RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa, “L'individualisme démocratique et le projet souverainiste ”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 26, no 2, automne 1994, pp. 19-32. Montréal: PUM. [Autorisation accordée par l'auteur le 22 août 2004]

Texte intégral de l'article
L'individualisme démocratique et le projet souverainiste
de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa.


Introduction

I. Identité moderne et société globale
II. De la société globale à la société des individus
III. Éclatement identitaire et identité nationale

Résumé
Bibliographie

Introduction

Pourquoi, se demande Charles Taylor (1992, pp. 45 et ss.), les nations doivent-elles se transformer en États? Deux réponses, dit-il, peuvent être extirpées de l'histoire politique de la modernité. La première prétend «que la souveraineté est la condition de l'autonomie gouvernementale républicaine» (p. 61). L'humanisme moderne affirme que l'individu a une «vie meilleure s'il fait partie d'un peuple libre autonome» (p. 47). L'autre réponse soutient que l'intégration à un groupe est essentielle à la réalisation de soi. Ainsi, chez les romantiques et leurs successeurs, les communautés linguistiques qui sont «pour les modernes un pôle essentiel d'identification» doivent avoir les moyens politiques de faire respecter et de développer leur identité communautaire. En résumé, donc, les nations doivent se transformer en États soit par désir démocratique, soit par désir identitaire.

L'argument démocratique, nous dit Taylor «ne s'applique pas au Québec» (p. 65). Et, en effet, à moins d'opter pour la thèse radicale de l'oppression ou de l'aliénation nationale, il faut accepter l'évidence que le régime politique québécois et canadien remplit les conditions de l'autonomie gouvernementale. Les Québécois et les Québécoises sont les citoyens d'un «peuple» libre et autonome. Leur régime politique est même l'une des plus vieilles démocraties du monde. Le Québec n'est pas, comme le disait Marcel Rioux dans La Question du Québec et comme le croyaient les indépendantistes au début des années 1960, «la plus vieille colonie du monde». Plus personne aujourd'hui, d'ailleurs, ne soutient sérieusement une telle affirmation. Le projet souverainiste québécois ne peut être assimilé à une situation coloniale où l'exigence de la citoyenneté passe nécessairement par la rupture avec l'oppresseur et la création d'une nouvelle république.

Pour Taylor, le désir d'indépendance politique au Québec ne peut se comprendre sans faire référence aux besoins d'identité et de reconnaissance que fait naître l'existence historique d'une communauté linguistique minoritaire francophone en Amérique du Nord. Le désir identitaire reste au cœur de la question du Québec.

Si cette analyse est juste, et nous pensons qu'elle l'est, comment alors poser la question de la démocratie et du projet souverainiste? Autrement dit, si le projet souverainiste ne peut pas, comme le disait encore récemment Denis Monière (1992) dans L'Indépendance, se réduire à une question de souveraineté populaire, comment alors articuler, dans une même problématique, le désir démocratique et le désir identitaire? Cette question est d'autant plus pertinente qu'une longue tradition, comme on le sait, voit dans les luttes identitaires, et principalement celles liées à l'affirmation nationale, un projet antidémocratrique (1).

De telles interrogations méritent à notre avis d'être sérieusement prises en compte. Elles posent de vraies questions tant à la société québécoise qu'à la modernité démocratique. Elles ne sauraient, comme le laisse entendre Taylor, être résolues par la simple affirmation que le désir d'identité nationale dans le Québec contemporain se réalise en même temps qu'une acceptation par le Québec français des idéaux libéraux de la modernité (2). Il est insuffisant de reconnaître la coexistence au sein de nos sociétés de valeurs propres à l'individualisme démocratique et au communautarisme, il faut aller plus loin et tenter de saisir leur articulation historique. C'est seulement à la lumière de telles interrogations qu'il est alors possible de se demander sous quelles conditions l'arrimage entre un projet de souveraineté nationale et un projet démocratique est assuré de durer.

Je me propose d'analyser ce rapport entre démocratie, souveraineté et identité en m'intéressant à la façon dont on a interprété les rapports qu'entre-tient le Québec avec la modernité. Ce prisme sociologique me semble particulièrement intéressant dans la mesure où l'affirmation d'une identité québécoise, autour des années 1960, a été interprétée comme une avancée de la société québécoise dans la modernité. D'autre part, la modernité, comme on le sait depuis Tocqueville, est indissociable de l'individualisme démocratique. Ces deux processus (affirmation d'une identité collective et individualisme démocratique) apparaissent à plusieurs égards antithétiques, et c'est pourquoi leur mise en rapport est susceptible de nous éclairer sur les conditions d'articulation entre le projet de souveraineté nationale et la démocratie.


I. Identité moderne et société globale


Les énoncés qui soulignent le caractère moderne du néo-nationalisme et de son projet de souveraineté sont presque des lieux communs du discours analytique (francophone) portant sur la société québécoise (3). Dans le bilan qu'il dressait récemment du nationalisme québécois des trente dernières années, Louis Balthazar (1992) faisait ainsi de «l'ouverture au monde» et du «pluralisme interne», deux caractéristiques habituellement associées au cosmopolitisme des modernes, les grands axes de l'évolution récente du mouvement. «Ainsi, dit-il, le nationalisme québécois se révèle aujourd'hui plus que jamais comme une affirmation d'identité totalement ouverte sur le monde.» (Balthazar, 1992, p. 651.)

Cette ouverture à la modernité est habituellement associée au changement d'identité qu'aurait subi la société québécoise: «en renonçant à l'appellation de Canadiens français pour s'identifier comme québécois, les francophones optaient pour le rejet de l'identité ethnique» (ibid, p. 664). Jean-Jacques Simard (1979) a maintes fois rappelé d'ailleurs comment, selon lui, la Révolution tranquille a réalisé «la dissolution de la société canadienne-française» en mettant fin à la phase «ethniciste» de l'identité culturelle des «Québécois pour la phase moderniste». Gilles Bourque résume bien comment ce passage de l'identité traditionnelle à l'identité moderne est habituellement interprété lorsqu'il écrit: «c'est comme société politique et non plus comme société à dominante culturelle et religieuse que l'espace social régional cherchera main-tenant à se représenter et comme une communauté nationale politique (la nation québécoise) plutôt que comme une communauté nationale culturelle (la nation ou la race canadienne-française)» (Bourque, 1993, pp. 48-49).

Selon ces lectures, la référence «ethnique» est une référence de type traditionnel et ce n'est que par son abandon que le Québec français est résolument entré dans la modernité. «Les pratiques discursives au Québec à partir de la Révolution tranquille (sont) soumises au plein déploiement de la représentation qui caractérise la société moderne.» (Bourque, 1993, pp. 46-47.) Si une telle affirmation nous apparaît somme toute vraie, elle laisse entendre toutefois qu'au sein de la représentation moderne du monde, la question de l'identité ethnique ou culturelle est évacuée au nom d'une représentation purement politique. Tout n'est pas aussi simple, à notre avis. Si les identités ethniques ou culturelles sortent transformées, lorsqu'elles sont soumises au plein déploiement de la modernité, elles ne disparaissent pas pour autant.

Pour nous convaincre de cette permanence d'une représentation culturelle au sein de la modernité, refaisons brièvement le chemin des tentatives qui ont voulu rendre compte de la représentation identitaire moderne au Québec. C'est, comme on le sait, l'analyse sociologique qui fournira les principaux éléments à une identité québécoise moderne en se substituant, comme dis-cours hégémonique de l'identité nationale, aux lectures historiographiques traditionnelles. Marcel Fournier et Gilles Houle (1980), dans le bilan qu'ils effectuaient de la constitution au début des années 1960 d'un champ sociologique québécois, identifient trois tendances majeures à ce discours: critique de l'idéologie dominante (traditionnelle); analyse de l'évolution socio-historique du Québec en termes de transition tradition/modernité; enfin, la constitution du Québec en tant que «société globale» et développement d'une perspective nationaliste. Au-delà de la critique de la tradition, c'est la capacité du discours sociologique d'appréhender l'identité québécoise en tant que «société glo-bale» qui lui permis de devenir le discours hégémonique du nationalisme contemporain (voir aussi Bourque, 1993). La société globale, croyait-on, permettait de rompre définitivement avec les apories de l'identité canadienne-française.

Malgré le refus, dorénavant, de lire la société québécoise à travers l'unanimisme propre à la société traditionnelle et à l'univers rural, et malgré l'affirmation sans cesse répétée d'un Québec mû par les contradictions internes propres aux sociétés modernes (classes et pluralisme social), il faut bien voir que subsiste dans une telle représentation de l'identité nationale quelque chose du caractère holiste de la société qu'on venait de quitter. En fait, le concept de société globale a fait passer la représentation nationale, pour employer la terminologie de Marcel Rioux, d'une idéologie de conservation (traditionnelle) à une idéologie de rattrapage (moderniste) sans que cette identité subisse, à notre avis, une transformation fondamentale au niveau culturel. Avant comme après, l'unité de la communauté «ethnique» était sauve, simplement amputée de ses marges (la francophonie canadienne) qu'on percevait de toute façon perdue pour la «nation».

Le concept de société globale permet en effet une lecture qui met l'accent sur les éléments intégrateurs d'une société et qui perçoit l'espace politique essentiellement comme une conséquence de telles structures intégratrices. Comme le dira à l'époque Fernand Dumont (1971) (4), tout en émettant certaines réserves sur la pertinence de l'utilisation du concept: «chaque société globale présente une structure singulière [...] l'étude systématique de la société globale nous apparaîtra en profonde continuité avec son objet» (Dumont, 1971, p. 390). Il n'y a pas d'écart entre la représentation nationale et les structures sociales. L'idéologie perd ici sa fonction illusion, un pieux mensonge, disaient les marxistes, elle est l'expression d'une manière particulière d'être au monde, elle est l'affirmation d'une communauté. C'est d'ailleurs pourquoi l'idéologie nationale sera pour Dumont un prisme particulièrement intéressant pour comprendre la structure de la société québécoise. «Avant que nous élaborions la science d'une société, celle-ci s'est déjà donné une vision cohérente de ce qu'elle est toute interprétation scientifique d'une société globale sera fondamentalement en continuité avec les idéologies dominantes du milieu.» (Dumont, 1971, p. 391.) Ainsi, l'interprétation d'un Québec moderne ne croyait pas avoir à rompre avec la centralité d'une représentation nationale identitaire essentiellement holiste.

Ceux qui, dans la même mouvance, privilégieront dans leur lecture de la question nationale le prisme du «social», par opposition au prisme du «national», n'arriveront pas, sur cette question, à des conclusions différentes. C'est à travers un marxisme principalement d'inspiration structuro-fonctionnaliste qu'on identifiera, là aussi, le Québec comme une société globale, une formation sociale tronquée par son statut colonial au sein du Canada. «La nation, communauté politique déterminée par le développement du capitalisme, résulte donc d'un ensemble de déterminations institutionnelles qui modèle la totalité de la formation sociale.» (Bourque et Duchastel, 1983, p. 127-128). Dans le cas des communautés dominées, elles tendent «à s'y représenter elles-mêmes comme des nations des contre-nations» (ibid.) La nation, si elle est un condensé de relations sociales avant d'être une représentation collective, est ici aussi un «fait social total» qui structure l'ensemble du champ politique québécois. Gilles Bourque (1993) qualifie, à notre avis abusivement, de «politique» cette tradition analytique au Québec, car cette démarche, comme nous le verrons, nous apparaît être à l'opposé d'une représentation réellement politique de la nation.

Culturalistes et matérialistes sont donc d'accord pour insister sur les fonctions intégratrices de la nation. Celle-ci est perçue comme une réalité «culturelle» ou «sociologique» au fondement de l'organisation politique. C'est d'ailleurs parce que la nation existe comme «société globale», avant sa mise en forme politique, que l'analyse à partir d'un tel concept conduit presque unanimement les analystes à opter pour le projet souverainiste. La réalité objective de la nation exige des moyens politiques correspondants.

Ce caractère déduit de l'instance du politique est encore mieux exprimé dans la volonté d'identifier la souveraineté du Québec à un projet de démocratie socialiste. Comme le rappellent Fournier et Houle (1980), cette identification n'est pas le propre de la gauche marxiste rassemblée autour de revues comme Parti pris. Des penseurs comme Marcel Rioux ou Fernand Dumont, identifiés au courant culturaliste, échafauderont leur projet d'un Québec souverain socialiste. «Le socialisme d'ici», pour reprendre l'expression de Dumont (1971b) dans La Vigile du Québec, est construit à partir d'une anthropologie de l'Homme québécois. Mascotto et Soucy (1980, p. 217) résument bien le lien étroit ainsi établi entre la représentation et le contenu d'un projet politique de souveraineté lorsqu'ils disent dans un texte du début des années 1980: «La démocratie nationale se pose d'emblée comme une critique de la démocratie politique formelle en opposant un peuple concret à un peuple abstrait, une idéologie fondée sur l'expérience populaire à une anthropologie qui ne rend compte que d'un collectivité imaginaire.» Le projet souverainiste repose ici sur le «peuple concret», «l'expérience populaire», bref sur la communauté culturelle ou sociale qui lui donne un sens.

Non seulement l'existence concrète de la nation exigeait-elle la souveraineté, mais elle en fixait d'avance le contenu. C'est pourquoi d'ailleurs l'analyse de la société globale s'éloignera de plus en plus du mouvement qu'elle était censée interprétée. Alors que la représentation culturelle ou sociologique du Québec comme société globale conduisait à définir un contenu substantif au projet souverainiste, le mouvement et le parti qui incarnaient politiquement cette option étaient intégrés, au contraire, dans un procès de dilution du contenu de son option. Comme le dit Daniel Jacques (1991, p. 185), «il est remarquable que l'exigence nationaliste, depuis la Révolution tranquille, n'ait cessé de décroître, étape par étape». Les années 1980 vont confirmer que le projet souverainiste ne peut plus se lire comme la simple conséquence d'une anthropologie de l'Homme québécois. Ce fait, comme l'ont cru plusieurs, n'est pas dû à la trahison ou l'opportunisme politique des dirigeants du Parti québécois. Au contraire, il est lié au procès identitaire inscrit au sein même de toute avancée de la modernité et que l'analyse du Québec comme société globale avait, pour un temps, masqué.

Avant toutefois d'expliquer comment se pose, sous cette nouvelle donne, le rapport entre souveraineté, démocratie et identité, rappelons les principales étapes de la modification identitaire responsable d'une telle dilution de l'exigence nationaliste.


II. De la société globale à la société des individus


Si, jusqu'aux années 1960, le Canada français a vécu en creux de la modernité, c'est-à-dire à l'intérieur d'une représentation collective qui niait, en grande partie, les logiques modernes (État libéral et capitalisme) pourtant à l’œuvre au sein de sa structure sociale, il n'en sera pas de même au cours des trente dernières années. La scène identitaire québécoise est travaillée depuis lors par une représentation identitaire pour l'essentiel du même type que celle vécue au sein des autres démocraties occidentales. La globalisation, diront certains, met un frein aux exceptions dans les parcours historiques. C'est pourquoi, d'ailleurs, il est possible de situer la mouvance identitaire du Québec contemporain en se référant à des processus qui expriment autant la sensibilité occidentale contemporaine que celle proprement québécoise. Cette sensibilité, c'est à travers la généralisation de la logique de l'individualisme démocratique à de nouvelles catégories sociales et à de nouvelles populations qu'il nous semble le mieux possible d'en saisir les principales manifestations.

En regard de la généralisation de l'individualisme démocratique, la représentation du Québec comme société globale peut être identifiée à un moment du procès de modernisation de nos sociétés que Marcel Gauchet (1985, p. 257) nomme «l'âge des idéologies». Tout se passe comme si, nous dit-il, l'identité moderne, dans son passage d'une légitimation de type traditionnel (méta-sociale) à une légitimation de type moderne (extra ou intra-sociale), a dû faire le détour par un long «moment intermédiaire, le moment où le nouveau, à savoir l'adhésion au changement, a dû selon un processus familier, composer avec l'ancien, se couler dans le cadre hérité de la culture de l'immuable, passer compromis avec la vision religieuse de l'ordre stable et su parce que dicté du dehors».

La modernité est ici essentiellement perçue comme ce mouvement qui naît dans la vieille Europe et qui refuse de chercher ailleurs qu'en soi-même sa normativité (5). C'est d'ailleurs pourquoi au niveau politique, dire modernité et dire démocratie est une seule et même chose, il s'agit du parcours de sociétés aux prises avec le problème de leur autoinstitutionnalisation (Lefort, 1986). Selon une telle perspective, l'âge des idéologies est un moment intermédiaire entre une légitimation purement déduite d'un garant méta-social (traditionnelle) et le projet d'une légitimation construite à partir d'un rapport à soi purement transparent (moderne). L'âge des idéologies est donc un moment où la conscience d'être pleinement maître de son destin (historicité) s'entremêle avec la recherche laïque de nouvelles certitudes.

L'âge des idéologies peut prendre la figure, comme dans la représentation nationale canadienne-française, d'une légitimation par l'extra-social, c'est-à-dire fondée sur l'histoire et la tradition. Cette figure laïque du monde apparaît alors encore fortement marquée par une légitimation de type traditionnel (méta-sociale) dans la mesure où elle vise, en grande partie, à enlever la responsabilité de l'historicité aux acteurs sociaux pour inscrire leur démarche dans une logique de reproduction sociale fondée sur un rapport de filiation. Une telle réponse s'apparente alors à la lecture romantique de la modernité. Elle est néanmoins une réponse moderne, car elle vise à inscrire l'humanité dans une histoire et une tradition qui sont sociales. C'est pourquoi d'ailleurs il n'est pas tout à fait juste d'associer l'idéologie canadienne-française d'avant 1960 à une idéologie traditionnelle. Cette société n'est pas régie, comme une société d'ancien régime, par une légitimation méta-sociale (société théologique), mais bien par une légitimation par l'extra-social, c'est-à-dire dictée par un dehors qui est néanmoins social (l'histoire).

L'âge des idéologies acquiert toutefois les caractéristiques qui conduisent nos sociétés plus près d'une pleine conscience de la maîtrise de leur historicité lorsqu'il permet une légitimation par l'intra-social, c'est-à-dire non plus fondée sur le passé, mais sous le signe du devenir. C'est ainsi, selon Marcel Gauchet, qu'il faut comprendre la signification des philosophies de l'histoire au sein de la modernité. Celles-ci sont modernes en autant qu'elles croient que les humains construisent leur propre devenir en reconnaissant l'apport du nouveau et du changement dans l'organisation de nos sociétés. Elles refusent toutefois, elles aussi, une pleine reconnaissance de la maîtrise de l'historicité aux acteurs sociaux. Comme le dit Marcel Gauchet: «L'avenir mais à condition de le savoir et d'en maîtriser le cours.» (Gauchet, 1985, p. 157.)

L'exception historique du Québec en regard de la modernité ne réside pas tant dans la permanence d'une représentation traditionnelle (méta-sociale) que dans la quasi-exclusivité, pendant près de deux siècles, d'une idéologie séculaire tournée vers le passé (extra-sociale) et, par conséquent, de la brièveté d'une phase idéologique inscrite sous le signe du devenir (intra-sociale). Ce n'est en effet qu'au moment de la Révolution tranquille que les représentations idéologiques québécoises accèdent aux grands récits modernes tournés vers l'avenir. C'est à ce moment que le libéralisme et le socialisme, par exemple, participeront pour la première fois, de manière significative, à la construction de la représentation identitaire québécoise.

Et rien n'est plus représentatif de cette volonté d'inscrire son devenir dans un avenir maîtrisable que le moment où le Québec est défini comme société globale. Rappelons simplement comment Marcel Rioux prolongeait l'idéologie d'adaptation et l'idéologie de rattrapage dans une idéologie de dépassement qui conservait des allures de religiosité et de croyances eschatologiques. Il semblait possible de propulser l'identité québécoise vers l'avenir tout en évitant l'incertitude de l'âge démocratique. La modernité québécoise avait maintenant un telos.

L'identité québécoise qui se crée alors dans la mouvance de la Révolution tranquille et de la représentation du Québec comme société globale est tout à fait caractéristique de cette phase tournée vers l'avenir de l'âge des idéologies. Tout semble s'être passé comme si les acteurs sociaux se refusaient, dans un ultime moment, à prendre l'exacte mesure du bouleversement, autant dans les représentations collectives que dans la maîtrise du changement, impliqué par la généralisation des logiques modernes. En effet, l'identité québécoise, comme nous le rappelle Jocelyn Létourneau (1991, p. 35), est alors inscrite sous les traits «d'un homme assuré, audacieux, conscient de ses capacités et tout prêt à en maximiser l'application». Néanmoins, cette audace, elle prend les figures de la construction de l'État québécois, de l'édification d'une technocratie, tant privée que publique, ainsi que d'un investissement majeur dans la réforme de l'éducation. Ces trois figures sont les outils historiques par excellence par lesquels l'homme moderne de l'âge des idéologies, l'homme tourné vers l'avenir, a cru maîtriser son devenir: la maîtrise du devenir collectif par l'État ; la maîtrise du devenir technologique par la technocratie; la maîtrise de l'avenir par l'éducation des nouvelles générations. Ce seront d'ailleurs, au Québec comme ailleurs, ces lieux, l'État, la technocratie, l'École, qui seront principalement interpellés lorsque la mouvance identitaire des années 1980 ébranlera cette tranquille assurance de pouvoir maîtriser l'avenir.

Le recours à l'idée de société globale identifie clairement, au sein du processus de modernisation de la société québécoise, les transformations institutionnelles. Ce que cette lecture perçoit moins bien, ce sont les liens entre ces modifications institutionnelles et la logique individualiste. Un tel regard, dirigé pour l'essentiel vers les pratiques d'ensemble de la société, s'est effectivement rendu en grande partie aveugle à la mutation identitaire qui est à l'origine des transformations étudiées. Le concept de société globale n'a pu entrevoir le Québec des années 1980. Pourtant, la société globale annonce la société des individus.

En fait, l'âge des idéologies, qui s'est manifesté au Québec sous le visage de l'idée de société globale, agit comme une véritable ruse de la raison. S'il se manifeste au départ au niveau des discours d'ensemble et des pratiques institutionnelles de la société (État, technocratie, École), il est mû par un processus se réalisant au niveau de la société civile, au sein même des processus primaires de socialisation. En autant qu'il soit juste d'associer l'idée de la société globale à un processus de modernisation, il est en effet impossible d'éviter la question de son rapport avec l'individualisation. Par exemple, J. Habermas (1987) a bien rappelé, après plusieurs autres, comment l'extension de la sphère institutionnelle moderne, particulièrement les différents stades de développe-ment de l'État démocratique libéral, correspond au déploiement d'un individu de plus en plus «désubstantialisé», c'est-à-dire d'un individu de plus en plus débarrassé de tout contexte normatif (6). Un tel détour nous apparaît essentiel pour saisir la complexité du lien qui se déploie actuellement entre l'individualisation et l'identité.

En effet, pour Habermas, le phénomène d'individualisation s'est particulièrement exacerbé en Occident au cours des quarante dernières années. Les «conditions de socialisation», dit-il à la suite de C. Lasch (1979), au sein même des familles ont été radicalement transformées, jusqu'à remettre en question les capacités intégratrices de nos sociétés. Ainsi, poursuit-il, la socialisation se réalisant aujourd'hui au sein des familles occidentales échappe en grande partie «à une explication en termes d'une psychologie sociale fondée sur la problématique oedipienne, sur l'intériorisation d'une répression sociale que l'autorité des parents ne fait que masquer» (p. 427). L'individu moderne, s'il n'est pas cette riche individualité que les premiers théoriciens de l'École de Francfort croyaient percevoir dans l'aube de la modernité, n'est pas non plus cet être essentiellement instrumentalisé, fonctionnalisé, qu'Adorno entreverra plus tard en prophétisant «la fin de l'individu» (voir Whitebook, 1982).

L'explication narcissique, au contraire, pense Habermas, est plus prometteuse pour comprendre la complexité du procès d'individualisation actuellement à l'œuvre en Occident. Elle rend compte de la production problématique d'un individu décontextualisé dont l'identité ne reproduit plus automatiquement les besoins fonctionnels du système. Elle implique d'autre part «que les structures communicationnelles libérées dans la famille représentent des conditions de socialisation aussi exigeantes que fragiles» (p. 427). Si l'idée même de ce qu'est un être collectif est mise en question par ces transformations au sein des mécanismes de socialisation, une telle explication laisse entrevoir, comme nous le verrons, la possibilité d'une reconstruction sur des bases différentes de l'identité moderne.

À la suite d'Alexis de Tocqueville, G. Lipovetsky a nommé ce passage d'une identité construite à partir d'un fondement collectif (holiste) à une identité centrée sur un sujet individualisé (individualiste) «procès de personnalisation». C'est pour lui, d'ailleurs, comme pour Habermas, l'aboutissement logique des formes démocratiques de société. «Le modernisme, précise-t-il, n'est qu'une face du vaste processus séculaire conduisant à l'avènement des sociétés démocratiques fondées sur la souveraineté de l'individu et du peuple, sociétés libérées de la soumission aux dieux, des hiérarchies héréditaires et de l'emprise de la tradition.» (Lipovetsky, 1983, p. 97.) La nouvelle avancée de l'individualisme démocratique rapprocherait en quelque sorte la réalité empirique de nos sociétés de la représentation que la modernité philosophique se faisait d'elle-même.

La description que donne Lipovetsky de ce procès de personnalisation, dans L'Ère du vide, demeure l'une des plus riches descriptions de la mouvance identitaire contemporaine. Ce procès, dit-il, «désocialise les individus et corrélativement les socialise par la logique des besoins et de l'information» (Lipovetsky, p. 124). Autrement dit, l'individu devient de plus en plus le lieu de médiation à partir duquel on prétend organiser le lien social, ce qui a comme effet de fragmenter l'identité individuelle. Il s'agit «de l'émergence d'un individu obéissant à des logiques multiples à l'instar des juxtapositions compartimentées des artistes pop» (Lipovetsky, p. 125).

On comprendra, si tel est le procès identitaire au sein de nos sociétés, comment l'hypothèse de la société globale ne réussit pas à passer le cap des années 1980. C'est pourquoi aussi la sociologie de la question nationale, tout imprégnée comme on l'a vu de l'idée de société globale, s'est tue après l'échec référendaire (7). Une telle hypothèse exprimait en effet le moment collectif de la modernisation en laissant échapper le procès de personnalisation que la modernisation institutionnelle annonçait. La référence à un principe d'intégration centrale (en l'occurrence ici l'identité nationale) était en quelque sorte en porte-à-faux avec les tendances les plus lourdes de nos sociétés. Pour reprendre l'expression de Daniel Jacques, le fait que nous ayons dorénavant des «humanités passagères» est de plus en plus vécu significativement par les individus. C'est pourquoi, comme ailleurs, l'identité québécoise des années 1980 «s'est faite plus frêle, plus menue, plus fonctionnelle» (Jacques, 1991, p. 40) (8)


III. Éclatement identitaire et identité nationale


En regard du déploiement de la démocratie et des idéaux de la modernité, ce procès de personnalisation est ambivalent. Il en est une manifestation (l'extension de la logique de l'individualisme démocratique) qui contribue à réaliser les promesses politiques de la modernité, tout en annonçant un possible déclin de ces mêmes idéaux (la fin des passions publiques et le repli sur la sphère privée) (9). Commençons par regarder le côté sombre d'un tel procès avant d'envisager son versant éclairé.

Au Québec, au sein de la mouvance nationaliste des trente dernières années, la société globale annonce, avons-nous dit, la société des individus. On pourrait reprendre ici le paradoxe que L. Ferry et A. Renaut (1985) soulevaient dans leur analyse des mouvements sociaux français des années 1960: «les acteurs visaient le public, ils ont privatisé l'existence». Cette privatisation de l'existence, le procès de personnalisation le réalise dans l'hédonisme jouisseur du consumérisme et dans les crises narcissiques de nos sociétés. Il le réalise, aussi, dans le retour triomphant au cours des années 1980 de l'individualisme libéral (l'entrepreneur comme figure centrale du politique). Enfin, autre exemple, le comportement «chaotique» des électeurs un peu partout en Occident, au cours de la dernière décennie, souligne le relâchement des liens sociologiques entre électeurs et choix politiques (10). Encore là, à travers une conception essentiellement utilitariste du processus électoral se déploie une fidélité dorénavant passagère à ses appartenances... politiques.

Nous n'avons pas besoin d'insister pour démontrer comment ce fractionne-ment de l'identité et cette privatisation de l'existence sont au cœur du Québec des années 1980. Rappelons simplement quelques faits. Le projet souverainiste, par exemple, a été happé, au début des années 1980, par le nouvel ethos entrepreneurial, le Québec Inc. devenant la marque de commerce d'une identité qui passe dorénavant par l'individu tout en devenant libre-échangiste et continentale. L'exigence de la souveraineté politique est d'autre part de plus en plus ramenée à un débat au sujet des coûts comparatifs d'une gestion québécoise ou fédérale de certains programmes. L'importance prise au cours des années récentes, dans les débats constitutionnels, par la question de la maîtrise d'œuvre de la formation professionnelle est exemplaire d'un projet «québécois» ainsi réduit à un exercice dé comptabilité nationale. C'est d'ailleurs le caractère non rentable du fédéralisme (en regard principalement de l'ampleur de la dette canadienne) que se proposaient de démontrer les futurs députés bloquistes lors de la campagne électorale de 1994. Enfin, l'idée majoritairement défendue par les leaders du Parti québécois selon laquelle le projet souverainiste est essentiellement un projet de citoyenneté territoriale, débarrassée de toute référence à l'identité culturelle québécoise francophone, peut être associée au vieux rêve utilitaire de la gestion technocratique du territoire québécois.

La dimension identitaire ne disparaît pas pour autant, elle est simplement soumise au plein déploiement d'une logique utilitaire mise de l'avant grâce au procès d'individualisation. Nous voulons dire par là que la référence à l'identité ne porte plus en elle une revendication positive d'ensemble (un projet). Cette référence est directement mise au service d'autres causes sans qu'il soit possible d'en dégager une cohérence d'ensemble. L'étude effectuée par J. Létourneau et J. Ruel (1993), à partir des mémoires soumis à la Com-mission Bélanger-Campeau, confirme cette réalité. S'il y a consensus pour affirmer que le caractère particulier et distinct du Québec exige une marche vers une certaine souveraineté, il y a fractionnement indéfini des raisons qui motivent un tel désir d'autonomie. Chaque segment de la réalité du Québec francophone adhère au projet souverainiste à partir d'un point de vue particulier. Il y a une manière entrepreneuriale, féministe, syndicaliste, écologiste, régionaliste, etc., d'être pour l'autonomie, mais il y a plus difficilement une manière québécoise.

Ce nouveau rapport à l'identité, s'il est plus utilitaire et plus fonctionnel, est aussi, comme nous l'avons déjà souligné, plus «frôle» et «menu». L'appartenance ainsi vécue est moins totalisante et moins tragique. C'est ce qui explique une plus grande volatilité de l'électorat en regard du projet souverainiste. Il n'y a pas eu, depuis vingt ans, nous rappellent les sondages, de modifications fondamentales du nombre de Québécois irréductiblement souverainistes. Il y a par contre un nombre de plus en plus imposant d'individus prêts à envisager une telle éventualité. Si l'indépendance se réalise, elle se fera grâce à un électorat de moins en moins convaincu du caractère nécessaire de la souveraineté du Québec.

Il est d'ailleurs possible d'envisager, à partir d'un tel rapport utilitaire à son identité, une possible exacerbation tribale de son identité. En effet, lorsque l'identité n'est plus médiatisée par des méta-récits, comme au moment de l'âge des idéologies, elle se détache difficilement de caractéristiques ancrées dans l'individu. A. Melucci a bien démontré comment les mouvements sociaux contemporains, parce qu'individualistes, sont intégrés dans un rapport complexe où l'identité personnelle et l'identité sociale s'entremêlent. La centralité du corps au sein de tels mouvements est «le point de départ d'une nouvelle recherche d'identité» (Melucci, 1989, p. 123). L'âge des idéologies permettait une certaine distanciation entre le sujet individuel et la représentation collective perçue comme méta-sujet. La société des individus annule cette distanciation et tend à faire des appartenances grégaires des attributs individuels. C'est pourquoi certains ont cru voir dans le retour de l'individu le retour au tribalisme (Maffesoli, 1988), avec tous les dangers de dérive que rappelle cette hypothèse.

Ainsi pourrait-on interpréter la détérioration récente du rapport entre la communauté francophone québécoise et les communautés autochtones. Il s'agirait d'un affrontement entre deux nationalismes qui, lorsque formulés sur la base d'un utilitarisme ethnique (tendance encore plus manifeste au sein du nationalisme autochtone qu'au sein du nationalisme québécois francophone), arrivent difficilement à traduire leurs revendications en termes politiques ou de citoyenneté. La coupure entre un Québec bilingue et multiculturel, le Québec montréalais, et un Québec francophone, le Québec provincial, coupure dont les dernières élections ont encore démontré l'acuité, pourrait elle aussi conduire à des affrontement de plus en plus définis en terme d'appartenances grégaires, ethniques ou tribales. C'est ainsi d'ailleurs que plusieurs analystes canadiens-anglais saisissent l'évolution récente du nationalisme québécois (Bercuson et Cooper, 1991; Richler, 1992).

Telle n'est pas à notre avis toute la vérité du procès de personnalisation. Elle n'est qu'une direction possible, son côté ombragé. Car, comme l'avait déjà perçu Tocqueville, l'individualisme démocratique conduit plutôt à affaiblir les passions collectives. L'individu moderne en considérant ses attributs identitaires comme des caractéristiques personnelles, en ayant un rapport utilitaire avec ceux-ci, aura plutôt tendance à en faire un usage modéré, ou encore, et c'est l'hypothèse que nous aimerions soulever maintenant, à en faire un usage démocratique. C'est pourquoi cette dernière hypothèse, qui s'appuie sur le côté éclairé du procès de personnalisation, nous apparaît aussi possible. Elle rend compte du caractère ambivalent du phénomène que nous étudions. Enfin, elle s'avère, en regard des idéaux de la modernité, éminemment souhaitable.

En effet, il est possible, pour revenir à Habermas, de voir dans le procès d'individualisation «une part du potentiel de rationalité présent dans l'agir communicationnel qui est libéré» (Habermas, 1987, p. 426). L'individualisation alors n'est pas la concentration des exigences de la sociabilité dans le corps de l'individu comme être égoïste et utilitaire (une telle perspective n'est que la dimension pathologique du phénomène). Au contraire, l'individualisation, pense Habermas, décroche les individus des appartenances concrètes, elle les rend disponibles en quelques sortes au potentiel libérateur de la vérité argumentative. Si l'individu devient effectivement le lieu par excellence de la médiation par laquelle le social se construit, ce n'est pas l'individu en tant que corps mais l'individu en tant que potentiel cognitif, en tant que siège d'une intersubjectivité communicationnelle. C'est ainsi que la crise de la socialité annoncée par la personnalité narcissique contemporaine laisse entrevoir une possibilité de reconstruction des identités collectives sur des bases nouvelles.

En raison de la présence, au sein même des sociétés contemporaines de cette nouvelle perspective, nous ne serions pas inexorablement condamnés à l'individualisme jouisseur du libéralisme économique triomphant. Il existe aujourd'hui, croit Habermas, grâce à l'avancée du procès de personnalisation, la possibilité d'une «utopie procéduriale [qui] vise les structures et les conditions d'une formation de la volonté radicalement pluraliste, largement décentralisée, créatrice de complexité et certainement coûteuse, dont personne ne peut anticiper les contenus et les résultats - que personne ne devrait d'ailleurs vouloir anticiper» (Habermas, 1988b, p. 171). En fait l'identité individualisée radicalise l'une des dimensions centrales de la modernité: le constructivisme. Une telle possibilité permet l'élargissement de l'espace démocratique au sein de nos sociétés.

C'est pourquoi les mêmes phénomènes qui nous ont permis, en regard de l'élargissement de l'espace démocratique, de dégager de l'évolution récente du nationalisme québécois un côté ombragé nous permettent d'y déceler un côté potentiellement émancipateur. Ainsi, si l'épuisement de la représentation du Québec comme société globale marque la fin d'un projet collectif associé à l'idée de souveraineté, elle ouvre l'identité québécoise à un questionnement pleinement moderne. Le projet culturel ou socialiste des souverainistes des années 1960 était résolument calqué sur une anthropologie de l'Homme québécois francophone. L'indécision identitaire, au cœur du projet souverainiste des années 1980, si elle ne nie pas l'existence d'un Québec francophone, permet d'ouvrir l'identité québécoise à l'indétermination et au devenir. Au-delà du Québec Inc., ou d'une ethnicisation utilitaire, le procès d'individualisation dessine une crise identitaire qui permet pour la première fois, depuis plus d'un siècle, de poser de façon essentiellement politique l'existence de la nation (11). L'identité «plus frêle, plus menue, plus fonctionnelle» du Québec des individus s'avère potentiellement plus démocratique. Il n'y a pas d'avancée de la démocratie sans un recul des passions identitaires (Thériault, 1992).

Ainsi serait-il possible de lire l'exacerbation du débat entre le Québec français et les communautés anglophones, allophones et autochtones. Ce débat prend une ampleur particulière au Québec parce que la question nationale rend pour tous le rapport à l'identité problématique. Le projet souverainiste doit dorénavant tenir compte de revendications identitaires plurielles au sein de la société québécoise, il doit tenir compte de la partie autochtone, anglophone, allophone et même canadienne de l'identité québécoise (voir Dufour, 1989). À certains égards, ce débat, sur le pluralisme de la société québécoise, est mal enclenché. Il est néanmoins plus présent et plus civilisé que dans la plupart des sociétés occidentales; il était absent, en grande partie, à l'époque de la représentation totalisante du Québec comme société globale. En aucune façon est-il possible d'interpréter son acuité comme un simple déficit démocratique; elle est aussi le signe d'un espace québécois dorénavant ouvert à la délibération sur la différence qui le constitue.

Comme on vient de le voir, l'effet du travail opéré par le procès d'individualisation sur l'identité nationale est complexe et ne saurait être réduit à une direction univoque. Si l'effet d'ensemble est un ébranlement des certitudes identitaires qui rend l'affirmation souverainiste plus fragile, plus incertaine, moins tragique et moins nécessaire, bref plus mondaine, elle n'annule pas pour autant la possibilité de sa réalisation. Seulement, en individualisant la nation, l'on assiste, soit à un usage purement utilitaire ou fonctionnel de celle-ci, soit encore à son insertion dans une logique d'approfondissement de la démocratie, un pas vers «l'utopie procéduriale», pour reprendre les mots de Habermas. Si la première de ces voies est celle prépondérante au sein du projet souverainiste des années 1980, sous quelles conditions les virtualités de la deuxième pourraient-elles devenir prédominantes au sein du projet souverainiste ? Cette question ne peut avoir de réponses que dans la pratique. Nous aimerions toute-fois pour conclure dessiner certaines balises théorico-politiques d'une telle éventualité.
*
* *

L'hypothèse habermassienne selon laquelle le procès d'individualisation recèle un potentiel émancipateur, une possibilité d'élargissement de l'espace public démocratique, repose, on l'aura noté, sur la négation identitaire. En effet, c'est dans la mesure où l'individu moderne peut se détacher de ses appartenances, même passagères, qu'il est disponible à l'agir communicationnel. L'utopie procéduriale c'est, pour Habermas, la remise à l'ordre du jour de la vieille promesse bourgeoise, celle inscrite dans la genèse de l'espace public moderne. C'est l'utopie radicale d'une société fondée sur un individu complètement émancipé, un individu mû par le seul usage public de sa raison. Une telle lecture de la modernité démocratique, on en conviendra, rend difficile, sinon impossible, l'arrimage du projet souverainiste et du projet démocratique.

À l'affirmation selon laquelle les nations aspirent à se transformer en États par désir identitaire (Taylor), Habermas répond que cette identité, si elle veut s'inscrire dans la mouvance de l'individualisme démocratique, doit être vécue comme une identité procéduriale, un «patriotisme constitutionnel», précise-t-il (12). L'identité démocratique ne saurait reposer sur une communauté d'histoire. Le projet souverainiste, lu à partir d'une telle perspective, conserve difficilement un sens. Il n'aurait été, en regard d'une perspective démocratique, qu'une ruse de l'âge de l'idéologie conduisant les Canadiens français à la pleine réalisation de la société des individus.

Une telle conclusion ne s'impose pas nécessairement. Elle repose à notre avis sur une conception partielle de la vérité effective des sociétés démocratiques. Comme nous l'avons vu dans le cas du procès de modernisation au Québec, les sociétés modernes ne furent pas uniquement celles d'une longue marche vers la transparence telle que postulée par l'utopie procéduriale. Car si Habermas a raison de voir dans le déploiement des démocraties modernes un formidable processus d'individualisation, il faut y voir aussi une affirmation tout aussi puissante d'identité particulière, d'affirmation de sa différence.

Comme l'a récemment rappelé A. Touraine (1992), une telle lecture de la modernité oublie que le sujet moderne n'est pas que démocratie (raison), mais qu'il est aussi une identité sociale (histoire). Ce qu'il faut aujourd'hui continuer à explorer, c'est la possibilité, tant théorique que pratique, d'articuler désir démocratique et désir identitaire. En ce sens, ni une perspective qui s'appuie trop fortement sur le rationalisme démocratique (Habermas), ni une perspective à prédominance communautaire (Taylor) ne sont satisfaisantes (13). Vouloir axer le potentiel émancipateur de nos sociétés sur le seul déploiement de la raison (serait-ce la raison communicationnelle) repose sur le déni d'une des faces de l'histoire réelle des démocraties, soit la permanence des identités. Vouloir fonder la réalisation de l'individu moderne sur le seul désir communautaire est tout autant un refus d'assumer pleinement la modernité, soit son besoin de détachement vis-à-vis les formes d'intégration sociale. Les sociétés modernes sont démocratiques justement parce qu'elles ont permis que s'affirment en leur sein, plus qu'en tout autre régime, la réalité d'un sujet autonome et libre et l'expression de la différence, la guerre du sens, la multiplication des points de vue. C'est d'ailleurs dans la capacité de maintenir cette tension entre les exigences universalistes de la liberté et les revendications identitaires que la démocratie s'est avérée la plus porteuse d'historicité, c'est-à-dire d'action consciente de la société sur elle-même.

Cette tension ne disparaît pas avec l'avancée actuelle du procès de personnalisation. En regard de l'âge des idéologies, elle en inverse toutefois le rapport, ce qui n'est pas banal. En effet, les démocraties ont été, jusqu'à main-tenant, largement inconscientes d'elles-mêmes. Elles ont maintenu une logique d'ensemble démocratique dans un monde où les principaux acteurs professaient une conception déduite du politique. Ainsi, la vie réelle des démocraties s'est avérée fort différente, de la représentation essentiellement constructiviste que se donnait la démocratie d'elle-même, quand elle ne s'est pas opposée à cette représentation. Il s'agissait, comme on l'a vu dans le cas de l'affirmation nationale du Québec, perçue à partir du prisme de la société globale, de représenter le résultat de l'action politique (la souveraineté) comme la réalisation nécessaire d'une réalité inscrite dans l'infrastructure culturelle ou sociologique de la société. La démocratie était ainsi perçue comme le lieu d'expression ou de réalisation d'une particularité historique, d'une différence sociologique. Aujourd'hui, le processus est inversé, la démocratie devient l'infrastructure qui doit produire la spécificité culturelle ou sociologique de la nation.

Pour peu que la démocratie continue à exprimer une pluralité de projets humains, la fin de l'«âge des idéologies» n'est pas la fin des «idéologies». Le nouveau déploiement de l'individualisme démocratique exprime plutôt une généralisation de l'imaginaire démocratique et particulièrement de la dimension constructiviste de cet imaginaire. Les idéologies perdent leur caractère fondateur et deviennent directement politiques. Elles sont de plus en plus vécues comme des projets, des possibles, consciemment construits par les acteurs. L'espace politique passe ainsi d'un «déduit» à un «construit». Le politique est de moins en moins le lieu d'expression d'une différence mais il peut se poser comme le lieux de production d'une telle différence. Ainsi conçu le projet souverainiste deviendrait moins l'affirmation d'une nation que la volonté politique d'en constituer une.

H. Arendt (1983) (14) avait de l'espace public une conception qui rend bien compte de plusieurs défis que pose un tel regard sur le politique. Elle pensait, à la manière des modernes, que c'est par un processus d'arrachement à sa nature biologique ou sociale que l'humain accède à un espace public, lieu de liberté parce qu'essentiellement défini par l'action. Elle ne croyait toutefois pas, du moins elle ne le souhaitait point, que l'espace publie ainsi constitué soit le royaume des monades, de «l'homme sans qualités», comme elle l'appelait. À l'opposé de la conception moderne du politique, elle pensait qu'un tel espace public devait être un monde commun, c'est-à-dire un lieu particulier sur terre qui exprime une certaine manière d'être humain. Ce monde commun est l'expression d'un héritage en autant qu'il soit le résultat d'une mise en commun des différences amenées pour discussion dans l'espace public.

C'est à de tels défis que l'individualisme démocratique soumet le projet souverainiste. Il l'oblige à penser l'espace public québécois comme un lieu essentiellement abstrait, soumis non pas à une histoire ou à un héritage particulier, mais aux seuls impératifs de l'action politique. Si cet espace public sera le lieu de production d'un monde commun, ce n'est que dans la mesure où il est le construit des différences ainsi mises en commun par l'espace public. Ce monde commun ne saurait se constituer à partir, où autour, d'un seul de ses fragments, fût-ce un fragment majoritaire. Il serait nécessairement un compromis entre les héritages qui le composent.

En fait, par le travail que l'individualisme démocratique réalise sur l'identité, c'est la nation comme monde commun pluraliste qu'il faudrait construire en même temps ou avant de lui demander si elle veut devenir un État. Car, en l'absence d'un tel monde commun pluraliste, vécu significativement par les différents fragments de la société québécoise, le projet souverainiste peut difficilement s'abstraire en pratique d'un utilitarisme ethnique. Dans de telles conditions, sa réalisation annoncerait, en regard de l'individualisme démocratique, des lendemains difficiles.

Joseph-Yvon THÉRIAULT
Département de sociologie
Université d'Ottawa
C.P. 450, Succ. A Ottawa, Ontario,
K1N 6N5

Notes:

(1) Nous pensons certes dans le contexte québécois à la critique du nationalisme au nom de son fondement antidémocratique formulée par Pierre Elliot TRUDEAU dans Le Fédé-ralisme et la société canadienne-française (1967) et reprise récemment lors du débat référendaire dans Ce gâchis mérite un non (1992). Nous pensons toutefois aussi à des critiques plus fondamentales se réalisant au nom du constructivisme moderne (SOSOE, 1992) ou d'une théorie émancipatrice de la démocratie (HABERMAS, 1987). Nous avons développé cette question plus longuement dans THÉRIAULT (1993), «Le droit d'avoir des droits».

(2) «Les forces internes du Québec qui ont toujours lutté pour une société libérale l'ont emporté», nous dit TAYLOR (1992, p. 182). C'est pourquoi le «doute» sur les valeurs libérales au Québec n'est plus fondé dans les années 1990.

(3) Nous disons «francophone», car la plupart des analystes extérieurs à la société québé-coise francophone (principalement canadiens-anglais) entretiennent encore des doutes sur la modernité du projet d'un Québec souverain. Voir par exemple David BERCUSON et Barry COOPER (1991) ou Mordecai RICHLER (1992).

(4) Ce texte de Fernand DUMONT a été publié pour la première fois en 1962 dans Situation de la recherche sur le Canada français, Fernand Dumont et Yves Martin (dir), Québec, P.U.L.

(5) C'est ainsi que Habermas, à la suite de Hegel définit la modernité. Voir HABERMAS (1988a).

(6) Nous avons développé plus longuement cette question dans, Joseph-Yvon THÉRIAULT (1989).

(7) À l'exception de Simon LANGLOIS (1991), le concept de société globale a peu été utilisé après les années 1980 dans l'analyse sociologique. Évidemment, il demeure une référence importante dans la rhétorique nationaliste.

(8) Sur l'existence au Québec de cette identité frêle caractéristique de la société des individus, voir aussi le très beau livre de François RICARD (1992) et LÉTOURNEAU (1991).

(9) Voir, pour une discussion de cette question, THÉRIAULT (1992).

(10) Dans une entrevue à la revue Le Débat, HABERMAS (1988b, pp. 170 et ss.) souligne comment ce relâchement du lien sociologique au sein de l'électorat des démocraties occidentales est le signe d'une profonde transformation des attitudes des individus vis-à-vis les institutions politiques.

(11) Dans Genèse de l'identité québécoise, Fernand DUMONT (1993, pp. 321 et ss.) rappelle comment la nation québécoise, après les années 1830, s'est construite sur l'oubli du politique.

(12) Voir sur la question du patriotisme constitutionnel, HABERMAS (1990), et LEYDET (1992).

(13) Voir sur cette question Seyla BENHABIB (1992).

(14) Nous nous référons en grande partie à l'interprétation que fait Robert LEGROS (1990) de l'œuvre d'Arendt en conclusion de son ouvrage L'Idée d'humanité.

Retour au texte de l'auteur: Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 22 août 2004 20:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref