[37]
Ce texte s'inscrit dans la tentative d'opérer une histoire intellectuelle du rapport entre démocratie et nationalisme au Québec. Il s'agit bien d'une histoire intellectuelle (le domaine de l'idéologie) en autant qu'elle s'intéresse à l'histoire des idées et non, à proprement parler, à l'histoire des faits (le domaine de la praxis).
Certes, il y a nécessairement un lien entre l'idéologie et la pratique. Ce lien toutefois est fort complexe, car l'idéologie n'est ni le simple reflet d'une pratique ni simplement la matrice qui donne forme à cette pratique ; elle est tantôt reflet, tantôt matrice, tantôt utopie qui vise à conjurer le réel. Malgré l'écart qui existe entre l'idéologie et la pratique, nous pensons que l'histoire d'une idée ou d'un débat est un puissant révélateur des enjeux sociaux propres à une époque, à une société.
On pourrait, par exemple, démontrer que la société québécoise a une vieille pratique de la démocratie elle est l'une des plus vieilles démocraties parlementaires alors que la réflexion intellectuelle qui en émane est soit indifférente, soit hostile à celle-ci. Cet écart, entre la pratique démocratique et l'idée qui en rend compte, n'est pas propre au Québec. Marcel Gauchet (1980, 1985) a maintes fois insisté pour rappeler comment la démocratie que nous connaissons s'est construite en restant largement inconsciente d'elle-même. La logique démocratique s'est imposée à des acteurs qui de façon générale n'en faisaient pas une [38] profession de foi profonde. Une telle tension, entre la pratique démocratique et sa représentation, est à la source même, pense-t-il, de l'aventure des démocraties modernes. Au Québec, c'est principalement à travers l'opposition entre les institutions démocratiques libérales et la défense de sa nationalité que cette tension s'est révélée. Du moins, le débat intellectuel qui en rend compte fait partie intégrante de l'histoire de la démocratie québécoise.
La dynamique entre l'idée de la démocratie libérale et celle de la défense de sa nationalité est effectivement née, au Québec, avec la construction d'un espace public moderne à la suite de l'octroi, en 1791, d'une assemblée représentative et, dans son sillage, du développement des instruments propres à une sphère publique discursive (journaux, collèges classiques, classe politique et intellectuelle, etc.). C'est dans l'espace démocratique ainsi constitué que s'élaborera la référence à une nationalité distincte. Le nationalisme est donc né de la démocratie libérale malgré que dès le départ il entretient avec celle-ci une relation ambiguë. Autour de l'échec de la rébellion de 1837-1838 et de la publication du Rapport Durham, cette ambiguïté se révélera de façon toute particulière. Elle prendra au milieu du XIXe siècle une configuration spécifique qui semblera opposer, pour près d'un siècle, les institutions démocratiques libérales à la défense de la nationalité canadienne-française.
En effet, Durham opposera dans son rapport, comme deux réalités incompatibles, la nationalité que défendent les leaders politiques canadiens-français et le déploiement, au Bas-Canada, des institutions libérales démocratiques. Pour lui, les Canadiens français mettent de l'avant, à travers leur nationalité, un principe civilisationnel rétrograde. Ils sont, dira-t-il, des Français d'Ancien Régime. Le déploiement de leur principe civilisationnel, leur nationalité, va à l'encontre de l'épanouissement de la logique libérale démocratique qui est le principe civilisationnel que Durham associe à la partie anglaise de la population du Bas-Canada et qui est, pour lui, à n'en point douter, le principe d'avenir qu'il faut favoriser dans la colonie. C'est pourquoi, par l'union des deux Canadas, il soumettra l'octroi d'un gouvernement responsable à l'assimilation, tout au moins à la minorisation, des Canadiens français [2].
[39]
Cette opposition tranchée est, à notre avis, une fausse opposition, en autant qu'elle ne rend pas bien compte de la dynamique réelle qui s'opère entre la défense de sa nationalité et la démocratie. Elle sera néanmoins reprise, autant par les libéraux antinationalistes (Durham, les rouges, Trudeau, etc.,) que par les nationalistes eux-mêmes (le vieux Parent, Groulx, etc.). L'interprétation lancée par Durham marque encore bien souvent, après 1960, une lecture réductrice des exigences de l'identité québécoise et de son inscription sous l'égide de l'individualisme démocratique moderne [3].
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L'œuvre d'Étienne Parent nous apparaît, dans le débat que nous voulons éclairer, à la fois exemplaire et singulière. Il est, comme nous l'a rappelé récemment Gérard Bergeron (1994), « notre premier intellectuel » et, à ce titre, un personnage incontournable pour comprendre, au XIXe siècle, l'élaboration de la dynamique entre la démocratie et le nationalisme. En effet, il est de la génération des leaders canadiens-français qui sont venus à la politique en même temps que se déployaient les institutions démocratiques modernes et l'exigence de défense de la nationalité des Canadiens français. En tant que rédacteur du Canadien, de 1822 à 1825 et lors de sa reprise de 1830 à 1843, il est au cœur de l'émergence au Québec d'une prise de parole au sein d'un espace public [4]. Il reconnaît lui-même, à de multiples occasions, tout au long d'une carrière qui durera plus de quarante ans, l'importance des institutions démocratiques libérales et de la presse dans l'émergence d'une nationalité canadienne et plus tard canadienne-française (nous y reviendrons).
Enfant du XIXe siècle québécois, Parent sera intellectuellement près du mouvement du radicalisme libéral qui conduira ultimement à la formation du premier véritable parti politique au Bas-Canada, le Parti des Patriotes. Il s'en éloignera toutefois à mesure qu'approchera l'inéluctable affrontement entre les revendications d'autonomie politique des Patriotes et les exigences, qu'il identifie au réalisme politique, du maintien du Bas-Canada dans la logique de l'Empire britannique. Il vivra avec angoisse la rébellion de 1837-1838, allant jusqu'à accepter, [40] à la suite de la défaite, les conclusions assimilatrices de Durham, tout comme l'Union des deux Canadas, comme inévitables.
Ayant accepté l'Union, en participant à ces institutions à la fois comme député et comme haut fonctionnaire, il reviendra toutefois, après 1840, à des sentiments plus optimistes sur l'avenir de la nationalité canadienne-française. Dans la série des neuf conférences qu'il prononce devant l'Institut canadien et différents cercles professionnels entre 1846 et 1852, il trace alors de nouvelles exigences au déploiement de la nationalité canadienne-française. Le nationalisme qu'il défend alors apparaît toutefois fort différent de celui qui se dessine à travers ses écrits journalistiques de la période après 1840.
En effet, le jeune Parent, le journaliste, associait dans un même combat la marche inévitable du peuple canadien vers la liberté politique, « ce que les Anglais appellent, écrit-il, self-government, c'est-à-dire gouvernement de soi » et la défense de sa nationalité, « son existence comme peuple ». Cette double exigence était conforme, croyait Parent, à la fois à la réalité politique de l'Amérique, une société où la liberté est pour ainsi dire indigène, à l'esprit du régime constitutionnel anglais qui avait été transféré dans la colonie, et à la marche de l'histoire du XIXe siècle, tels qu'en témoignent les exemples de la Belgique et de la Pologne [5]. En fait, pour le jeune Parent, la nationalité apparaît avant tout comme une allégeance politique.
Le vieux Parent, le conférencier, percevra au contraire une nette distinction entre les exigences politiques et les exigences nationales. Il décrira alors la nationalité comme un principe spirituel reçu en héritage par les Canadiens français avec mission de le propager en Amérique. Il opposera la nationalité canadienne-française à la nationalité canadienne-anglaise, y voyant, tout comme Durham, deux principes civilisationnels, l'un lié à la modernité libérale (matérialiste) et l'autre, à la tradition franco-catholique (spiritualiste). Pour les Canadiens français, croit-il alors, l'important n'est plus le politique mais bien la défense de la nationalité ainsi redéfinie.
Entre le jeune et le vieux Parent, il y eut, comme nous l'avons dit, l'échec de 1837-1838, le Rapport Durham et l'union des deux Canadas. [41] Entre le jeune et le vieux Parent, il y a donc l'histoire du basculement d'une référence principalement politique à la nation, à une référence éminemment culturelle. Pour parler comme Fernand Dumont, entre les deux Parent, il y a le repli de la nationalité canadienne-française hors du politique et « son confinement dans une réserve culturelle ». Pour Parent, comme nous le verrons, il s'agira d'une réserve plus sociale qu'exclusivement culturelle.
Pour Fernand Dumont (1993) d'ailleurs, le cheminement d'Étienne Parent est exemplaire du déploiement de la référence nationale au XIXe siècle. Cheminement exemplaire certes, dirions-nous, mais singulier aussi, en autant que le repli de la nationalité vers un principe spirituel et vers la réserve canadienne-française qu'effectue Étienne Parent, à la différence de la plupart de ses contemporains, ne se fera pas contre le libéralisme, mais avec lui. La démarche d'Étienne Parent apparaît même, à cet égard, singulière en regard de l'essentiel de la pensée nationaliste jusqu'aux années 1960. C'est cette originalité de la pensée de Parent qui en fait un révélateur particulièrement important pour comprendre ce qui se joue dans le rapport entre le libéralisme politique et la défense de sa nationalité. Car c'est, comme nous le verrons, l'idée même du libéralisme politique, défendue par Parent, qui le conduira ultimement à évacuer le politique de la référence nationale.
De façon à bien comprendre les raisons invoquées par Parent pour justifier le basculement d'une représentation nationale éminemment politique à une représentation axée sur l'idée spirituelle de la nationalité, nous présenterons, dans un premier temps, de façon idéale-typique, les deux visions de la nation chez Parent : celle de l'avant-1840, la nation politique, et celle de l'après-1840, la nation spirituelle. Seulement après une telle reconstitution nous sera-t-il possible de comprendre comment, pour lui, ce basculement est une nécessité inscrite dans la logique même du déploiement de la démocratie libérale. Et, comme on le verra en conclusion, un tel raisonnement nous ramène directement au débat actuel sur le statut des revendications identitaires au sein de la modernité démocratique.
Le jeune Parent
et l'idée de la nation politique
Parent est venu à la politique, avons-nous dit, avec la génération à qui l'Acte constitutionnel de 1791 a octroyé une assemblée représentative. Son libéralisme politique en sera profondément marqué. C'est d'ailleurs comme « sujet britannique » et dans les termes du libéralisme [42] empirique anglais qu'il commence à réfléchir à la situation politique du Bas-Canada. Certes, comme les autres membres de sa génération, il est sensible au mouvement européen du « droit des peuples » à disposer d'eux-mêmes et aux grands idéaux de l'individualisme démocratique des Lumières qui se sont incarnés dans la Révolution française [6]. Mais Parent est démocrate avant tout parce qu'il est libéral à l'anglaise, et non libéral parce qu'il est démocrate. Il critique, par exemple, les excès démocratiques de la Révolution française et considère supérieur le régime de liberté à l'anglaise. La démocratie ou le républicanisme à l'américaine ne seront jamais pour lui une affirmation première, il s'en méfiera même à plusieurs occasions. La démocratie découle avant tout des exigences de la liberté politique telles que la Révolution anglaise de 1688 les a premièrement formulées.
Même si Parent est fort timide sur ses sources intellectuelles, c'est à Edmund Burke que l'on pense lorsque l'on tente de situer la conception qu'il se fait alors des droits politiques. Comme pour Burke, en effet, les droits politiques n'apparaissent pas au départ pour Parent comme des constructions métaphysiques qu'il s'agirait d'appliquer à une population comme des vérités mathématiques. On ne peut imposer au peuple n'importe quelle constitution ou arrangement politique. Le lien politique, croyait Burke, est un arrangement subtil qui exprime l'histoire particulière d'une société. Ainsi en est-il, croyons-nous, de la pensée politique du jeune Parent.
Pour les Canadiens, cette histoire particulière est avant tout anglaise, c'est-à-dire l'histoire de l'allégeance des Canadiens à la tradition politique britannique. Cette allégeance [7] commence, dira Parent, avec le traité de Paris, qui n'est pas une conquête mais un traité transférant l'allégeance des Canadiens, du roi de France au roi d'Angleterre : « il a été stipulé (alors) pour eux qu'ils deviendroient sujets anglois, et par conséquent qu'ils en auroient les droits ». C'est pourquoi, poursuivra-t-il dans ce premier écrit qui lui est attribué : « Si le Roi et le Parlement absolvaient les Canadiens de leur fidélité, ce ne seroit pas assurément à la France qu'ils s'adresseraient. Il sont descendants de François, mais ils sont natifs et habitants de l'Amérique [...]. Ils ont goûté d'un gouvernement [43] libre, où tous les hommes, n'importe de qui ils soient les descendants, ont une égalité de droits [8] ».
Ce sont des actes politiques qui ont conduit les Canadiens sur la voie de la revendication de leur nationalité. Ainsi, après le traité de Paris qui reconnaissait les Canadiens comme sujets britanniques, l'Acte de Québec de 1774, « cet acte de justice royale [...] leur garantissait leur nationalité (usages, coutumes, lois) et leur promettait sous peu la jouissance de la liberté civile [9] ». Enfin, 1791 apparaîtra comme le véritable moment fondateur de la vie nationale des Canadiens. En 1859, alors que Parent aura une autre conception de ce qui fait naître les peuples, il décrira dans son hommage au fondateur du Canadien (1806), Pierre Bédard, à l'époque de l'entrée de celui-ci dans la vie publique, comment la société canadienne s'était forgée par l'effet même de l'Acte constitutionnel de 1791. « Lors de son entrée dans le monde, dira-t-il alors de Pierre Bédard, l'esprit public s'éveillait dans notre pays, le besoin d'institutions libres commençait à se faire sentir, et l'ère constitutionnelle s'annonçait [10] ».
C'est dans la logique d'une émergence et du déploiement essentiellement politiques de la nationalité canadienne que Parent écrit son « Adresse au public canadien » au moment de la relance en 1831 du journal Le Canadien. Il est dit alors, dans ce texte manifeste, que la défense du peuple canadien, à laquelle est voué ce journal, passe nécessairement par la tentative de répandre chez « un peuple nouveau » des « notions de pratiques et de droits constitutionnels » anglais. « Notre politique, notre but, nos sentiments, nos vœux et nos désirs, c'est de maintenir tout ce qui parmi nous constitue notre existence comme peuple, et comme moyen d'obtenir cette fin de maintenir tous les droits civils et politiques qui sont l'apanage d'un pays Anglais [11] ». Bref, comme il le disait dès 1824, « l'Angleterre en accordant une Constitution au Canada a voulu nous donner une imitation de sa Constitution, imitation aussi parfaite qu'auraient pu le permettre les circonstances du pays [12] ».
Ce qu'il s'agit de faire, autrement dit, c'est de poursuivre et de réaliser l'idéal de la citoyenneté britannique. Pour Parent, en termes politiques, les Canadiens ne demandent rien d'autre que de devenir de [44] véritables sujets britanniques, « comme on nous l'avait promis », dira-t-il, c'est-à-dire de véritables sujets libres. Les Canadiens ne revendiquent pas leur nationalité comme des victimes de l'histoire, mais comme des sujets qui ont des droits historiques : « N'aurait-ce pas été d'ailleurs une honteuse faiblesse, pour nous, que de prendre le ton de la supplication lorsqu'il s'agissait de réclamer des droits, nous sujets britanniques, participant en cette qualité aux bénéfices de la glorieuse révolution de 1688 ; nous fils de l'Amérique, cette terre de liberté, où les droits imprescriptibles des peuples ont été d'une extrémité à l'autre reconnus… [13] »
C'est en considérant les Canadiens comme sujets britanniques, en participant ainsi aux « bénéfices de la glorieuse révolution de 1688 », que Parent peut souder, à ce moment, la revendication pour la liberté politique et la défense de la nationalité. Ce que la tradition libérale anglaise reconnaît, en effet, dans le droit du peuple à se gouverner c'est, avons-nous dit, le peuple concret, le peuple comme arrangement historique, avec ses « préjugés », dira-t-il tout comme Burke. Ce que l'Angleterre a reconnu en constituant les Canadiens comme sujets britanniques, ce n'est donc pas une notion abstraite de la liberté mais, comme le souligne l'épigraphe du Canadien, des « coutumes » des « institutions », des « lois ».
La Constitution anglaise, étendue au Bas-Canada, est un contrat politique, un pacte social conclu entre l'autorité politique et un peuple concret de façon à assurer une représentativité de ce dernier auprès de l'autorité. Ce qui est ainsi représenté, reconnu comme légitime, par l'autorité politique, ce sont, comme il aimera à le dire, empruntant la formule à Lord Gosford, des « arrangements sociaux ». Ceux-ci, politiquement reconnus, constituent la nationalité. Par l'effet de la mise en forme politique, les éléments constitutifs du peuple, les « arrangements sociaux » prennent un caractère national.
La nationalité a ici une dimension politique, par opposition à romantique ou historique. Ce que l'Angleterre a reconnu, ce n'est pas un droit historique d'une nationalité. D'ailleurs, Parent ne conçoit pas encore que les nationalités sont des biens que nous devons chérir avant tout. Ce sont plutôt, précise-t-il, « tous les éléments canadiens, usages, mœurs, institutions et corps canadiens [14] ». Ces éléments canadiens comprennent d'ailleurs les caractéristiques de la partie anglaise du [45] pays et, comme nous l'avons vu, des traditions politiques britanniques : « Il n'y a pas que nous sachions, de peuple Français en cette province, mais bien un peuple Canadien, un peuple religieux et moral, un peuple loyal et amoureux de la liberté en même temps, et capable d'en jouir ; ce peuple n'est ni Français, ni Anglais, ni Écossais, ni Irlandais, ni Yanké, il est Canadien [15] ». C'est la loi du nombre, autrement dit, qui fera que l'octroi du gouvernement responsable, le self-government, sera en même temps la reconnaissance légale de la nationalité canadienne, de ses coutumes, de ses institutions et de ses lois.
On comprend mieux ainsi comment Parent peut à la fois nier qu'il y ait au Bas-Canada une guerre entre deux nationalités et revendiquer en même temps la défense de la nationalité canadienne. En effet, Parent revient souvent, jusqu'en 1840, pour pourfendre ceux qui interprètent les revendications des Canadiens à partir du prisme national. « La lutte politique qui existe en ce pays n'est pas une lutte de peuple contre peuple, d'origine contre origine, mais une lutte entre libéraux et tories, entre réformistes et anti-réformistes, entre le grand nombre qui veut un gouvernement responsable et le petit nombre qui veut un gouvernement irresponsable [16] ». Ou encore « que toutes les classes, toutes les origines qui composent notre population soient mises sur le pied d'égalité ; que l'une n'ait pas plus de privilèges que l'autre [17] ». Autrement dit régler le problème de la démocratie politique et nos « arrangements sociaux » s'affirmeront spontanément comme nationaux.
On comprend aussi pourquoi la défense de la nationalité s'accompagne du maintien d'un lien politique avec la Grande-Bretagne. Autant l'indépendance du Bas-Canada, l'union avec le Haut-Canada et les colonies anglaises du golfe, que l'annexion avec la république américaine lui apparaisse des voies dangereuses. L'Union modifierait fondamentalement la consistance du peuple canadien sans assurance, pour l'instant, de la liberté politique. L'indépendance est prématurée et forcerait soit l'Angleterre à réagir et à nier le « pacte social » qui reconnaissait les « arrangements sociaux » des Canadiens, soit les Canadiens à s'annexer aux États-Unis changeant ainsi sur l'autel de la démocratie la nature du peuple canadien. « Qu'on y fasse bien attention, du moment que la nationalité canadienne n'existera plus, le peuple canadien n'aura rien à craindre de ses voisins ; il aura au contraire tout à gagner à [une] union à tout prix avec eux [18] ». Il faut donc acquérir, selon lui, une [46] « large liberté avec notre nationalité » sans rompre si l'on veut éviter les « ravages qu'une puissante influence étrangère produirait dans nos « arrangements sociaux [19] ». Pour leur liberté et leur nationalité combinées, les Canadiens n'ont que des avantages à demeurer sujets britanniques.
Si la nation naît d'une mise en forme politique, c'est-à-dire que si elle tire son origine d'un pacte social qui permet au peuple d'être représenté auprès de l'autorité, à partir de sa réalité empirique, de ses « arrangements sociaux », il apparaît en effet logique que toute redéfinition des frontières politiques remettra en question la définition du « peuple », de la nation. C'est ce qui se produira d'ailleurs à la suite du Rapport Durham et de l'Acte d'Union, obligeant ainsi Etienne Parent à réviser fortement sa conception de la nation de façon à pouvoir continuer à soutenir la défense de la nationalité des Canadiens français. Avant toutefois d'examiner plus attentivement les raisons invoquées par Parent pour justifier ce basculement, il nous faut construire l'image de la nation que le vieux Parent élabore après 1840.
Le vieux Parent et la nation spirituelle
La deuxième représentation de la nation chez Parent, celle que l'on peut extraire des conférences qu'il prononcera après 1842, se construit autour d'un double retrait du politique.
D'abord, il y a le retrait physique de Parent du combat politique par l'abandon de son travail de journaliste et de son poste éphémère de député sous l'Union (1841-1842). Ces activités publiques se résumeront à celles, épisodiques, de conférencier public après 1842.
Ce retrait est aussi, et surtout, philosophique. Il est celui d'un homme qui croit dorénavant que les tâches principales à accomplir ne sont plus politiques mais nationales. Cette affirmation est explicite dans l'un de ses derniers écrits dans Le Canadien, en 1842, au moment où il annonce son départ de la politique. « Chacun a dû sentir déjà, affirme-t-il alors, que pour nous la question nationale est la grande, la première question, la question politique ne vient qu'après [20] ». Ce constat, il le reprendra avec force lors de sa première grande conférence publique prononcée en janvier 1846, à l'Institut canadien de Montréal, et intitulée « L'industrie considérée comme moyen de conserver notre nationalité ». Il dit alors : « Notre nationalité, pour nous, c'est la maison ; [47] tout le reste n'est que l'accessoire, qui devra nécessairement suivre le principal [21] ».
Ce thème est récurrent. Dans sa dernière de neuf grandes conférences publiques, « Considération sur le sort des classes ouvrières », prononcée à Québec en 1852, il revient sur le caractère central de la question nationale, tout en précisant ce qu'il entend par celle-ci. « Notre chère et honorable nationalité, dit-il [...], dépôt sacré qu'il est de notre devoir, de notre intérêt et de notre honneur à tous de transmettre à nos enfants ». Il présente alors l'épigraphe du Canadien, « Nos institutions, notre langue et nos lois », comme une affirmation essentiellement patriotique sans aucune référence politique. La nationalité, poursuit-il,
- pour moi, et pour vous aussi, j'en suis sûr, c'est une religion, c'est le culte national, c'est le respect dû à la mémoire de nos pères, c'est la considération de notre prospérité, c'est l'accomplissement d'un décret providentiel, de la volonté de Dieu, qui crée les nationalités pour qu'elles vivent.
Le pacte social de 1774, qui auparavant était le moment fondateur du peuple canadien par la reconnaissance politique de ses « arrangements sociaux », est dorénavant interprété comme « la consécration de notre droit naturel » à l'existence [22].
La nation n'est dès lors plus un principe d'allégeance politique. Les Canadiens français ne constituent plus un peuple à partir de leur qualité de sujets britanniques. La nationalité est dorénavant perçue comme une « maison » que l'on a reçue en héritage, comme un « décret providentiel » qui façonne le passé, le présent, le futur, comme un « droit naturel » qui existe préalablement à toute consécration politique. Parent n'expulse donc pas uniquement le politique de la nation, mais aussi, étrangement, le social, du moins comme fondement. En effet, la nationalité qu'il propose dorénavant est un principe spirituel, atemporel, comme les romantiques l'ont conçu au début du XIXe siècle.
L'abandon de la référence aux « arrangements sociaux » pour exprimer la réalité sociale du peuple canadien est significative à cet égard. Après 1842, Parent définit la dimension sociale du peuple non pas à travers ses « arrangements sociaux », la notion d'arrangement étant éminemment politique, mais comme des « puissances sociales » [48] ou des moyens sociaux » (notion plus sociologique). Ces « puissances sociales » ne sont toutefois pas la nation, mais des forces, des potentialités au sein de la société civile qu'il faut mettre au service de la nation. C'est ainsi que ces conférences porteront sur le commerce, l'industrie, l'intelligence et l'éducation, le clergé et le spiritualisme, tous des thèmes qui sont appréhendés comme des « puissances » où des « moyens » sociaux qui doivent s'arc-bouter à la nationalité. C'est en ce sens d'ailleurs que le repli de Parent vers la nation spirituelle n'est pas un confinement, comme le pense Dumont (1993), vers la réserve canadienne-française. La nation spirituelle peut se poser comme une mise en forme de la totalité sociale, elle a prise sur le réel.
En fait, chez le vieux Parent, la conception de la société ne change pas fondamentalement. Avant 1840, son libéralisme empirique le conduisait à percevoir l'organisation sociale comme un pacte politique entre les « arrangements sociaux » et l'autorité gouvernementale, entre la société et l'autorité politique. Par ce pacte, il y avait mise en forme politique des réalités sociales. Après 1840, l'autorité n'est plus, ne peut plus être exclusivement politique. La nationalité est aussi une « autorité », la principale d'ailleurs, celle à laquelle on revient dans les moments essentiels. Une mise en forme des réalités sociales par le réfèrent national est dorénavant possible. Ainsi, les « puissances sociales » peuvent être tantôt au service du politique, tantôt au service de la nationalité. C'est ce passage que révèle l'utilisation du terme « puissances sociales » au lieu d'« arrangements sociaux ». Le politique et le national qui étaient associés de manière indissoluble chez le jeune Parent à travers l'idée d'arrangements sociaux apparaissent dorénavant sous deux formes distinctes de mise en forme de la réalité sociale. Les deux concepts sont des réalités non immédiatement sociales qui aspirent à mettre en forme les puissances sociales. Et, nous l'avons déjà souligné, « pour nous, dit Parent, la question nationale est la grande, la première question, la question politique ne vient qu'après ».
Si Étienne Parent exige, avant 1840, que l'autorité politique fasse place aux arrangements sociaux des Canadiens, il exigera après 1840 que la nationalité s'ouvre aux forces de la société civile, de façon à « nous assurer, dit-il, une puissance sociale égale » à l'autre nationalité [23]. Mais, même s'il conçoit dorénavant la nationalité hors du politique, Parent n'aboutit pas à une lecture anti-politique ou anti-étatique. C'est d'ailleurs ainsi, en percevant la nationalité comme un principe [49] spiritualiste, à la fois hors du politique et hors du social, que Parent peut continuer à se raccrocher à une idéologie libérale.
Le principe politique et le principe national apparaissent donc comme deux principes essentiels, mais distincts, à la mise en forme du social. En effet, Parent perçoit dans l'exigence politique moderne la victoire du principe matérialiste. Il esquisse même dans certaines de ses conférences les grands traits d'une fresque historique de la dialectique entre le matérialisme et spiritualisme [24]. À travers la marche de la liberté politique et de la liberté économique, les principes matérialistes en sont venus à être à la source de la mise en forme politique de nos sociétés. Cette réalité, particulièrement présente chez l'élément anglo-saxon, est source de progrès et est éminemment louable, considère Parent. Les Canadiens français sont d'ailleurs en retard en regard de la culture matérialiste et chanceux de pouvoir être associés, par l'union politique, à la nationalité matérialiste par excellence, la nationalité anglo-saxone. Parent reprend ainsi les arguments qu'il avait longtemps combattus et qui se trouvent au cœur du Rapport Durham, soit que la lutte des Canadiens n'est pas une lutte politique entre un gouvernement et le peuple, mais une lutte de nationalités, dont l'une est associée aux valeurs du progrès, l'autre à des valeurs du passé.
Si le matérialisme est progrès, le spiritualisme ne représente toutefois pas uniquement les valeurs du passé. En effet, le matérialisme lui apparaît un principe insuffisant au bon fonctionnement des sociétés ; il lui manque, dira-t-il, le sentiment de la « bienveillance ». Ce sentiment, dont il emprunte la formulation à la tradition du catholicisme social français, est présent particulièrement dans la religion et est historiquement à la source, avant l'élément politique, de la formation des sociétés [25]. Il faut aujourd'hui arriver, pense-t-il, à une « alliance » entre le spiritualisme et le matérialisme. Ainsi, si le spiritualisme seul limite le progrès et la liberté politique en créant « un état social où l'individu sera livré en holocauste à l'idée dominante [26] », le matérialisme seul conduit à l'égoïsme et à la déchéance de la société. « Aussi, voyez la puissance, l'extension de la civilisation européenne depuis qu'elle a tempéré l'ascétisme, le sentiment religieux trop exclusif du Moyen Âge, par le culte des intérêts matériels, sous la direction d'une intelligence cultivée [27] ».
[50]
Cette distinction, chez Parent, est entre l'Église et l'État, entre le prêtre et le marchand. Ainsi, dans « Du prêtre et du spiritualisme dans leurs rapports avec la Société » assignera-t-il au prêtre cette mission éminemment noble de maintenir le principe spirituel, « aristocratique », dans un monde matérialiste. Le prêtre, dit-il, « ne doit pas usurper la place, le rôle du pouvoir civil, chargé, lui, spécialement du soin des affaires temporelles, des intérêts matériels de la société [28] ». Le prêtre a un rôle public, mais non politique. C'est le rôle de maintenir vivant le principe à la source de la société, le principe spirituel de la « bienveillance ».
Ce principe spirituel est principalement religieux, mais il est aussi présent, comme héritage, dans la nationalité canadienne-française. C'est ainsi, d'ailleurs, que les deux principes civilisationnels, le principe matérialiste dont la mise en forme se réalise par l'État, et le principe spi-ritualiste dont la mise en forme se réalise historiquement par la religion, en arrivent au Canada à recouper la distinction des nationalités.
- Nous surtout, Canadiens-français, issus d'une race éminemment chevaleresque, qui sait, si nous ne sommes pas destinés à installer dans la politique de ce continent cet esprit de bienveillance et de générosité, sans lequel la société humaine ne saurait attendre la plus noble de ses fins, le progrès moral et intellectuel de notre espèce [29].
Ainsi, celui qui avait commencé sa carrière en exaltant la condition politique des sujets britanniques dans la mise en forme de la nationalité canadienne en arrive à définir celle-ci, devenue entre-temps canadienne-française, sous l'angle de la mission providentielle du Canada français à étendre, à l'Amérique, un principe civilisationnel que le progrès a brisé. Écoutons-le lors de sa dernière allocution publique, en 1868, à l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste.
- Même dans nos temps d'épreuves et de malheurs, elle [la Providence] nous préparait à remplir dignement le rôle qu'elle nous destinait sur la terre d'Amérique [...] cette mission, c'est évidemment de fonder et propager la civilisation franco-catholique sur ce continent » (cité par, Bergeron, 1994, p 291).
[51]
La fin de l'histoire
Comment, nous sommes-nous demandé dès le départ, expliquer ce basculement ? Celui-ci, comme nous l'avons dit, est historiquement marqué : il se réalise autour de la période 1837-1838. C'est la période charnière dans la pensée de Parent, le moment où il fait glisser lentement le politique hors de la nationalité et la nationalité hors du social.
Nous voyons trois explications qui conduisent Parent à passer de la nation politique à la nation spirituelle. La première est redevable avant tout à sa personnalité. Parent est un pessimiste et sa première réaction aux événements de la période sera fataliste. La deuxième explication est liée à sa pratique politique. Parent est un modéré, un partisan du réalisme politique, et sa deuxième réaction sera celle, pragmatique, de « faire de la nécessité vertu ». La troisième explication nous apparaît moins conjoncturelle, elle est liée au fondement philosophique du libéralisme de Parent. Sous quelle condition, s'interroge-t-il alors, peut-on revendiquer sa nationalité dans une société où la liberté politique est un fait acquis ?
Commençons par son fatalisme. Plus l'affrontement entre les Canadiens et la partie anglaise de la colonie approche, plus l'état de la nationalité des Canadiens apparaît précaire à Parent. L'anglicisation (Parent dit l’anglification), comme réalité sociale face aux politiques d'immigration et comme projet politique à la fois, devient une préoccupation dans les textes de la fin des années 1830. Parent n'est plus certain alors que le self-government soit aussi étroitement lié à l'épanouissement de la nationalité. L'exemple de la Louisiane, où l'anglicisation se réalise malgré les institutions républicaines, alimente alors le pessimisme de Parent. D'où son texte célèbre dans Le Canadien du 13 mai 1839, où un Parent abattu qui vient juste d'être libéré de prison pour menées séditieuses » réagit au Rapport Durham et au projet d'union en appelant à la résignation :
- Nous invitons nos compatriotes à faire de nécessité vertu, à ne point lutter follement contre le cours inflexible des événements, dans l'espérance que les peuples voisins ne rendront ni trop durs, ni trop précipités les sacrifices que nous aurons à faire dans le cas d'une union avec un ou aucun d'eux. [...] Situés comme le sont les Canadiens français, il ne leur reste d'autre alternative que celle de se résigner avec la meilleure grâce possible [30].
[52]
- « Le destin a parlé », croit alors Parent, l'Angleterre a tranché, il n'y aura pas dans le Bas-Canada « une nationalité différente de celle des États voisins ». Les Canadiens français n'ont ainsi plus rien à attendre pour leur nationalité. En travaillant eux-mêmes à leur assimilation ils faciliteront la transition à la nouvelle réalité politique, ils contribueront à « poser les fondements d'un grand édifice social sur les bords du Saint-Laurent ; à composer avec tous les éléments sociaux épars sur les rives de grand fleuve une grande et puissante nation [31] ».
La perte de la nationalité étant assurée, il ne reste que la question politique, celle de réaliser avec l'ensemble des « éléments sociaux » une démocratie libérale et une nouvelle nation politique. Comme nous le verrons, Parent inverse bien vite ce raisonnement : c'est la question politique qui sera réglée, la question nationale demeurera. Néanmoins, on doit retenir de cette étape pessimiste de la pensée de Parent que la décision d'unir les deux Canadas met définitivement fin à la soudure entre la lutte politique et la lutte nationale des Canadiens français. Les « arrangements sociaux » des Canadiens n'étant plus majoritaires dans la nouvelle union, plus de liberté politique ne signifie plus automatiquement la prédominance politique de ces « arrangements sociaux ». Il faut alors soit abandonner toute velléité nationale, soit redéfinir celle-ci. La première réponse de Parent est celle de l'abandon.
La deuxième réaction de Parent au Rapport Durham est liée à sa modération et à son réalisme politiques. Nous avons vu comment il en était venu à voir dans le radicalisme politique une voie qui conduisait ultimement les Canadiens à rompre le pacte social qui avait fait d'eux un peuple à travers le statut de sujets britanniques. Le peuple canadien étant trop jeune et trop faible pour faire face à l'indépendance politique, son meilleur rempart restait les promesses libérales de la Constitution de 1791. La défaite des Patriotes et la mauvaise humeur de Londres confirment à cet égard ses plus sombres pronostics. « Voilà ce que nous avons gagné en voulant obstinément ne pas nous soumettre à la nécessité pour un temps ; nous perdrons plus d'un demi-siècle de travaux et de combats [32] » « Avec l'Union, dira-t-il en 1839, au moins on aura le gouvernement représentatif, on pourra réparer les injustices et défendre la cause libérale...[33] » C'est une telle confiance dans les institutions libérales qui lui fera rapidement réviser son jugement sur la fin de la nationalité canadienne-française. Les promesses d'un « gouvernement [53] responsable » qui accompagnent l'union politique lui font miroiter l'espoir qu'il serait possible d'utiliser les institutions politiques pour « sortir de l'état d'infériorité et de dégradation sociale et politique, auquel nous a réduit l'Acte d'union [34] ». Utiliser les institutions politiques de l'Union pour reconquérir l'espace politique perdu. Voilà le projet qui effleure l'esprit de Parent au cours de sa participation éphémère à la vie parlementaire sous l'Union.
Ce combat politique lui apparaît toutefois rapidement vain. L'Acte d'union, en arrive-t-il à penser, en mettant fin aux questions de principes qui fondent l'espace politique a déplacé le terrain du combat. Avec la nouvelle donne politique, poser la nationalité en termes politiques serait nier la nationalité canadienne-française qui ne forme plus une majorité politique. Écoutons-le nous expliquer ce déplacement qui sera sa conclusion définitive sur l'Union :
- Le temps n'est plus en outre où par notre masse seule, nous pouvions tenir en échec les éléments sociaux et politiques qui nous étaient opposés, dans une lutte qui avait pour objet les principes mêmes du gouvernement. Notre machine gouvernementale est maintenant régulièrement organisée, c'est-à-dire, que les principes qui doivent en régler le fonctionnement sont arrêtés et reconnus, ce qui ne veut pas dire cependant que tout est pour le mieux dans l'arrangement politique. Mais quant au gouvernement en lui-même, il ne peut plus guère s'élever de questions théoriques, ou touchant son organisation ; il doit avec son organisation actuelle, fonctionner en harmonie avec la volonté populaire, exprimée par la voie des mandataires du peuple [35].
La question des principes du gouvernement étant réglée, il ne serait plus possible dorénavant de s'élever en politique aux questions fondamentales, aux questions théoriques (sur la nature du peuple, par exemple). La victoire des institutions libérales a fait perdre la légitimité au combat politique associé à la nationalité. Dorénavant, la lutte a changé de terrain. « Des hautes théories gouvernementales, elle est descendue aux questions d'intérêt matériel. » Et c'est ainsi, pense Parent, que « les mille et un intérêts divers qui remplissent la société vont se mettre à l'œuvre pour rendre à chacun sa position de plus en plus meilleure, de moins en moins mauvaise [36] ». Parent réalise qu'il lui est impossible de redéfinir un nationalisme politique sans remettre en question les principes libéraux sur lesquels la démocratie naissante de [54] l’Union est assise. Il choisira pour sauver son libéralisme et son nationalisme de faire sortir le politique de la nation.
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Afin de commenter les conclusions de Parent au sujet de la victoire des institutions libérales sur la revendication politique de la nationalité, je ferai un saut chez un penseur contemporain. Francis Fukuyama (1989 ; 1992a), dans sa célèbre thèse sur « la fin de l'histoire », commente en effet dans des termes étrangement similaires à ceux que nous venons d'évoquer les enjeux politiques de l'après-communisme. Ce que Fukuyama appelle « la fin de l'histoire », c'est la fin des débats fondamentaux sur l'organisation politique de nos sociétés. En éliminant tour à tour le conservatisme, le fascisme et le communisme, la démocratie libérale a vaincu ses ennemis. Dorénavant, annonce-t-il, les hommes délaisseront les grandes causes pour s'adonner aux multiples petits plaisirs de la jouissance matérielle. C'est aussi la conclusion à laquelle en était arrivé Parent en exhortant les Canadiens français à délaisser le combat politique pour assurer le sort de leur nationalité par le bien-être matériel.
Fukuyama arrive à cette conclusion après une lecture de la philosophie de l'histoire hégélienne. La démocratie libérale est pour lui la fin de l'histoire en autant qu'elle réalise le principe universel de la reconnaissance. Si l'histoire, dit-il, est lutte pour la reconnaissance entre les inégaux, la victoire sur l'ensemble de la planète d'un régime qui fonde en droit l'égalité de tous (la démocratie libérale) met fin au combat proprement politique. C'est pourquoi, en outre, pense Fukuyama, les mouvements identitaires (nationalistes ou autres) sont voués à s'amenuiser. Les hommes de « la fin de l'histoire » ne mettront pas en jeu leur égalité de citoyen pour une reconnaissance fondée sur la différence. Encore ici, les conclusions de Parent sont assez apparentées. Pour ce dernier, le combat pour la liberté politique est terminé. Poser en termes politiques la question de la nationalité reviendrait à réintroduire un principe non libéral (ancien) au fondement du politique. Ce serait définir le peuple autrement que par l'allégeance politique, ce qui est contraire au libéralisme politique tel que le conçoivent le jeune et le vieux Parent.
Fukuyama (1992a), dans les derniers chapitres de La fin de l'histoire et le dernier homme, s'interroge aussi sur la satisfaction que procurera la fin de l'histoire fondée sur les satisfactions matérielles et [55] l'uniformisante égalité. Serait-ce suffisant, se demande-t-il, pour combler le désir historique de reconnaissance ? Les hommes de la fin de l'histoire ne seraient-ils pas tentés de réintroduire un nouveau principe de différence pour combler un thymos insatiable ? Ceci, pense Fukuyama, est l'ultime test posé à la validité de la théorie de la fin de l'histoire.
Plus récemment, Fukuyama (1992b) réagissait à une communication de Ghia Nodia sur le matérialisme et la démocratie dans les pays de l'ex-URSS :
- Existe-t-il des raisons de penser avec certitude que, la stabilité et la prospérité sont assurées, les populations seront plus satisfaites de vivre dans des entités politiques définies par la nationalité que dans les sociétés libérales, où seule est reconnue l'humanité formelle, abstraite [...] Le meilleur cas de validation dans le monde aujourd'hui, est le Québec et non l'ancienne Union soviétique. Le Québec est une subdivision à l'intérieur d'une prospère et stable démocratie libérale, et pourtant pour certains Québécois, l'identité universelle libérale que leur confère leur citoyenneté canadienne, dans une province comme les autres [en français dans le texte] apparaît quelque chose d'insuffisant. La cassure du Canada selon les frontières de la nationalité sera une intéressante pièce d'évidence au sujet de la validité de la démocratie libérale moderne » (notre traduction).
Parent en est venu à croire que le désir identitaire devait survivre à la fin de l'histoire, car le principe libéral était insuffisant pour satisfaire l'humanité. Il pensait toutefois que le prix à payer pour réintroduire le principe communautaire de la nationalité, sans rompre avec le libéralisme, était sa neutralisation politique. Tout comme celui de Fukuyama, le libéralisme de Parent était insuffisant pour lui permettre de concevoir la complexité dans l'histoire de la démocratie et de la nation. C'est pourtant encore ce qu'exige le projet souverainiste aujourd'hui.
Bibliographie
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[56]
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OUELLET, Fernand (1955), « Étienne Parent et le mouvement du catholicisme social (1848) », Bulletin des recherches historiques, vol. LXI, n° 3, juillet-septembre, p. 39-118.
PARENT, Étienne (1822-1825) (1831-1837), Le Canadien, manuscrits non publiés.
REID, Philippe (1980), « L'émergence du nationalisme canadien-français : l'idéologie du Canadien (1806-1842) », Recherches sociographiques, vol. XXI, nos 1-2, janvier-août 1980, p. 11-53.
THÉRIAULT, J. Yvon (1994a), « Nation et démocratie au Québec : l'affaire Durham », International Journal of Canadian Studies, n° 10, p. 15-29.
THÉRIAULT, J. Yvon (1994b), « L'individualisme démocratique et le projet souverainiste », Sociologie et sociétés, vol. XXVI, n° 2, automne, p. 19-323.
L’AUTEUR :
Joseph-Yvon THÉRIAULT est professeur de sociologie à l'Université d'Ottawa.
[1] Ce texte fait partie d'une recherche subventionnée par le CRSHC, Raison, histoire et modernité démocratique. Nous remercions particulièrement Bernard Gagnon qui a préparé la recherche bibliographique sur Étienne Parent, préliminaire à ce texte.
[2] Nous avons procédé à l'analyse du Rapport Durham en regard de la question démocratique dans « Nationalisme et démocratie au Québec : l'affaire Durham » (Thériault, 1994a).
[3] Voir, par exemple, Jean-Paul Derriennic (1995), Nationalisme et démocratie. Cette lecture réductionniste n'est toutefois pas le propre de la lecture antinationaliste (Thériault, 1994a ; 1994b).
[4] Sur l'idéologie du journal Le Canadien, voir Reid (1980).
[5] Voir article du 7 mai 1831 - « Adresse au Public canadien » : éditorial manifeste à l'occasion de la republication du Canadien (Falardeau, 1975, p. 69). L'ouvrage de Falardeau reste la compilation la plus exhaustive des œuvres de Parent. La plupart des citations de Parent se référeront à ce texte. Les citations non incluses dans cet ouvrage proviennent directement des manuscrits du Canadien. Nous avons alors simplement indiqué la référence au journal.
[6] Voir « Critique de la Révolution française », Le Canadien, le 18 février 1824 (Falardeau, 1975, p. 76).
[7] Sur l'idée de l'allégeance au sein du nationalisme canadien du début du XIXe siècle, voir Larue (1991). Selon lui, alors que les « Canadiens » d'origine française accèdent à l'existence politique par « allégeance » à l'Angleterre, donc par volonté politique, les colons anglais, au contraire, se définissent essentiellement par l'origine, donc par filiation.
[8] Le Canadien, le 1er janvier 1823 (Falardeau, 1975, p. 48).
[9] Le Canadien, le 17 juillet 1833.
[10] « Pierre Bédard et ses deux fils », Le Canadien, février 1859 (Falardeau, 1975, p. 36).
[11] Le Canadien, le 7 mai 1831 (Falardeau, 1975, p. 72).
[12] Le Canadien, le 30 juin 1824 (Falardeau, 1975, p. 66).
[13] Le Canadien, le 15 septembre 1834.
[14] Le Canadien, entre le 8 février et le 6 septembre 1833.
[15] Le Canadien, le 21 mai 1831.
[16] Le Canadien, le 11 septembre 1835 (Bergeron, 1994, p. 38).
[17] Le Canadien, le 4 avril 1834 (Bergeron, 1994, p. 37).
[18] Le Canadien, le 30 septembre, 1835.
[19] Le Canadien, le 28 avril 1837 (Bergeron, 1994, p. 65).
[20] Le Canadien, le 1er août 1842 (Bergeron, 1994, p. 129).
[21] Conférence prononcée le 22 janvier 1846 à l'Institut canadien de Montréal (Falardeau, 1975, p. 116).
[22] Conférence prononcée le 15 avril 1852 devant la Chambre de lecture de Saint-Roch (Falardeau, 1975, p. 306-307).
[23] « L'industrie considérée comme moyen de conserver notre nationalité », le 22 janvier 1846, Institut canadien de Montréal (Falardeau, 1975, p. 117).
[24] Voir particulièrement « Du travail chez l'homme », p. 145-170, et « Du prêtre et du spiritualisme dans leurs rapports avec la Société », p. 201-226 (Falardeau, 1975).
[25] Sur l'influence du catholicisme social sur la pensée de Parent, voir Ouellet (1955).
[26] « Du prêtre et du spiritualisme... », op. cit. p. 209.
[29] « Du travail chez l'homme » (Falardeau, 1975, p. 168).
[30] Le Canadien, le 13 mai 1839 (Bergeron, 1994, p. 108). C'est d'ailleurs significativement dans les textes de cette période que Parent utilise le terme « Canadien français » au lieu de « Canadien ». La nationalité ne coïncidant plus avec la réalité politique, une distinction entre les deux s'impose dorénavant.
[31] Le Canadien, le 23 octobre 1839 (Falardeau, 1975, p. 102).
[32] Le Canadien, le 22 mai 1837.
[33] Le Canadien, le 23 décembre 1839.
[34] Le Canadien, le 9 avril 1841.
[35] « Importance de l'étude de l'économie politique » (Falardeau, 1975, p. 133).
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