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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Entre la nation et l'ethnie. Sociologie, société et communautés minoritaires francophones” (1994)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa, “Entre la nation et l'ethnie. Sociologie, société et communautés minoritaires francophones ”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 26, no 1, printemps 1994, pp. 15-32. Montréal: PUM. [Autorisation accordée par l'auteur le 22 août 2004].

Introduction

Existe-t-il une sociologie spécifique aux communautés francophones minoritaires canadiennes et acadienne? Cette question qui est au centre du présent texte renvoie, comme on le verra, à une autre question. Les communautés minoritaires canadiennes et acadienne forment-elles une réalité sociale distincte (une société) qui aurait permis l'émergence d'un champ sociologique propre?

Nous ne faisons pas référence ici à l'existence d'un corpus de textes ou d'analystes ayant pour objet d'étude la réalité des minorités francophones canadiennes. Un tel objet existe, tout comme les études ukrainiennes, portugaises, italiennes ou chinoises forment un corps de connaissances sur la réalité de ces minorités au sein de la société canadienne. Nous voulons plutôt parler de la constitution proprement dite d'un champ sociologique, c'est-à-dire une sociologie articulée à la manière dont s'est constituée et se constitue la société au sein de ces communautés. En bref, une sociologie liée à une praxis sociale au cœur de l'organisation sociale.

Dans l'histoire de la sociologie, il existe un nombre important d'exemples de champs sociologiques. Ainsi, la sociologie allemande a particulièrement développé l'idée de la communauté ou, pour être plus précis, de l'opposition Gesellschaft/Gemeinschaft. Cette particularité, selon Louis Dumont (1991), est due à la pénétration tardive et au caractère exogène des idéologies rationalistes modernes en Allemagne. La théorisation de la lutte des classes est pour sa part fortement redevable à l'expérience historique française. La conception d'une société qui prend forme à travers sa réalité conflictuelle peut ici être liée à l'événement révolutionnaire au fondement de la nation moderne française. La sociologie américaine a produit, d'autre part, un corps de connaissances uniques au sujet de l'étude des questions ethniques et des problèmes sociaux. Cette société, comme on le sait, s'est édifiée à travers l'esclavage et l'immigration, dessinant ainsi des modalités d'intégration et de distribution des richesses tout à fait particulières. La sociologie, dans ce cas, s'est voulue en grande partie une réflexion et une réponse aux enjeux centraux de la société qui l'a vu naître. Il s'agit encore ici d'un lien étroit entre le développement d'un champ sociologique particulier et la forme historique par laquelle une société particulière s'est constituée.

Revenons maintenant plus près de nous. Il existe bel et bien une sociologie québécoise et canadienne distinctes; une double réalité qui confirme l'existence au sein de l'entité canadienne de deux sociétés (1). La sociologie québécoise, nous dit-on, a fondé son originalité en se liant étroitement au mouvement national québécois. Ses pères fondateurs (Falardeau, Rioux, Dumont) ont pour la plupart écrit sur la question nationale et même si, chez leurs successeurs, les objets d'études se sont diversifiés, ceux-ci ont continué d'appréhender leur objet spécifique d'étude à travers un prisme « national » québécois ou tout au moins par la compréhension du Québec comme une société globale (Bourque, 1989; Juteau et Maheu, 1989). Dans le reste du Canada, la diversité ethnique du pays (the Vertical Mosaic, Porter), tout comme aux États-Unis, a profondément marqué le champ sociologique. Les sociologues canadiens (anglais), toutefois, se sont dégagés de l'idéologie américaine du creuset (melting pot) tout en étant plus près des grands projets d'intervention de l'État canadien. Ces derniers ont été par exemple profondément marqués par les moments de réflexions collectives que furent les Commissions royales qui ont jalonné l'histoire récente de la société canadienne. Enfin, la sensibilité des sociologues canadiens à l'aliénation vis-à-vis l'Empire américain a orienté cette sociologie dans une direction plus macro-sociologique et critique que sa contrepartie américaine (Breton, 1989).

Nous ne voulons pas suggérer que la production sociologique au sein des entités nationales que nous venons de mentionner soit exclusivement liée à un tel champ sociologique. Ni la sociologie allemande, ni la sociologie française, ni la sociologie américaine ou encore canadienne et québécoise ne se réduisent à une interrogation unique. Nous affirmons plutôt qu'il est possible d'extirper au sein de certaines sociologies nationales un corps de connaissances qui se rapportent à la manière spécifique dont ces sociétés se sont historiquement articulées. Autrement dit, la sociologie allemande ne se réduit pas à la distinction communauté/société, tout comme le caractère heuristique d'une telle dichotomie n'est pas exclusif à l'Allemagne. Néanmoins, le fait qu'une telle distinction fut principalement formulée en Allemagne et qu'elle acquit au sein de la sociologie allemande une place relativement plus importante qu'en France, par exemple, souligne à notre avis l'existence de ce que nous appelons un champ sociologique. corps de concepts sociologiques révélateur de la manière dont se constitue une société particulière.

Il existe un champ sociologique quand les études portant sur une réalité sont reliées à la forme selon laquelle cette réalité se constitue en société. Notre intention à cet effet n'est pas de chercher dans les études portant sur la francophonie canadienne minoritaire un champ sociologique ayant la profondeur et la consistance des sociologies nationales que nous venons d'évoquer. Nous nous proposons plutôt d'étudier le rapport que la sociologie a entretenu avec la praxis sociale au sein de ces communautés de façon à tenter d'y dégager des éclaircissements sur les modalités d'intégration qui y sont à l'œuvre. L'existence d'un champ sociologique francophone minoritaire, c'est-à-dire d'une référence récurrente au sein de la sociologie traitant ces communautés, serait le signe d'une sociologie effectivement travaillée par une modalité particulière d'intégration sociale (une société). L'inexistence d'un tel champ, et c'est notre hypothèse, serait tout aussi révélatrice des formes par lesquelles ces communautés se constituent.

À cet égard, Linda Cardinal et Jean Lapointe, dans un récent texte, « La sociologie des francophones hors Québec: un parti-pris pour l'autonomie » (1990), croient pouvoir identifier dans le corps des études portant sur la francophonie hors-Québec un tel champ. Moins institutionnalisée et moins vigoureuse qu'au Québec, dans la mouvance toutefois de la sociologie québécoise, celle-ci se serait particularisée par sa volonté de s'insérer comme acteur au sein du mouvement d'autonomie de la société qu'elle étudie. «En reconnaissant, disent-ils, l'existence d'une réalité francophone hors Québec autonome, c'est-à-dire la présence de communautés ayant une histoire et une volonté politique de vivre en français (au sein du "Canada anglais"), les sociologues soulèveront, sur le plan de la recherche et des débats, la question de son devenir tout en désirant participer à celui-ci.» (Cardinal et Lapointe, 1990, p. 48.)

Il y a loin de la coupe aux lèvres. Certes, des pratiques d'autonomie existent et ont été au cœur du questionnement de plusieurs sociologues. Il apparaît toutefois d'un optimisme exagéré de vouloir conclure, à partir de telles pratiques et de ses lectures, à l'existence d'un champ sociologique. La sociologie portant sur les communautés francophones et acadiennes du Canada ne semble pas avoir, ni par sa vigueur ni par sa cohérence, démontré qu'elle était principalement construite autour de l'idée d'autonomie. Au contraire, elle a été marquée par un sous-développement institutionnel et une fragmentation tant de ses méthodes que de ses objets.

L'éclatement des études sociologiques portant sur la francophonie canadienne hors Québec est d'ailleurs à notre avis un profond révélateur de l' « indécision identitaire » de ces communautés. C'est du moins l'une des hypothèses centrales du présent article. Nous tenterons en effet de démontrer comment cette fragmentation identitaire correspond à un même fractionne-ment au niveau des modes d'appréhension sociologique.



Notes:

(1) On consultera à cet effet les numéros de la Revue canadienne de sociologie et d'anthropologie spécialement consacrés à ces sociologies. Sur la sociologie canadienne voir, vol. 22, no 5, 1985, sur la sociologie québécoise, vol. 26, no 3, 1989. Il n'est d'ailleurs fait aucune mention ni dans le bilan canadien, ni dans le bilan québécois d'un sous-champ s'intéressant particulièrement aux communautés francophones minoritaires.


Retour au texte de l'auteur: Dr Mario Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 22 août 2004 16:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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