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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Joseph Yvon THÉRIAULT, “Une sociologie sans société est-elle possible ?” Un article publié dans : Yan Sénéchal, Jonathan Roberge et Stéphane Vibert (dir.), La fin de la société — Débats contemporains autour d’un concept classique, Montréal, Athéna, 2012, pp. 251-276. [L’auteur nous a accordé le 29 juillet 2017 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Joseph Yvon THÉRIAULT

Sociologue, professeur associé, département de sociologie, UQÀM

Une sociologie sans société
est-elle possible ?


Un article publié dans : Yan Sénéchal, Jonathan Roberge et Stéphane Vibert (dir.), La fin de la société — Débats contemporains autour d’un concept classique, Montréal, Athéna, 2012, pp. 251-276.

Introduction
1. L’émergence de la « société » comme réalité sociologique

La socio-anthropologie comme entreprise descriptive et normative
L’apparition moderne de la notion de « société »

2. Les présupposés de la critique radicale de la « société »

3. Pour une socio-anthropologie des modes de totalisation : une critique des critiques de la société

Conclusion
Références bibliographiques
Résumé


Introduction

En sociologie et en anthropologie, depuis une trentaine d’années environ, les transformations de la méthodologie et de l’épistémologie ont suivi de près l’évolution des phénomènes sociaux dont elles avaient à rendre compte. Pour ainsi dire, sans vouloir porter de jugement a priori sur cet état de fait, la description de la réalité effectuée par les sciences sociales s’est avérée de plus en plus en accointance avec ce que Dumont nommait « l’idéologie moderne » (Dumont 1983), au sens d’un ensemble de représentations et d’idées-valeurs qui consacre la prééminence cognitive et évaluative de l’individu autonome, moral et rationnel. On se trouve ainsi fort éloigné d’une certaine conception « classique » des sciences sociales, qui, à travers un minimum de décentrement et de coupure épistémologique plus ou moins marquée, entendait prendre un recul par rapport aux évidences explicites et aux expériences vécues par les acteurs à l’intérieur même du système social et de ses différentes sphères d’action collective. Si bien qu’aujourd’hui, le doute persiste toujours quant à savoir si c’est le « réel », la réalité sociale entière des sociétés occidentales et du système-monde qui a basculé dans une nouvelle ère, postmodeme, globalisée ou en réseaux, ou si c’est la lecture socio-anthropologique qui en est faite, laquelle, à force de postulat déconstructionniste et auto-référentiel, destitue continuellement et auto-contradictoirement les concepts qu’elle se forgeât jadis pour décrire le monde. Certes, il ne s’agit pas ici de saisir ces deux possibilités comme une alternative binaire (soit une réalité postmoderne, soit une description postmoderne de la réalité). Si, ainsi que l’a rappelé par exemple Giddens, « de façon récursive, les théories du social font partie intégrante des situations dont elles rendent compte » (Giddens, 2005 : 17), la démarche sociologique visant à décrire le monde à partir de nouvelles notions s’avère alors bien loin d’être « neutre » : elle se révèle au contraire irréductiblement normative. Cette « double herméneutique » (ibid. : 43) implique que « les interprétations produites par les sciences humaines s’inscrivent elles-mêmes dans la réalité sociale qu’elles ont pour vocation d’étudier (...), et participent du coup de sa constitution » (Bonny, 2002 : 25).

Principalement, il s’agit donc bien d’un questionnement épistémologique, qui, à partir d’une démarche compréhensive propre aux sciences sociales, vient interroger la qualification du monde qui l’entoure et qu’il prétend décrire, selon l’usage de notions déterminées historiquement et normativement. Ce travail incessant sur les concepts semble s’être radicalisé ces dernières années au nom d’une remise en question de la prétention moderne à appréhender le monde sous des réalités collectives, « réalités » qu’il s’agit de déconstruire pour en montrer la constitution arbitraire, immanente et contingente par des rapports de pouvoir et des entreprises de domination, que ce soit sur les hommes ou sur les choses. Le concept de « société », sans doute le plus fondamental concernant l’élaboration d’un savoir spécifique aux collectivités humaines, n’échappe pas à cette dynamique de remise en cause, sans que l’on prenne toujours conscience de sa centralité et des bouleversements qu’entraînerait son remplacement par des catégories jugées plus aptes à rendre compte des pratiques sociales. Catégories plus « aptes » selon quelle pertinence ? C’est également la question qu’il conviendra de se poser, car à force de vouloir dévoiler le caractère « historique » et « construit » de la notion de « société » - à rebours de sa prétendue dimension naturalisante -, il y a quelque risque à sous-entendre (au moins implicitement, car on ne saurait toujours jurer que la réflexion des « déconstructionnistes » se poursuit jusqu’à ce point) que les catégories conceptuelles chargées de la critiquer (comme idéologie, fiction ou croyance) ou de la remplacer (les individus, les flux, les collectifs) ne seraient en elles-mêmes pas « historiques » ou « construites ». Cette argumentation sous-jacente renvoie à un débat proprement ontologique, qui concerne la constitution même de la réalité et les voies pour y accéder selon une connaissance valide, même si cela semble négligé voire ignoré par la plupart des considérations à visée plus directement politique, lesquelles dénoncent dans la notion de « société » un masque de l’idéologie dominante et des mœurs majoritaires.

Nous tâcherons dans ce texte de donner tout d’abord un bref aperçu de l’émergence de la « société » comme notion socio-anthropologique, puisque effectivement, nous sommes bien en présence d’un concept « historique » dans son apparition comme signification imaginaire centrale de la modernité (Castoriadis, 1975), et « construit » au sens où nul concept ne peut se prévaloir d’une adéquation parfaite avec une réalité naturelle sans médiation interprétative. Nous soulignerons que cette double propriété du concept, qui définit de manière intrinsèque toute catégorisation de la réalité humaine, n’emporte pour autant aucune disqualification quant à son utilité heuristique et sa faculté à engendrer des connaissances valides. Dans un deuxième temps, nous tenterons d’appréhender certaines des raisons majeures qui font que le concept de « société » se trouve aujourd’hui radicalement remis en question et pour ainsi dire déboulonné de son socle, à partir d’analyses critiques portant sur des niveaux ontologiques (la façon dont l’homme se situe dans l’être du monde), épistémologiques (le statut des éléments fondamentaux organisant notre perception de la réalité) et méthodologiques (la manière de construire une voie rigoureuse vers un savoir des processus sociaux). Enfin, dans un troisième temps, il s’agira de présenter certains arguments ouvrant sur une appréciation critique de la critique de l’idée de société, visant à montrer pourquoi cette notion nous paraît à la fois (ces deux moments ne pouvant être séparés bien que devant être analytiquement distingués) descriptivement incontournable dans la compréhension de la modernité par elle-même et normativement nécessaire comme condition de possibilité d’une politique démocratique. Ceci étant dit, la reconnaissance de l’inscription de la notion de « société » dans l’univers de pensée moderne engage sur une socio-anthropologie comparative des « modes de totalisation » (dont la « société » ne serait qu’une modalité parmi d’autres, avec ses particularités historiques et culturelles spécifiques) : nous resterions par là fidèles aux prescriptions d’un Marcel Mauss réclamant pour la sociologie naissante un inventaire des catégories des cultures présentes et passées, afin de « faire pénétrer la comparaison jusque dans les catégories de référence elles-mêmes » (Dumont, 1975 : 14)

1. L’émergence de la « société »
comme réalité sociologique


Du fait de leur vocation descriptive, les sciences sociales problématisent inévitablement leur statut épistémologique, c’est-à-dire la concordance entre le soubassement ontologique du savoir (autrement dit, les conditions de possibilité d’un discours objectif sur le réel), d’une part et, d’autre part, l’énonciation de la nature de la réalité sociale au sens large, qui constitue l’objet même du discours savant, par exemple la notion de « société ». Ainsi, la socio-anthropologie [1] questionne-t-elle constamment la définition des frontières découpant un sujet et un objet dans le flux des événements du monde, de part et d’autre du mouvement de connaissance qui les noue ensemble tout en les distinguant comme pôles du même processus. En effet, l’intelligence de l’objet socio-anthropologique, fournie par les milliers d’analyses qui constituent le corpus disciplinaire, peut toujours être déployée selon deux directions : « vers l’aval, où le dialogue entre théorie et empirie est toujours une négociation complexe et particulièrement opaque, constamment menacée en sciences sociales de basculer de l’argumentation scientifique à la construction doctrinaire ou au développement rhétorique ; vers l’amont, où les schèmes d’intelligibilité retrouvent des représentations fortes sur l’Être et le Connaître, donnant lieu aux engagements ontologiques et épistémiques souvent contradictoires - déterminisme et indéterminisme, holisme et atomisme, structuralisme et histoire... - par lesquels les écoles de pensée se distinguent et s’affrontent » (Berthelot, 1990 : 11).

La socio-anthropologie
comme entreprise descriptive et normative

Durant une majeure partie du XXe siècle, selon la lecture canonique qui en est dorénavant donnée, une socio-anthropologie majoritairement « structuro-fonctionnaliste », pour le dire grossièrement, se serait attachée à décrire un monde constitué d’appartenances sociales déterminées, stables, utilitaires, naturalisées, formées autour de référents normatifs jugés intégrateurs, cohérents et durables. Soit dit en passant, il y aurait lieu de s’attarder plus longuement sur le mélange qui préside à cette reconstruction idéal-typique [2] de mode intellectuelle et d’« idéologie invisible », expression employée par Lefort afin d’évoquer l’originalité d’un discours qui ne se veut plus tant un discours sur le social qu’un discours du social sur lui-même, masquant par là l’écart principiel entre le réel et son interprétation dans une rhétorique argumentée et cohérente (voir à ce sujet Labelle, 2007). Cette idéologie nouveau genre se concentre dans une vulgate postmoderne qui se donne un adversaire théorique désarmé par avance, puisque construit pour ainsi dire sur mesure, pour les besoins d’une opposition binaire et manichéenne visant à montrer combien il était urgent de se débarrasser d’une conception parfaitement rigidifiée, déterministe, naturalisante, autoritaire (car normative) et totalisante (pour ne pas dire totalitaire) du social : un fonctionnalisme « réduit à l’état d’homme de paille et d’imbécile nécessaire » (Dubet, 2004 : 227). Ces sociologies et anthropologies structuro-fonctionnalistes dominantes auraient par ailleurs été particulièrement protéiformes, d’obédiences indifféremment conservatrice, libérale ou marxiste. On en reconnaît ainsi toutes sortes de variantes, du résidu organiciste orientant les reconstructions réactionnaires au structuro-marxisme d’Althusser ou de Godelier, en passant par le structuro-fonctionnalisme parsonien, critiqué d’abord pour sa survalorisation de l’ordre social par les théories du conflit de Coser ou Dahrendorf et par l’interactionnisme symbolique de Blumer, avant d’être impitoyablement dénoncé comme conservatisme politico-moral par Gouldner et la gauche américaine dans les années 60-70 (voir Kalberg, 2004). Mais si l’on s’en tient aux énoncés définitionnels, cette approche fonctionnaliste se serait traduite sur deux plans distincts :

i) d’abord politiquement et culturellement, à travers la figure hégémonique et homogénéisatrice de l’État-nation pour les collectivités modernes (dans une sociologie à prétention scientifique œuvrant au maintien de l’ordre social par intégration fonctionnelle), et de la « société » (dans une tradition fonctionnaliste britannique travaillant à partir des institutions sociales, comme la parenté ou l’organisation politique) ou de la « culture » (dans une tradition nord-américaine étudiant les processus d’« enculturation » de la personnalité selon des cadres collectifs de pensée et d’action) chez les peuples sans État, dits « sauvages » ou « primitifs » puis « traditionnels » ;

ii) socialement, à travers une prise en compte prioritaire des institutions fondatrices et intégratrices de socialisation (« communautaire » : voir Vibert, 2004 et 2005) que sont la famille, la religion et la classe sociale chez les modernes, le sacré, la parenté, l’ethnie et l’alliance sous toutes les formes pour les sociétés non modernes. Tant l’anthropologie que la sociologie ou encore la science politique sont aujourd’hui soupçonnées d’avoir, jusque dans les années 70, contribué à généraliser la superstition de l’identité invariable, faisant correspondre mécaniquement et unilatéralement tout individu particulier à un système fonctionnel, à un sujet collectif permanent et homogène, grâce à un jeu d’institutions de socialisation incarnant peu ou prou les figures déterministes du conditionnement politique, social et culturel. Dans cette lecture qui évalue a posteriori souvent de manière cavalière les pères fondateurs de la sociologie, ce serait donc Durkheim, Parsons et le marxisme qui auraient pris institutionnellement et intellectuellement le dessus sur Weber, Simmel ou l’école de Chicago (voire sur Tarde si Ton prend le cas de Latour), auteurs considérés comme ouvrant la porte à une analyse compréhensive ou interactionniste plus subjectivement fondée des réalités sociales. Dans le cas de l’anthropologie, ce serait encore plus simple, puisque la critique du cadre traditionnel de l’anthropologie dite classique, amalgamant durkheimisme, culturalisme et fonctionnalisme, n’aurait débuté qu’au cours des années 50, avec l’émergence des approches politiques (école de Manchester, avec Gluckman), dynamiques (africanistes français dans la lignée de Balandier) et néo-marxistes. Ces tendances « subversives » auraient ainsi remis au goût du jour la prise en compte du changement historique, des rapports de pouvoir et de l’innovation culturelle, et ce à contre-courant de la rhétorique rationaliste et primitiviste institutionnellement majoritaire, laquelle ne trouvait hors Occident que coutumes et traditions visant à renforcer rituellement la solidarité groupale et la conscience collective. Dans cette reconstruction de l’histoire de la discipline par elle-même, désormais relatée religieusement par tous les bons manuels d’introduction à l’anthropologie, le rapport de force initial se modifia à partir des années 1970, grâce notamment à l’apparition révolutionnaire (en lien direct avec les trois tendances susnommées) des théories féministes et postmodernes (dont Geertz représente la figure centrale, bien que cela soit fort discutable en raison des lectures extrêmement diversifiées pouvant être faites de son œuvre), qui prennent aujourd’hui place dans un panorama kaléidoscopique de cultural studies, postcolonial studies, subaltern studies ou poststructuralism, autant de mouvances censées épistémologiquement, éthiquement et politiquement renverser l’ethnocentrisme occidental, colonial parce qu’objectiviste et objectiviste parce que colonial, de l’anthropologie dite classique.

Pour certains analystes de la tradition socio-anthropologique, comme Nisbet (1984), Wagner (1996) ou Freitag (2002), cette centralité de la notion de « société » dans l’histoire du champ n’aurait d’ailleurs en soi rien de très surprenant, dans la mesure où les sciences sociales se seraient historiquement imposées comme domaine scientifique afin de répondre, essentiellement, aux craintes du délitement atomistique et anomique engendré par la révolution moderne et ses fondements individualistes. Une configuration individualiste attestable dans les deux grands phares des Lumières que sont, d’une part, le champ politique restructuré autour du schème contractualiste redessinant la légitimité de l’État, et d’autre part, le champ économique marchand de la « société civile », découpé dans le réel sous la tutelle d’un utilitarisme maximisateur des intérêts et besoins jugés prioritaires. Ainsi que le rappelle Freitag (1998 :217), « la sociologie va (...) hériter de la question des conditions ‘normatives’ et ‘symboliques’ de l’intégration de la société, telle qu’elle est posée de manière nouvelle par le succès même du ‘régime économique capitaliste’ ». Autrement dit, « elle se donne alors pour tâche, soit d’établir théoriquement-normativement les conditions du maintien de l’intégration sociétale face aux forces dissolvantes qui sont libérées par la subordination de la société à la logique économique individualiste, soit de fournir une expression scientifique et systématique à la contestation croissante dont fait l’objet la légitimité d’un ordre sociétal fondé idéologiquement et pratiquement sur le libre jeu des lois du marché » (ibid. : 125).

Les idéaux et valeurs promus par l’idéologie moderne se révèlent dès leur émergence en tension dialectique avec les institutions censées les incarner dans le monde réel. Institutions au sens formel, certes, de type politique (légitimation du pouvoir), social (éducation et socialisation), économique (allocation des ressources matérielles et régime de production) ou juridique (lois et constitutions), mais, plus généralement et plus essentiellement, institutions au sens symbolique d’une « institution première de la société », pour reprendre l’expression de Castoriadis, afin de désigner « le fait que la société se crée elle-même comme société et se crée chaque fois en se donnant des institutions animées par des significations imaginaires sociales spécifiques à la société considérée » (Castoriadis, 1999 : 124). En ce sens, les institutions « secondes », formelles et visibles, ne font que traduire à leur niveau propre, selon une interdépendance fondamentale, l’institution première de la société organisée autour d’idées-valeurs fondamentales, indiquant le sens du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du permis et de l’interdit, etc., ainsi que les manières plus ou moins articulées de critiquer, reformuler ou modifier ces distinctions inhérentes à la vie collective et individuelle. D’une certaine façon, en travaillant à la compréhension de la spécificité de l’institution symbolique du social de leur époque, notamment par l’usage de la comparaison historique idéal-typique (que ce soit en sociologie, avec les rapports d’agrégation sociale chez Tönnies, les modes de solidarité chez Durkheim, les types de rationalisation religieuse chez Weber, ou en anthropologie, avec l’hégémonie de la perception évolutionniste jusqu’à Boas et Malinowski), les auteurs principaux de la tradition socio-anthropologique ne se sont pas seulement attachés à développer une analyse critique du mode socio-économique gouvernant l’existence collective des mondes capitalistes. Es ont également et surtout « découvert » - partiellement en continuité (à la suite d’Aristote, Montesquieu ou Tocqueville), partiellement en discontinuité (contre les théories du contrat social ou de l’économie politique, bien que la « société civile » élaborée par celle-ci ait pu jouer un rôle prépondérant) avec la tradition philosophique occidentale - un niveau ontologique d’existence social-historique, distinct tant du niveau général cosmopolitique de l’humanité que du niveau psycho-biologique de l’être individué. Et c’est ce niveau d’être collectif qui va désormais être étudié par les « sciences de la société », dans un héritage critique de la trame historique énoncée par la pensée occidentale moderne.

L’apparition moderne de la notion de « société »

La notion même de « société » relève bien entendu elle-même d’une invention contextualisée spatialement et historiquement. Ainsi que le rappelle Marcel Gauchet dans un ouvrage récent (2007 :156), l’évolution de la modernité occidentale débouche au XIXe siècle sur la « découverte de la société, en tant que creuset de l’historicité », à partir duquel se trouve redessinée la configuration du vivre-ensemble, sa nature et sa composition. L’émergence de la « société » comme domaine distinct et spécifique marque définitivement la sortie de l’Un ontologique, sortie de l’immémoriale contrainte sous laquelle la collectivité humaine se percevait à travers une dette de sens rattachée à plus haut qu’elle. La perspective de l’historicité incline à appréhender un « domaine des relations horizontales et spontanées entre les êtres, d’où naît le mouvement de l’ensemble » et « c’est ce nœud d’interactions établi antérieurement au lien politique que va désigner en propre la ‘société’ » (ibid. : 158). Depuis l’apparition du droit naturel moderne, en effet, la constitution de la société par le biais d’un contrat ou d’une convention continuait à se trouver irréductiblement liée à la légitimation d’un pouvoir politique unitaire et à la sauvegarde d’un ordre pacifié, et ce, même si l’autorité souveraine reposait dorénavant davantage sur le consentement des gouvernés que sur une origine sacrale. Car jusqu’aux 17e-18e siècles (Colas, 1992), le terme générique societas (souvent traduction du terme grec koinonid), par différenciation interne avec la sphère familiale (oikos), représentait l’organisation globale du social humain, que ce soit en opposition avec des formes inférieures (l’ethnos des peuples barbares hors de la polis pour Aristote) ou supérieures d’ordonnancement (la cité céleste pour Saint Augustin). Dans la tradition jusnaturaliste du 17e siècle (siècle durant lequel le terme apparaît en français, comme traduction du latin societas civilisé la société est encore indissociablement « civile » et « politique », s’instaurant suite à un contrat passé par les individus rationnels en rupture avec l’état de nature. Ce n’est plus par opposition classique au domaine de l’oikos que se comprend la société, mais par distinction avec un état de nature originel : la société indissolublement civile et politique n’est désormais plus considérée comme une fin naturelle de l’homme, mais uniquement comme un moyen, un artifice, qui permet aux individus de régler le problème de leur coexistence et de poursuivre en toute quiétude leurs fins propres, dans le respect de leurs droits naturels et imprescriptibles.

Par contre, les Lumières écossaises (Ferguson, Smith) et l’économie politique libérale (Mandeville) au 18e siècle, vont, à l’encontre du schème contractualiste (qui préserve une prépondérance du politique dans la conduite des affaires humaines), réduire la discontinuité entre état de nature et substance empirique du social : la « bonne société » respectera l’ordre naturel (identifié à la nature des individus placés en interaction), et la société « civile » réalisera donc la morale, par évacuation du moment politique d’institution. La « société civile » produit alors une morale collective auto-suffisante (par distinction désormais avec un État jugé réactionnaire, associé à la domination aristocratique et toujours potentiellement tyrannique), et s’établit comme moteur du développement historique sur l’échelle du progrès. Va alors s’imposer progressivement comme postulat intellectuel dans la pensée anglo-saxonne la distinction entre society et government (chez Adam Smith ou Thomas Paine), valorisant la big society (Smith) comme société de marché et d’échanges ordonnée au « système évident et simple de la liberté naturelle ». Comme le laisse entendre Jeffrey Alexander (1998), cette « société civile », au sens originel, contient une dimension morale importante (« doux commerce », « civilisation » et pacification des mœurs) censée favoriser l’émancipation individuelle et la participation démocratique, notamment par les clubs et associations volontaires.

Si la notion de « société » se révèle pourvue d’un socle théorique de plus en plus affirmé par l’intermédiaire de l’économie politique, le développement des philosophies de l’histoire au XIXe siècle va permettre son déploiement pratique et concret, pour aboutir au dégagement de son concept, qui de partie, va être élevé au rang de totalité englobante. Il convient sans doute de souligner l’importance du moment hégélien dans cette opération, entraînant en quelque sorte le passage de la « société civile » à la « société » tout court (Thériault, 1985). Hegel certes retient la leçon de l’économie politique : la société civile est la « sphère des besoins » et des passions individuelles. Seulement, cette société civile n’a rien d’un ordre naturel, contrairement aux prétentions libérales et utilitaristes : elle s’avère au contraire une création spécifiquement moderne, fruit de la désagrégation des ordres communautaires et hiérarchisés du monde traditionnel. La société civile est bien le produit historique du déploiement de la Raison, mais ne réalise pas la Raison, car elle est le lieu de la libre dispersion des individualités dans toutes les directions et ne possède pas en elle-même son propre principe éthique. Seul l’État peut transfigurer et donner un sens à cette décomposition atomistique néanmoins historiquement nécessaire, et s’imposer comme une instance morale, incarnation de T Universel. L’expression allemande Bürgerliche Gesellschaft, souvent traduite par « société civile » en français, ne possède pas la connotation politique de l’anglais civil society (comme rupture avec l’état de nature). Signalons cependant que pour Hegel, la société civile ne se réduit pas complètement à la sphère des besoins en tant que champ de bataille des intérêts égoïstes, car elle se présente également comme un espace de médiation entre la famille et l’État, entre le plus particulier et le plus universel, permettant aux individus de se regrouper en « intérêts particuliers communs » (associations, communautés, corporations).

Le moment hégélien incarne donc le passage de l’opposition état de nature / société civile (comme moment à la fois politique et économique) à l’opposition société civile / État, mais cette nouvelle « société civile » se présente comme le lieu de l’arbitraire, du conflit, de l’égoïsme, un lieu certes partiellement moral (la société civile assure une effectivité aux principes abstraits déterminés par la théorie des droits naturels), mais non éthique, au sens où celle-ci dépend essentiellement d’une totalisation politique. Car seul l’État incarne l’assomption de la société dans son ensemble : il fait naître (car émancipe les individus de leurs appartenances traditionnelles héritées) et exorcise (car transfigure la lutte entre intérêts particuliers), dans un même processus dialectique, la société civile, comme société atomisée d’individus libres et de classes inégales, participant par là à la création d’une nouvelle totalité, la « société moderne », au sens fort du terme. La relation dialectique entre société civile et État élaborée par Hegel suscitera d’ailleurs son renversement par Marx, qui y puisera de quoi penser une critique de l’aliénation de l’humanité générique assujettie aux conditions de vie concurrentielles et égoïstes de la « société ». L’invention d’une véritable « politique révolutionnaire » visera alors à dépasser la réduction hégélienne du politique à l’étatique, au nom d’un concept « métapolitique » de société : « l’émancipation humaine, qui passe par une révolution sociale, doit être pensée comme le dépassement, l’Aufhebung, de la séparation du social et du politique : elle passe donc par une repolitisation de la société civile/bourgeoise que la révolution seulement politique (celle de 1789) avait cru pouvoir dépolitiser » (Colliot-Thélène et Kervégan, 2002 : 19). On perçoit mieux comment, à travers même cette radicalisation marxienne des potentialités critiques contenues dans son œuvre, Hegel a ainsi effectivement donné une forme théorique puissante aux bouleversements de tous ordres qui se préparent au 19e siècle, en liant les activités individuelles à la sphère publique qui les englobe et les subsume, et a ouvert de ce fait une perspective « sociologique » sur les pratiques et institutions concrètes. Une perspective remarquablement résumée par Charles Taylor, qui en fera un des soubassements majeurs de sa propre conception dite « communautarienne » : « En ce sens, nous pouvons penser les pratiques et institutions propres à une société comme une sorte de langage qui en exprime les idées fondamentales. Mais ce qui est ‘dit’ par ce langage ce ne sont pas les idées qui pourraient n’exister que dans l’esprit de certains individus ; il s’agit plutôt des idées communes à une société parce qu’elles sont inscrites dans la vie collective, dans les pratiques et les institutions enchâssées dans cette société. En elles, l’esprit de la société est en un sens objectivé. Elles sont ‘esprit objectif (Hegel) » (Taylor, 1998 :89).

L’émergence de la société indique ainsi l’avènement d’une nouvelle conception de l’être ensemble placée sous la marque de l’autoproduction collective de soi dans l’histoire, à travers l’arraisonnement de la nature, le développement de l’industrie, la subordination du politique comme autorité représentative libérale, la consécration de l’État-nation comme forme de réflexivité de la collectivité sur elle-même. À partir de Comte notamment et de la compréhension du « social » dans sa double dimension statique et dynamique, les anthropologues et sociologues chercheront à dessiner, appréhender et expliquer cette « société des individus » comme puissance d’autocréation consciente, qui va se dédoubler presque immédiatement par l’intermédiaire de la notion sociologique de « communauté », renvoyant aux liens proches du familial, du local et de l’affectif (Vibert 2004a). Une notion de « communauté » qui, au XXe siècle, incarnera en politique le versant symétriquement opposé de la société démocratique en gestation, en s’imposant comme modalité de restauration de l’unité perdue, que ce soit sur fond d’homogénéisation raciale dans une vision organique et racialement hiérarchisée du monde, ou que ce soit dans la perspective d’une désaliénation radicale de l’humanité par son accession à l’horizon scientifique et utopique d’un communisme enfin réalisé, non plus primitif mais conscient et voulu. Les modes de neutralisation de cette essentialisation communautaire en Occident, après la seconde guerre mondiale, prirent notamment la forme d’une valorisation de la conception « civique » (considérée comme « sociétaire » ou « sociétale ») de l’appartenance nationale, et d’un renvoi de la « communauté » à des niveaux micro (les communautés religieuses), partiels (les communautés locales) ou périphériques (les communautés ethniques). Cette hégémonie de la « société » au détriment de la « communauté » jusque dans les années 1970 joua d’ailleurs un rôle important dans le succès subséquent des idéologies du pluralisme et du multiculturalisme, fondées sur la « redécouverte » de ces inscriptions communautaires jugées fondamentales pour l’authenticité expressive de l’être individuel, et niées par l’égalité formelle et la citoyenneté abstraite.

Que retenir de l’émergence sociologique de l’idée de « société » ? Cette notion possède le mérite de conjoindre de manière synthétique, sous un terme plus ou moins problématique, à la fois l’autocréation immanente et contingente des collectivités humaines dans le temps (c’est sa face moderne, pourrait-on dire, désignant un régime d’historicité exceptionnel et limité dans l’aventure humaine), et, à la fois, l’enracinement de cette dynamique moderne en un mode ontologique d’appartenance social-historique (la face universelle du phénomène, ouvrant sur la définition de la nature de l’homme comme « être culturel »), qui se décline à travers une totalisation cohérente et relative des connaissances, valeurs, normes et pratiques symboliques communes en un lieu donné, à un moment donné (définition provisoire de ce que nous pourrions nommer une « société » comme terme générique). Une « société » que les mondes humains dits traditionnels avaient toujours rattachée à un invisible instituant, à cette fameuse « dette du sens » (Gauchet, 2005 : 45-89) qui faisait du monde un ordre reçu à déchiffrer, et non un univers à construire et transformer.

2. Les présupposés de la critique radicale
de la « société »


Les nombreuses critiques qui ont émergé en sociologie et anthropologie dans les années 1970-80 se sont prioritairement attachées à travailler sur les frontières de leur objet, ainsi que sur sa consistance interne, mettant en relief la dépendance de celui-ci à l’égard de notions de sens commun acceptées sans être interrogées, et notamment cette corrélation moderne, souvent énoncée comme un poncif, de la « société » comme totalité avec la forme historique de l’État-nation homogène et intégré. C’est cette remise en question qui fit naître la remarquable expression, désormais consacrée, par laquelle Ulrich Beck désigne ce moment jugé non critique du développement des sciences sociales : le « nationalisme méthodologique (Beck, 2002 : 31). À partir d’un travail de relecture des traditions propres à chaque discipline et des concepts majeurs qui les délimitent, beaucoup de travaux récents (dits « déconstructionnistes ») ont cherché à démontrer l’artificialité et l’ethnocentrisme de catégories dont les frontières qui, hier, semblaient assurées et permanentes, se révèlent à l’étude poreuses, mouvantes, voire illusoires. De nouvelles distinctions ont alors été proposées afin de relativiser les limites de la communauté sociétale identifiée à l’État-nation, lequel était censé intégrer (à l’exemple des analyses de Gellner) « une culture définie comme nationale, un marché intégré et protégé par ses frontières et sa monnaie, une souveraineté politique maîtrisant un territoire et ses habitants » (Dubet, 2006 : 1096).

Par le bas, l’immense et unique différenciation sociale qui partageait le peuple en bourgeois et prolétaires a dû être complexifiée et nuancée, par la mise en évidence de la multiplicité hiérarchisée des identités sexuelles, religieuses, ethniques, raciales, morales, qui composaient la réalité pluraliste de toute société, se fût-elle constamment pensée à l’aune d’un « récit fondateur » national, mythologiquement unitaire. Plus encore, l’ultime distinction, fondée sur la détention d’une citoyenneté égalitaire jadis revendiquée par les outsiders, se voit de façon croissante remise en cause par les régularisations massives de travailleurs clandestins et de sans-papiers, conduisant à la revendication d’équivalence entre résidence et nationalité. Par le haut, des dimensions plus globales ont constitué de nouveaux objets de savoir, depuis l’interaction régionale qui permet en anthropologie une perception du rapport en miroir de sociétés dans une « aire culturelle », jusqu’aux « systèmes mondes » dont les liens d’interdépendance tissent des effets indissolublement économiques, sociaux et culturels, en passant par le renouveau de la notion de « civilisation », qu’on avait cru à tort l’apanage exclusif des grandes philosophies de l’histoire de Spengler ou Toynbee, et qui retrouve une seconde jeunesse par la grâce du succès d’un Huntington et à la vivacité de ses contempteurs.

Ainsi, la démultiplication des frontières appelées à préciser les niveaux d’appartenance de l’être humain en collectivité s’est accompagnée tout naturellement du constat de leur contingence et de leur fragilité, que ce soient donc les frontières de la société, de la culture, de la nation ou encore de l’ethnie. Même si l’on peut être en relatif accord avec ce constat global, cette contingence, fragilité ou relativité des frontières classiques de l’appartenance collective à l’époque contemporaine n’a pas toujours été la conclusion nuancée tirée à partir de la généralisation du quasi-concept de globalisation (ou mondialisation), de nombreux auteurs préférant énoncer leur complète déliquescence et leur nécessaire remplacement par des concepts à vocation émancipatrice (les « multitudes » de Hardt et Negri incarnant ici un exemple typique de cet effort : 2004). Les stratégies déployées dans ce cadre critique relèvent de deux ordres, nouant indissolublement démarche descriptive et orientation normative : soit il est considéré, dans la filiation des travaux de Foucault, que les institutions modernes ont accompli un réel travail d’intégration, voire d’assimilation, mais que, d’un point de vue historique, ce moment d’unification disciplinaire et homogénéisateur doit être dénoncé pour laisser place à un lien social plus ouvert à la différence, pluraliste envers les minorités, tolérant à l’égard des subjectivités, dans un monde plus « fluide » où les identifications sont éphémères, transitoires et multiples (c’est par exemple la réhabilitation de l’ambivalence par Zygmunt Bauman : 1991 ; voir aussi Lavoie, dans ce volume) ; soit, plus radicalement encore, il est dénié toute existence réelle à la dimension socio-symbolique totalisante en tant que telle (qu’elle soit nationale, culturelle ou ethnique par exemple), laquelle se voit ramenée à la construction de rapports contingents et instables entre des collections d’individus préexistants (y compris à l’intérieur de structures ou de systèmes servant de contextes d’action plus ou moins habilitants ou contraignants). Cette double stratégie de : condamnation de la société de type « fonctionnaliste » / reformulation de l’analyse sociologique sur de nouvelles bases, pénètre de manière hégémonique dans le champ disciplinaire contemporain, parfois concomitamment chez le même auteur. Persiste cependant une forte ambiguïté quant à l’articulation problématique de ces deux lectures critiques de la « société moderne », qui réside dans le véritable statut à accorder à cette dénonciation d’un « fonctionnalisme », dont on ne sait s’il désigne l’organisation réelle du monde social durant un siècle au moins, par analogie avec le modèle stato-national (première option), ou seulement la lecture sociologique erronée qui en fut faite par Parsons et consorts au milieu du 20e siècle (seconde option). Autrement dit, est-ce la théorie qu’il faut déconstruire, ou le réel lui-même ?

La découverte de l’arbitraire « idéologique » des frontières identitaires se présente aujourd’hui comme le moment fondateur de la sortie de la socio-anthropologie classique, mais cet anti-essentialisme « banal » (du moins dans les sciences sociales) ne semble certes pas toujours bien compris et approprié par les acteurs sur le terrain, qui eux paraissent toujours prisonniers dans les rets de la fausse conscience... Les appartenances collectives dénoncées comme fictions illusoires par la théorie se voient accusées de rester en pratique de violents instruments de domination et d’exclusion, aux conséquences meurtrières dans les mains et les têtes des « indigènes », qu’ils soient basques, serbes, hutus, ou tamouls. En dissolvant l’idée de « société » et de ses avatars, ainsi que les contraintes normatives d’intégration lui correspondant historiquement, la sociologie et l’anthropologie dites postmodeme et déconstructionniste poursuivent également un combat épistémologique : défaire la capacité naturalisante et réifiante des catégories, en insistant sur leur caractère labile, subordonné aux relations de pouvoir qui les constituent, avec comme fond une conception de l’humanité et de l’appartenance comme polymorphes, hybrides, métissées, créolisées. D’où le succès non démenti depuis au moins une quinzaine d’année de tout un vocabulaire deleuzien récupéré par les sciences sociales : les métaphores du flux et du réseau, les notions de lignes de fuite et de créativité, et bien entendu le trop célèbre rhizome (caractérisé par des principes divers : « connexions, multiplicités, hétérogénéité, lignes, devenirs, etc. » : Bouaniche, 2007 : 175), appelé à devenir le bourreau conceptuel de toutes les nostalgies agricoles de l’origine par l’enracinement et la souche.

Si l’on veut tenter d’appréhender de manière synthétique cette critique sociologique de la « société », il convient sans doute de distinguer deux aspects interdépendants mais parfois difficilement compatibles, deux niveaux internes à cette opération de déconstruction radicale : d’une part, le niveau de l’ontologie sociale et des catégories conceptuelles qui fondent la possibilité d’un discours épistémologiquement valide, et d’autre part le niveau politique qui vise à dénoncer un rapport de force global essentialisé et naturalisé par ces mêmes catégories conceptuelles. Puisque ce second volet de la critique politique de la notion de « société » paraît mieux connu et plus directement attestable, notamment du fait de la notoriété et du succès de certaines perspectives foucaldiennes vulgarisées dans les sciences sociales, il semble idoine dans le cadre de cette contribution d’évoquer quelques éléments discursifs qui nouent les aspects ontologiques et épistémologiques de la question.

Sommairement, il est possible de distinguer en sociologie et en anthropologie deux orientations ontologico-théoriques importantes qui contestent épistémologiquement le recours à la notion de « société » telle qu’élaborée par la tradition socio-anthropologique dite classique. En premier lieu, une orientation qui se situe dans la filiation d’une certaine interprétation de la sociologie compréhensive, lorsque cette dernière s’associe à des variantes de l’individualisme méthodologique ou de l’interactionnisme symbolique, par suite d’une lecture plus ou moins sélective (plutôt unilatérale) des écrits wébériens. Dans cette optique, les faits sociaux apparaissent comme prioritairement des produits de l’action, comme cristallisation et réitération permanente de l’activité compétente des agents selon une intentionnalité propre, tissant des niveaux horizontaux d’activité, par association ou intersubjectivité. Dans ses diverses expressions contemporaines, cette orientation a porté sur son flanc micro-sociologique l’ethnométhodologie ou les analyses de conversation. Concomitamment, elle a produit sur son versant macro-sociologique plusieurs sociologies originellement reliées aux écoles marxistes ou critiques, à l’instar des œuvres de Touraine et de ses affidés, d’Habermas, Honneth ou de Beck, visant à revenir vers la figure d’un Sujet plus ou moins cosmopolite comme vecteur d’émancipation, à travers l’examen des ressources communicationnelles et politiques des espaces publics ou des mouvements minoritaires. En quelque sorte, cette première orientation critique se place dans la filiation d’un humanisme élargi, reposant sur le maintien de l’idéal d’une rationalité objective, en lien avec une théorie de l’acteur comme co-producteur des critères de compréhension et de reconnaissance.

Il est possible de poser l’hypothèse que la seconde orientation ontologique, qui nourrit parfois la radicalité de la première en la désarrimant de son ancrage « personnaliste » et intersubjectif, peut être identifiée à la fois par un soubassement de type vitaliste ou biologique et par un privilège fondamental accordé à la différence sur l’identité au plan de la perception du réel et de ses dynamiques. Ainsi, cette critique, qui destitue tout positionnement rationnel du sujet moderne, qu’il soit individuel ou collectif, appelle à penser les processus de différenciation interne comme constituant le principe même de la réalité, en vertu de puissances procédant dans la durée par création et actualisation de différences. Nous avons donc affaire à un quasi-naturalisme du devenir, de ce fait dirigé contre toute approche idéaliste ou rationaliste, mais également contre tout plan de hiérarchie ou de verticalité qui rétablirait un ersatz de transcendance jugé métaphysique, à l’instar de la notion de « société » pensée péjorativement comme détermination unitaire et normative. La fécondité de cette matrice intellectuelle se révèle dans le fait qu’elle se traduit paradoxalement par deux types de théories a priori fort différents voire opposés : d’une part, les socio-anthropologies d’obédience postmoderniste, critique, qui traduisent dans leur champ propre les inventives intuitions deleuziennes liées aux devenirs minoritaires, à la puissance des singularités et des multitudes, à la fertilité des lignes de fuite, des flux de désir et des machines de guerre à l’encontre des institutions rigidifiées ; d’autre part, l’impressionnante théorie systémique de Luhmann, qui, par la mise en évidence des dimensions de complexité, d’autopoïèse et de contingence dans l’émergence des systèmes fonctionnels contemporains, élimine toute référence à une totalité synthétique nommée « société ». Nous avons dans les deux cas une appréhension de systèmes horizontaux métastables en devenir constant, en fonction de potentiels à actualiser selon des modalités de différenciation interne qui répondent aux problèmes contextuels posés par l’environnement. Que les instruments de « codage » immanents dont disposent les systèmes vivants ou les systèmes sociaux procèdent par autoréférence induit des connotations de multiplicité, de coexistence voire de concurrence qui visent à juguler toute perspective de transcendance [3].

Dans une dernière partie, en forme de conclusion provisoire, il s’agira d’esquisser en quoi la « société » comme fait et norme de totalisation partielle peut apparaître un enjeu fondamental du travail socio-anthropologique, par opposition à ces deux formes de critique de la notion de la société brossées à grands traits, que par étiquette commode et réductrice il est possible d’appeler cosmopolitiques et immanentistes.

3. Pour une socio-anthropologie
des modes de totalisation :
une critique des critiques de la société


Les deux reproches principaux portés à l’encontre de la notion de « société » dans la socio-anthropologie contemporaine apparaissent de deux ordres : d’une part, l’approche cosmopolitique universaliste vient montrer la déshérence d’une forme stato-nationale désormais incapable d’intégrer normativement au niveau intermédiaire d’une « société » les compétences et ressources contextuelles des acteurs individuels ou collectifs, qu’elles soient communicationnelles, opérationnelles ou militantes. D’autre part, l’approche « immanentiste » entend démontrer l’impossibilité de toute récapitulation totalisante d’un monde vécu, du fait de la clôture autoréférentielle de systèmes sociaux ou vivants sur un plan complètement horizontal. Dans les deux cas, c’est la compréhension de la société comme « sujet collectif », comme « esprit objectif », comme « institution du sens » (Descombes, 1996) qui se trouve visée et dénoncée.

Une partie de ces critiques semble désormais passée dans le sens commun sociologique. Nul ne semble en effet vouloir revenir sur les apports critiques représentés par la remise en question conceptuelle des catégories d’appartenance à prétention essentialiste ou naturalisante. La diversité interne de chaque société, ainsi que l’idéal de reconnaissance d’une pluralité au niveau international ne trouvent plus beaucoup de contempteurs en tant que tels. À raison, la grande communauté des sciences sociales tente de regarder le monde dans la complexité de ses articulations micro-, méso- et macrosociales, montrant l’être humain comme un agent actif au carrefour des différentes appartenances relatives et partielles, censées lui donner une place dans le monde, qu’elles soient nationales, ethniques, religieuses, socio-économiques, sexuelles ou autres. Il y va effectivement d’une approche empirique et attentive des modalités d’association transversale, de la contingence et de la multiplicité des relations, de la restructuration des lieux d’inscription socio-historiques ou encore des formes inédites d’appropriation culturelle. À raison toujours, on redécouvre l’apport, au moins en tant qu’Altérité de l’identité sublimée, de catégories négligées dans le grand récit national ou multinational, que ces catégories désignent des exilés de l’extérieur, comme les populations immigrées, ou de l’intérieur, comme les personnes vivant des handicaps ou des stigmatisations. À raison encore, l’essentialisme et le naturalisme sont devenus de véritables notions repoussoirs, des épouvantails chargés d’éloigner les spectres encore vivants de l’épuration ethnique ou de la suprématie raciale. A raison enfin, on repart sur les terrains en anthropologie pour découvrir que les sociétés non occidentales ne sont pas fixées dans un passé muséal ou folklorique, que la tradition est toujours le temps d’avant, qu’il y avait une autre tradition avant cette tradition-ci, et qu’il y a dorénavant une tradition de la modernité, sans que les deux termes ne puissent être définis hors de tout contexte et hors de leur rapport d’interdépendance.

Néanmoins, et c’est là certainement le point essentiel, cette redéfinition nécessaire des frontières des sciences sociales à travers le découpage critique des concepts et des objets verse parfois sur le plan théorique dans la dissolution pure et simple de toute catégorie référentielle, désormais allongée sur le « plan d’immanence ». S’est imposé progressivement un postulat intellectuel selon lequel toute appartenance autre que volontaire et élective doit s’interpréter comme oppression, tout héritage comme obscurantisme archaïque, toute identité comme essentialisme ethnique. Ne survivent alors au rasoir constructiviste que les apologies de la délibération, du réseau et du nomadisme, du métissage et de l’hybridité, du cosmopolitisme et du pluralisme, des concepts qui, soit dit en passant, semblent plus aptes à décrire les colloques internationaux d’intellectuels des sciences sociales dormant dans les mêmes chaînes d’hôtel quel que soit le fuseau horaire, bien plus que les conditions concrètes dans lesquelles vivent l’immense majorité des êtres humains. Ainsi que l’affirmait l’anthropologue Jonathan Friedman (2000 : 199) discutant les catégories à la mode d’« hybridité » et de « diaspora », lorsque toute identité un tant soit peu substantielle se trouve accusée d’être ghettoïsée et intolérante et de porter toutes les potentialités de l’exclusion et du racisme, bref, lorsque le monde réel ne correspond pas aux descriptions socio-anthropologiques du monde comme réseau d’interactions fluides et immédiates, c’est la réalité sociale même qui se trouve avoir tort ! La description sociologique contemporaine retrouve par là une dimension irréductiblement normative, puisque son fondement ontologique cosmopolitique ou immanentiste lui permet de dénoncer la fausse conscience et l’aliénation des êtres se pensant encore dans le vocabulaire de la verticalité, de l’institution ou de l’enracinement. Dans ses potentialités émancipatrices de mobilité infinie, la mondialisation concerne pourtant un nombre extrêmement faible de personnes, bien inférieur à ce qu’il fut lors des grandes migrations du siècle dernier. Et il est difficile d’affirmer aujourd’hui que la plupart des personnes cherchant refuge et espoir dans les oasis occidentales, au péril de leur vie, le font de gaieté de cœur, sans regret pour les liens qui les attachent à leur terre natale. On a même vu des anthropologues trouver dans les réfugiés des camps en Afrique les véritables individus déterritorialisés et cosmopolites s’opposant, par la « pratique », à la superstition de la souche et de l’enracinement, ce qui laisse songeur [4], pour ne pas dire plus. Pour Sahlins, comme pour Friedman (2000 : 201), il ne fait aucun doute que « l’essentialisme que les anthropologues postcoloniaux prennent pour cible est leur propre construction contemporaine », réduisant les sciences sociales au 20e siècle à un rôle bien défini qui consiste à incarner l’adversaire réactionnaire et ethnocentriste, élaboré sur mesure pour asseoir leur propre légitimité.

On perçoit sans peine, à travers cet exemple, que la critique de la notion de « société » contient, de manière inextricablement mêlée, des aspects « théoriques » (descriptifs) et « pratiques » (normatifs). Les images récentes montrant le « social » (la substantivation de l’adjectif servant stratégiquement à éliminer l’ancienne théorisation de la « société » : Freitag, 1998 : 201-240 [5]) comme un assemblage de réseaux instables et hétéroclites, comme une pluralité d’agencements de pouvoir et de domination, comme la hiérarchisation problématique de champs de forces concurrentielles, comme la juxtaposition de systèmes clos, indépendants et autoréférentiels, contribuent d’abord à relayer les préjugés les plus superficiels quant à l’apparente déstructuration des appartenances contemporaines (désormais pluralistes, hybrides, créolisées, hétérogènes, etc.). Mais plus encore, d’un point de vue théorique, ces « descriptions » consistent à épouser des postulats ontologiques extrêmement lourds (la plupart du temps passés sous silence) concernant la nature de l’action sociale et le rapport au monde symbolique, la composition de l’agent individus et sa spécificité moderne, les rapports entre être et devenir qui supposent une appréhension du changement historique, etc.).

De plus, il faudrait rajouter que cette dénégation du concept de « société » n’est pas sans conséquence à un troisième niveau, plus directement politique. Car, ainsi que le rappelle Pascal Michon dans un ouvrage récent, autant les socio-anthropologies « critiques » de la « société » (dénoncée comme autoritaire, hiérarchisée, homogène) pouvaient être porteuses d’une pertinence socio-politique dans les années 1970, autant leur engagement aujourd’hui en faveur d’un monde plus « fluide », toujours plus individualisé, mouvant et pluriel, participe d’une logique générale de désinstitutionalisation, laquelle correspond parfaitement aux réquisits du néo-libéralisme marchand hégémonique. En effet, ces positions « libertaires » conjoignent un « nominalisme radical qui se prolonge souvent par un empirisme tout aussi affirmé » (Michon, 2007 : 12) - d’où une position anti-réaliste réduisant tout discours scientifique à un « effet de vérité » produit par une position de pouvoir - avec la défense d’une neutralité axiologique de la théorie sociale, qui vise à déconsidérer toute perspective un tant soit peu critique autrement que par déconstruction (paradoxe d’une posture « critique » contemporaine) à l’égard des revendications, des assertions et des objectifs des acteurs sociaux, de leurs réseaux, de leurs connexions, de leur authenticité et de leur liberté à être ce qu’ils souhaitent devenir. Or, en imitant et caricaturant l’apologie du divers, de l’aléatoire, de l’élémentaire et de l’irréductible des grands ancêtres Foucault, Derrida et Deleuze, la science sociale « anti-société » contemporaine « ignore en effet, ou fait semblant d’ignorer, que l’épistémologie dominante dans le monde fluide n’est plus celle de l’Un ou de l’Un-deux dialectique, mais bien au contraire une épistémologie très proche de celle promue par les penseurs du divers et des réseaux polymorphes, ou encore par ceux de la différence ontologique et du divorce incessant de l’unité avec elle-même. Aujourd’hui, la pensée la plus commune s’appuie sur la notion de réseau, où il existe des communications entre réseaux postérieures à leurs différenciations, plutôt que sur celle d’arbre, où les événements sont hiérarchisés et liés les uns aux autres par une logique causale stricte. De même, le moindre publicitaire sait expliquer pourquoi l’être ne doit pas se concevoir comme présence à soi, mais comme différence incessante d’avec lui-même, c’est-à-dire, au fond, comme dynamisme et comme vitesse. C’est pourquoi une fois de plus le maintien des positions ‘critiques’ du passé implique en réalité leur inversion de sens : ce qui était une façon de transformer le champ du savoir est devenu une manière d’assurer sa consistance » (Michon, 2007 : 16). La délégitimation systématique des normes d’action collective, sous une apparence émancipatrice pour la singularité des trajectoires individuelles, génère un fort déficit démocratique (Gauchet, 2002), qui n’est pas sans rapport avec l’incapacité des sociétés humaines à s’appréhender comme des totalités symboliques, historiques et culturelles, certes ouvertes et contingentes, mais définies par une consistance et une cohérence indubitables, par dissociation avec les associations volontaires qui caractérisent les réseaux sociaux.

Il ne saurait être question ici de construire un argumentaire serré et détaillé des raisons multiples qui nous poussent à considérer la notion de « société » comme absolument incontournable et nécessaire [6], nécessaire d’ailleurs tant à la compréhension des communautés humaines et de leur devenir politico-culturel qu’au travail des sciences sociales pour en extraire un sens, fût-il fragmentaire, partial et limité. Appréhender la nature de la « société » en sa spécificité moderne, tout en la réinscrivant dans une perspective socio-anthropologique, revient à préserver l’existence de ce que Louis Dumont nommait un « universel concret » (Vibert, 2004b) et que Castoriadis décrivait comme un ensemble articulé et hiérarchisé de significations imaginaires centrales. Le postulat ontologique nommé par Descombes (1996) « holisme structural », qui, sous divers aspects, condense les positions les plus fondamentales d’auteurs comme Dumont, Castoriadis, Sahlins, Taylor, Freitag et d’autres (Vibert, 2006), entreprend de cerner les institutions du sens nécessaires à l’établissement d’une communauté humaine, en récusant à la fois la réduction du collectif aux visées, actions et interactions individuelles, et à la fois le déterminisme causaliste de type habitus qui irrigue une partie des travaux sociologiques et anthropologiques. Comme l’a succinctement résumé Louis Quéré dans un article récent portant sur l’entreprise théorique de Michel Freitag (Quéré, 2006 : 155), ce type de holisme anthropologique et structural revient à « affirmer le caractère de réalité sui generis de la société et à doter celle-ci d’une existence en soi, d’une objectivité et d’une extériorité aux individus », ainsi qu’à « appréhender cette réalité comme une totalité intégrée et structurée à priori ». L’esprit objectif des institutions à l’œuvre dans une totalité sociale apparaît « sous l’espèce d’usages bien établis, de règles et de valeurs admises par tous, faisant en quelque sorte autorité » (ibid. : 156), selon des modalités d’adhésion non pas causales et mécaniques, mais significatives et interprétatives. Dans cette perspective, ainsi que le résume Dumont, la société est « sens, domaine et condition du sens », à travers un ensemble intégré de médiations symboliques en constante auto-altération. Un sens donné dont l’individu, qu’il soit sociologue ou non, n’est jamais totalement réflexivement conscient, puisque cette conscience réflexive doit remplacer le monde vécu, pratique, contextuel et contingent, par « l’être pensé », en l’arrachant à l’ordre des événements.

La déconsidération de la « société », communes aux démarches socio- anthropologiques de l’acteur-réseau, du système autoréférentiel ou des relations de pouvoir (néo-marxistes, postcolonialistes, féministes), assimile, nous l’avons dit, ce concept à une vaste entreprise d’homogénéisation politico-culturelle, réalisée sous les traits de l’État-nation moderne et conceptualisée selon les logiques intellectuelles du rationalisme et de ses avatars (fonctionnalisme, culturalisme, structuralisme), selon des visées d’ordre social, de domination symbolique, de légitimation du pouvoir, de marginalisation ou déni de l’altérité, de répression des voix hétérogènes et de réification des différences. Il ne nous semble pourtant pas que la question se pose en ces termes, car se dessine selon cette perspective critique une confusion majeure quant à la signification d’une société comme horizon de sens commun (laquelle reste perceptible, au moins de façon implicite - et c’est là une auto-contradiction majeure sur laquelle il vaudrait la peine de s’attarder plus précisément - dans l’immense majorité des théories qui destituent toute référence à la « société »). La compréhension « holiste » de la société fait fond sur une analyse des modes de totalisation, qui n’entérine aucun déterminisme de type causal dans le rapport de l’ensemble et des parties de cet ensemble. Il s’agit de distinguer [7] de façon nette le holisme structural, défini par l’étude de la totalité sociale, de son « sens commun » et de l’esprit objectif des institutions, d’une part, et le « pseudo-holisme » ou « holisme collectiviste » [8], d’autre part, qui consiste à accorder des attributs de personnes singulières (conscience de soi, mémoire, raison, volonté) à un groupe d’appartenance substantialisé, à un sujet collectif un et homogène. La description holiste structurale, si elle suppose un mode de totalisation désignant une appartenance prééminente (généralement définie d’un point de vue politique dans la modernité), renvoie la structuration de ce tout à un type de référence, et non pas à une liaison mécanique ou organique : « le tout ne s’oppose pas aux éléments ou aux individus, pour la bonne raison qu’on n’a pas besoins des concepts d’élément ou d’individu pour dire de quoi se compose un tout, et que le niveau d’individuation n’y est pas fixé à l’avance - il est donné par le principe de différenciation que l’on introduit dans le tout, et qui spécifie des parties ou des places dans une structure, qui peuvent être occupées par des éléments d’une certaine forme » (Kaufmann et Quéré, 2001 : 364). Les totalités signifiantes se caractérisent par un type de relations spécifiques : « un tout organisé implique une structure, une forme, une règle ou un ordre de sens. Il repose donc sur un élément intentionnel et normatif, irréductible à des relations causales entre des faits positifs » (ibid. : 367).

L’anthropologie a pour objet des « institutions » au sens maussien, manières de penser autant que manières d’agir, institutions formelles et informelles correspondant à un « esprit objectif », lequel invite à « chercher une totalité signifiante dans les manifestations de l’esprit » (Descombes, 1996 : 286), un donné social qu’il s’agit d’interpréter, « une totalité qui est signifiante parce qu’elle procure du sens à la vie et à l’action » (ibid.). « L’esprit objectif » qui dessine les contours d’une société invite les sciences sociales à discuter avec la philosophie pratique (philosophie du droit, des mœurs et de l’État), illustrée par les travaux de Montesquieu sur « l’esprit des lois », car les deux disciplines font référence au « holisme inhérent à l’idée d’un esprit ou d’une intention générale d’un système de lois et plus généralement d’usages » (ibid. : 287). Comme la société repose sur des idées et valeurs communes, des significations sociales, l’esprit objectif est défini comme « la présence du social dans l’esprit de chacun » (ibid. : 289), formulation explicitement trouvée chez Louis Dumont. C’est cet ordre du sens, englobant pour une société à chaque moment de son histoire car offert d’avance sous forme de données objectives (institutions, structures d’activité, manières de faire et de penser, usages établis, règles à suivre, etc.), qui donne forme à l’expérience créatrice et innovatrice des sujets sociaux, renvoyant à des structures de l’agir social qui relèvent, elles, d’une analyse non individualiste : « les significations instituées ne sont réductibles ni à des convergences de significations ou de représentations individuelles, ni au résultat d’un accord entre des individus consentants, et (...) elles ont entre elles une cohérence et une complémentarité qui font qu’on ne peut les saisir les unes indépendamment des autres et indépendamment de la totalité à laquelle elles appartiennent » (Kaufmann et Quéré, 2001 : 377).

La société comme totalité signifiante se présente ainsi comme « une forme de formes », ce qui signifie qu’elle ne se compose pas d’éléments donnés ex ante (« besoins » ou « intérêts » des « individus » ou « classes sociales », par exemple) arrangés dans une certaine organisation, mais qu’elle agence des « totalités partielles » selon les dynamiques, diverses et contradictoires, qui animent l’institution social-historique. À partir de cette perception holiste conduite selon la distinction d’un ordre global structuré et différencié, Castoriadis conçoit lui aussi l’univers des significations sociales sous la forme d’une hiérarchie de valeurs, comprise comme universel concret d’une totalité signifiante, un « monde » : « nous avons à le penser comme position première, inaugurale, irréductible du social-historique et de l’imaginaire social tel qu’il se manifeste chaque fois dans une société donnée ; position qui se présentifie et se figure dans et par l’institution, comme institution du monde et de la société elle-même. C’est cette institution des significations (...) qui pour chaque société, pose ce qui est et ce qui n’est pas, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, et comment est ou n’est pas, vaut ou ne vaut pas ce qui peut être ou valoir » (Castoriadis, 1975 : 532). Il existe des conditions spécifiquement ontologiques à la constitution d’une société, conditions qui ne relèvent pas de lois naturelles ou de considérations rationnelles, « (...) à savoir que le monde social donné à cette société est saisi d’une façon déterminée pratiquement, affectivement et mentalement, qu’un sens articulé lui est imposé, que des distinctions sont opérées corrélatives à ce qui vaut et ne vaut pas (...), entre ce qui doit et ce qui ne doit pas se faire » (Castoriadis, 1975 : 219).

Conclusion

Nous avons voulu insister dans ce texte sur le fait qu’à notre sens, les théories critiques de la notion de « société » - identifiées sous les deux étiquettes « cosmopolites » et « immanentistes » - procèdent généralement selon une double mystification historique et analytique. D’un point de vue historique, elles tendent à opposer le temps de la « société moderne » (autre nom de l’État-nation), homogène et assimilatrice, à un univers postmoderne, pluraliste et hybride, que cette diversité soit celle des systèmes sociaux, des réseaux, des agencements ou des minorités culturelles. D’un point de vue analytique, elle dénonce une ontologie « substantiviste » (naturaliste, fonctionnaliste, culturaliste) au nom d’une perspective « processuelle », un réel constitué de flux, de fluidité, d’événements, de mouvements aléatoires et éphémères, d’associations hétéroclites, etc. Or, cette reconstruction manichéenne dénature allègrement l’héritage dit classique des sciences sociales, et propose une lecture de la modernité politique elle aussi particulièrement réductionniste et déformante. Dans une compréhension holiste de la « société », celle-ci ne sous-tend aucun déterminisme causal à l’égard des activités individuelles ou collectives, puisque, au contraire, elle en est la condition de possibilité même, englobant comme domaine du sens les relations et processus qui viennent l’incarner tout en l’altérant, selon une dynamique de reconduction / transformation perpétuelle.

Le concept de « société » ne saurait pourtant disparaître aussi facilement à cause du volontarisme épistémologique de ses contradicteurs : pour preuve, ils doivent eux aussi - tout critiques soient-ils - se débattre avec la question de l’appartenance irréductiblement culturelle et politique des acteurs à des mondes de sens, qui ne forment pas uniquement des arrière-plans neutres et interchangeables, mais structurent de façon intrinsèque les perceptions, cognitions et évaluations quotidiennes et sous-jacentes. Ainsi que l’exprime justement Michel Freitag (2004 : 261), « la condition ontologique fondamentale de l’existence objective de la société réside dans le caractère symbolique de l’existence humaine (et pas seulement de l’interaction humaine). (...) C’est la question de la reconnaissance symbolique qui est au cœur originel non seulement de la socialité et de l’humanité des individus, mais de la constitution de l’espace commun de vie dans lequel ils réalisent ensemble leur humanité et leur sociabilité en tant qu’animal sapiens sapiens et que zoon politikon ».

Il faut pour conclure évoquer la question épineuse des frontières de la société, souvent abordée afin de discréditer la notion, par la mise en évidence de leur arbitraire et de leur indétermination contemporaine. Une socio-anthropologie des modes de totalisation permet pourtant de penser la multidimensionnalité hiérarchique, selon la logique dumontienne de « l’englobement du contraire » (Dumont, 1983 : 215-253). La caractéristique même d’une frontière est qu’elle permet la distinction, tout en étant franchissable. Elle est à la fois ce qui sépare et ce qui unit, mais n’est jamais « neutre », suivant le point de vue d’où on la regarde. Or, sous un habillage de préoccupations épistémologiques, l’abolition de la société propage une idéologie normative à prétention émancipatrice, cosmopolite ou immanentiste, qui endosse une récusation du politique par l’abolition de toute frontière distinctive ferme et assumée : « Bien que la disciplinarisation ait pratiquement disparu, que les systèmes sociaux soient largement attaqués, que les souverainetés étatiques soient amoindries, que la théorie ait cédé la place à un empirisme de style positiviste et que les affirmations de valeur collective aient été délégitimées, on continue à promouvoir, à contretemps, les prises de position antidisciplinaires, anti-systémiques, anti-étatiques, anti-dialectiques et anti-utopiques des années 1960 et 1970 - au plus grand profit du nouveau monde fluide, de son idéologie et de ses nouvelles manières de produire et partager les êtres humains » (Michon, 2007 : 20-21). A vouloir faire disparaître des distinctions que l’on peut et doit critiquer, reformuler, redéployer pour autant qu’elles existent, l’appel au dépassement de la société ouvre, d’une part, sur l’hégémonie des régulations dites automatiques, par l’intermédiaire du droit et du marché, et, d’autre part, sur la ré-émergence pathologique d’appartenances naturalisées dans la race ou l’ethnie. Une « société », qu’elle soit peuple, nation, culture ou autre, dans la discussion infinie sur ces termes, n’est certes jamais un monde clos et homogène, mais jamais non plus une horizontalité individualiste, réticulaire ou systémique, pour autant qu’elle s’offre au questionnement de ses significations imaginaires centrales et de ses idées-valeurs essentielles. Car « le concept de société est donc bien d’origine moderne en tant que concept, mais son intuition fondatrice débordait d’emblée le cadre particulier de sa formulation originelle, et il s’est acquis une valeur cognitive rétrospective sur le plan historique » (Freitag, 2004 : 260). Les sociétés n’ont jamais eu besoin des anthropologues et des sociologues pour construire des ressemblances et des différences, du Même et de l’Autre, que ce soit à l’intérieur d’elles ou en rapport à un extérieur ainsi délimité, et elles continueront sans doute de le faire, y compris si on ne les nomme plus du beau nom de « société ».

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Résumé

Une sociologie sans société est-elle possible ?

Selon l’analyse classique de Nisbet à propos de la « tradition sociologique », celle-ci s’est élaborée à partir d’une double critique symétrique des logiques étatiques et marchandes. En effet, tant la modernité politique qu’économique se fondaient selon la sociologie naissante sur le postulat d’un individu libre, moral et rationnel, qu’il s’agissait de dépasser afin d’appréhender la véritable nature du « lien social ». Aujourd’hui, une grande part de la discipline sociologique semble au contraire vouloir renoncer à la « société » comme objet d’interrogation, considérant qu’il s’agirait là d’une abstraction totalisante et réductrice niant les diversités, multitudes et rapports de pouvoir qui constituent sa réalité effective. D’où le recours à des stratégies plus micro ou méso, visant la description de l’agir des acteurs en contexte, les réseaux ou les flux qui constituent l’activité sociale. Cette contribution visera à faire le point et interroger la pertinence de cette « sociologie sans société » aujourd’hui, à l’aune des apports et des limites quant à ses potentialités descriptives et normatives.



[1] Nous ne séparerons pas dans ce texte les disciplines sociologique et anthropologique, qui par-delà leurs différences historiques (la fameuse répartition entre les sociétés primitives et civilisées) et institutionnelles (avec des traditions et des auteurs de référence dissemblables), constituent selon notre point de vue un même savoir global de la réalité sociale, ainsi d'ailleurs que le pensaient nombre de pères fondateurs des sciences sociales, comme Durkheim, Weber, Mauss ou Parsons.

[2] L’œuvre de Parsons, souvent exemplification de ce schéma réductionniste, s’avère pourtant à des années lumières de la caricature qui en est le plus souvent offerte par cette vulgate, grâce à un gommage systématique de toutes les évolutions propres à son travail et de toutes les nuances, pour ne pas dire les tensions, qui s’y trouvent, et ce afin de se concentrer sur un fonctionnalisme considéré comme schématique, causaliste et naturaliste. Même un lecteur aussi avisé que Giddens n’échappe pas à ce travers, puisqu’il dit énoncer sa théorie sociale sur les décombres d’une « orthodoxie aujourd’hui disparue » (2005 : 31) composée d’un mixte de naturalisme, de fonctionnalisme et d’objectivisme, bien qu’il lui faille reconnaître explicitement que Parsons fût « beaucoup plus raffiné dans ses formulations théoriques » que nombre d’auteurs ayant contribué à cette « orthodoxie ».

[3] À l’intersection de ces deux types de construction sociologique, participant à la fois du rhizome et du système dans une hybridité originale et radicale qui mériterait tout un développement, il conviendrait de citer la théorie de l’acteur-réseau élaborée dans le sillage des travaux de Callon et Latour, dont la parenté deleuzienne fait peu de doute : pour preuve, l’appellation « ontologie de l’actant-rhizome » qui pourrait, selon Bruno Latour, tout aussi bien définir cette approche sociologique (Latour, 2006 : 18).

[4] « The town refugees were not essentially ‘Hutu’ or ‘refugees’ or ‘Tanzanians’ or ‘Burundians’ but rather just ‘broad persons’. Theirs were creolized, rhizomatic identities - changing and situational rather than essential and moral. In the process of managing these ‘rootless’ identities in township life, they were creating not a heroized national identity but a living cosmopolitanism » (Malkki, 1997 : 67-68, cite in Friedman, 2000 : 196). Ce que Friedman commente ironiquement : « Les réfugiés des camps sont de dangereux nationalistes puisque l’enracinement de leur identité ne peut que conduire à la violence, tandis que ceux qui ont su s’adapter ou abandonner cette identité pour devenir des ‘broad people’ montrent au reste d’entre nous la bonne voie vers l’hybridité cosmopolite. C’est là un exemple extraordinaire de falsification ethnographique dont la seule fonction est de servir un schéma idéologique simpliste : les bons versus les méchants, les réfugiés essentialistes et nationalistes nostalgiques de leur patrie imaginaire versus les êtres hybrides et cosmopolites s’adaptant de façon experte aux circonstances du moment » (Friedman, 2000 : 197).

[5] Dans ce texte intitulé « La dissolution de la société dans le ‘social’ », Michel Freitag énonce l’hypothèse selon laquelle le « social » est « l’effet de la décomposition de la société comprise en sa dimension de totalité subjective et identitaire à priori, à laquelle il se substitue réellement comme un nouveau mode de l’être et de l’agir ensemble, de la ‘socialité’, tendanciellement purement empirique et pragmatique » (p.203). C’est pourquoi l’hégémonie du « social » dans la socio-anthropologie contemporaine comprend également « la perte de l’illusion - voire de l’idée - qu’il faille ou qu’on puisse encore chercher et trouver dans le système quelque chose de ‘social’, de subjectif et d’identitaire, d’éthique et de politique, bref un monde commun (koinonia ou, encore une fois universitas) qui en sa nature même y transcenderait les conditions purement techniques de son effectivité et de son efficacité fonctionnelle et opératoire » (pp.226-227).

[6] Une partie de cet argumentaire a fait l’objet de différents textes. Nous nous permettons sur ce point de renvoyer à : Vibert, 2002, 2006, 2007, 2008, 2009.

[7] Nous utilisons pour les paragraphes suivants des arguments développés dans Vibert, 2006.

[8] « Pseudo-holisme » est le terme utilisé par Louis Dumont (1983), « holisme collectiviste » celui employé par Vincent Descombes (1996), pour désigné une approche logico-théorique identique.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 avril 2024 7:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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