Joseph Yvon Thériault (2010)
Professeur de sociologie, titulaire de la chaire de recherche du Canada
en mondialisation, citoyenneté et démocratie à l’UQAM, auteur
de Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec.
“Identité: le Manifeste de Burke.
Aujourd’hui, le penseur plaiderait
pour une politique d’intégration nationale”.
Montréal, Le Devoir, édition du samedi, 10 avril 2010, page C6 le devoir de philo.
Depuis février 2006, deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosphie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant.
Qu'aurait dit Edmund Burke des deux récents manifestes portant sur la question des accommodements raisonnables: Manifeste pour un Québec pluraliste et Déclaration des intellectuels pour la laïcité? Il les aurait rejetés comme l'envers et l'endroit d'une même conception trop abstraite de l'aménagement du vivre-ensemble dans les sociétés modernes. Interpellé pour les signer, il aurait plaidé pour l'écriture d'un troisième, intitulé Manifeste pour une tradition nationale.
Edmund Burke est un penseur et un homme politique anglais (1729-1794) souvent considéré comme l'inspirateur de l'idéologie conservatrice antimoderne. Sa pensée et sa pratique politiques sont pourtant beaucoup plus complexes que le laisse entrevoir ce jugement lapidaire porté sur lui par la pensée progressiste du XIXe siècle. En politique, il fut, au Parlement anglais, un whig qui appuya de grandes causes «libérales» de son époque: la révolution américaine et l'émancipation des Irlandais. En philosophie, il opta pour une conception progressiste de la tradition, une raison cumulative, sédimentation de la sagesse des siècles.
Photo : Jacques Grenier - Le Devoir.
[Joseph Yvon Thériault: la société est pour Burke quelque chose d’immensément complexe que l’on ne saurait réduire à quelques énoncés de valeurs et de règles de droit. Elle est le fruit d’une «raison cumulative» produit par la sagesse du temps historique, inatteignable par la simple raison juridique. Elle se déploie dans des «arrangements sociaux» issus des préjugés qui prennent des siècles à se façonner.]
Son étiquette de conservateur, Edmund Burke la doit beaucoup à un livre de nature pamphlétaire Réflexions sur la Révolution de France qu'il publia en 1790, quelques mois après la prise de la Bastille et la réunion de l'Assemblée constituante, bien avant que la France révolutionnaire ne bascule dans la terreur. Par ce livre, il sera adulé pour sa préscience et deviendra rapidement le gourou de la pensée réactionnaire continentale. Aujourd'hui, le jugement sur Burke peut être plus nuancé.
Droits abstraits et préjugés
Deux idées maîtresses tirées de ses Réflexions sur la Révolution de France nous aident à mieux lire les récents manifestes. La première est la critique féroce qu'il fait de l'idéologie des droits de l'homme qui fonde l'action législative des révolutionnaires français. Comment, s'interroge Burke, des «hommes peuvent en arriver à ce degré de présomption qui leur fait considérer leur pays comme une carte blanche où ils peuvent griffonner à plaisir?» (p. 200). Burke critique ici l'esprit «métaphysique et alchimiste» qui conduit à concevoir sa société comme n'ayant aucune tradition qui vaille et, par conséquent, pouvant être refaçonnée à la manière d'un problème géométrique.
Photo : Google Images. [Le penseur et homme politique anglais Edmund Burke trouverait dangereuse et réductrice notre focalisation sur la définition juridique de nos valeurs.]
Il pense précisément au système de représentation électorale qui voulait effacer toute représentation des pays réels, ce qui annonçait la tentative d'abolir le calendrier grégorien et ses fêtes chrétiennes par le calendrier républicain: «Brumaire», «Thermidor». Bientôt, clame-t-il, votre pays sera «habité non par des Français, mais par des hommes sans patrie» car personne ne s'est jamais senti émotivement attaché à une simple règle de calcul (p. 252).
La seconde idée est son controversé plaidoyer en faveur des «préjugés», préjugés qu'il propose de réhabiliter pour contrer l'abstraction d'une politique trop dépendante du juridisme abstrait. Il faut entendre «préjugé» dans son sens littéral, ce qui est avant la loi: préjugé.
C’est en étudiant l’histoire à l’école de la nation
que les nouveaux arrivants apprendront
à s’y inscrire. C’est en nous côtoyant
dans les institutions de la nation qu’ils
apprendront à travailler à visage découvert.
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La société est pour Burke quelque chose d'immensément complexe que l'on ne saurait réduire à quelques énoncés de valeurs et de règles de droit. Elle est le fruit d'une «raison cumulative» produit par la sagesse du temps historique, inatteignable par la simple raison juridique. Elle se déploie dans des «arrangements sociaux» issus des préjugés qui prennent des siècles à se façonner.
C'est pourquoi il y a plus de morts que de vivants dans la confection des sociétés, et c'est une prétention toute moderne de penser que la génération actuelle peut recommencer à zéro. Aux «droits de l'homme», Burke oppose «le droit des Anglais», le droit issu d'une tradition nationale, moins prétentieuse, un droit mieux intégré à la lente sédimentation des «préjugés» nationaux.
Abstraction des manifestes
Burke percevrait les deux manifestes publiés récemment au Québec comme des documents captés par le surinvestissement juridique du monde moderne. Le Manifeste pour un Québec pluraliste, quoiqu'il ait bien pris soin de ne pas se référer explicitement à la Charte canadienne des droits et libertés, rappelle qu'il faut faire attention dans les débats actuels «à ne pas dévaluer les textes fondamentaux que sont les chartes des droits».
À ceux et celles qui veulent des garanties plus précises sur l'égalité des sexes, la neutralité religieuse de l'État et le respect de la langue française, le document insiste pour dire que ce sont des revendications tautologiques, déjà sous-tendues par «les libertés fondamentales garanties par les chartes». Aux seules contraintes définies par ces chartes, toute manifestation de la pluralité humaine a droit de cité et nous aurions, selon l'interprétation de nos tribunaux, l'obligation de nous y accommoder.
La Déclaration des intellectuels pour un Québec laïque s'inscrit dans cette même religion des droits. «La laïcité de l'État doit être clairement affirmée dans un texte de loi, notamment dans la Charte des droits et libertés, pour lui assurer une portée constitutionnelle.» Certes, la déclaration et l'extension que lui en donnent les porte-parole du Parti québécois disent vouloir inscrire dans une Charte de la laïcité les valeurs fondamentales du Québec. Mais, comme la tradition nationale n'est pas quelque chose que l'on peut inscrire dans quelques formules lapidaires, il a bien fallu les réduire à une vérité mathématisable. Le «Nous républicain laïque» québécois est ainsi réduit à une règle de trois: laïcité, égalité homme-femme, langue française.
Ces valeurs sont étrangement celles qu'on retrouve dans le rapport Bouchard-Taylor pour baliser cette fois un projet de laïcité ouverte. C'est pourquoi, d'ailleurs, malgré les cris offusqués des camps opposés, les deux propositions ne sont pas si éloignées. Au nom des trois valeurs qui résument dorénavant notre tradition, la position pluraliste réclame d'arrêter la laïcité à la magistrature étatique, la position laïque exige de l'étendre à l'ensemble du service public. Rien qu'un bon négociateur ne pourrait régler en une demi-journée.
Positions divergentes
Il ya toutefois un lieu où les deux positions divergent. Au nom de l'abstraction par laquelle chacune définit le cadre juridique par laquelle on doit comprendre la diversité au Québec, une position conclut qu'il faut admettre toutes les diversités religieuses, l'autre qu'il faut n'en admettre aucune.
Burke penserait qu'il s'agit là de beaux exemples d'une négation de la société. Une société ne peut être l'addition de toutes les différences le postulat pluraliste , elle est le fruit d'arrangements sociaux particuliers, comme elle ne saurait être la neutralisation de toutes les différences la position laïque , elle s'appuie sur une tradition particulière.
Burke serait particulièrement surpris par les arguments des tenants de la laïcité. Comme les révolutionnaires français, voilà des gens qui, au nom de principes abstraits, sont prêts à brader leur tradition historique.
Parce que deux centres pour la petite enfance énoncent des projets religieux minoritaires, ils proposent d'abolir toute référence au religieux dans les institutions scolaires qui reçoivent un financement de l'État. Ce qui conduirait effectivement à abolir les écoles privées de la majorité, chose souhaitable en soi, mais pour d'autres raisons.
Au nom d'une dizaine de niqabs et d'un millier de voiles, ils sont prêt à interdire toute expression du religieux dans l'espace public étatique, y compris celle des anciens québécois qui, dans les foyers où on les confine, transforment souvent des espaces publics en lieux de prière catholique.
Au nom de principes abstraits, ils veulent traiter sur un pied d'égalité des religions historiques du Québec qui, à partir de leurs préjugés, ont tissé nos arrangements sociaux, et des religions à qui on est en droit de demander un certain temps avant que leurs préjugés ne fassent partie de la définition du commun.
Laïcité modérée
Edmund Burke serait pour une laïcité modérée car il craindrait que la laïcité tout court épure l'espace public d'une dimension expressive de l'humanité. La société n'est pas une page blanche. Il serait aussi pour une laïcité modérée parce que la société politique doit laisser pénétrer en son sein des éléments de sa tradition. Par exemple, il verrait bien le crucifix rester au-dessus de la tête du président de l'Assemblée nationale pour rappeler, non pas le caractère religieux de l'État ce qui est une vieille affaire réglée , mais bien pour rappeler que cette législature à une histoire, qu'elle est inscrite dans un contexte et qu'elle a une tradition.
L'ouverture au pluralisme ne guiderait pas sa modération «l'obligation d'accommodement» lui serait particulièrement désagréable , mais bien la double obligation de se prémunir du radicalisme abstrait et celle de faire place à la raison cumulative d'une tradition. Tolérer n'est pas promouvoir.
D'ailleurs, pour Burke, pluralisme (tolérance) et laïcité (neutralité) sont des impossibilités. Ce sont certes de vieilles valeurs occidentales, particulièrement anglaises, qui modèrent nos préjugés mais qui, en elles-mêmes, n'ont jamais fait société, tout comme elles n'ont longtemps pas eu besoin de chartes pour exister. Seules, soit elles balkanisent le monde, soit elles se maquillent dans les oripeaux nationaux, comme le multiculturalisme américain ou la laïcité française.
Cette dernière, en effet, est loin de correspondre à l'idéal type qu'on en présente ici. Pour s'imposer, la laïcité française a dû faire des arrangements avec sa contrepartie catholique, à laquelle elle a notamment emprunté ses rites on vote le dimanche dans une urne à la mairie, après que les cloches ont appelé les fidèles-citoyens à se réunir.
Il s'agit, ont dit certains, d'une «catholaïcité républicaine», le résultat d'une tension particulière entre l'État et l'Église de France. Toutes choses fortes éloignées de notre sortie manquée du religieux au moment de la Révolution tranquille et dont l'importation du modèle imaginé français témoigne de notre malaise.
Les rédacteurs des deux manifestes sont conscients de ce besoin de mettre en contexte nos droits et nos valeurs. Mais les deux réussissent à affirmer cette continuité en gommant complètement, par exemple, l'aménagement historique particulier entre le religieux et le politique qui fut le lot principal de notre histoire.
Ils se réclament d'une tradition que bien peu reconnaîtront comme étant notre mémoire: la tradition d'une laïcité québécoise remontant à Fleury Mesplet, celle d'un pluralisme remontant à la reconnaissance de la religion juive en 1836. Excellent, mais rien sur le siècle dit de la survivance et sa manière d'aménager nos différences.
Burke dirait...
En 1757, Edmund Burke vilipende le gouvernement anglais parce qu'il a déporté les Acadiens. «Vous avez été contraints de les chasser du territoire parce que vous n'avez pas su gagner leur confiance en leur donnant une société d'ordre qu'ils auraient jugé supérieur à celui de leur héritage français.»
En 1774, il intervient dans les mêmes termes au sujet de l'Acte de Québec, mais cette fois-ci en s'y opposant. «En conservant les vieux préjugés de l'absolutisme français, nous les Anglais ne leur rendons pas attrayante la liberté anglaise. Donnons-leur, dit-il, les droits historiques des sujets anglais, y compris le droit d'être représenté.»
Aujourd'hui, Burke plaiderait pour une politique d'intégration nationale. Il trouverait dangereuse et réductrice notre focalisation sur la définition juridique de nos valeurs. Pluralistes et laïcistes auraient été happés par la fascination trudeauiste des chartes. C'est en intégrant les nouveaux arrivants dans la complexité de nos arrangements sociaux qu'ils apprendront à les aimer. C'est en apprenant l'histoire à l'école de la nation qu'ils apprendront à s'y inscrire. C'est en nous côtoyant dans les institutions de la nation qu'ils apprendront à travailler à visage découvert. Il dirait: «Au lieu de vous chamailler sur l'extension de vos trois valeurs abstraites, rendez vos institutions indispensables.»
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Écrit par Joseph Yvon Thériault - Professeur de sociologie, titulaire de la chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie à l'UQAM, auteur de Critique de l'américanité. Mémoire et démocratie au Québec.
P.-S.: malheureusement, Edmund Burke n'a pas de page Web pour accueillir ceux qui voudraient signer son manifeste.
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