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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Touraine, “La sociologie après la sociologie.” Un article publié dans la Revue du MAUSS, 2004/2, no 24, pp. 51-61. Paris: Les Éditions La Découverte.

[51]

Alain TOURAINE

La sociologie
après la sociologie
.”

Un article publié dans la Revue du MAUSS, 2004/2, no 24, pp. 51-61. Paris : Les Éditions La Découverte.


Nature et limites de la sociologie classique [51]
Le déclin de la sociologie classique [54]
La sociologie post-classique [55]
La recherche des acteurs [58]
Retour à la société ? [60]


Nature et limites de la sociologie classique

L'unité de la sociologie qu'on nomme classique - parce qu'on admet qu'elle appartient déjà au passé - ne fut pas celle d'une théorie, d'un discours sur l'organisation sociale, sur les acteurs sociaux ou sur les modalités de changement des ensembles sociaux ; elle fut celle d'un objet de connaissance, comme l'avait voulu Auguste Comte. L'objet de la sociologie fut l'étude de la société et celle-ci fut définie de la même manière que la nature, la matière ou la vie. En fait, la définition de la société fut plus précise : elle fut définie comme un ensemble de mécanismes interdépendants assurant l'intégration ou la combinaison d'éléments opposés les uns aux autres : l'individualisme des acteurs et l'intériorisation de normes institutionnelles au service de l'intégration collective. Nous appelons société l'ensemble qui combine ainsi l'ordre et le progrès et aussi l'individualisme et la solidarité.

Toute définition de la société a donc reposé dans le passé sur l'idée qu'il existe des combinaisons et des médiations entre des éléments qui sont si opposés les uns aux autres que seule la société, c'est-à-dire un ensemble de règles et de procédures, peut empêcher un conflit ouvert entre eux et donc le chaos. Quelle est cette opposition fondamentale qui définit la modernité ? C'est la dissociation de l'ordre objectif et des valeurs subjectives. Dans beaucoup de pays et de situations, on a vu se développer, d'un côté, la raison, la mesure, la prévision économique et l'organisation du travail et, de l'autre côté, le portrait, le roman, l'histoire contée à la première personne et plus largement l'individualisme moral. Cette dissociation des deux univers est la meilleure définition connue de la modernité, car celle-ci brisa l'unité du monde religieux dans lequel le dieu créateur était aussi un être rationnel.

Pourtant, l'idée de société n'était pas apparue dès le début de la modernité. Pendant longtemps, on crut qu'il fallait remplacer Dieu par un [52] Souverain absolu, dépositaire de toutes les légitimités, à la fois père du peuple et gestionnaire, généreux et justicier. La formation du pouvoir politique, de l'État, de Machiavel à Hobbes comme de Jean Bodin à Bossuet, fut au cœur de la pensée politique ; elle cessa de l'être ensuite jusqu'à ce qu' elle réapparaisse dans des pensées relativement marginales, comme celle de Karl Schmitt.

La sociologie s'est formée à partir du moment où l'action rationnelle du souverain a été remplacée par l'opposition des forces de l'ordre et de la conscience, de la vie intérieure et de la vie extérieure, de la morale et de l'économie. L’idée de société s'est introduite au centre de la modernité pour empêcher la rationalité instrumentale et la conscience individuelle de se séparer complètement.

L'idée de société a donc désigné les moyens qui maintiennent entre l'acteur et le système une distance réelle, mais limitée et contrôlée par des mécanismes institutionnels. On pourrait définir cette sociologie classique comme la recherche d'une troisième voie entre les impératifs de la gestion rationnelle de l'économie d'une part, et les exigences de la conscience morale d'autre part. La position de Durkheim, proche de celle des solidaristes qui essayaient de s'interposer entre la droite et les socialistes révolutionnaires, fut typique de la situation et des intentions des sociologues qui, plus tard, en Europe surtout, s'identifieront très souvent au Welfare State et appuyèrent toutes les formes du socialisme non révolutionnaire.

Cette définition générale du champ de la sociologie n'exclut nullement de profondes différences entre diverses écoles de pensée. L œuvre de Talcott Parsons a donné une importance centrale aux institutions qui assurent le fonctionnement de la société. Très loin de lui, d'autres auteurs ont insisté sur le caractère répressif d'un ordre social fermé sur lui-même. La pensée la plus influente au cours du siècle, celle de Max Weber, a mobilisé une immense érudition au service d'une interrogation importante sur les rapports entre la religion - et donc la culture - et le développement capitaliste de l'économie. Il faudrait un livre entier pour montrer à la fois l'unité et la diversité de cette sociologie classique, mais il suffit ici de bien indiquer le principe central de sa définition : la recherche des combinaisons possibles entre acteur et système, qui sont toujours séparés, voire opposés, dans les sociétés modernes, qui ne peuvent pas non plus rompre leurs relations sans ruiner la vie personnelle comme la vie collective. C'est l'Europe qui a apporté le plus d'idées à la construction de la sociologie classique, mais c'est aux États-Unis que se développèrent les premières recherches sociologiques consacrées en grande partie à l'étude du maintien, si typiquement nord-américain, par les immigrés de la culture de leur pays d'origine à l'intérieur d'une société nationale ayant une grande capacité d'intégration.

Cet ensemble de travaux, d'idées et de recherches qui a constitué la sociologie classique depuis Durkheim jusqu'aux années soixante, s'est [53] développé après la rupture de l'univers intellectuel des Lumières. La conception du « sujet » classique avait été détruite par Nietzsche et par Freud avant que Durkheim n'ait construit son œuvre et que la vision rationaliste de l'organisation sociale et du progrès n'ait été, plus tôt encore, mise en cause par Marx. La sociologie classique n'est donc pas une des dernières manifestations de la philosophie des Lumières. Penser ainsi serait la réduire à un rationalisme très éloigné de son esprit. Cette sociologie classique appartient au grand mouvement des idées, formé à la fin du XIXe siècle et qui a mis en cause de manière radicale le rationalisme des Lumières.

Cette sociologie classique s'est répandue dans le monde à partir de ses centres principaux situés en Allemagne, en France et aux États-Unis, partout où s'imposait l'idée de société comme création d'un État-nation. En Amérique latine en particulier, où les nouveaux États se sont inspirés au cours du XIXe siècle de la constitution américaine et de l'esprit de la Révolution française, la pensée sociologique a été bien accueillie, au point même que le positivisme comtiste est devenu, dans des pays comme le Brésil et l'Argentine, l'idéologie d'une nouvelle classe moyenne, adversaire de l'Église catholique et de la vieille oligarchie. Mais c'est seulement après la Seconde Guerre mondiale que la sociologie latino-américaine a produit des œuvres importantes.

En revanche, là où l'État gardait le contrôle entier de la modernisation et par conséquent ne reconnaissait pas l'autonomie de la société civile et encore moins la supériorité de celle-ci sur le monde politique, la sociologie ne pénétra pas. Les dictatures ont toujours été ses adversaires résolus et les totalitarismes l'ont interdite ou détruite, comme cela s'est produit dans la plupart des pays d'Europe centrale - la Hongrie et la Tchécoslovaquie en particulier - où elle avait fortement pénétré avant l'arrivée des régimes autoritaires ou totalitaires.

En même temps, la sociologie, parce qu'elle est liée à l'État-nation et à l'existence d'une société civile possédant son autonomie dans le cadre de l'État-nation, est restée absente des pays colonisés comme de ceux où s'est maintenu le pouvoir des dirigeants traditionnels.

L'idée de société, qui est donc restée en dehors de si grandes parties du monde, a plus encore rejeté une large part de la vie sociale réelle des pays qu'elle étudiait. La pensée qui s'est voulue moderne et rationnelle a rejeté aussi bien les cultures traditionnelles que les communautés restreintes ou les pensées religieuses. La sociologie classique n'a pas pensé le monde dans son entier, mais seulement ce qu'on a appelé le monde civilisé. Ce qui a introduit une opposition brutale entre civilisés et sauvages ou colonisés. Cette polarisation s'est manifestée aussi clairement dans les sociétés « civilisées » que dans les autres, parce qu'elle cherchait à protéger la raison et le progrès contre la pression des catégories inférieures, ignorantes ou manipulées : les prolétaires, c'est-à-dire les catégories inférieures de [54] salariés, et tout autant les femmes, considérées comme esclaves de leurs sentiments et des traditions. La sociologie classique, qui mena consciemment une recherche d'intégration sociale et de fonctionnalité, fut tout autant une pensée qui opposa les civilisés aux barbares, les propriétaires aux salariés et les hommes aux femmes.

La raison historique première du déclin de cette sociologie classique est que son fondement le plus stable, l'opposition des have et des have not et aussi des hommes et des femmes, a été lentement détruite par une succession de grands mouvements sociaux fondés à la fois sur la recherche d'une libération et sur l'idée d'égalité. La sociologie a été plus souvent rejetée par les idéologies de ces mouvements que renforcée par leurs demandes. Le marxisme en particulier n'a pas exercé une grande influence directe sur la sociologie et l'idée d'une sociologie marxiste est restée faible et confuse. Elle n'a servi qu'à montrer qu'elle était presque vide tandis que la seconde se développait.

Le déclin de la sociologie classique

Ce déclin a été la conséquence des transformations de la vie et de l'action sociale elle-même. Assurément, des changements objectifs de situation économique, professionnelle ou autre ont joué un rôle dans cette transformation, mais c'est la crise des représentations anciennes de la vie sociale qui a provoqué, au-delà du déclin de l'ancienne sociologie, la création d'un nouvel espace intellectuel où s'est formé un ensemble de pensées qui constitue à l'heure actuelle ce qu'on peut appeler la sociologie contemporaine, qui est une sociologie de l'ultramodernité. Je défendrai ici l'idée que cette nouvelle sociologie occupe en fait une place plus importante dans la géographie des savoirs que la sociologie classique, en particulier parce qu'elle a su critiquer, mais aussi incorporer des résultats obtenus par la psychanalyse et le marxisme.

Les transformations qui ont suscité cette mutation de la pensée sociologique, et plus largement de toute la pensée sociale, y compris à ses niveaux les plus populaires comme à ses niveaux les plus abstraits, sont assez connues pour pouvoir être rappelées très brièvement. Mais il faut souligner ce qui, dans ces transformations, a suscité le plus directement la mutation de la pensée sociologique. On dit l'essentiel quand on évoque le passage d'une vie sociale définie en termes avant tout économiques à une autre où les catégories principales sont définies en termes culturels, donc concernent le domaine de la personnalité, donc du rapport de soi à soi, plutôt que celui des institutions sociales et de leurs fonctions.

Historiquement, ce sont les années soixante et soixante-dix, à partir du Free Speech Movement en Californie en passant par Mai 68 en France [55] surtout, mais aussi à Trento ou à New York, jusqu'aux grandes campagnes américaines pour les droits civiques des Noirs et contre la guerre du Viêt-nam, qui ont vu de manière accélérée s'opérer un changement de société et de culture, donc un changement de civilisation que la sociologie classique ne semblait pas capable de comprendre, comme l’a démontré la perte rapide d'influence de Talcott Parsons, maître incontesté de la sociologie dans les années cinquante et au début des années soixante, et largement délaissé depuis les années soixante-dix.

On assiste en fait à un renversement de perspectives. Ce n'est plus en termes de situations ou d'évaluations objectives, économiques ou autres, qu'est expliqué l'acteur social. C'est l'acteur culturel, son image de lui-même et ses revendications qui commandent une part rapidement croissante de la vie sociale, tandis que la globalisation de l'économie sépare celle-ci de toute « société » et plus concrètement des États nationaux, parmi lesquels on ne peut plus compter les États-Unis qui sont devenus un empire. La « société » n'est plus un produit de l’organisation économique. Et l’économie de son côté devient « sauvage », mieux définie par le marché que par les politiques économiques ou même par les projets des grandes entreprises. L'espace social et politique, quant à lui, est de plus en plus occupé, au moins au niveau national, par des problèmes qui concernent en premier lieu les rapports de chaque individu avec lui-même. Il faut ajouter à cette très brève analyse que cette nouvelle orientation de l'action vers lui-même, qui remplace la conquête de la nature par la construction de soi-même, est avant tout un modèle féminin qui remplace ou plutôt qui dépasse et incorpore le modèle masculin, qui perd sa place dominatrice.

La sociologie post-classique

Peut-on maintenir, dans cette nouvelle situation, la définition que j'ai donnée de la sociologie classique comme effort de combinaison de la rationalité instrumentale et de l'individualisme moral ? Non, simplement parce que la nouvelle situation, définie par la globalisation de l'économie et le renforcement du sujet personnel, conduit directement à une rupture presque complète entre le monde de l'objectivité et les efforts du sujet pour être la propre finalité de son action. Les anciennes symétries ont disparu ; la pensée et l'intervention du sociologue pèsent entièrement d'un seul côté ; elles s'efforcent de découvrir et d'étendre un espace social défini comme l'espace protégé des sujets personnels et collectifs qui cherchent par l'action collective, par des politiques publiques ou par des mécanismes institutionnels, à investir un territoire pour que celui-ci puisse être gouverné pour la satisfaction des besoins du sujet et en particulier de sa liberté créatrice. Territoire sacré qu'on aurait plutôt considéré dans le passé comme [56] antisocial, mais qui, au contraire, est occupé par de nouvelles institutions dont les buts sont directement opposés à ceux des anciennes institutions qui tendaient à renforcer la société, au prix même d'une répression exercée sur des individus ou des catégories.

Cette définition du nouveau champ de la sociologie s'applique-t-elle seulement aux pays les plus « développés » ou à tous et dans chaque pays s'applique-t-elle à toutes les catégories de niveau économique, d'éducation, d'âge ou de sexe ? Dans le passé, la réponse aurait été négative, au point que la sociologie et l'ethnologie - et pourquoi pas l'histoire ? - étudiaient divers types de sociétés.

Aujourd'hui, la mondialisation des échanges économiques, financiers et culturels, est si avancée qu'il est impossible de tracer des frontières entre sociétés « développées » ou non ou même entre celles qui suivent divers chemins de modernisation. Mais on ne peut pas se satisfaire de l'image superficielle d'un monde égal pour tous ; il faut trouver ce qu'il y a de commun entre l'individualisme des pays les plus riches et la défense repliée ou agressive de traditions ou de projets culturels qui sont menacés par la globalisation économique et culturelle. Au point même que l'étude de leur complémentarité et de leurs formes de combinaison constitue la partie centrale de l'analyse sociologique.

Cette intégration de situations très différentes n'est possible qu'à partir du moment où nul ne s'identifie entièrement à la modernité et où tous reconnaissent que leur mode de modernisation n'est pas le seul chemin qui mène à la modernité et tous reconnaissent que leur mode de modernisation a des traits spécifiques, ce qui n'empêche pas tous les individus et tous les groupes sociaux et culturels de se retrouver devant le même problème : comment combiner la participation au monde économique globalisé et à sa rationalité instrumentale avec la défense de projets culturels particuliers, en reconnaissant à tous comme à soi-même le droit d'opérer une telle combinaison, ce qui aboutit à lier trois éléments :

  • la reconnaissance de la globalité économique, qui n'est pas un universel mais un cadre d'activité de plus en plus commun à tous ;

  • l'affirmation d'orientations culturelles qui renvoient à des valeurs universalistes ;

  • enfin, le droit reconnu à tout un chacun d'opérer une combinaison spécifique des deux premiers éléments à sa manière.

Ces quelques mots évoquent clairement certains des débats centraux de la pensée sociale d'aujourd'hui et apportent des moyens de sortir des conflits entre des oppositions trop artificiellement construites. Il y a certes des communautariens qui donnent une priorité absolue à la défense d'une identité culturelle et qui s'opposent aux libéraux qui comptent sur l'ouverture des marchés pour détruire la recherche d'une homogénéité et d'une pureté qui a déclenché tant de guerres civiles et internationales.

[57]

Mais ces deux positions ne se correspondent pas directement, ce que j'ai indiqué en rappelant qu'il n'y a pas deux termes face à face mais trois, car la vie économique ne peut pas être identifiée à des principes universalistes d'orientation de la culture, mais toujours à des réalités concrètes, donc particulières.

H ne s'agit donc pas pour la sociologie de choisir entre un multiculturalisme qui peut mener à la perte de communication entre cultures enfermées en elles-mêmes et un « républicanisme » dont la France a produit les expressions les plus extrêmes. C'est de l'élimination de ces deux formules aussi socialement destructrices l'une par l'autre qu'il faut partir. Ceux qui pensent que le monde est divisé entre un Occident libéral et un monde musulman communautaire et même théocratique créent la situation qu'ils estiment dangereuse. Ce n'est pas au sociologue de faire des choix proprement politiques ; mais c'est à lui de montrer que l’affrontement des civilisations, conçu par Samuel Huntington et qui était loin de correspondre à la réalité, peut devenir terriblement réel et créer des blocs dans lesquels s'exercent, des deux côtés, le pouvoir de l'Un, guerrier et défenseur de la loi, sur la diversité des groupes sociaux et des intérêts particuliers.

C'est ici que la sociologie d'aujourd'hui retrouve celle d'hier. Nous sortons de plusieurs décennies dominées par l'idée que les dominés ne sont que des victimes, soit manipulées et punies ou surveillées, tandis qu'il ne peut y avoir d'acteur si on ne peut pas aller au-delà de la dénonciation des pouvoirs. Cette pensée brillante a été autodestructrice puisque la réduction des dominés à l'état de victimes est la position qui sert le mieux les intérêts des dominants. Cette sociologie de la pure dénonciation est épuisée, même si elle reste vivante dans la mémoire des livres et même si Michel Foucault continue à exercer une remarquable influence dans presque tous les domaines de la pensée sociale. Ce qui donne vie à la sociologie est la reconnaissance de plus en plus générale que le feu de l'histoire n'est pas éteint, que nous vivons à la chaleur d'une société ultramoderne et non pas dans le froid d'une société post-moderne. Car partout dans le monde et dans tous les secteurs de la vie sociale, les acteurs réapparaissent. À la fin du XIXe siècle, la passion de nos républicains pour la laïcité n'a pas empêché que le mouvement ouvrier devienne l’acteur le plus important de l'histoire sociale de cette période. Aujourd'hui, de même, il ne suffit pas de dénoncer le communautarisme le plus agressif pour empêcher les luttes pour la reconnaissance des droits culturels d'être aussi centrales que les luttes pour la reconnaissance des droits sociaux le furent il y a cent ans et celles plus centrales encore, un siècle plus tôt, pour les droits civiques. Le premier devoir du sociologue est de refuser les discours de rejet qui cachent mal la défense des privilèges et la négation de l'autre en tant que différent et égal à la fois. Et ce travail, qui doit être le nôtre, ne peut être mené que de tous les côtés à la fois, en Iran comme au Canada [58] ou au Pérou, dans les mouvements des femmes comme dans la défense des minorités ethniques, dans les débats sur l'école comme dans la lutte des écologistes.

La recherche des acteurs

Mais il faut s'interrompre ici pour répondre à une objection qui se fait entendre depuis la première ligne de ce texte. Ce programme ne jette-t-il pas la sociologie dans l'idéologie ? Devons-nous, après la plupart des acteurs eux-mêmes, parler en termes d'opposition du bien et du mal et porter constamment des jugements de valeur ? Cette objection n'est pas solide, mais il faut l'écarter. Car l'objet principal de la sociologie est d'étudier les efforts faits pour se débarrasser des visions idéologiques. Nous étudions des conduites orientées par des valeurs, mais nous n'expliquons pas ces conduites par des croyances ; nous les voyons comme des efforts pour créer des acteurs libres et responsables, qui cherchent des chemins pour traverser les montagnes qui bouchent leurs horizons. Et bien entendu, nous devons étudier tout autant ceux qui cherchent à se dégager des communautarismes pour défendre leur liberté que ceux qui défendent leurs droits culturels contre ce que certains appellent les forces incontrôlables et imprévisibles du marché.

Ce qui fait l'unité de la sociologie est la recherche des acteurs. Restent en dehors d'elle ceux qui affirment que tous les combattants sont morts ou que les croyances et les passions sont depuis longtemps dissoutes dans les intérêts. Au contraire, central est le rôle de ceux qui voient la naissance de nouveaux mouvements sociaux, politiques et culturels. Complémentaires sont ceux - de plus en plus nombreux - qui cherchent à découvrir de nouveaux acteurs, ceux qui étudient la résistance des systèmes de domination et aussi ceux - de tempérament plus optimiste - qui décrivent la formation de nouveaux espaces d'institutionnalisation ou de mise en œuvre des droits culturels et sociaux. Tous ces domaines de recherche sont interdépendants et ne ressemblent en rien à l'ancienne division de la vie sociale en institutions : la famille, la production, la religion, la vie politique, etc., que les sociologues devaient étudier séparément. C'est pourquoi il faut placer au centre de la sociologie l'étude des conduites des femmes, non parce que c'est un sujet qui a été trop longtemps négligé, non pas même parce que les femmes luttent pour des droits nouveaux, mais parce que l'étude des femmes est au centre de l'analyse des sociétés, puisqu'il s'agit ici d'égalité et de différence ou encore de relations entre l'action sociale et des orientations plus profondes que la vie sociale, qu'il s'agisse de la libido ou de l'affirmation de soi comme sujet et donc de l'universalité des droits humains. C'est même le meilleur test de la [59] renaissance et de la qualité de la sociologie dans un pays : l'importance qu'elle donne à la reconnaissance des différences les moins réductibles à des fonctions économiques ou politiques exercées dans un ensemble social.

Dans les pays où la sociologie s'est depuis longtemps le mieux implantée, l'étude des conduites des femmes doit être au centre de la sociologie générale et non pas constituer un domaine particulier d'étude. Mais c'est dans tous les pays que s'applique la définition du nouveau champ de la sociologie : l'étude des acteurs culturels et de leur lutte avec les forces impersonnelles du marché d'un côté, et des communautés de l'autre.

Je peux maintenant introduire, pour définir la société, un mot qui, employé plus tôt, aurait été pris pour une provocation. La sociologie actuelle étudie les conduites les plus individualistes, en elles-mêmes et dans leur opposition aux logiques collectives, que celles-ci soient économiques, ethniques ou religieuses. Le mot individualisme évoque d'abord la rupture des appartenances sociales et la dépendance à l'égard de tous ceux qui façonnent les attitudes, les opinions et les conduites, qu'il s'agisse des opinion leaders ou des médias.

Mais l'individualisme ne peut avoir aujourd'hui qu'un sens, opposé au sens traditionnel que je viens d'évoquer. La combinaison de la participation économique et de l'identité culturelle ne peut pas se réaliser à un niveau sociétal ; c'est seulement au niveau de l'individu que la participation à l’économie globale et la défense ou la formation d'une identité culturelle - héritage ou projet nouveau - peuvent se combiner. C'est pourquoi, dans la famille comme dans l'école, on voit s'imposer - malgré de vives résistances - l'idée que c'est l'enfant, l'élève, qui doit être au centre de l'institution. Des longs débats entre partisans et adversaires du collège unique en France, on peut tirer la conclusion que le maintien du collège unique n'est possible que par une forte individualisation des rapports entre enseignants et enseignés.

Un des thèmes principaux de la sociologie est donc le renversement de la notion et du rôle des institutions. On définissait celles-ci par leur fonction pour l'intégration d'un système social. Elles définissaient et faisaient respecter les normes et même les valeurs d'une société. De plus en plus, au contraire, nous voyons en elles des instruments de défense des individus et de leur capacité de défense contre les normes. Notre société est de moins en moins une société d'assujettis et de plus en plus une société de volontaires.

Dès maintenant, ces idées générales commandent la nécessaire transformation des politiques publiques dans le domaine social. Partout on constate l'épuisement de l’État-providence qui avait pourtant transformé notre vie depuis un demi-siècle. Mais les avantages d'une économie moins contrôlée ne semblent pas suffisants pour faire oublier l'augmentation des inégalités et de l'exclusion. C'est pourquoi de plus en plus souvent les [60] sociologues sont interrogés et s'interrogent eux-mêmes sur les meilleures manières de gérer une dépense publique qui doit rester à un niveau élevé, mais selon des méthodes moins étatiques, plus efficaces et surtout plus actives au service de la lutte contre l'inégalité. L'importance des problèmes de la vie personnelle fait de ce domaine un terrain privilégié de découvertes : comment, par exemple, mieux gérer les problèmes liés aux nouvelles méthodes de fécondation, au vieillissement, à l'hôpital et à l'école, mais aussi les problèmes de l'adaptation au travail des minorités ou des handicapés ? La nécessité d'appliquer une sociologie renouvelée à des « problèmes sociaux » se fait partout sentir, ce qui renforce la sociologie elle-même en montrant ses possibilités d'application.

Le tableau qui vient d'être présenté est celui d'une sociologie toute occupée à se débarrasser des anciennes images d'elle-même et en particulier à montrer les limites de l'emprise que le « social » est supposé exercer sur les individus. Au point qu'on pourrait penser que ce qui est proposé ici est plus une antisociologie qu'une nouvelle sociologie.

Retour à la société ?

C'est pourquoi il faut attirer l'attention sur un thème complémentaire de celui du sujet et même opposé à lui, et qui occupe une place déjà très importante dans la sociologie. Ce thème nous ramène apparemment, par son nom même, aux fondements de la sociologie ; il s'agit du lien social, notion dont le contour n'est pas exactement le même dans toutes les langues, ce qui conduit souvent à préférer le mot allemand Bindung à ses équivalents dans d'autres langues. Ce serait une erreur de croire qu'il s'agit ici de réagir contre l'anomie, la crise de tous les milieux d'appartenance et plus généralement de la désocialisation, partout visible. Car il s'agit au contraire de reconstruire du lien social à partir des demandes de l'acteur individuel. Employons ici le langage le plus couramment utilisé : notre self-esteem est liée à l'image que les autres ont de nous-même et plus largement à notre conscience d'appartenir à un ensemble, ce que Franco Crespi et ses coauteurs appellent la solidarité, en prenant ce mot en un sens différent de celui que lui avait donné le mouvement ouvrier.

Il s'agit bien d'un appel à la communauté, mais celle-ci n'a rien de völk-isch ; au contraire, elle repose sur la recherche de l’estime de soi, donc d'une conscience individualiste, mais liée au rétablissement du lien social et de la solidarité. Il faut souligner la distance qui sépare le thème du sujet de celui du self. Car le sujet se définit en dehors du social et même en partie contre lui, tandis que le self est lié à l'intégration sociale. S'il est permis d'appliquer des catégories politiques au monde de la connaissance et des démarches intellectuelles, on peut dire que la notion de sujet a une tonalité [61] de « gauche » et la notion de self une tonalité de « droite », mais sans donner trop d'importance à ces qualifications. Ces termes n'ont, en effet, pas grand intérêt par eux-mêmes, mais ils soulignent utilement la diversité des démarches et des orientations qui constituent la nouvelle sociologie. Celle-ci garde pourtant son unité au-delà de cette diversité d'orientations, cette unité venant de la destruction de notions anciennes, comme société ou système social, qui assuraient un lien fort entre les normes, les institutions et les processus de socialisation.

Il est urgent d'accepter ce qu'on peut nommer un changement de paradigme et qui est du même ordre d'importance que celui qui nous a fait passer de la philosophie du droit et de l'État à la sociologie classique. C'est notre lenteur à opérer ce changement de paradigme qui explique la crise de la pensée sociologique comme celle des politiques sociales et la facilité avec laquelle ont été acceptées une pensée et une politique « libérales » qui se définissent plus clairement par ce qu'elles refusent que par ce qu'elles proposent. Certes, l'urgence la plus grande est de nous débarrasser du pessimisme extrême qui ne voit que des victimes là où il faut découvrir des acteurs. Mais, sitôt cela fait, il faut échapper à la mollesse d'une pensée dite néolibérale qui réduit les possibilités d'action à l'adaptation plus ou moins réussie à des contraintes extérieures.

La sociologie d'aujourd'hui s'explique par son avenir plus que par son passé. Elle se construit, elle s'invente et se transforme constamment plutôt qu'elle ne se compose d'écoles dont la vie se poursuivrait à travers plusieurs générations. Elle est déjà constituée comme un ensemble d'interrogations et de sensibilités, plus répandu sur la planète que n'importe quelle autre forme antérieure de pensée sociale. Mais cette existence de fait de la nouvelle sociologie ne s'accompagne pas - pas encore - d'une réflexion suffisante sur elle-même. Une pluralité de langages et même d'objectifs semble fragmenter de plus en plus le champ d'un savoir dont certains pensent qu'il n'est qu'un voile léger cachant mal la diversité des intérêts et des passions.

Je conclus pourtant dans un sens opposé. Si la sociologie classique s'est depuis longtemps décomposée, une nouvelle sociologie se met déjà en place et rien ne devrait retarder maintenant une réflexion qui permet une meilleure communication entre les acteurs. C est à cette construction d'une sociologie à la fois intégrée et différenciée dans un monde globalisé et fragmenté que nous participons presque tous aujourd'hui.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 5 août 2019 19:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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