Préface
Jean Benoist
Il y eut d’abord un homme, enseignant désireux de donner le meilleur à ses élèves, un homme porteur d’une idée. Puis il y eut une institution, des institutions, pour le comprendre et l’accompagner. Mais surtout un pays, des enthousiasmes, l’appui de collaborateurs bénévoles. Et surtout une longue tâche, un grand acharnement, un rayonnement local, puis national, puis mondial.
Telle est l’aventure des Classiques des sciences sociales : un homme, Jean-Marie Tremblay; des institutions, le Cégep de Chicoutimi, l’Université du Québec à Chicoutimi; un pays, le Québec, ouvert aux idées nouvelles. La convergence dans ce livre de personnes venues d’horizons très divers est le reflet de ces efforts, de leur ouverture au monde, de leur succès.
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Pendant longtemps, les écrits à portée scientifique, et bien des documents nécessaires à la recherche n’ont été accessibles qu’à des privilégiés. Non par une quelconque injustice à priori, mais parce que les conditions matérielles de cet accès étaient un lourd handicap pour ceux et celles qui travaillaient trop loin d’une bonne bibliothèque, ou dans un pays peu équipé, ou qui, tout simplement, ne disposaient pas du temps exigé par la visite à des bibliothèques aux heures d’ouverture contraignantes.
Même ceux et celles qui étudiaient dans les universités, et encore plus dans les collèges, se trouvaient souvent démunis, car l’immensité et la diversité des écrits ne permettent que rarement de ne pas être bloqué par tel ou tel manque, à moins de se contenter de la routine. À une époque où ce n’était pas encore très répandu, Jean-Marie Tremblay décida donc de les aider à accéder au maximum de textes. D’abord aux textes fondamentaux, puis peu à peu à un éventail plus large. On connaît la suite de l’aventure, son développement, la façon dont y participèrent des bénévoles issus de plusieurs pays auxquels le prodige Internet permettait d’être aux côtés de Jean-Marie Tremblay sans quitter leur propre foyer.
Ce n’est qu’assez tardivement que j’ai découvert le site des Classiques. À vrai dire, c’est un peu par hasard, quand, désireux de savoir ce qui figurait sous mon nom dans les références auxquelles renvoyait Google, j’ai vu un de mes livres, paru à Montréal voilà bien longtemps, indiqué avec l’adresse « Classiques des sciences sociales ». Découverte étonnée et admirative du site. Prise de contact alors avec Jean-Marie, puis collaboration de plus en plus étroite. Attaché à la fois au développement des sciences sociales, à la diffusion de la connaissance dans la francophonie, et au rayonnement du Québec, j’ai fait ce que je pouvais pour faire connaître le site, y introduire de nouveaux auteurs, y créer des collections. Les résultats ont été au-delà de ce que j’attendais. Du côté des auteurs que je sollicitais, la réponse était le plus souvent un acquiescement d’emblée, sans autre restriction que les contraintes que pouvaient poser des engagements envers leurs éditeurs, puis un réel enthousiasme au vu du mode de mise en ligne, et du haut degré de téléchargement qui donnait un écho inattendu à leurs travaux. Du côté du site, comment ne pas s’étonner, en comparaison avec tant d’autres sites, de la qualité et de la richesse de la présentation? Chaque texte mis en ligne était soigneusement « fait main »; des références complémentaires, des précisions sur l’auteur, un appareil de renvoi à des sites Internet le concernant, transformaient une simple mise en ligne en un document très précieux. On pouvait télécharger sans difficulté, en choisissant entre trois (puis quatre) formats. Des documents et des ouvrages souvent difficiles à trouver étaient ainsi transférés dans un univers accessible et quotidien, qui abolit les efforts et les contraintes matérielles et laisse la pensée se concentrer sur sa tâche principale.
Passé des grands classiques aux travaux d’auteurs contemporains, ouvrant même ses pages à des plus jeunes, l’ensemble des Classiques des sciences sociales n’a cessé de s’enrichir au long des années. Il est devenu la scène d’un théâtre où se succèdent des acteurs chevronnés et des jeunes prometteurs, des textes pour la pensée au long cours et du matériel pour coller à certaines actualités.
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Les Classiques des sciences sociales sont consultés dans le monde entier, comme en témoigne le relevé informatique des origines de leurs lecteurs et lectrices. Mais, c’est bien évidemment ce qu’il est convenu de nommer la Francophonie qui figure en tête de l’origine de leurs centaines de milliers de lecteurs et lectrices.
Et, à ce niveau, les Classiques des sciences sociales prennent une autre signification. Souvent « la Francophonie » est un vœu, un rêve. Là, elle est le destinataire principal d’une action. L’ensemble des textes regroupés dans les Classiques des sciences sociales devient l’une des armatures intellectuelles de la francophonie, une armature profondément égalitaire, qui transcende les difficultés d’accès dues aux isolements géographiques, à l’insuffisance en bien des endroits de la documentation nécessaire à la préparation de mémoires et de thèses, aux barrières qui s’opposent à l’accès aux bibliothèques par ceux et celles qui sont obligés de travailler pendant leurs études.
L’existence et le succès des Classiques des sciences sociales montrent combien la francophonie peut être vaste, forte, ouverte, avide de connaissances. À l’heure où se développent des enseignements qui, grâce à Internet, franchissent les frontières, les océans, les barrières des inégalités, les Classiques des sciences sociales, au-delà de leur apport direct, sont un véritable espace de communication, de contacts, comme en témoignent les messages qui leur parviennent de bien des pays. Cela profite directement à tous, en mettant à une disposition immédiate ce qui était auparavant peu accessible; je ne reviendrai pas ici sur les nombreux témoignages qui sont donnés dans ce livre, et qui sont tous autant de remerciements. Bien plus, une initiative récente a élargi la nature des textes mis en ligne. Au sein de la collection « Études haïtiennes », a été ouverte une sous-série de mémoires et de thèses de jeunes chercheurs et chercheuses. Certes, il ne s’agit pas là de « classiques », même qualifiés de « contemporains ». Mais leur présence, en assurant à ces nouveaux entrants sur la scène de la recherche une capacité de dialogue à l’échelle mondiale, peut devenir pour eux un stimulant exceptionnel, sans compter l’apport de travaux qui demeurent trop souvent enfouis dans l’oubli. Cette capacité de rayonnement international immédiat peur aussi féconder et renouveler l’enseignement, lui donnant des possibilités inédites.
Je n’en citerai qu’un seul exemple, que me communique Gerry L’Etang, MCF-HDR en anthropologie à l’Université des Antilles. Il y enseigne, entre autres, deux cours dans le master de Français Langue étrangère de l’Université des Antilles (Martinique/Guadeloupe) : « Sociétés de plantation et d’habitation » et « Diversité culturelle, développement durable ». Ces cours font partie d’un diplôme en ligne et à distance qui réunit chaque année environ 140 élèves d’une quinzaine de nationalités.
De tels diplômes à distance, dont les inscrits proviennent du monde entier, doivent leur fournir autant que possible des données bibliographiques consultables en ligne. Et c’est là que la bibliothèque numérique Les Classiques des sciences sociales joue un rôle fondamental. La plupart des références de ces deux enseignements proviennent des Classiques, de la sous-collection « Les sociétés créoles » pour le cours « Sociétés d’habitation et de plantation », de la collection générale pour « Diversité culturelle, développement durable ». En leur absence, c’est une réalisation de base de la francophonie qui se heurterait à de grandes difficultés pour se hisser au niveau de qualité que ses étudiants et étudiantes sont en droit d’espérer.
Au-delà de la francophonie, on constate dans le relevé des origines des consultations que bien des pays importants, où la langue anglaise est dominante dans l’enseignement et la recherche, consultent des textes en langue française grâce aux Classiques des sciences sociales. Textes d’auteurs classiques, mais aussi d’auteurs plus jeunes et moins diffusés, qui trouvent là un relais exceptionnel. La contribution des Classiques à cet égard participe aux efforts, souvent couteux et difficiles, de diffusion des livres publiés en français, et tout particulièrement au rayonnement de ce qui se publie au Québec et en Haïti.
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Si de grandes bibliothèques ont connu parfois le malheur d’un incendie, c’est tout autre péril qui rend fragile une bibliothèque en ligne : sa pérennité et sa survie ne sont possibles qu’au prix de soins constants. Un site qui n’a plus les moyens financiers d’assurer son maintien ne survit pas longtemps; un site qui ne peut être assuré de s’adapter au long cours aux changements techniques n’a pas d’avenir; un site qui ne reçoit pas la garantie de ne pas dépendre des aléas des destins individuels de ceux et celles qui s’en occupent est lui aussi menacé lorsque les uns prennent leur retraite, que d’autres disparaissent ou simplement ne sont plus disponibles. Tout cela exige qu’au-delà de la période pionnière, l’œuvre considérable et précieuse de Jean-Marie Tremblay trouve les conditions matérielles et institutionnelles de sa permanence.
Les Classiques des sciences sociales ont été dès l’origine soutenus par les institutions mentionnées au début de ces pages; espérons que leur soutien sera durable. À mesure que la réputation des Classiques s’est accrue, c’est aussi le rayonnement de ces institutions qui s’est lui aussi accru. C’est aussi le rayonnement du Québec qui dispose en la matière d’une réelle avance et en tire un réel prestige. C’est enfin l’ensemble de la francophonie qui se trouve très enrichi de disposer de cet outil d’accès à la connaissance.
Aussi reste-t-il un souhait à formuler, souhait qui doit être en fait le fondement d’une démarche en vue de convaincre les institutions que l’existence des Classiques des sciences sociales va dans le sens de leur propre vocation, et finalement de leur intérêt :
- institution universitaire qui assure à travers les Classiques des sciences sociales une part de sa vocation
- autorités québécoises, car les Classiques des sciences sociales œuvrent dans la direction qu’elles promeuvent depuis longtemps en matière d’enseignement, de culture et de relations avec l’extérieur
- institutions de la francophonie. N’oublions pas que c’est des universités québécoises que sous l’impulsion de Mgr Lussier, recteur de l’université de Montréal et de Jean-Marc Léger qu’est née l’AUPELF (l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française), dont la vocation était explicitement d’accroitre le lien entre les universités où la langue française est utilisée. L’Organisation internationale de la Francophonie a reçu son héritage, et ce qu’accomplissent les Classiques des sciences sociales entre entièrement dans ses objectifs.
Le soutien matériel et l’engagement institutionnel de ces partenaires éviteront que la bibliothèque créée par Jean-Marie Tremblay connaisse le sort de la bibliothèque d’Alexandrie, et que l’évanescence qui menace le numérique ne s’attaque à elle comme le feu l’a fait à son ancêtre.
C’est là une tâche indispensable, qui devrait être facile, car laquelle de ces institutions ne serait pas gagnante si elle insérait dans ses actions un soutien durable aux Classiques des sciences sociales?
Jean Benoist, M.D, DSc.
Ancien professeur aux universités de Montréal et d’Aix-Marseille
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