et singulièrement sur la nouvelle-née [40], serait exportée sur la scène publique et politique. Ce qui pose à nouveaux frais le rapport entre altérité et égalité des sexes, ou encore le rapport entre citoyenneté et filiation. 

La cible de la maternité apparaît anachronique puisque, avec l'avènement de la démocratie moderne, la figure égalitaire du frère a remplacé la figure autoritaire du père incompatible avec le principe « tous les hommes naissent libres et égaux en droit ». Au sein de l'« ordre familial », pour parler comme lacub, une modification radicale s'est produite avec la maîtrise de la fécondité des femmes par elles-mêmes et l'avènement reconnu de la maternité sous le signe de la parole (« Un enfant, si je veux, quand je veux »). Que cette transformation ne soit pas parvenue à entamer sérieusement la division sexuée du travail, qui maintient le caractère handicapant de la maternité pour les femmes sur les plans social et économique, ne confirme-t-il pas que le levier pour « dissoudre la hiérarchie [41] » se situe dans l'« ordre politique » ? Les discriminations sociales et économiques qui continuent à enfermer la catégorie des femmes dans un cercle vicieux [42] ne seront corrigées que par la volonté politique de prendre des mesures en matière de politiques sociales : répartition différente du temps de travail pour tous, congés parentaux obligatoires pour les pères et les mères, infrastructures adéquates pour la prise en charge des « dépendants » (enfants, mais aussi parents âgés), etc. Ces revendications sont d'autant plus et mieux formulables que les femmes ont une conscience de plus en plus aiguë des « inégalités multipliées », de « nouvelles inégalités » qui sont « d'autant plus insupportables qu'elles heurtent une progression "objective" de illégalité [43] ». 

On ne peut toutefois pas faire l'impasse sur le « privilège »des femmes de donner naissance aux enfants de l'un et l'autre sexe, selon la formule de Françoise Héritier. S'agissant d'un « privilège », il doit être « civilisé ». Jusqu'il y a trente ans, la civilisation de ce « privilège » a séculairement renvoyé à la soumission des femmes aux hommes, mais ce modèle n'est plus opératoire aujourd'hui, quand la loi reconnaît aux femmes le droit de contrôler elles-mêmes leur fécondité. Il est douteux que la promotion de la catégorie neutre de parent - que Iacub assortit de cette condition : « Si la contestation de l'ordre des genres a pu se constituer dans les années 1970 autour du slogan du droit à disposer de son corps, il serait peut-être temps d'en prôner un autre qui exigerait quelque chose comme "le droit de se passer de son corps pour procréer" [44] » - soit largement suivie, dans l'immédiat du moins. Les scientifiques les plus prophétiques n'ont pas encore imaginé la fécondation sans l'apport de cellules « féminines [45] », tandis qu'une frange du « mouvement homosexuel » présente l'homoparentalité comme « une nouvelle chance pour la famille [46] ». L'intérêt de l'adoption au Québec en 2002 de la loi 84 réside dans le rappel que la technique la plus élémentaire est suffisante pour faire place à l'homoparenté légalisée. 

Quand les conséquences de l'égalité des sexualités sont revendiquées en matière de filiation, la question de l'égalité des sexes ne s'évanouit pas pour autant, elle resurgit autrement. La loi 84, qui institue l'union civile et établit de nouvelles règles de filiation, parce qu'elle renoue avec les « déterminations de sexe », illustre la possibilité de conforter l'inégalité des sexes en renversant l'asymétrie. Rappelons rapidement les grandes lignes de cette loi adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale le 7 juin 2002 [47]. L'avant-projet de loi, déposé le 7 décembre 2001, proposait l'instauration de l'union civile pour les conjoints de même sexe. Grâce aux porte-parole de quelques associations défendant l'égalité des homosexuels et des lesbiennes avec les hétérosexuels, qui ont envoyé des mémoires et ont été auditionnés par la Commission des institutions, composée du ministre de la justice et de députés, en février 2002, cet avant-projet ainsi libellé a abouti à une loi particulièrement « avant-gardiste », comme chacun des protagonistes s'est complu à le souligner. 

Au nom du principe de ne pas établir une « égalité séparée » entre homosexuels et hétérosexuels, il a très rapidement été admis que cette nouvelle forme de conjugalité devait également être proposée aux hétérosexuels afin de ne pas stigmatiser les homosexuels. Toujours au nom de ce même principe, fut débattue et résolue la question de l'homoparenté. Le législateur québécois a réaffirmé l'égalité de tous les citoyens face à l'adoption nationale [48] et a aussi procédé à l'élaboration de « nouvelles règles de filiation ». 

Ces « nouvelles règles de filiation » se réduisent pourtant à une seule innovation : sur l'acte de naissance d'un enfant québécois, il est dorénavant possible d'inscrire qu'il est le fils ou la fille de deux mères, si la mère « biologique » a eu recours à l'assistance à la procréation. Le ministre de la justice et les députés ont consacré un grand nombre d'heures de leurs délibérations, qui devaient déboucher sur les modifications à apporter au Code civil en conséquence de la loi 84, à statuer s'il fallait inscrire « assistance technique à la procréation » ou « assistance à la procréation ». Ils ont opté pour la seconde formule - l'adjectif « technique » a été abandonné - afin de favoriser la réalisation sans entrave du « projet parental [49] » au féminin. Grâce à la loi 84, toute femme québécoise, dotée d'un utérus en état de fonctionnement, peut faire appel aux « forces génétiques » d'un homme qui renonce à revendiquer le titre de père s'il éjacule dans une canule. 

L'établissement de la filiation à partir de cette forme de procréation a reçu le sceau de la loi grâce à l'argumentation des porte-parole féminines de la « communauté gaie et lesbienne »qui a convaincu le ministre de la justice et les députés de la justesse du parallèle à établir entre couples hétérosexuels et couples lesbiens en matière d'insémination avec donneur (IAD) : dans un couple hétérosexuel, le conjoint de la femme inséminée est déclaré le père de l'enfant, donc dans un couple lesbien, la conjointe de la femme inséminée est la « co-mère » - terme mis en avant par des femmes qui aspiraient à ce titre et avalisé par le ministre de la justice lors, par exemple, d'une explication donnée à un député de l'opposition déjà convaincu : « Une femme se fait inséminer. Ça fait partie du projet parental de deux femmes. L'enfant Vient au monde. Qu'est-ce qu'elles font ? Elles vont au registre de l'état civil, et la mère biologique dit : Cet enfant est né à tel moment et la co-mère est Mme Untelle. » 

Pourquoi se priver de la présomption de maternité quand la copie de la présomption de paternité est disponible ? Et, dans un Québec « fou de ses enfants », comment ne pas admettre leur « droit à avoir deux Parents » en leur imputant le devoir de rendre publique l'orientation sexuelle de leurs parents sur leur acte de naissance [50] ? Avec la réaffirmation de l'interdit du recours à la mère porteuse réclamé par les porte-parole des associations gaies et lesbiennes, il est pourtant impossible que sur l'acte de naissance d'un enfant, il soit inscrit qu'il est le fils ou la fille d'un [51] ou de deux pères. De plus, cet interdit condamne une femme incapable de porter un enfant et d'en accoucher à la stérilité, qu'elle soit seule ou la conjointe d'un homme. Ce n'est que si elle est la conjointe d'une femme qu'elle peut prétendre au titre de mère. On aurait pu s'attendre à ce que, face à cette construction légale de l'« égalité séparée » entre hommes et femmes et entre femmes, les jours de l'interdit du recours à la mère porteuse auraient été comptés. D'autant que ce recours ne constitue pas plus une assistance « technique » à la procréation que l'éjaculation d'un homme connu [52] dans un récipient et qu'il est légalement admis au Canada, depuis 2004, à condition que la mère porteuse ne soit pas rémunérée. Il n'en a pourtant rien été jusqu'à présent. L'exemple québécois indique que la proposition de Marcela lacub selon laquelle il serait souhaitable de proposer une « catégorie neutre de parent » n'est peut-être pas souhaitée par les homosexuels de l'un et l'autre sexe. Si la référence à la différence des sexes peut être bannie de la définition du mariage, peut-elle l'être en matière d'établissement de la parenté ? 

En élargissant le principe millénaire selon lequel l'alliance fonde la filiation [53], la loi 84 « instituant l'union civile et établissant de nouvelles règles de filiation » est effectivement avant-gardiste en ce qu'elle ne se contente pas de poser le mariage comme un « droit de l'homme et du citoyen [54] », elle admet la réalisation du « droit à l'enfant », mais en le limitant aux seules femmes. Ce qui réintroduit de l'inégalité formelle entre les sexes que le processus de la modernité démocratique a mis si longtemps à bannir. La question de l'articulation de l'égalité des sexes et de l'égalité des sexualités, singulièrement quand elle interfère avec la filiation, exigerait sans doute de dépasser la « rectitude politique », à laquelle se sont soumis le gouvernement et l'opposition au Québec en 2002. En l'occurrence, elle est porteuse d'inégalité entre gais et lesbiennes. Ne peut-on se demander si la manière dont les sociologues abordent si souvent la question de l'altérité ne les a pas confortés dans cette posture [55] ?


[1]    F. Héritier, Masculin / Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 19.

[2]    C. Delphy, L'ennemi principal, t. 2, Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.

[3]    S. Prokhoris, Le sexe prescrit. La différence sexuelle en question, Paris, Aubier, 2000.

[4]    F. Héritier, op. cit., p. 20.

[5]    Hannah Arendt, Penser l'événement, Paris, Belin, 1989, p. 240.

[6]    Selon A. Cadoret, l'homoparentalité renvoie aux « rôles parentaux tenus par des adultes homosexuels » et l'homoparenté « se réfère à leur place de parents dans une structure de parenté » (Des parents comme les autres, Paris, Odile Jacob, 2002, p.73).

[7]    P. Cingolani, La république, les sociologues et la question politique, Paris, La Dispute, 2003.

[8]    N. Loraux, Les enfants d'Athéna, Paris, Maspero, 1981.

[9]    En l'occurrence, la transmission de l'appartenance sociale.

[10]   Y. Thomas, « À Rome, pères citoyens et cité des pères », dans A. Burguière et al. (dir.), Histoire de la famille, t. 1, Paris, Armand Colin, 1986, p. 195-229 ; et « La division des sexes en droit romain », dans G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. 1, Paris, Plon, p. 103-156.

[11]   L'exemple de la France est ici suivi parce qu'il est plus clair que d'autres, sans pourtant être exceptionnel, en tout cas en ce qui concerne les États, comme le Québec, qui se fondent sur le droit civil.

[12]   G. Fraisse, Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Paris, Gallimard, 2000.

[13]   D. Schnapper, La relation à l'autre. Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1998.

[14]   S. Kofman, Le respect des femmes, Paris, Galilée, 1982.

[15]   Voir M.-B. Tahon, Sociologie des rapports de sexe, Ottawa, Presses de l'université d'Ottawa, 2003 ; Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

[16]   Étienne Balibar, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992 ; et La crainte des masses, Paris, Galilée, 1997.

[17]   L'accès des domestiques masculins au suffrage universel (masculin) en 1848 indique clairement que le problème n'est pas l'enfermement dans la domus (comme le prétend P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992), c'est la représentation (l'image que l'on se fait) de la maternité. Voir aussi la préface de M. Ozouf au livre d'A. Verjus, Le cens de la famille, Paris, Belin, 2002.

[18]   P. Rosanvallon, op. cit.

[19]   F. Héritier, op. cit., p. 25.

[20]   M. Sineau et É. Tardy, Droits des femmes en France et au Québec, 1940-1990, Montréal, Remue-ménage, 1993 ; P. Weil, Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002.

[21]   Ce qui n'a généralement pas été reconnu par les féministes elles-mêmes. Voir M. Ferrand, « Du droit des pères au pouvoir des mères », dans J. Laufer, C. Marry et M. Maruani (dir.), Masculin-Féminin : questions pour les sciences de l'homme, Paris, PUF, 2001, p. 187-209.

[22]   Soulignons ce terme de déclaration qui indique bien la circulation de la parole.

[23]   Y. Thomas, « L'union. des sexes : le difficile passage de la nature au droit », entretien, Le Banquet, nos 12-13, « Mariage, union et filiation », 1998, p. 53.

[24]   B. Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, p. 224.

[25]   À ce sujet, voir mes articles, « Citoyenneté et parité politiques », Sociologie et sociétés, vol. XXXI, no 2, 1999, p. 73-87 ; « La parité n'est pas une revendication féministe », Revue internationale d'études canadiennes, no 21, printemps 2000, p. 111-126 ; « Citoyenneté et division des sexes », Revue canadienne de science politique, vol. XXXIII, no 3, septembre 2000, p, 443-463 ; « La parité en débat au-delà de Versailles », Modern & Contemporary France, vol. 10, no 1, 2002, p. 25-43.

[26]   M. Amar (dir.), Le piège de la parité. Arguments pour un débat, Pans, Hachette, 1999.

[27]   R.-M. Lagrave, « Parentalité et filiation face aux discriminations. L'égalité entre les sexes et les sexualités au principe d'une nouvelle approche de la famille », table ronde avec É. Fassin et M. Iacub, Mouvements, no 8, « Le meccano familial », mars-avril 2000, p. 81.

[28]   Luc Ferry, « La parité et les "valeurs féminines" », dans M. Amar (dir.), Le piège de la parité. Arguments pour un débat, Paris, Hachette, 1999, p. 126-127.

[29]   F. Amara avec la collaboration de S. Zappi, Ni putes, ni soumises, Paris, La Découverte, 2003. Pour une première analyse sociologique solide du mouvement « ni putes, ni soumises », voir N. Guénif-Souleimas, « Ni putes, ni soumises ou très pute, très voilée ? Les inévitables contradictions d'un féminisme sous influence », Cosmopolitiques. Ce sexe qui nous dépasse, La Tour d'Aigues, éditions de l'Aube, 2003, p. 53-65. De la même auteur, voir aussi, en collaboration avec E. Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d'Aigues, éditions de l'Aube, 2004.

[30]   Par exemple, au Canada, les mères des soldats morts à la première guerre mondiale ont obtenu le droit de vote quelques mois avant toutes les femmes. En Belgique, cette anomalie a attendu la fin de la guerre mondiale suivante pour disparaître.

[31]   Immigré de deuxième génération, devenu au fil du temps, « le jeune de banlieue ».

[32]   C. Maillé, Cherchez la femme. Trente ans de débats constitutionnels au Québec, Montréal, Remue-ménage, 2002, p. 170.

[33]   Élisabeth Badinter, E. Pisier et D. Sallenave, « Trois arguments contre la parité », dans M. Amar (dit.), op. cit., p. 56-57.

[34]   É. Pisier, « Sexe et sexualités : bonnes et mauvaises différences », Les Temps Modernes, no 609, 2000, p. 156 et 157.

[35]   M. Iacub, Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Paris, EPEL, 2002, p. 204.

[36]   M. lacub, « Parentalité et filiation face aux discriminations. L'égalité entre les sexes et les sexualités au principe d'une nouvelle approche de la famille », table ronde avec É. Fassin et R.-M. Lagrave, op. cit., p. 77.

[37]   G. Fraisse, LA controverse des sexes, Paris, PUF, 2001.

[38]   M. lacub, Le crime était presque sexuel.... op. cit., p. 212.

[39]   J. Derrida et E. Roudinesco, De quoi demain... Dialogue, Paris, Fayard-Galilée, 2001 ; M. Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Paris, Odile Jacob, 2002 et La confusion des sexes, Paris, Flammarion, 2007.

[40]   C. Eliacheff et N. Heinich, Mères-filles. Une relation à trois, Paris, Albin Michel 2002 ; M. Albin et M.-M. Lessana, Entre mère et fille : un ravage, Paris, Fayard, 2000 ; N. Aldo, Les filles et leurs mères, Paris, Odile Jacob, 1998. Très rapidement, ces ouvrages sont devenus disponibles au format poche.

[41]   F. Héritier, Masculin / Féminin, t. II, Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002.

[42]   Si ce sont les femmes qui s'occupent des dépendants, ce qui entraîne, par exemple, un moindre investissement dans le travail salarié, c'est que leur salaire moyen restant significativement inférieur au salaire moyen des hommes, il apparaît dès lors rationnel que ce soit à elles qu'il revient de « concilier famille et travail ». Ce cercle vicieux trouve moins sa raison d'être dans la sphère domestique que dans la sphère publique.

[43]   F. Dubet, Les inégalités multipliées, La Tour d'Aigues, éditions de l'Aube, 2000, p. 31.

[44]   M. Iacub, Le crime était presque sexuel.... op. cit., p. 247.

[45]   H. Rouch, « Les nouvelles techniques de reproduction : vers l'indifférenciation sexuelle ? », dans A. Ducros et M. Panoff (dir.), La frontière des sexes, Paris, PUF, 1995, p. 251-269 et « La gestation, paradoxe immunologique de la dualité », dam H. Rouch, E. Dorhn et D. Fougeyrollas-Schwebel (dir.), Le corps, entre sexe et genre, Paris, L'Harmattan, 2005, p. 105-126. Dans le même livre, voir aussi l'article de I. Löwy, « Des mères-chimères ? Échange materno-fœtal et transformation de la notion d'individu », p. 127-141.

[46]   S. Nadaud, Homoparentalité. Une nouvelle chance pour la famille ?, Paris, Fayard, 2002.

[47]   J'ai procédé à une analyse de ces débats dans M.-B. Tabou, Vers l'indifférence des sexes ? Union civile et filiation au Québec, Montréal, Boréal, 2004.

[48]   Qui est restreinte : les enfants adoptables sont peu nombreux dans le cadre québécois de l'adoption plénière et l'adoption internationale reste soumise aux règles édictées par les États d'où proviennent les enfants.

[49]   Ainsi défini par l'article 538 du Code civil québécois : « Le projet parental avec assistance à la procréation existe dès lors qu'une personne seule ou des conjoints ont décidé d'avoir un enfant, de recourir aux formes génétiques d'une personne qui n'est pas partie au projet parental ». L'alinéa 2 précise : « L'apport de forces génétiques au projet parental d'autrui ne peut fonder aucun lien de filiation entre l'auteur de l'apport et l'enfant qui en est issu. » Cependant, lorsque l'apport de « force génétique » se fait par relation sexuelle, un lien de filiation peut être établi, dans l'année qui suit la naissance, entre l'auteur de l'apport et l'enfant. Pendant cette période, la conjointe de la femme qui a donné naissance à l'enfant ne peut, pour s'opposer à cette demande, invoquer une possession d'état conforme au titre.

[50]   Rappelons que l'union civile a été ouverte aux couples hétérosexuels afin de ne pas stigmatiser les adultes consentants qui optent pour cette forme de conjugalité, offerte par le Québec qui n'a pas la compétence de légiférer en matière de mariage. Elle s'en distingue sur deux points : l'âge minimal pour la contracter (16 ans pour le mariage ; 18 ans pour l'union civile) et l'enregistrement de sa dissolution (par un notaire si les conjoints de l'union civile n'ont pas d'enfants en commun ; par un juge pour des conjoints mariés dans les mêmes conditions). il est probable que la légalisation du « mariage de deux personnes » par le législateur canadien ne mettra pas un bémol aux questions que Hannah Arendt posait dès 1959 : « Sommes-nous maintenant arrivés au point où l'on demande aux enfants de changer le monde ou de l'améliorer ? Cherchons-nous à conduire nos batailles politiques dans les cours de récréation des écoles ? » (H. Arendt, op. cit., p. 240).

[51]   Alors que, selon le Code civil, une « personne seule »peut former un « projet parental », mais cette personne doit donc être une femme, puisqu'un homme devrait avoir recours à une mère porteuse.

[52]   La suppression de « technique » dans l'« assistance à la procréation » ayant pour effet de lever l'obligation du recours au donneur anonyme de la « banque de sperme ».

[53]   G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981.

[54]   J'utilise volontairement la formule universaliste à la française. La référence au mariage ne figure pas dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 mais il fait l'objet de l'article 16 de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948. L'article se lit comme suit : « 1) À partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage et lors de sa dissolution. 2) Le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux. 3) La &nulle est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'État. » D'après D. Schnapper, Qu'est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, « Folio actuel », 2000. Le Québec n'avait pas la compétence pour modifier la définition du mariage, qui est une prérogative fédérale. Le parlement canadien s'y est appliqué en juillet 2005.

[55]   Ce texte s'inscrit dans une recherche portant sur les liens entre « citoyenneté et filiation », subventionnée par le CRSH dans le cadre du projet « Famille et rites civils » que je dirige et de celui dirigé par J.-Y. Thériault, « Citoyenneté et mémoire ». Une première version a été présentée au colloque « Altérité et société », organisé à Athènes en mai 2003 par l'Association des sociologues grecs et l'Association internationale des sociologues de langue française.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 5 mars 2008 14:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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