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Idéologies de la CSN et de la FTQ 1940-1970.
Le syndicalisme québécois.
Introduction
Un chef syndical, que nous interviewions dans le cadre de notre recherche, nous disait : « Le syndicalisme n'a pas d'idéologie ; il est essentiellement pragmatique et opportuniste. » Ses propos étaient à l'effet que le syndicalisme est institutionnalisé au point que les élites ainsi que les groupes de la communauté s'attendent à ce qu'il se prononce sur une foule de questions qui ne sont pas de son ressort, ce qui l'amène à improviser des réponses ou à adopter des attitudes, selon les circonstances, afin d'être à la hauteur du rôle qu'on lui attribue. Néanmoins, à travers les attitudes et les comportements, apparemment hétéroclites et parfois contradictoires, à travers la pensée des hommes qui se succèdent aux postes de direction se dégage une continuité historique. C'est cette continuité qui nous intéresse et que nous voulons faire ressortir dans ce volume.
L'idéologie et le sens historique du syndicalisme québécois sont, à la fois, méconnus et galvaudés. Peu d'études sérieuses générales ou partielles ont été faites sur ce sujet. Trop souvent, des travaux à caractère doctrinaire ou visant à étayer une thèse tentent de présenter le syndicalisme québécois, soit comme une institution révolutionnaire, soit comme une institution réactionnaire, en entretenant des mythes ou des préjugés, en triturant les faits ou en fabriquant des généralisations simplistes basées sur une sélection de faits isolés. Notre travail n'a pas de but apologétique. Notre intention est de porter à la connaissance d'un public aussi large que possible les valeurs, les attitudes, les orientations d'un phénomène social que notre conscience collective n'a pas encore totalement absorbé. Le syndicalisme québécois est le produit de notre milieu, même lorsque ses racines proviennent de terre étrangère, car c'est sous notre soleil qu'il vit. Il en reflète le climat, les nuages, les tempêtes et les éclaircies. Il est de notre chair, fait de nos sentiments, [16] nos égoïsmes, nos espoirs et un brin de promesse d'un avenir toujours meilleur. L'action syndicale est éminemment humaine.
Notre étude vise à identifier la rationalité de l'action syndicale. Soit le système d'idées articulées (i. e. l'idéologie) qui explique la formulation des buts, immédiats et lointains, ainsi que le choix des moyens ou techniques pour les atteindre, dans une perspective dynamique [1].
Selon. Fernand Dumont [2] l'analyse des idéologies nécessite une étude tridimensionnelle de la définition de soi-même, des autres et des rapports entre soi-même et les autres. Appliqué au syndicalisme ce modèle comporte : a) une définition de l'institution syndicale, ce qui implique l'identification des valeurs dominantes qui constituent les facteurs de solidarité syndicale et les rationalisateurs de l'action ; b) une définition de l'environnement dans lequel les syndicats opèrent, soit la perception de l'évolution des systèmes économique, socio-politique et de relations industrielles ; c) une définition de la relation entre les syndicats et les structures composantes du milieu (patronat, pouvoirs politiques, institutions communautaires, travailleurs). Cette dernière contient une définition idéale de la relation entre soi et les autres, une évaluation de la relation existentielle entre soi et les autres ainsi qu'une conception de la vision de soi par les autres.
Ce modèle contient implicitement une conception de l'homme comme travailleur, comme citoyen, comme syndiqué et comme détenteur de divers rôles sociaux. L'importance de cette conception apparaît dès que l'on définit le syndicalisme comme un instrument de défense ou de promotion de l'homme dans l'un ou dans plusieurs de ses rôles au sein de la société. C'est en établissant un rapport entre l'homme et les structures sociales, économiques et politiques que le syndicalisme évalue les structures sociétaires, définit ses objectifs et procède au choix des moyens d’action.
Suivant notre modèle d'analyse, le développement de l'idéologie est conditionné par les quatre facteurs suivants : les sources de tension, la nature du pouvoir, les facteurs de solidarité et les types de leadership. Les tensions proviennent de désorganisations à l'intérieur d'un système [17] social dont les participants subissent les conséquences à cause, soit de structures dysfonctionnelles, soit de besoins fonctionnels insuffisamment remplis. La solidarité fait appel aux normes et aux valeurs qui sont à la base de la cohésion des collectivités et des groupes sociaux en assurant la loyauté et la motivation des membres. Le pouvoir affecte de façon immédiate la définition de la place du syndicalisme au sein de la société et des interrelations entre ce dernier et les institutions ou les groupes de la communauté. Il est de nature économique lorsqu'il s'applique sur le marché du travail et de nature politique lorsqu'il dépend de facteurs sociologiques, culturels ou politiques. Le leadership est le catalyseur pour l'interprétation de la situation et la détermination de politiques d'action à l'intérieur de limites acceptables par les membres.
Du rapport solidarité-leadership émergent quatre orientations distinctes de la part des agents de l'action syndicale, que nous qualifions de la façon suivante : adaptation vocationnelle, adaptation de masse, transformation vocationnelle, transformation de masse. L'orientation adaptation vocationnelle tend à structurer le développement de l'idéologie autour des préoccupations à caractère professionnel. Lorsque la vision dépasse le cadre du milieu industriel, c'est qu'elle porte sur des problèmes qui ont des répercussions sur la réalisation des objectifs professionnels. L'orientation adaptation de masse repose aussi sur le processus d'accommodation mais sur une base plus large. Elle implique un élargissement des préoccupations bien que les objectifs professionnels demeurent prioritaires. Le syndicalisme suédois correspond à ce modèle. L'orientation transformation vocationnelle incline vers la possession ou le contrôle des instruments de production. Les formules de cogestion, les politiques de nationalisation ou d'étatisation, les idéologies corporatistes, coopératistes et socialistes-utopiques supposent ce type d'orientation de base. L'orientation transformation de masse est implicite dans les mouvements qui visent à transformer radicalement ou en profondeur l'ordre social, tel le syndicalisme révolutionnaire [3].
L'actualisation de l'idéologie est réalisée par l'entremise des objectifs professionnels, des objectifs paraprofessionnels, de l'action économique et de l'action politique. Les objectifs professionnels sont structurés autour de l'exercice du rôle des travailleurs et visent à intégrer ces derniers dans leur profession, par la réglementation des rapports professionnels, les services et la représentation des intérêts professionnels. [18] Les objectifs paraprofessionnels visent à intégrer les travailleurs dans la communauté. Les syndicats s'efforcent alors de défendre les travailleurs dans l'exercice de leurs autres rôles sociaux, dans la mesure où ces derniers sont interreliés au rôle de travailleur. L’action économique se situe au niveau des structures économiques et est axée principalement sur le processus de la négociation collective. L’action politique se situe au niveau des structures politiques. Notre hypothèse est à l'effet qu'elle constitue un moyen nécessaire et conforme à la nature du syndicalisme [4].
C'est là, en résumé, le modèle d'analyse que nous avons utilisé au cours de notre recherche. Cependant, la présentation des résultats n'épouse pas la même rigueur méthodologique, car cette publication s'adresse aussi bien au grand public qu'au public spécialisé. Nous avons adopté, en effet, un modèle peu complexe suivant lequel, pour chacune des deux centrales syndicales étudiées, l'idéologie est globalement décrite dans un premier chapitre et précisée dans les chapitres suivants sous les titres de politiques économiques, politiques sociales et politiques de relations du travail. Pour la même raison, nous procédons de façon descriptive en évitant tout langage hermétique et en incluant de nombreuses citations dans le but d'illustrer les généralisations ou les jugements portés à l'occasion.
Ce travail n'est pas exhaustif. Il contient, au contraire, des limitations intrinsèques d'ordre méthodologique ou d'ordre substantif, dont il convient d'informer le lecteur.
On ne contestera pas que tout comportement, toute prise de position peut avoir, à priori, une signification idéologique, tant pour l'acteur que pour l'observateur. Les déclarations de principes, les expressions d'opinions, les choix entre des possibilités quant aux objectifs et quant aux méthodes d'action contiennent implicitement ou explicitement des normes et des valeurs révélatrices d'un système d'idées. Dans ce sens, l'action syndicale, dans sa totalité est significative du point de vue idéologique.
Il serait présomptueux, dans l'état actuel de la recherche, alors que l'histoire même du syndicalisme est squelettique, de prétendre présenter, dans un premier ouvrage, l'idéologie de l'action syndicale, dans sa totalité. Notre étude est plus modeste car elle porte, uniquement, sur ce que nous appelons l'« idéologie officielle ». Il s'agit de l'idéologie qui se dégage des documents publics principalement, tels [19] que les résolutions, les rapports et les procès-verbaux des congrès, les discours, déclarations publiques et communiqués de presse, les mémoires ainsi que les éditoriaux des journaux syndicaux [5]. Un décalage entre l'« idéologie existentielle » et l'« idéologie officielle » est alors possible car les comportements ne sont pas nécessairement compatibles ou conformes aux orientations définies par les textes et les déclarations. Nous croyons, cependant, que l'étude de l'« idéologie officielle » revêt une grande importance, comme première étape de recherche, parce qu'elle reflète l'image du syndicalisme que les définisseurs de situation cherchent à projeter et parce que avec le temps, elle tend à imprégner significativement l'action [6].
Notre étude porte uniquement sur les deux centrales syndicales à vocation générale. Elle ne tient pas compte des structures syndicales intermédiaires et locales. La recherche au niveau de ces structures aurait nécessité des ressources dont nous ne disposions pas. C'est pourquoi, il nous a semblé logique que le point de départ d'une recherche de cette nature soit le sommet de la pyramide syndicale. Mais, il est souhaitable qu'une telle recherche soit poursuivie au niveau des structures syndicales inférieures, qui constituent aussi des centres de formation d'idéologie, afin de déterminer le degré de concordance idéologique entre les [20] diverses structures ainsi que le degré d'inter-influence réciproque. Des recherches de même nature devraient être entreprises aussi auprès des travailleurs eux-mêmes. Comment et à quel prix ces derniers concilient-ils leurs diverses allégeances, syndicale, occupationnelle, organisationnelle, parentale, sociale et politique ?
Soulignons, enfin, que la C.S.N. et la F.T.Q. ne sont pas des organismes de même nature. Le premier est l'organe central qui chapeaute un mouvement alors que le second est une structure horizontale de type régional. La F.T.Q. est une fédération provinciale qui regroupe, sur une base volontaire, les locaux des unions affiliées au C.T.C. et qui représente ce dernier sur le plan provincial en vertu de la charte qu'il lui a octroyée. Ces deux centres syndicaux sont néanmoins comparables, dans le cadre de ce travail, dans la mesure où ils symbolisent et identifient deux mouvements syndicaux distincts. La C.S.N. ne soulève pas de point d'interrogation sur ce point. Nous sommes d'avis que la F.T.Q. peut, pour fin d'analyse comparative, être assimilée à une centrale syndicale, parce qu'elle regroupe environ les deux tiers des affiliés québécois du C.T.C, parce que les groupes les plus significatifs (tels le Syndicat canadien de la fonction publique et les Métallurgistes unis d'Amérique) y jouent un rôle dynamique, mais surtout parce que la situation de concurrence intersyndicale ainsi que les conditions spécifiques du milieu québécois lui confèrent un statut particulier et un caractère représentatif qui dépassent l'apanage normal d'une structure horizontale. S'il nous est alors permis de faire l'hypothèse que la F.T.Q. est un centre syndical comparable à la C.S.N., aux fins de notre travail, il importe néanmoins de ne pas oublier que la dissimilitude structurelle peut expliquer des différences dans les structures et les contenus de leurs idéologies respectives.
[1] Le terme « idéologie » a tant de significations différentes, qu'il importe d'en préciser le sens, aux fins de cette étude. L'idéologie syndicale, c'est un cadre de référence et d'identification où des hommes et des groupes prennent conscience de leur identité et un instrument d'action qui permet d'interpréter une situation, de définir des buts et des moyens et de canaliser des énergies. Pour une analyse conceptuelle, voir : Jacques Grand'Maison, Stratégies sociales et nouvelles idéologies, Montréal H.M.H., 1970, partie IV, p. 145-254.
[3] Pour un meilleur exposé de ce modèle, voir : Louis-Marie Tremblay, Relations industrielles, notes de cours, Montréal, Librairie des Presses de l'Université de Montréal, 1970, chapitre 10, pp. 256-284.
[4] Nous utiliserons ici le modèle que nous avons élaboré dans un écrit antérieur. Voir : Louis-Marie Tremblay, « L'action politique syndicale », Relations industrielles, Québec, P.U.L., vol. XXI, no 1, janvier 1966, pp. 44-56.
[5] Ces documents constituent un matériel substantif, abondant et diversifié. Chacun a, cependant, une signification idéologique particulière selon la fonction qui lui est dévolue et selon les circonstances qui entourent sa production. Cette signification idéologique ayant été déterminée, l'analyse comparative a permis de faire des recoupements en tenant compte de la valeur relative de chaque type de documents. C'est pourquoi, nous considérons que les résultats obtenus sont scientifiquement valables.
La méthode de travail était axée sur une analyse de contenu, suivant une grille d'analyse préétablie, de type qualitatif plutôt que quantitatif. Une telle méthode a un caractère impressionniste et fait largement appel au jugement et à la capacité d'analyse et de compréhension des chercheurs. Elle comporte un risque, car le facteur humain peut introduire des biais ou des distorsions dans les résultats. Nous sommes toutefois d'avis que ce risque a été minimisé par l'analyse comparative de documents qui se recoupent en se complétant.
[6] La limitation de l'analyse aux documents officiels seulement a eu comme conséquence d'entraîner des modifications ultérieures aux catégories préétablies, en fonction de la nature des contenus. Les différences de longueur des chapitres et des sous-chapitres, le fait que la présentation n'est pas systématiquement la même pour la C.T.C.C.-C.S.N. et la F.P.T.Q.-F.T.Q. dépendent en partie de la quantité et de la densité du matériel. Il ne faudrait donc pas établir de corrélation entre la longueur du traitement d'une question et son importance pour le mouvement syndical. En effet, que peu d'espace soit accordé à un thème ne signifie pas nécessairement que ce dernier n'est pas important, ce qui est le cas de la sécurité au travail. Il s'agit d'une question pour laquelle, soit qu'il n'y avait pas lieu, soit que le syndicalisme n'a pas jugé bon de rationaliser longuement ou fréquemment ses positions. De façon générale cependant, l'espace accordé à une question reflète l'ordre des priorités du syndicalisme.
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