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Alain TOURAINE
“LES ÉCOLES SOCIOLOGIQUES”.
Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 14, printemps 1990, pp. 21-34. Montréal: Département de sociologie, UQAM.
- Introduction
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- 1. La sociologie classique, apogée et décomposition
- 2. De nouvelles écoles sociologiques
- 3. Une théorie générale est-elle possible ?
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- Résumé / Summary
INTRODUCTION
Parler de tendances ou d'écoles à l'intérieur d'un champ de connaissances suppose en premier lieu que l'unité de ce champ soit définie, en deuxième heu, que l'intégration des résultats de recherche dans une théorie unifiée se heurte à des obstacles insurmontables, de telle sorte que restent face à face deux ou plusieurs mises en forme théoriques, en troisième lieu, que cette diversité soit effectivement théorique, c'est-à-dire qu'elle ne puisse pas être réduite à une pluralité d'opinions ou d'idéologies.
De ces trois conditions de formation d'un débat théorique entre écoles, la deuxième est la plus facile à observer dans le cas de la sociologie. Certains trouveront même dérisoire l'éventuelle prétention de la sociologie à une scientificité si forte qu'elle éliminerait tous les débats. Pourtant l'histoire de la sociologie a fourni quelques exemples d'hégémonie intellectuelle d'une école qui s'identifiait même à la sociologie tout entière. On a pu décrire une telle situation en France au début du siècle, quand l'école durkheimienne imposait sa loi et rejetait dans l'ombre les noms d'Espinas, de Le Bon ou de Tarde qui n'en sont plus vraiment sorti malgré d'intelligents efforts de réhabilitation. Plus près de nous est le cas de l'école structuro-fonctionnaliste. Dans son allocution de président de l'American Sociological Association, Kingsley Davis proposa de renoncer à toute dénomination particulière pour ce courant dont T. Parsons était la figure centrale, car n'était-il pas la sociologie tout entière ? Davis observait qu'il n'existait pas d'autre théorie générale, ce qui était en partie vrai étant donné l'ampleur de l'ambition intellectuelle de T. Parsons qui avait voulu intégrer la sociologie, la psychologie, l'anthropologie et même l'économie dans sa General Theory of Action. Pendant les années 1950, l'épuisement de l'école de Chicago et la relative faiblesse des courants interactionnistes aux États-Unis mêmes, et l'influence sans rivale des États-Unis et de leurs grandes universités dans le monde donnèrent à l'école structuro-fonctionnaliste une influence qui n'était limitée que par un marxisme déjà réduit à une idéologie politique et qui ne produisait aucune oeuvre importante. Enfin et de manière plus limitée, on peut dire que pendant les années 1970, le structuro-marxisme a conquis, non seulement en France et en Amérique latine mais dans beaucoup d'autres pays aussi, une influence si prédominante qu'elle a été transformée souvent en exclusion des autres courants. Il reste encore aujourd'hui ici ou là des traces de ce pouvoir intellectuel qui s'est emparé, comme l'avait fait l'école durkheimienne, de certaines forteresses intellectuelles.
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1. La sociologie classique,
apogée et décomposition
La force de ces écoles, qui furent en un temps dominantes, a une raison profonde : elles ont toutes apporté une réponse extrêmement nette à la question qui me semble définir de manière centrale la réflexion sociologique : quelle est la relation entre le système et les acteurs, entre les institutions et les motivations ? Ce qui définit la sociologie n'est pas qu'elle étudie les sociétés contemporaines complexes, ce qui la différencie de l'histoire ou de l'ethnologie, mais qu'elle affirme que tout système social se définit par la relation qui s'y établit entre les valeurs, normes et formes d'organisation du système et les orientations des acteurs. S'il n'existe pas dans un ensemble social de correspondance de cet ordre, personne ne le définit comme une société : une prison et a fortiori un camp de concentration ne sont pas des sociétés. Et spontanément, ceux qui les étudient s'efforcent de trouver, à l'intérieur de ces institutions totales, une société ou des éléments de vie sociale qu'on appelle souvent informels pour bien indiquer que n'en font pas partie ceux qui appliquent des règles purement coercitives. Pour qu'existe une société, il faut au moins que ses membres respectent la loi, que les acteurs intériorisent de quelque manière la norme. T. Parsons occupe et occupera longtemps la place centrale dans la sociologie du milieu du siècle parce qu'il a organisé sa construction complexe autour de l'analyse des correspondances entre les normes du système et les conduites des acteurs. Ce faisant, il était l'héritier d'une longue tradition qu'on peut appeler celle de la modernité. À partir du moment où les conduites ne s'analysent plus par leur conformité à un ordre divin considéré comme naturel, où s'efface l'image du Père et où s'affaiblit conjointement la théorie du droit naturel qui triomphe encore avec les déclarations des droits américaine et française de la fin du XVIIIe siècle, sur quelles bases faire reposer la morale, les règles de la vie en société, si ce n'est sur la fonctionnalité de chaque conduite pour la bonne marche de l'ensemble ? Par quoi remplacer le pouvoir du Père sinon par l'intérêt des Frères ? Et comment définir cette fonctionnalité en dehors d'une conception rationaliste de l'action sociale ? C'est pourquoi l'idée de fonction s'est identifiée avec celle de modernité par l'intermédiaire surtout du thème concret de la division du travail. C'est bien Parsons qui est l'héritier direct de cette pensée du XVIIIe siècle ; Hobbes et Rousseau d'un côté, Locke et Montesquieu de l'autre, ont construit les premières théories proprement sociales de la société. Mais les deux derniers sont les ancêtres les plus directs de Parsons, tandis que les deux premiers ont influencé plus directement Durkheim qui est moins sensible au thème de la fonctionnalité qu'à celui de l'unité de la conscience collective, qu'il voit même menacée par certaines formes de division du travail. Max Weber est le père spirituel de Parsons parce qu'il a le plus explicitement affirmé la correspondance entre orientations de l'action sociale et formes « organisation économique et politique. Au point de la démontrer là où elle semblait le moins visible, dans les relations entre le dogme calviniste de la prédestination et l'esprit du capitalisme. La pensée de Durkheim apparaît plutôt à la charnière de la société moderne et de la communauté traditionnelle, ce qui lui donne sa force dramatique puisqu'elle est à la fois une sociologie du sacré et une sociologie politique, appuyant sa conception de l'intégration sociale à la fois sur l'éducation et sur la négociation collective. Ne peut-on pas dire que Durkheim est [23] le fondateur de la sociologie "classique" quand il pose l'exigence d'une reconstruction de la société après la dissociation de l'économie et du reste de la vie sociale, ce que K. Polanyi appellera plus tard La Grande Transformation, tandis que Parsons en est la figure centrale qui correspond aussi à l'hégémonie du modèle social américain, lui-même consciemment construit sur le respect de la loi, sur la correspondance entre institutionnalisation et socialisation ?
Enfin, si Durkheim est aux origines de cette sociologie classique et si Parsons est en son centre, le structuro-marxisme en marque la fin et, peut-on dire, le suicide. C'est pourquoi aucune figure proprement sociologique ne peut représenter cette école et sa force hégémonique aux côtés de Durkheim et de Parsons car l'affirmation centrale de cette école est que la logique du système est une logique du pouvoir, étrangère aux motivations des acteurs, égarés au contraire dans une fausse conscience qui n'est qu'une ruse du système pour maintenir et renforcer les intérêts du centre sur la périphérie, pour accumuler le capital économique, politique et culturel.
Ainsi le puissant courant, à la fois philosophique et sociologique, qui va de la théorie critique de l'école de Francfort au structuro-marxisme qui triompha en France et ailleurs dans les années 1970, représente moins une école - une sociologie de gauche face à une sociologie de droite - qu'une force presque permanente de critique et de décomposition interne de la sociologie classique. Comme si l'équilibre et la complémentarité entre le système et les acteurs étaient toujours menacés par le triomphe écrasant d'une logique du système.
Ceci explique que cette sociologie critique, malgré ses racines marxistes ou peut-être à cause d'elles, n'ait jamais été une sociologie des conflits et des mouvements sociaux. Au contraire, jamais la dénonciation des illusions de l'action et de la conscience petite-bourgeoise n'a été poussée aussi loin. Ce qui se comprend et donne toute son importance à cette école si on reconnaît qu'elle ne cherche pas à être une analyse des conduites sociales observables mais plutôt une critique proprement interne d'une sociologie classique qui impose une sorte d'harmonie préétablie entre le système et les acteurs. La sociologie critique est moins soucieuse de démontrer l'existence d'acteurs que de dénoncer la toute-puissance et l'égoïsme du système et son identification à sa propre puissance et au renforcement des privilèges des puissants.
Comment expliquer cette orientation sinon par la situation historique dans laquelle s'est développée cette pensée critique ? Le propre des sociétés industrielles du milieu du XXe siècle est qu'elles semblent capables de se débarrasser de leurs conflits structurels. Quelquefois par l'abondance économique et ce qu'on a appelé la culture et la société de masse ; d'autres fois, plus dramatiquement, par l'établissement d'un pouvoir totalitaire contre lequel les mouvements populaires et les protestations des intellectuels comptent peu, quand ils ne se transforment pas eux-mêmes en forces de consolidation du pouvoir totalitaire, comme l'a montré surtout l'exceptionnelle capacité des dirigeants politiques et syndicaux, comme des [24] intellectuels communistes, à défendre le totalitarisme stalinien et ses successeurs. Il est juste de parler de théorie critique car cette dénomination même indique clairement qu'il s'agit moins ici d'une véritable école sociologique, capable de produire des conséquences partiellement intégrables avec d'autres ensembles de connaissances, qu'une critique de la sociologie classique. Il est assurément possible d'opposer un fonctionnalisme de droite à un fonctionnalisme de gauche, mais il ne faut en réalité oublier ni ce qui oppose ces deux courants ni ce qui les unit car la sociologie fonctionnaliste critique est à la fois la décomposition de la sociologie classique et son prolongement. Pour les deux courants, la société est une unité, est capable d'assurer, par la persuasion ou par la contrainte, une correspondance entre des institutions ou un pouvoir, d'un côté, des représentations et des conduites, de l'autre.
La forme la plus extrême de cette sociologie "classique" fut aussi la plus désespérée : c'est celle qui s'organisa autour de l'idée de système totalitaire pour rendre compte précisément de la capacité de ces systèmes d'éliminer toute opposition et donc de rendre impossible leur propre transformation.
Est-il artificiel de dire qu'au moment où j'écris, c'est-à-dire au moment exact où s'écroulent les régimes d'inspiration totalitaire imposés par l'Union soviétique aux pays de l'Est européen, ce n'est pas seulement l'idée de système totalitaire qui se révèle fausse, puisqu'elle n'a pas empêché la formation de Solidarnosc et la crise du système soviétique lui-même, mais bien toute cette sociologie classique, et surtout l'affirmation de la correspondance entre les institutions et les motivations par lesquelles se définirait l'idée même de société ? Et c'est de la décomposition de cette sociologie classique, trop ambitieuse, que naissent deux premières écoles, irréductiblement opposées l'une à l'autre. La théorie critique peut constituer par elle-même une forme partielle de décomposition de la sociologie classique ; mais, si elle nous montre un système sans acteurs, il faut qu'une autre école sociologique nous montre des acteurs sans système. Nous devons donc maintenant nous tourner d'un côté opposé à celui où se développèrent la théorie critique et le structuro-marxisme. C'est aux États-Unis qu'il faut suivre l'existence permanente de cette image de l'acteur sans système. La société américaine a toujours reposé sur la pensée du XVIIIe siècle, sur le droit, la religion et l'éducation. Mais ce soubassement, qui reste presque intact à la fin du XXe siècle, a été recouvert par des expériences absolument différentes qu'apporta un long XIXe siècle : la conquête d'un territoire immense jusqu'à l'océan Pacifique, une immigration massive, la croissance rapide et peu organisée d'une économie marchande et industrielle. À la société close et fortement contrôlée de la Nouvelle-Angleterre, s'ajoute le marché en ébullition de New York et de Chicago. À l'intégration sociale et culturelle des petites villes se substitua la superposition des vagues d'immigrés, des minorités nationales, des classes sociales, dans les grandes métropoles. Chicago devint le laboratoire où fut étudiée cette dissociation de l'acteur et du système, sous la forme surtout de l'immigré et du marché du travail où il cherche sa subsistance. L'expérience américaine la plus dramatique n'est-elle pas celle de cette juxtaposition de puissantes forces d'intégration institutionnelles et nationales [25] autant qu'économiques et de permanents mécanismes à la fois de ségrégation et d'autodéfense communautaire ? Les États-Unis ont été un melting pot et son contraire, un patchwork de communautés se maintenant autour de leur école, de leur Église et de leur langue. Il est vrai qu'après la Seconde Guerre mondiale, les forces d'intégration l'ont emporté et que l'école de Chicago perdit la bataille contre le structuro-fonctionnalisme. Mais pour peu de temps. L'arrivée de nouvelles vagues d'immigrants en provenance surtout « Amérique latine, le maintien puis la croissance de la marginalité urbaine, la force de certaines communautés et récemment l'extension rapide de la consommation des drogues dures ont provoqué un renouveau vigoureux d'études portant sur les conduites d'acteurs non intégrés dans le système. De Becker à Goffman et aussi àl'edino-méthodologie, nombreux sont les courants qui redonnent force à cette image d'acteurs qui se débrouillent, en créant une culture informelle, en se masquant, en jouant des rôles qu'ils n'ont pas intériorisés, en trichant, en se rétractant pour subsister ou même prospérer dans un monde qui est plus une jungle qu'un système institutionnel. Structuro-marxisme et interactionnisme représentent les deux moitiés séparées de la sociologie structuro-fonctionnaliste brisée.
Ce qui fait hésiter à parler ici d'école, c'est qu'il s'agit en effet peut-être davantage de la décomposition de la sociologie classique que de la constitution d'analyses partiellement intégrables. L'opposition de ces deux courants de pensée correspond trop bien à celle de deux types de sociétés. La théorie critique d'inspiration marxiste directement ou indirectement est obsédée par l'image du pouvoir absolu. Les interactionnistes sont immergés au contraire dans une société-marché où toutes les institutions sont débordées par les pratiques. L'interactionnisme a prospéré surtout aux États-Unis, tandis que le structuro-marxisme a triomphé en France, pays obsédé par ses relations ambivalentes d'amour et de haine à l'égard de son État, et en Amérique latine, à l'époque où triomphait une forme extrême de théorie de la dépendance qui trouvait explication à tout dans l'impérialisme nord-américain.
Mais au-delà de ces nuances d'interprétation, il apparaît clairement que l'existence même de la sociologie classique est ébranlée par la destruction ou la décomposition de la correspondance entre le système et les acteurs. Dans les idées comme dans la vie publique, ils s'opposent désormais plus qu'ils ne se correspondent, de la même manière que vie privée et vie publique ne se correspondent plus. C'est ce qu'exprime, au-delà des incertitudes de son contenu, le thème de la postmodernité qui est entré dans le champ des sciences sociales comme double critique radicale du structuro-marxisme et de l'interactionnisme. J. Baudrillard, après avoir produit pendant quelques années des exercices de style structuro-marxiste, retourna son esprit critique contre celui-ci et brûla ce qu'il avait adoré, englobant la théorie critique dans le monde de l'artifice qu'elle dénonçait. Triomphe de la société de marché sur la fausse conscience gauchiste et sociologie du trompe-l'œil. Parallèlement, contre les interactionnistes qui maintenaient encore des acteurs qui cherchaient à jouer le jeu, des critiques dénoncèrent l'enfermement de non acteurs dans un narcissisme dont d’autres chantèrent bientôt [26] la légèreté libératrice. À la fin des années 1970, Lasch et surtout Sennett déplorèrent The Fall of Public Man ; dix ans plus tard, Lipovetski fit l'éloge de l'Ère du vide. Ici encore, on hésite à parler d'école sociologique tant les positions sont extrêmes et incapables de se transformer en démonstration, mais il est temps de conclure qu'après un demi-siècle d'accumulation des critiques contradictoires et complémentaires élaborées par la théorie critique, l'interactionnisme et finalement le postmodernisme, l'affirmation orgueilleuse de la sociologie classique doit être abandonnée : non, institutions et motivations ne sont pas en réciprocité de perspectives ; non, la société moderne ne repose pas sur une différenciation rationnelle des fonctions et des rôles et n'est pas organisée autour de ce principe central d'intégration.
Et comment ne pas ajouter, en passant de la sociologie à l'état de la société contemporaine, que nous voyons disparaître aussi l'unité supposée de la modernisation économique, de la liberté politique et de la justice sociale, qui n'est en effet pas inscrite dans un monde où augmentent les inégalités entre le Nord et le Sud, entre le secteur intégré et le secteur marginalisé de la plupart des sociétés nationales.
2. De nouvelles écoles sociologiques
À partir de l'abandon de la sociologie classique, trop simple et trop idéologique à la fois, et à condition de ne pas recourir à la solution désespérée d'une séparation absolue des acteurs et du système, il faut chercher de nouvelles réponses. C'est alors seulement qu'on peut parler en un sens exact d'écoles, car ces réponses, ces efforts de reconstruction de la sociologie, sont à la fois différents et non exclusifs les uns des autres, de sorte que s'il est possible et même nécessaire de proposer diverses interprétations des relations entre ces écoles, aucune de ces tentatives d'intégration intellectuelle ne semble emporter la conviction générale. Cette situation intellectuelle ne démontre-t-elle pas l'interdépendance en même temps que la séparation des écoles sociologiques ?
J'aperçois à l'heure actuelle trois réponses originales à la question à nouveau ouverte des relations entre acteur et système. Il faut les décrire avant de les situer les unes par rapport aux autres et de s'interroger sur leur intégration possible.
Celle qu'il faut nommer la première est la plus proche de la sociologie classique, bien qu'elle se sépare de celle-ci de manière très profonde. Pour elle, l'erreur de la sociologie fonctionnaliste a été de se construire autour d'une image statique, structurelle ou même organiciste de la société ; or nous sommes entrés dans un monde de changement continu qui élimine les mécanismes centraux de contrôle. En un mot, la société, comme l'économie, est un marché dont il faut étudier à la fois les variations et les déformations et dans lequel les acteurs élaborent des stratégies rationnelles mais qui sont limitées et déformées par l'existence de monopoles ou d'oligopoles, mais aussi par des négociations, des [27] compromis et des conflits. Cette école est néo-rationaliste, comme le proclament justement ses représentants les plus influents, H. Simon ou M. Crozier, puisqu'elle montre des acteurs intervenant aussi rationnellement que possible sur un marché qui déborde largement toutes les planifications et réglementations. Certains auteurs insistent plus sur les conduites d'innovation, de type entrepreneurial, d'autres sur les conduites de négociation de type politique. Mais tous partagent la même conception dynamique de la vie sociale qui n'est plus définie comme système mais comme ensemble de processus de changement social.
Mais que cette réponse est fragile ! Qu'elle laisse sans explication satisfaisante la marginalisation d'une partie de la population de tous les pays ! On pourrait la définir comme le lieu idéologique de la réconciliation entre les politiques sociales démocrates et l'économie de marché, ce qui montre son importance considérable dans une Europe occidentale que ce rapprochement définit mieux que tout autre processus social. Mais le monde n'est-il pas tout autant dominé d'un côté par l'affrontement des systèmes d'armes et de l'autre par les mouvements néo-communautaires agressifs qui dénoncent par la violence ce qui menace un pouvoir identifié à une croyance et à une histoire ? Il est difficile de faire entièrement confiance aux forces du marché et aux négociations collectives pour assurer l'intégration sociale des acteurs. La sociologie classique a trop cru dans les institutions ; la sociologie néo-libérale croit trop dans l'intérêt et dans la recherche de compromis raisonnables. Spencer ne peut pas se relever triomphant des critiques de Durkheim.
Ce qui démontre la vigueur de l'école qui radicalise à l'extrême les positions du rationalisme néo-libéral et dont le nom même, l'individualisme méthodologique, indique la rupture avec la sociologie puisqu'il s'agit de démontrer que la logique de l'intérêt l'emporte toujours en dernière instance et que la société n'est qu'un effet imprévu, pervers, de l'agrégation de conduites rationnelles, comme un embouteillage résultant du choix du meilleur itinéraire par tous les conducteurs. Mais ici, tous les sociologues se retrouvent unis pour écarter la menace qui pèse sur eux et ils s'emploient à montrer, comme l'a fait en particulier A. Pizzorno, que la poursuite de l'intérêt individuel est une explication faussement brillante car dans la plupart des cas, cet intérêt n'est pas visible, de sorte que nous donnons plus d'importance à l'identification à un groupe d'appartenance qu'à la poursuite de l'intérêt. Cet intérêt ne s'aperçoit qu'à travers un réseau complexe de relations, de conflits et de négociations proprement politiques. Il est vrai que l'intérêt du salarié est de ne pas se syndiquer et de ne pas faire la grève en attendant, en bon free rider, que d'autres se soient battus pour lui, mais plus vrai encore que ces salariés pensent souvent que leur meilleure défense est la force de leurs syndicats, qu'ils doivent renforcer et qui mobilisent souvent une certaine conscience de solidarité, même quand les buts de l'action collective sont purement économiques.
C'est contre ce libéralisme sous toutes ses formes que s'est développée une deuxième réponse, plus éloignée des conduites observables mais plus élaborée philosophiquement. Elle veut retrouver un principe central, institutionnel et [28] même politique, d'intégration sociale, mais elle sait, dès le départ, qu'elle ne peut plus le découvrir dans la rationalité instrumentale de la société moderne telle que la décrit Weber. Ce principe pour elle est la démocratie ; et elle la redéfinit d'une manière originale. Pendant longtemps, à la suite de J.-J. Rousseau et de la Révolution française, nous avons défini la démocratie comme la volonté générale de créer une communauté, conception qui s'était réduite ensuite plus pratiquement à la loi de la majorité. Or nous avons appris à nous méfier de cette conception, comme aussi de l'idée socialiste. Car c'est au nom du peuple, de la nation et des travailleurs que se sont constitués la grands régimes totalitaires du XXe siècle. Comme s'était déjà installée la Terreur au centre de la Révolution française. La démocratie doit donc être redéfinie par la liberté négative plutôt que par la liberté positive, pour employer le langage d'Isaiah Berlin. La démocratie doit être d'abord le régime qui empêche quiconque de s'emparer et de garder arbitrairement le pouvoir, pour employer des mots qui sont aussi ceux de Karl Popper. Ce qui n'est pas une position sociologique. Elle le devient quand on justifie la reconnaissance de cet espace public non pas par le droit naturel de chaque sujet, comme le fait la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais par les exigences de l'intersubjectivité, si on définit la démocratie comme communication, c'est-à-dire comme processus de dégagement de la part d'universel, de vérité, d'authenticité qui se trouve dans les conduites particulières qui sont aussi animées par l'intérêt, la concurrence et le conflit. Tel est le principe de la critique de la raison démocratique écrite par J. Habermas sous le titre de Théorie de l'agir communicationnel. L'importance proprement sociologique de cette école est considérable et correspond - critère essentiel - àdes pratiques que nous considérons aujourd'hui comme d'une importance centrale. Le processus démocratique n'est-il pas argumentation, écoute, intégration du plus grand nombre de points de vue possibles et, pour le définir d'un mot plus concret, tolérance ? Et la tolérance ne va-t-elle pas beaucoup plus loin que le compromis qui s'établit sur le marché quand elle reconnaît la part de vérité qu'il y a dans chacun de ceux qui argumentent ? Si nous ouvrons un débat public sur l'avortement, l'intégration, la mise en marge ou le rejet des étrangers, le traitement des grands malades ou le génie génétique, notre tolérance ne repose-t-elle pas sur la conviction que la vérité est trop complexe pour être entièrement déposée dans les mêmes mains et qu'au lieu d'opposer le conflit inexpiable au consensus sans faille, nous devons installer notre vie sociale à mi-chemin, dans la recherche de la vérité qui est de l'ordre de la connaissance esthétique ou des conduites morales autant que de la rationalité scientifique et technique, à travers l'argumentation et l'écoute de l'autre ? Le thème de la démocratie mérite bien d'occuper aujourd’hui la place centrale qui fut celle de la rationalité dans la pensée sociale des XVIlle et XIXe siècles. Mais il est aussi difficile « admettre l'image de la société-académie que celle de la société-marché. Ce qui leur manque en commun est de tenir compte des rapports sociaux de domination. Et c'est ici qu'il faut réintroduire une référence au marxisme dont l'absence jusqu'ici dans ce texte a pu étonner. Il n'y avait en effet pas à parler du marxisme dans cette analyse, car s'il a apporté de profondes réflexions sur beaucoup de phénomènes sociaux, il n'a pas été une sociologie, il ne s'est pas situé à l'intérieur du champ sociologique, tel que je l'ai défini, car il a constamment opposé la société à la nature, les rapports sociaux de production aux [29] forces productives, trouvant donc dans une philosophie de la nature, qui est aussi une philosophie de l'histoire, le principe de ses analyses. C'est pourquoi le marxisme s'est si longtemps développé en dehors de la sociologie et pourquoi ceux qui proclament leur adhésion au marxisme et aux forces politiques qui s'en inspirent ont refusé l'existence même de la sociologie. Ce rejet était chargé de sens, même s'il faut interpréter ce sens d'une manière défavorable au marxisme, de plus en plus en marge de la sociologie et qui ne s'y réintroduit que dans ses variantes gauchistes qui, je le répète, ont été beaucoup plus des critiques philosophiques et idéologiques de la sociologie classique que des sociologies proprement dites, c'est-à-dire un ensemble de propositions appuyées par un appareil de démonstration.
Mais l'inspiration sociale du marxisme doit être prise en compte et elle peut l'être dès lors qu'elle est libérée de la présentation historiciste et naturaliste qui en a été donnée. Affirmant même qu'une vision complète et équilibrée de la sociologie n'est pas possible, tandis que des thèmes aussi importants que ceux des conflits sociaux centraux dans un type de société et des mécanismes de légitimation et de maintien d'un pouvoir de classe n'ont pas été réincorporés dans le champ de la sociologie, ce qui suppose que les "luttes de classes" sont définies en termes proprement et uniquement sociaux, ce qui n'est pas le cas dans le marxisme, où le prolétariat est plus un agent de la nécessité historique qu'un acteur social, comme le montre avec éclat l'analyse sociologique la plus célèbre du marxisme, celle de la conscience de classe par Lukacs. C'est cet objectif de sociologisation de l'idée de lutte des classes que vise la création du concept de mouvement social, tel qu'il existe dans la tradition européenne et tel que je me suis efforcé de l'élaborer. Il s'agit d'écarter à la fois une philosophie de l'histoire de type hégéliano-marxiste et une conception qui réduit les mouvements sociaux à être des signes de mauvais fonctionnement des mécanismes institutionnels de traitement des conflits sociaux. En définissant les mouvements sociaux comme les actions collectives opposées entre elles pour la transformation d'orientations culturelles en institutions et en formes d'organisations sociale, comme des conflits autour de la mise en œuvre sociale de valeurs culturelles. Ce qui donne à un mouvement social une double dimension, d'un côté conflictuelle, puisqu'un mouvement se définit toujours par une lutte pour le pouvoir, de l'autre intégratrice, puisqu'il en appelle contre son adversaire aux orientations culturelles auxquelles l'un et l'autre se réfèrent, comme les industriels - privés ou publics - et les salariés se sont référés conjointement à la culture industrielle en même temps qu'ils luttaient les uns contre les autres. En termes plus généraux, cela revient à intégrer les notions de système et d'acteur dans celle de système d'action qui combine les références aux intérêts, aux mécanismes politiques et aux orientations culturelles qui reçoivent d'autres écoles une attention exclusive.
Cette formule annonce-t-elle sans surprise qu'il existe une école, celle de l'auteur, de toute évidence, qui a une portée plus générale que les autres, de sorte que celles-ci ne seraient que des points de vue particuliers, victimes d'illusions de perspectives ? Cette conclusion est assurément naïve mais un tel jugement ne [30] suffirait pas à s'en débarrasser car il est naturel que chacun affirme la vérité de ce qu'il propose contre d'autres positions qu'il tend à juger à l'aune de ses propres analyses. Il faut donc définir plus directement les limites de la sociologie "actionnaliste", les raisons qui justifient l'existence indépendante d'une sociologie néo-libérale et d'une philosophie politique de la démocratie, pour conclure enfin sur leur intégration possible.
Le rationalisme néo-libéral ne peut pas être éliminé du point de vue même d'une sociologie de l'action, car l'analyse du marché est la seule protection efficace contre une analyse de la société comme appareil de reproduction du pouvoir et des inégalités. L'idée de marché, et donc celle de systèmes politiques concurrentiels, est la seule qui impose de renoncer àune conception hégémonique de la domination sociale, qui empêche de s'abandonner à l'image de la société comme discours de la classe ou de l'élite dirigeante. Les acteurs sociaux et leurs conflits ne peuvent pas être pensés en dehors d'une ouverture politique et sociale, donc de l'absence d'hégémonie d'une catégorie dominante, clergé, aristocratie, bourgeoisie ou parti-État. Inversement, on l'a dit, la sociologie néo-libérale tend à éliminer la sociologie de l'action en dissolvant l'idée de mouvement social dans la multiplicité des conflits et tensions propres à un ensemble en perpétuelle transformation et soumis aux pressions d'un environnement non contrôlé.
De la même manière, il n'existe pas de mouvements sociaux si, en même temps que se développent des conflits qui peuvent se réduire à la guerre ou à la concurrence économique, ne se construit pas concrètement la reconnaissance de ce qui est commun aux adversaires et qui fait qu'ils ne sont pas seulement concurrents. La démocratie n'est jamais un champ de bataille et c'est une erreur dramatique des pensées révolutionnaires d'avoir identifié mouvements sociaux et prise de pouvoir de l'État par la violence. Révolutions et mouvements sociaux sont contradictoires et tendent naturellement à se détruire, tandis que démocratie et mouvements sociaux sont interdépendants, complémentaires, en théorie comme en pratique. Mais la démocratie n'est pas seulement une condition de formation des mouvements sociaux. De même que le marché est le grand agent du mouvement, la démocratie est un agent de l'ordre, puisqu'elle se traduit par la loi et son respect. On pourrait définir à l'inverse les mouvements sociaux, si on ne voulait pas les placer au centre de l'analyse, comme des agents de communication entre l'ordre et le changement : l'ordre est un, le changement est multiple, les mouvements sont définis par l'opposition de ceux qui détiennent le pouvoir de mise en œuvre sociale des ressources culturelles et de ceux qui en appellent à celles-ci contre les dirigeants qui en commandent et contrôlent l'usage social.
3. Une théorie générale est-elle possible ?
Peut-on aller plus loin et s'élever à une théorie générale qui ne combine pas seulement des approches théoriques particulières en établissant entre elles des [31] relations de complémentarité et de non-agression, mais en les intégrant vraiment au sein d'une vision cohérente de la vie sociale ?
Une telle théorie n'est concevable que si on écarte résolument l'idée autour de laquelle s'est constituée la sociologie classique, l'idée de société. Car cette idée fut beaucoup plus que la définition d'un champ d’observation ; elle apporta un principe explicatif que représente bien le nom de fonctionnalistes qu'on peut donner aux sociologies classiques et dont ce que L. Dumont appelle le holisme est une forme extrême. L'idée de société est celle d'un système capable d'autorégulation et de défense contre les menaces extérieures et intérieures mais aussi celle (fun homme social, citoyen ou travailleur, qui doit remplir certains rôles définis eux-mêmes par le système mais intériorisés par un mélange de socialisation et de contrôle qui oblige, matériellement et moralement, l'individu à se comporter comme membre d'une collectivité et plus simplement comme être civilisé.
La difficulté intellectuelle devant laquelle nous sommes aujourd'hui est qu'au moment où se décompose l'idée de société le risque est grand de voir disparaître toute pensée sociale. Tandis que les uns, comme Luhmann, nous donnent une image physique et biologique du système social, d'autres nous peignent des acteurs privatisés, étrangers à la vie sociale, et d'autres encore dissolvent l'idée de système social dans l'image héraclitéenne d'une vie sociale qui est comme un fleuve en mouvement. Peut-on échapper à ce choix : ou bien maintenir et revivifier la conception fonctionnaliste, identifiée à la sociologie elle-même, ou bien proclamer l'explosion de la sociologie dont les éléments se retrouveront, les uns dans la psychologie clinique, d'autres dans la philosophie politique, « autres enfin dans une théorie générale du système, le reste dans ce qu'on nomme en termes purement descriptifs l'histoire du présent ? On ne peut nier que la pensée sociale soit dominée par ces tendances opposées. Tandis que Habermas se rapproche de Parsons, diverses formes de subjectivisme enferment l'acteur social dans une sphère privée, chargée d’émotions et d'identifications, tandis que la vie publique n'est plus que le champ de bataille des pouvoirs et des intérêts. Mais comment accepter cette décomposition qui signifie la disparition de la politique et des politiques sociales, abandon qui est en contradiction pratique avec la vie de nos sociétés où partout, au contraire, et malgré quelques contre-courants plus verbaux que réels, augmente la part du revenu qui est redistribuée ou influencée par des politiques publiques, où se développe le rôle des grandes organisations privées ou publiques, où la culture est même transmise et produite par des industries culturelles ? Il faut donc élaborer une conception de la vie sociale et en particulier des sociétés complexes contemporaines qui soit libérée du monisme de la sociologie classique héritière des philosophies politiques et des philosophies de l'histoire des siècles antérieurs et qui échappe en même temps à l'éclatement qui rendrait acteurs et systèmes étrangers les uns aux autres. Je ne vois pas d'autre réponse que dualiste, c'est-à-dire affirmant que le propre de la modernité est non pas la sécularisation et la rationalisation, mais la décomposition du monde "enchanté" du sacré qui donne naissance, d'un côté, à l'action technico-scientifique qui découvre et utilise les lois de la nature et, de l'autre côté, à une image du sujet humain, séparé de toute [32] référence à un ordre du monde et à un absolu, qui repose au contraire sur l'idée de conscience et donc sur le droit de chaque individu à construire et à protéger son individualité. La modernité est rationalité, certes, mais tout autant liberté. Ce dualisme fut porté au plus haut niveau dans une culture marquée par le christianisme, par Descartes et les théoriciens du droit naturel ; il fut détruit ensuite par le monisme de la philosophie des Lumières et de la philosophie de l'histoire et du progrès. Il reparaît aujourd'hui et se place au coeur de notre vie sociale, non pas comme un principe central mais comme un dialogue central, chargé d'échanges mais aussi de conflits, entre l'efficacité de l'action et la production de l'acteur comme sujet. Les journalistes ont Parlé récemment de génération morale. À juste titre. Et j'écris au moment où l'Europe centrale et orientale, passée presque sans transition des régimes traditionalistes à des dictatures plus ou moins fascistes puis au totalitarisme communiste, se libère enfin et affine sa foi en un Occident défini par son dualisme, par la séparation des Églises -religieuses ou politiques - et de l'État, par la reconnaissance des libertés politiques, par la limitation du pouvoir de l'État par loi, par la différenciation de l'économie et de la politique, ce qu'on appelle économie de marché, et par-dessus tout, par le respect des droits de l'homme.
Au même moment, une partie de l'Amérique latine cherche son chemin vers la démocratie et nul ne peut douter que, demain, la Chine, le Vietnam et aussi la Corée du Nord et Cuba sortiront des dictatures qui les écrasent. La chute des révolutions "progressistes" peut profiter aux nationalismes ou même aux intégrismes de toute sorte, les dictatures de la subjectivité se substituer aux dictatures de l'objectivité. Ces espoirs et ces menaces définissent le rôle de la sociologie. Définir les conditions actuelles de la combinaison de l'efficacité et de la liberté, par quoi se définit une société réelle aussi bien contre l'utopie du contrat social que contre l'utopie opposée du marché.
Ce qui transforme radicalement le problème des rapports entre le système et les acteurs. Au lieu qu'ils semblaient complémentaires, ils apparaissent opposés. Ce qui conduit à définir la démocratie certainement pas comme l'expression de la volonté générale, même pas comme un régime de libre délibération, mais plus Il négativement" comme le régime qui reconnaît la dualité de la liberté personnelle et de la rationalisation collective et qui l'organise au moindre coût. Ce qui suppose aussi que le système social soit aussi ouvert que possible, aussi peu planifié et contrôlé que possible, ce qui requiert l'existence du marché et des conduites sur lesquelles insistent les néo-libéraux. Ainsi se trouvent intégrées les trois écoles qui ont été définies à l'intérieur d'une sociologie qui a cessé d'être une philosophie sociale, un sociologisme, où les acteurs sont au service de la société comme les citoyens ou les sujets au service de l'État.
Ce qui ouvre aussi un champ de recherches très concret car les relations entre le système de production et la liberté personnelle ne sont pas simples. Parfois, c'est l'individualisme moral qui se dresse contre l'exigence de l'organisation collective ; parfois, au contraire, c'est l'identité, avec ses racines collectives [33] historiques, qui s'oppose au rationalisme instrumental de la production moderne. Batailles à fronts renversés qu'on serait heureux d'opposer l'une à l'autre mais qui pourtant sont constamment mêlées et liées par mille liens l'une à l'autre, comme l'ont été l'esprit de liberté et la religion dans notre région d'influence chrétienne.
À chaque grand type de société correspond une représentation de la vie sociale mais d'une manière qui n'exclut pas une certaine continuité dans le développement de la pensée sociale. Le XVIlle siècle réfléchit avant tout sur la société politique qui prenait conscience d'elle-même contre la monarchie absolue, en Grande-Bretagne surtout, dans les colonies d'Amérique et en France un siècle plus tard. Ce modèle fut remplacé au XIXe siècle par une vision historiciste. Mais la pensée sociale ne se constitue qu’en combinant l'analyse de l'ordre et celle du mouvement, comme le montre si clairement l'œuvre d'Auguste Comte qui donna son nom à la sociologie. Aujourd'hui, alors que s'écroule l'historicisme et que se constitue sous nos yeux un nouveau type de société où les communications entre être humains jouent le rôle central qu'occupa dans la société industrielle la domination humaine de la nature, la pensée sociale doit combiner l'analyse du mouvement, qui est devenue celle de marchés ouverts et enfin celle des conditions d'existence et de liberté d'un sujet personnel, mobilisé et menacé à la fois par le développement fulgurant des industries culturelles, celles qui le concernent non plus comme travailleur mais comme consommateur, c'est-à-dire dans sa personnalité et sa culture. Nous avons besoin d'une philosophie politique qui fait revivre le XVIlle siècle de Locke à Kant, mais tout autant d'une pensée libérale héritière de la pensée économique du XIXe siècle et plus encore d'une analyse des mouvements sociaux qui est moins le prolongement de l'étude marxiste des luttes de classes que la découverte des acteurs sociaux avec leurs valeurs culturelles autant que leurs intérêts économiques et leurs rapports sociaux. Ainsi s'introduit une vision cumulative dont il faut éliminer certes beaucoup de courants et d'idéologies mais qui n'efface pas la tradition au nom de la modernité, qui fait au contraire la plus grande place au retour à la philosophie politique classique, si visible chez Habermas, comme au retour à une tradition libérale longtemps écrasée par le volontarisme de despotismes plus ou moins éclairés.
Ce qui est nouveau est que la sociologie, créée autour d'une notion de société qui remplaçait celle de Dieu dans la pensée sociale et qui constituait donc un véritable garant métasocial des conduites sociales - ce pour quoi la société signifiait si souvent l'État et son pouvoir politique et administratif -, a vécu la longue décomposition de cette notion et qu'aujourd'hui la présence simultanée de l'école néo-libérale, de la philosophie politique de la démocratie et de la sociologie des mouvements sociaux nous conduit déjà vers une recomposition d'une sociologie libérée de toute philosophie sociale et de toute idéologie d'intégration, organisée autour des relations entre des acteurs et un système qui dialoguent, se complètent et s'opposent au lieu d'apparaître comme les deux faces de la même monnaie, celle de rationalité à laquelle était identifiée la modernité. La société n'est rien d'autre que l'espace où s'affrontent et se combinent la liberté de l'acteur et l'efficacité du système. Ainsi se trouvent définis à la fois la nature des [34] mouvements sociaux en conflit dans une société moderne, le champ de la démocratie et la nécessaire limitation des mécanismes de régulation sociale qui en appelle à son tour à l'ouverture du marché. Mouvements sociaux, démocratie, marché. Trois thèmes liés les uns aux autres par autant d’interdépendances que de conflits. La sociologie est avant tout une réflexion informée sur leurs relations et donc sur celle de l'innovation économique, du droit et des mouvements sociaux.
- Alain TOURAINE
- Centre d’Analyse et d'Intervention sociologiques
École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris
Résumé
Rappelant la spécificité de la sociologie par rapport à d'autres disciplines des sciences sociales, l'auteur présente les paradigmes des différents courants de la sociologie classique développés notamment par Durkheim, puis Parsons et enfin par le structuro-marxisme, l'interactionnisme et l'ethnométhodologie qui marquent le déclin de cette sociologie. Il examine par la suite les nouvelles réponses qui apparaissent dans le mouvement actuel de redéfinition du champ de la sociologie et parle de véritables écoles de pensée en gestation autour des thèmes de mouvements sociaux, de démocratie et de marché, pensés dans leur relation mais aussi leur opposition.
Summary
Recalling the specificity of sociology in relation to other social sciences, the author presents the paradigms of the different trends of classical sociology developed in particular by Durkheim, then, Parsons and finally by structuro-marxism and the opposite face of those trends, ethno-methodology and interactionism seen as signs of the destructuring of this sociological school. In the last part of his paper, he examines new responses appearing in the actual process of redefining the object of sociology and speaks of real schools of thoughts in development, around the themes of social movements, democracy and market analysed in their relation and opposition.
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