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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Marc-Adélard Tremblay, “Préface. Propos sur un cheminement personnel à travers la diversité des objets de recherche”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer, Pires [Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives], La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Préface, pp. xvii-xxxviii. Montréal: Gaëtan Morin, Éditeur, 1997, 405 pp. [M Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l’enseignement de l’Université Laval, nous a accordé le 4 janvier 2004 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

Texte de la préface

Marc-Adélard Tremblay (1922 - ) 

“Préface. Propos sur un cheminement personnel
à travers la diversité des objets de recherche”

 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer, Pires [Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives], La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Préface, pp. xvii-xxxviii. Montréal : Gaëtan Morin, Éditeur, 1997, 405 pp.

Table des matières
 
 
LE COURS D'« INITIATION À LA RECHERCHE EMPIRIQUE » EN SCIENCES SOCIALES ET HUMAINES
 
DE MES EXPÉRIENCES DE RECHERCHE ET DE LA NATURE DES MÉTHODOLOGIES UTILISÉES
 
Bibliographie

 

Je suis à la fois heureux et honoré qu'on m'ait demandé de préfacer cet ouvrage de grande importance sur la recherche qualitative et dont la teneur, diversifiée et de nature intégratrice, est de haut niveau et comblera une lacune fortement ressentie dans les sciences sociales et humaines. J'ai retenu la suggestion qui m'a été faite d'adopter une perspective historique pour étayer un récit qui illustrerait, à partir de mon cas personnel, certains aspects de l'histoire de l'évolution, dans le contexte québécois, des modes d'observation et d'analyse des faits de réalité, une évolution portée par les générations pionnières des spécialistes des sciences sociales et humaines. Bien entendu, au fur et à mesure que se diversifiaient les perspectives théoriques, les démarches méthodologiques et les instruments de recueil des données, les générations successives ont été en mesure de présenter des interprétations plus fines de la réalité. C'est tout un défi que de retracer cette histoire, compte tenu des embûches épistémologiques qu'une telle reconstruction éminemment subjective comporte, et sachant aussi que les connaissances que j'ai accumulées sur cette évolution, au cours de mes 40 années d'enseignement et à la suite de la réalisation de nombreux projets de recherches empiriques, sont fragmentaires. 

En ce qui me concerne, mes enseignements et mes recherches sont la conséquence d'une formation multidisciplinaire qui m'a permis de recevoir des diplômes dans trois universités différentes (une licence en agronomie à l'Université de Montréal, une maîtrise en sociologie à l'Université Laval et un doctorat en anthropologie à Cornell), à une époque où les sciences sociales en étaient à leurs premiers balbutiements et dans des contextes socio-historiques particuliers dans lesquels il m'a fallu m'insérer pour vivre pleinement mon expérience professionnelle de chercheur et d'enseignant. Celle-ci est marquée par une évolution rapide des objets de recherche, des méthodologies et des techniques d'observation de la réalité, ainsi que des modes de subventions. Il faut rappeler qu'au moment où je me suis établi à Québec, soit en 1956, nous étions à peine une poignée de spécialistes des sciences sociales et humaines et nos services étaient requis par les gouvernements, par des institutions et des groupes sociaux désireux de mieux connaître les changements qui se produisaient dans la société québécoise, non plus à partir de présupposés idéologiques ou de constats immuables, mais d'après des études empiriques se fondant sur des traditions scientifiques reconnues et alors en plein essor. 

À l'époque de mon arrivée à l'Université Laval, le duplessisme était à son déclin et subissait de plus en plus les contestations ouvertes des intellectuels et universitaires de gauche et des étudiants en sciences sociales. Mgr Parent, le recteur de Laval, à la suggestion du doyen des sciences sociales, Jean-Marie Martin, et à la suite de l'approbation du directeur du département de sociologie, Jean-Charles Falardeau, m'assigna à ce département avec la tâche d'enseigner, entre autres, les méthodes de recherche en sciences sociales. Il existait bien alors quelques départements à la faculté des sciences sociales, mais ceux-ci n'étaient pas cloisonnés comme ce fut le cas ces 30 dernières années dans les universités québécoises (Lévesque et autres, 1984). La structure universitaire des années 50 permettait des enseignements communs à des étudiants inscrits dans plusieurs disciplines différentes et facilitait le regroupement dans une même équipe de recherche empirique de professeurs en provenance d'horizons disciplinaires divers. Ce n'était pas encore l'heure de la spécialisation des disciplines et de leur « atomisation » que je situe, dans l'espace québécois, autour des années 70. 

Le contexte des années 50 et 60 favorisait, dans mon cas, un type d'enseignement des méthodes de recherche en sciences sociales qui se devait de prendre en considération les intérêts méthodologiques de disciplines aussi distinctives que la sociologie, l'économie et la science politique, ainsi que de pratiques professionnelles comme le service social et les relations industrielles. Quant aux recherches multidisciplinaires, j'ai eu l'occasion d'être associé à des économistes, des statisticiens, des sociologues et des spécialistes des relations industrielles. Parlons d'abord, brièvement, du type d'enseignement méthodologique que j'ai mis en place, avant d'examiner quelques-unes des recherches disciplinaires et multidisciplinaires auxquelles j'ai participé. 

À Cornell, où j'ai vécu de septembre 1950 à octobre 1956, cette période étant entrecoupée de voyages de recherche sur le terrain au Nouveau-Mexique et dans le comté de Stirling (nom de code), en Nouvelle-Écosse, j'ai eu l'occasion de participer à un séminaire méthodologique à caractère interdisciplinaire d'à peu près 90 heures échelonnées sur deux semestres. Celui-ci était centré sur les sciences sociales et humaines, définies d'une manière large pour inclure l'écologie urbaine, l'épidémiologie psychiatrique, la psychiatrie sociale, la psychologie sociale et toutes les autres disciplines habituellement regroupées dans cette classification. Cette expérience constitua un apprentissage méthodologique de première valeur qui me servit plus tard dans mes fonctions en tant que chercheur dans un groupe interdisciplinaire de recherche [1] dans le comté de Stirling et en tant que professeur de méthodes de recherche à mon arrivée à l'Université Laval. Ma double formation dans les sciences naturelles et dans les sciences sociales me conférait une sensibilité particulière pour mieux assimiler les différents exposés épistémologiques, méthodologiques, opératoires et techniques portant sur les étapes de la recherche théorique, comme la recherche fondée sur il observation, et mieux saisir les débats critiques que ces exposés ne manquaient pas de soulever chez les participants parmi lesquels se trouvaient des professeurs et des étudiants diplômés issus de diverses disciplines. 

 

LE COURS
D'« INITIATION À LA RECHERCHE EMPIRIQUE »
EN SCIENCES SOCIALES ET HUMAINES

 

J'ai donné un cours intitulé « Initiation à la recherche empirique » durant une douzaine d'années à de larges contingents d'étudiants de la faculté des sciences sociales, à la suite de quoi j'ai publié un ouvrage (Tremblay, 1968) qui s'articulait autour de trois objectifs : 1) énoncer les fondements théoriques et pratiques d'une méthodologie scientifique générale et la caractériser par un ensemble de critères qui lui conféreraient sa spécificité propre ; 2) documenter d'une façon logique et cohérente les principes constitutifs de la science de même que les démarches scientifiques concrètes s'appliquant mutatis mutandis aux sciences sociales et humaines ; et 3) initier les étudiants à la recherche inductive, donc à une recherche fondée sur les faits d'observation, en utilisant comme illustration les résultats de travaux empiriques portant, lorsque cela était possible, sur le Québec et le Canada, car ces contextes spatio-temporels, historiques et socioculturels étaient familiers à la plupart des étudiants inscrits à ce cours. 

Ces objectifs reposaient sur quatre principes directeurs. Le premier principe consistait à bien différencier la recherche de type inductif de celle qui découle d'un modèle logico-déductif Si, avec ce dernier modèle, il était obligatoire d'énoncer des « propositions théoriques fondamentales » en vue d'en déduire des « conséquences logiques nécessaires » (les enseignements de la philosophie aristotélicienne des collèges classiques avaient assez bien préparé les étudiants à ce type de logique déductive), dans le cas de la recherche inductive, au contraire, il s'agissait de poser une « question à la réalité » et de déterminer, par la suite, les procédés pratiques à implanter pour y répondre, tout en s'assurant que la réponse apportée aurait un haut degré de fiabilité et de validité. 

Le deuxième principe se fondait sur une association impérative entre la perspective théorique particulière adoptée par le chercheur et les démarches méthodologiques conséquentes. Si on peut avancer que « la méthodologie est une logique opératoire », c'est que les démarches d'observation des faits de réalité qu'elle impose découlent d'une perspective théorique générale de départ, laquelle intègre habituellement la position du problème et un cadre conceptuel qui rendent possible l'opérationnalisation des variables retenues, cette dernière permettant le passage du concept à l'observation directe de la réalité. je dois dire que les perspectives théoriques qui ont orienté mes démarches empiriques au cours des 40 dernières années dessinent une courbe largement évolutive, de sorte que j'ai pu mieux cerner les objets que j'étudiais et profiter des approches théoriques et conceptuelles nouvelles mises de l'avant au cours de cette période. Toutefois, je n'ai pas nécessairement suivi les modes et je n'ai pas été un théoricien qui a fait avancer la théorie : plutôt, je me suis appuyé sur des perspectives théoriques existantes pour apporter des compréhensions nouvelles ou plus riches de la réalité observée. Formé en anthropologie culturelle aux États-Unis, il n'est pas surprenant que, lorsque j'ai entrepris mes recherches anthropologiques, j'aie adopté une perspective fonctionnaliste pour réaliser des travaux à caractère ethnographique (Tremblay, 1971-1972), ou encore que j'aie adopté la perspective « culture et personnalité » dans certains autres (Tremblay, 1960). Par la suite, m'inspirant du structuralisme « lévi-straussien » et compte tenu de l'influence de l'école française (durkheimienne) de sociologie, j'ai opté pour une perspective structurelle-fonctionnelle générale, puis pour la perspective à portée limitée proposée par le sociologue américain Merton. Plus tard, travaillant sur des questions liées à l'univers de la santé, j'ai examiné les perceptions, les attitudes, les émotions et les comportements des individus depuis une perspective de type phénoménologique. Finalement, ces 20 dernières années, une perspective systémique oriente mes travaux ; elle me permet d'examiner les comportements humains selon une triple axiomatique, soit le biologique (le soma), le psychologique (la psyché) et le socioculturel (la culture) [Tremblay, 1983b]. 

Le troisième principe avait trait à l'acquisition d'un vocabulaire conceptuel nouveau. Les modes scientifiques d'observation de la réalité doivent avoir comme appui un outillage intellectuel qui permet de rendre compte grosso modo du contenu de la réalité. Essentiellement, il s'agit de connaître les divers éléments du lexique scientifique se rapportant tout autant aux sciences naturelles, aux sciences fondamentales et expérimentales qu'aux sciences sociales et humaines ainsi que les règles de leur usage. Si la langue scientifique est une quand il s'agit de constructions théoriques ou de procédés méthodologiques, elle est plurielle quand elle traduit les contenus des diverses disciplines. Les « sciences de l'homme », comme on nous l'a si souvent répété, font face à des difficultés théoriques et méthodologiques dans l'appréhension du réel du fait que l'homme est son propre observateur et qu'il se sert de schèmes théoriques et de paradigmes concurrents pour parvenir à la compréhension de la réalité observée, produisant du même coup des explications divergentes de cette réalité. Mais la situation n'est-elle pas semblable dans les sciences naturelles et expérimentales ? Alors pourquoi nous faut-il constamment nous en excuser ? 

Dans les années 50, et a fortiori avec plus d'insistance après, j'invitais mes étudiants à ne pas se complexer indûment par rapport à la prétendue « supériorité » des approches théoriques, à la précision des instruments et à l'« absence de biais » dans les résultats des sciences expérimentales. Je leur apprenais que ces sciences avaient elles aussi leurs limites et que certains de leurs résultats étaient aussi relatifs que ceux auxquels nous arrivions nous-mêmes dans les sciences humaines. D'ailleurs la « vérité scientifique », dans les sciences humaines comme dans les sciences expérimentales, n'est-elle pas la meilleure explication de la réalité qu'on puisse trouver à un moment donné ? En revanche, j'insistais sur l'impérieuse nécessité d'être rigoureux et cohérent dans les démarches d'observation. 

À cette époque, faut-il le rappeler, logique, rigueur et cohérence dans l'observation de la réalité dans les sciences sociales signifiaient le recours à un cadre conceptuel (ou à un cadre de référence quand le chercheur n'était pas en mesure d'intégrer dans une perspective globale les différents éléments constitutifs de ce cadre) et à une méthodologie d'observation appropriée, qui éliminait autant que possible les biais systématiques, qui assurait la plus grande objectivité qui soit et qui permettait d'aboutir à des explications dépourvues de contradictions. Il fallait plusieurs leçons et plusieurs expériences concrètes d'observation pour en arriver à faire comprendre, cela en tenant compte des différents objectifs des diverses disciplines représentées par les étudiants présents dans la salle de cours, les significations profondes de ces trois exigences - logique, rigueur et cohérence - qui s'appliquaient tant à l'énoncé théorique, à l'analyse conceptuelle, à la construction des instruments, qu'à la lecture et à l'interprétation des résultats et de leurs significations. Mentionnons que les économistes et les spécialistes des relations industrielles et bon nombre de sociologues préféraient d'emblée des instruments de recueil et d'analyse des données de nature quantitative, tandis que les politologues, les travailleurs sociaux et quelques sociologues optaient pour des instruments de nature qualitative. Déjà, à cette époque, le tandem recherche quantitative et recherche qualitative faisait l'objet de débats (peu poussés lorsqu'on les compare à ceux qui ont cours aujourd'hui) quant à la valeur scientifique de chacune, la recherche quantitative ayant une bonne longueur d'avance sur ce que l'on considérait à l'époque comme étant son « opposé ». Aujourd'hui, leur complémentarité structurelle et analytique est largement reconnue. En effet, peut-on véritablement entreprendre une recherche de nature quantitative dans un milieu inconnu sans au préalable faire des observations et réaliser des entrevues qui permettent la construction d'instruments de mesure ? 

Les commentaires précédents nous amènent au quatrième principe fondateur de l'initiation des étudiants en sciences sociales de l'époque à une méthodologie scientifique, c'est-à-dire la nécessité d'effectuer un travail d'observation, en « solo »autant que possible, sous la surveillance du professeur, sur un sujet librement choisi par chacun. Ce travail appelait la formulation d'une question à laquelle devait répondre l'étudiant une fois qu'il avait construit un cadre de référence (déterminant les types d'informations à recueillir), défini les techniques d'observation à utiliser (telles que la recension des écrits et la consultation de la documentation disponible sur l'unité territoriale choisie, l'observation, l'entrevue, etc.), élaboré les instruments de recherche appropriés (tel modèle d'observation, tel schéma d'entrevue, par exemple), récolté des informations pertinentes qu'il analysait en vue de les interpréter et de rédiger un rapport d'ensemble articulant chacun des éléments précédents. N'oublions pas que nous sommes à la fin des années 50 et au début des années 60. Ce genre d'exercice, le premier du genre pour la très grande majorité des étudiants, a marqué toute une génération d'entre eux. Tous ne sont pas devenus des chercheurs (car cela requiert une formation de longue haleine couplée à des expériences variées de recherche), mais plusieurs, en particulier ceux qui ont eu l'occasion d'effectuer d'autres travaux d'observation selon cette démarche, en ont retiré la capacité, dans leurs champs respectifs d'activités professionnelles, de lire les rapports de recherche qu'ils avaient à utiliser et de juger de leur valeur. Les critères d'évaluation qu'ils appliquaient englobaient les fondements scientifiques du travail en question, la qualité du processus d'observation et des techniques de recherche utilisées, la rigueur de l'analyse et de l'interprétation compte tenu des données disponibles et, enfin, la logique et la richesse des interprétations proposées. 

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les autres cours que j'ai donnés ou qui ont été donnés par d'autres professeurs, en sociologie, en anthropologie ou dans d'autres disciplines des sciences humaines, car un certain nombre de ces cours comportaient des exercices concrets analogues à celui que je viens de décrire. je me contenterai de souligner que le modèle dominant dans la recherche empirique d'alors était de type quantitatif parce que c'était celui qui se comparait le mieux au modèle en usage dans les recherches expérimentales. Il m'apparaît, avec le recul, que l'idéologie opérante pourrait s'énoncer comme suit : Pour que les sciences sociales et humaines deviennent de « vraies sciences » et que leurs conclusions soient considérées comme valides et fiables et qu'elles puissent servir à améliorer les conditions de vie des populations et à assurer le progrès économique et social, elles doivent s'inspirer, à défaut de le reproduire, du modèle expérimental et respecter l'ensemble des conditions de contrôle de l'expérimentation. Aujourd'hui, une telle prescription sonne faux étant donné l'affranchissement des sciences sociales et humaines de ce protocole unique qu'est l'expérimentation en laboratoire. Cette dissociation est le résultat d'un long cheminement qu'elles ont emprunté pour acquérir leur propre « modus operandi » en recherche théorique comme en recherche empirique et pour définir les conditions d'une observation réussie de faits sociaux. Ces conditions éclairent la démarche d'ensemble qu'il faut respecter si on veut réaliser des recherches de qualité et exploiter efficacement les résultats en vue de trouver la solution de problèmes psychosociaux, environnementaux et socioculturels particuliers. 

Avant de traiter de l'ensemble de mes expériences de recherche, je souhaite dire quelques mots sur mes premières recherches de terrain qui allaient en quelque sorte influer largement sur les orientations méthodologiques futures de ma carrière anthropologique. J'en retiens trois : l'une fut réalisée dans le comté de Kamouraska en vue de l'obtention d'une maîtrise en sociologie à l'Université Laval (Tremblay, 1950) ; une autre s'est poursuivie durant quelques années chez les Acadiens du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, comme je l'ai mentionné plus haut, et a fait l'objet de multiples publications, dont une thèse de doctorat (Tremblay, 1954) ; et une dernière, dans le cadre de mon apprentissage anthropologique à Cornell, a été menée auprès des Indiens navahos, au Nouveau-Mexique (Tremblay, Collier et Sasaki, 1954). 

L'étude de Kamouraska fut réalisée à l'aide d'un questionnaire distribué à 120 familles agricoles riveraines du comté. Les questions portaient notamment sur les conditions de vie, le cycle familial et l'équilibre budgétaire des opérations de la ferme. Cette étude s'inspirait, dans ses grandes lignes, des travaux effectués aux États-Unis sur la même thématique par des chercheurs éminents en sociologie rurale, comme Charles Loomis. Chaque questionnaire nécessitait de deux à trois heures pour être rempli par le chef de famille. Les compilations, les analyses et l'établissement de relations entre les variables examinées, tout a été effectué « à la mitaine », ce qui a constitué une tâche colossale. Ce que je retiens de cette première expérience de terrain, c'est que les informations qualitatives que les interviewés me donnaient et qui n'étaient pas consignées comme telles dans le questionnaire me sont apparues, par la suite, tout aussi importantes, et parfois même plus importantes, que les données quantitatives que j'enregistrais religieusement dans la grille que j'avais élaborée. Ce constat m'amènera, lorsque j'entreprendrai mes études doctorales à Cornell, à mettre en pratique la résolution prise avant mon départ, à savoir de faire un apprentissage aussi sérieux des méthodes quantitatives que des méthodes qualitatives. Aussi ai-je choisi comme l'un des membres de mon comité de doctorat le professeur Edward Suchman, un quantitatif de renom. 

Il n'est pas facile de résumer en quelques lignes les nombreuses études réalisées auprès des Acadiens du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, tant celles qui furent effectuées dans le cadre des études épidémiologiques sur les maladies mentales dirigées par le Dr Alexander H. Leighton que les miennes propres, à la suite de ma venue à l'Université Laval. Mis à part l'étude par questionnaire (à la construction duquel j'ai contribué) intitulée Family Life Survey auprès de 1500 familles du comté de Stirling (nom de code) en 1952, toutes les autres études que j'ai entreprises peuvent être considérées comme étant principalement de nature qualitative, même si certaines d'entre elles comportaient plusieurs données numériques. Il s'agit de trois monographies de villages : l'une, forestière, dans l'arrière-pays, une autre, à économie variée, sur la côte, le long de la baie Sainte-Marie, et une troisième portant sur une agglomération socialement désintégrée et marginalisée. Les autres études ont porté sur le processus d'acculturation chez des Acadiens habitant un milieu urbain de composition ethnique mixte, le profil des sentiments acadiens (valeurs fondamentales, tempérament national), la fonction de direction/soumission des prêtres acadiens dans leurs relations avec l'archevêque irlandais de Halifax, le « défrichage » du système acadien de parenté dans sa structure et dans les relations de réciprocité et d'échanges qu'il imposait, les structures et les fonctions du leadership acadien : continuités et ruptures, l'effet de l'avancement technique dans l'industrie (agricole, forestière, des pêcheries) sur la structure sociale globale, le continuum pauvreté-prospérité, son utilité en tant qu'indicateur de désintégration sociale et l'histoire de la survivance acadienne de la région. Les données pour ces travaux ont été recueillies par le biais d'archives municipales et d'inventaires de terrains (localisation des maisons, commerces et autres édifices publics, composition des maisonnées, etc.), ainsi que par le truchement de l'observation participante et d'informateurs clés (Tremblay, 1957). 

L'étude chez les Navahos de Fruitland, dans l'esprit de mon directeur de thèse, satisfaisait à quatre exigences fondamentales de la formation anthropologique. Une se rapportait à la nécessité du dépaysement, d'où la quasi-obligation de mener une recherche de terrain dans une civilisation autre. La deuxième exigence avait trait à l'autonomie du chercheur, dont il devait faire la preuve avant même de réaliser une recherche en vue de l'obtention du doctorat. Dans mon cas, j'avais presque été « parachuté » avec ma famille dans un coin de la réserve navaho après qu'on m'eut avisé qu'à mon retour, dans cinq ou six mois, je devrais avoir en main les données nécessaires à la production d'un article dans une revue anthropologique avec comité de lecture. La troisième exigence correspondait à une coutume qui avait alors cours en anthropologie, une sorte de rite de passage, à savoir que pour devenir un « véritable » anthropologue il fallait que tout apprenti anthropologue réussisse une expérience prolongée de terrain chez les Navahos, le plus important en nombre des peuples autochtones des États-Unis. Finalement, la quatrième exigence découlait des orientations historiques de Leighton dans le champ de l'application et du transfert des connaissances. Pour lui, il était essentiel qu'un étudiant en formation soit confronté à des problèmes d'application des connaissances et soit placé au cœur d'une expérimentation sociale en vue d'apprécier les conditions de sa réussite. 

L'étude qu'on m'avait demandé d'effectuer portait sur un groupe de familles navahos, des bergers qui avaient été déplacés de l'arrière-pays au bord de la rivière San Juan pour y pratiquer une agriculture d'irrigation. Les principales méthodes de recherche utilisées, pour me conformer aux conditions imposées, furent le recours à un interprète pour m'appuyer dans la conduite des entrevues, l'observation et la participation à certaines activités (curatives, entre autres, grâce à l'amitié que j'avais nouée avec un chaman), l'entrevue centrée sur les valeurs, la photographie des habitations en vue de construire une typologie devant servir à apprécier le degré d'acculturation des habitants et l'univers de leurs attitudes et, par voie de conséquence, leur degré d'acceptation du déplacement imposé par Washington. Une phrase qu'il m'a fallu apprendre dans la langue indigène dès mon arrivée dans le milieu voulait dire à peu près ceci : « je ne travaille pas pour Washington, je viens de la partie francophone du Canada. » 

Mon objectif personnel consistait à consigner de cinq à six entrevues par semaine, à rédiger un journal de bord et à participer à. certaines activités qui me permettaient, ainsi qu'à mon épouse, de rencontrer des membres des familles déplacées. Mon terrain se situait dans un milieu semi-désertique. je me revois avec mes espadrilles trouées de chaque côté pour laisser échapper le sable, mes jeans décolorés, ma chemise de coton et mon chapeau de paille, marchant dans la réserve sur de grandes distances sous un soleil tropical à la recherche d'un homme en vue de réaliser une entrevue ! M'approcher d'une femme dans le but de l'interviewer était frappé d'une interdiction qu'il me fallait absolument respecter. Quant à l'intervention américaine pour favoriser le passage d'une économie pastorale à une économie agricole, que je devais évaluer, je la qualifierai d'échec partiel. Les femmes, avec l'aide de leurs filles (c'est un système matriarcal), ont continué à garder leurs troupeaux de moutons dont elles étaient les propriétaires, tout en acceptant la responsabilité des tâches agricoles par suite de la découverte, dans la réserve, d'un gisement de gaz naturel où travailleront leurs maris et leurs fils, qui participeront ainsi à une économie de marché !

 

DE MES EXPÉRIENCES DE RECHERCHE
ET DE LA NATURE DES MÉTHODOLOGIES UTILISÉES

 

Durant une décennie (de 1956 à 1965), j'ai été engagé dans un certain nombre de recherches multidisciplinaires qui nécessitaient l'utilisation de techniques quantitatives et qualitatives en complémentarité, selon les objectifs de la recherche. Dans ces équipes de deux ou trois professeurs-chercheurs, qu’accompagnaient un ou deux assistants de recherche, les uns étaient responsables de la collecte des données quantitatives tandis que les autres assumaient la responsabilité du recueil de données qualitatives. Nos travaux d'observation se fondaient sur des cadres de référence et des hypothèses de travail qui guidaient les démarches de collecte des données. Les analyses que nous entamions nous obligeaient parfois à retourner sur le terrain ou à compléter la recension des écrits. je me trouvais plus souvent qu'autrement dans le champ du qualitatif, dans des études portant, par exemple, sur l'instabilité des travailleurs forestiers, sur le degré de salubrité des logements de la basse ville de Québec, sur l'« abandon des terres » dans la région du Bas-Saint-Laurent, sur l'exode rural et la fermeture de certaines paroisses agricoles (qui n'auraient jamais dues être ouvertes à la colonisation). 

Une de ces études, toutefois, plus interdisciplinaire que les autres, mérite, dans la mesure où elle a pris forme à partir d'un cadre conceptuel et d'un échantillon représentatif, qu'on l'examine de plus près. Il s'agit d'une étude que j'ai réalisée avec Gérald Fortin (formé à Cornell également, mais en sociologie) sur la famille salariée québécoise, qui s'est échelonnée sur cinq ans et qui fut financée par le Mouvement Desjardins (Tremblay et Fortin, 1964). À mon avis, cette étude est un bon exemple d'une intégration parfaitement réussie de données quantitatives et qualitatives. Elle est devenue un classique, non seulement par l'ampleur de sa diffusion (près de 10000 exemplaires, sans compter la multitude de chapitres photocopiés !), mais aussi par l'influence qu'elle a exercée par la suite sur le Mouvement Desjardins (libéralisation du crédit à la consommation) et sur certaines agences gouvernementales (établissement d'un seuil de pauvreté pour déterminer l'admissibilité aux prestations d'aide sociale). Les résultats de l'étude ont également été utiles à certains syndicats qui les ont invoqués à l'appui de leurs revendications salariales pour que les ouvriers parviennent à un niveau de vie qui élimine les privations et permette la réalisation d'aspirations, ainsi qu'aux associations coopératives d'économie familiale qui les ont utilisés pour préparer des budgets familiaux et à des fins d'éducation, en vue de réduire la consommation ostentatoire et l'endettement et d'encourager l'épargne. 

Examinons donc les traits saillants de cette recherche sur les conditions de vie, les comportements de consommation, d'épargne et d'endettement ainsi que le niveau de privation et d'aspiration de la famille salariée, à l'échelle du Québec tout entier. Les objectifs de l'étude étaient centrés sur deux champs d'investigation complémentaires : celui des comportements de consommation (tradition américaine mettant l'accent sur la quantification) et celui des attitudes (aspect qualitatif issu de la tradition française au regard des perceptions et des sentiments subjectifs des individus vivant au-delà ou en deçà du seuil de pauvreté). Le premier domaine nous orientera vers l'étude du niveau de v ie, de la structure du budget, du recours au crédit, des niveaux de consommation et des habitudes budgétaires. Dans le champ des attitudes, l'étude couvrira la structure des besoins, le niveau des aspirations, la pratique de l'épargne, ainsi que les attitudes vis-à-vis du crédit, de l'épargne, de l'instruction des enfants, des loisirs et autres besoins jugés essentiels. Les résultats feront ressortir que : a) l'univers traditionnel des besoins a éclaté ; b) le revenu disponible est le seul facteur qui influe sur le niveau de consommation ; c) le niveau de revenu considéré comme minimal (pour ne pas subir de privations, mais sans assurer toutefois la réalisation des aspirations) se situe entre 4000$ et 4 500$ ; d) le recours au crédit se généralise et totalise 600$ par année ; et e) l'épargne est toujours vue comme nécessaire pour se prémunir contre les imprévus ou pour réaliser certaines aspirations. Les principaux enseignements se résument à quatre constats : la famille vit au-dessus de ses moyens ; elle a besoin qu'on l'éclaire sur la gestion de son budget familial ; les familles à revenu modeste ne sont pas en mesure d'épargner et sont sujettes à subir des privations plus ou moins sérieuses ; et les caisses populaires doivent revoir leur politique de façon à répondre adéquatement aux besoins de leurs sociétaires. En bref, le cadre conceptuel élaboré ainsi que les modes d'observation utilisés ont permis de mettre en relief la rapide émancipation des familles québécoises d'expression française par rapport aux schèmes traditionnels et leur orientation vers les valeurs de la société de consommation, caractérisée par l'acquisition de biens modernes, la participation aux loisirs de masse et la consommation à crédit. Cette étude a fait l'objet d'une série de 13 émissions à Radio-Canada (intitulée Familles d'aujourd'hui) qui reproduisait in vivo les principaux résultats. 

En 1960, le département de sociologie de l'Université Laval change d'appellation et devient le département de sociologie et d'anthropologie, ce qui signifie qu'après deux années de propédeutique et de cours communs les étudiants inscrits dans ce département pourront, à la troisième année du baccalauréat, s'inscrire soit en sociologie ou en anthropologie, en tant qu'options spécialisées. Cette transformation va graduellement m'éloigner des études multidisciplinaires, en particulier après 1967, alors que j'entreprendrai des recherches à caractère ethnographique en vue de la formation spécialisée des étudiants et pour être en mesure de donner les cours traditionnellement offerts dans les départements d'anthropologie. Cette stratégie rendra possibles l'autonomie disciplinaire de l'anthropologie et l'établissement d'une unité pédagogique et administrative. 

En 1964, au moment où je terminais mes recherches de terrain sur le système de parenté à l'Anse-des-Lavallée (la monographie d'une petite communauté acadienne à laquelle j'ai fait précédemment référence), je suis devenu, par un heureux concours de circonstances (il fallait un anthropologue francophone pour seconder le directeur de la recherche, Harry B. Hawthorn, un anthropologue de l'Université de la Colombie-Britannique), directeur associé d'une étude de trois années sur les Indiens contemporains du Canada, financée par le gouvernement fédéral. Cette première expérience de terrain chez les autochtones du Moyen Nord et du Sud allait me préparer à assumer d'autres fonctions plus tard auprès des autochtones, au nord du 55e parallèle cette fois. Le mandat qui nous fut donné avait trait à quatre aspects fondamentaux de la vie dans les réserves indiennes du Canada : a) toutes les questions reliées à l'autosuffisance économique dans les réserves ; b) tous les aspects de l'éducation et de la formation, soit dans les réserves (écoles indiennes) ou hors des réserves (pensionnats et écoles intégrées) ; c) une revue des compétences fédérales et provinciales relativement aux réserves indiennes et une évaluation des possibilités de transfert de certaines responsabilités fédérales aux provinces ; et d) l'ensemble des questions se rapportant au leadership dans les réserves, qu'il soit à caractère héréditaire ou à caractère électif. À l'énumération des pièces du dossier général à constituer, il est facile de reconnaître qu'il s'agissait encore une fois de former un groupe multidisciplinaire de recherche dans lequel seraient appelés à contribuer économistes, spécialistes des sciences de il éducation, politologues, sociologues et plusieurs anthropologues. 

Les principales méthodes de recherche puisaient à un éventail assez large du continuum méthodologique : pièces archivistiques, informations documentaires et à caractère administratif, et données numériques sur l'emploi, le chômage, le revenu, la formation professionnelle et la valeur marchande des produits indigènes (cueillette, chasse et pêche) couvrant une période de quelques décennies afin de mieux cerner l'évolution ; données qualitatives, d'observation et d'entrevue à partir des études sur l'apprentissage scolaire, la persévérance, le « redoublage », l'abandon des études, les types d'écoles, les programmes d'étude et leurs fondements idéologiques, les enseignants ainsi que leur préparation à l'éducation interculturelle, la participation autochtone dans les structures de décision du système scolaire, la préparation des élèves à assumer des fonctions sur le marché du travail ; méthodes de recueil en usage en science politique, dans ce cas-ci, données portant sur les législations, les aspects juridiques et constitutionnels, en vue d'examiner tout ce qui se rapporte à de possibles transferts de compétences du gouvernement fédéral aux provinces ; et méthodes ethnographiques pour étudier sur place la nature du leadership à l'œuvre dans les différentes réserves, les responsabilités des chefs élus et désignés par hérédité, et pour apprécier le degré d'avancement des réserves par rapport à l'autonomie gouvernementale et leur capacité de prendre en main la conduite de leurs propres affaires. 

La commission d'étude déposa son rapport trois ans plus tard (Hawthorn, 1966-1967). Celui-ci comportait environ 150 recommandations. Le gouvernement d'alors y accorda peu d'attention, car les résultats ne semblaient pas correspondre tout à fait à son programme d'action qui nous fut caché tout au long de nos rencontres avec les fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Par la suite, le gouvernement publia son livre blanc sur la réorganisation de l'administration des affaires indiennes. La position gouvernementale s'apparentait peu aux recommandations que nous avions faites. En réponse au livre blanc du gouvernement, les autochtones publièrent un « livre rouge » dans lequel ils exprimaient leurs propres conceptions de cette réorganisation : celles-ci étaient à l'opposé de celles du gouvernement et s'inspiraient de nos recommandations. Il faudra attendre 30 ans pour qu'une commission royale d'enquête (Erasmus et Dussault, 1996) soit créée, qui aboutira sensiblement aux mêmes conclusions, qui avaient été rejetées, que le « livre rouge » ! 

Après l'implantation de l'option anthropologique au département, je préconisais une formation hâtive des étudiants à des expériences de terrain en vue de leur permettre de réaliser obligatoirement un mémoire de maîtrise à caractère empirique. Les professeurs dans ce champ devaient trouver les ressources financières nécessaires pour assurer cet apprentissage méthodologique. C'est ainsi qu'est né le projet « L'ethnographie de la Côte-Nord du Saint-Laurent » en 1965, financé en bonne partie par le Conseil des Arts du Canada et son successeur, le Conseil des recherches en sciences humaines du Canada, jusqu'en 1974. Le total des subventions obtenues, de diverses sources, se chiffrait à environ 350000$. Cette vaste entreprise de recherche reproduisit dans une certaine mesure le modèle organisationnel des études d'Alexander H. Leighton dans le comté de Stirling, lequel correspondait dans l'ensemble au modèle des laboratoires de recherche dans les sciences naturelles et expérimentales. La différence majeure entre ceux-ci et notre Laboratoire de recherches anthropologiques, qui fut fondé à cette époque, était que, dans le nôtre, chaque chercheur pouvait, avec l'approbation du directeur des travaux, présenter les résultats de ses études sous sa propre signature. Ce principe valait tout autant pour les mémoires de maîtrise que pour les articles envoyés à des revues avec ou sans comité de lecture. 

Le Laboratoire de recherches anthropologiques de l'Université Laval regroupait les différentes équipes engagées dans des recherches de terrain, dont celle de la Côte-Nord. Des espaces furent aménagés en fonction des besoins des équipes, (secrétariat, classeurs, centre de documentation, tables de travail et salle pour les réunions hebdomadaires). Mon engagement ferme dans la formation d'une équipe disciplinaire découlait de la nécessité d'assurer un apprentissage anthropologique selon les canons traditionnels de la discipline. Contrairement à l'Université de Montréal, qui opta pour le modèle boasien (la présence des quatre disciplines anthropologiques) lorsque fut créé un département d'anthropologie en 1960, l'Université Laval décida, pour sa part, de mettre l'accent sur l'anthropologie sociale et culturelle (ethnologie) dans les champs d'étude que sont le Canada français, les peuples autochtones du Canada, l'aire latino-américaine et l'Afrique noire francophone. 

Les étudiants qui se joignaient à notre équipe étaient envoyés sur le terrain dès la fin de leur première année d'étude, une fois leur projet approuvé par le directeur de la recherche. Ils s'engageaient à tenir un journal de bord, à dactylographier leurs observations et entrevues, à les codifier en vue de la classification et l'analyse et à les faire par-venir au Laboratoire chaque semaine. Ils devaient aussi, à mi-chemin de leur séjour sur le terrain, produire un bref rapport qui évaluait la progression des travaux d'observation et, à leur retour au département, rédiger un rapport final de recherche. Il était essentiel que chacun se plie à ces exigences, pour que les notes de terrain puissent être reproduites et classées, selon un système général de codification adapté aux recherches en cours (dans notre cas, l'ethnographie d'une sous-aire culturelle), dans un fichier centralisé. Cela nous permettait d'offrir l'encadrement nécessaire aux divers travaux en cours et de rendre accessibles, dès le retour des étudiants en septembre, l'ensemble des fiches classées aux fins de l'analyse, ainsi que de respecter les échéances qui nous étaient imposées par le bailleur de fonds. Il nous fallait, chaque année, produire un rapport faisant état de la progression des travaux et acheminer une nouvelle demande de subvention. 

Les étudiants en anthropologie suivaient quelques cours de base sur les méthodes quantitatives, mais les méthodes de recueil et d'analyse des données étaient dans l'ensemble de nature qualitative, si on fait exception des données numériques relatives aux inventaires des maisonnées des communautés à l'étude. Je crois qu'il n'est pas exagéré de souligner que nous avons été, Paul Charest, devenu codirecteur en 1970, et moi-même, une des premières équipes en sciences humaines à se faire financer durant toute une décennie. Je me dois de dire, pour la suite des choses, qu'au fur et à mesure que des équipes semblables à la nôtre. se sont constituées et que le nombre de demandes de financement s'est accru, les comités chargés d'évaluer les demandes de subvention sont devenus plus sévères et ont commencé à accorder une importance de plus en plus grande à la recension critique des écrits sur le sujet abordé, à l'élaboration d'un cadre conceptuel à caractère intégrateur, à l'usage de la quantification des observations et à l'énoncé d'un modèle d'analyse et d'explication reposant sur des relations chiffrées entre variables. Ces critères d'évaluation sont devenus, à l'aube des années 80, prépondérants, tant et si bien que les tenants de la recherche qualitative se sont vus écartés, parfois injustement il faut le dire, de diverses sources de financement. je reviendrai sur ce sujet plus loin, car c'est là l'origine d'un fonds spécial accordé pour une période de deux ans a une équipe de recherche pour effectuer un tour d'horizon complet sur la recherche qualitative, en vue de lui conférer la position qui lui revenait sur l'échiquier scientifique, au moment où j'assumais la présidence du Conseil québécois de la recherche sociale. 

La période 1963-1967 constitue pour moi un temps fort de ma carrière de chercheur. En effet, au cours de cette période, j'ai pu entreprendre un ensemble de travaux de nature qualitative dans le champ de la santé mentale et des toxicomanies auxquels l'expérience de Cornell m'avait si bien préparé. La première de ces études visait à connaître le degré d'adaptation d'ex-patients psychiatriques de la grande région de Québec après leur sortie de l'hôpital. J'avais reçu de modestes subsides du Comité de la santé mentale, région de Québec, pour la réaliser. je concevais qu'une telle étude, assez innovatrice à l'époque, devait adopter une double perspective : une qui découlait d'une vision externe de la désinstitutionnalisation (la chose existait à l'époque, mais pas le concept) et une autre qui correspondait à une vision institutionnelle interne, c'est-à-dire qui requérait l'examen du processus thérapeutique à l'intérieur même de l'hôpital. J'ai eu la bonne fortune d'encadrer deux travailleurs sociaux qui s'intéressaient à la première problématique et deux sociologues qui se sont chargés de la seconde. Les quatre, des étudiants, faisaient de cette étude un projet de mémoire de maîtrise. Les premiers visitaient les ex-patients pour les interroger sur leur situation du moment afin de déterminer la nature de leurs difficultés et le genre de ressources mises à leur disposition pour éviter le syndrome si bien connu de la « porte tournante », ou du retour en institution après des échecs répétés dus aux difficultés de se faire accepter de leurs parents ou de se trouver du travail, ou encore liés à d'autres genres de difficultés personnelles ayant été à l'origine de leur première hospitalisation. La méthodologie qualitative constituait la principale stratégie de recueil et d'analyse des données. 

Les sociologues, pour leur part, avaient choisi d'étudier l'hôpital de l'intérieur et de le concevoir comme une totalité, eux aussi selon une démarche entièrement qualitative. Ils optèrent pour la consultation des archives et de la documentation mises à leur disposition, l'observation participante et les entrevues avec informateurs clés dans les différents services. Au tout début, leur travail fut assez difficile, les autorités administratives et médicales leur ayant presque opposé une fin de non-recevoir. Mais, grâce à leur doigté et à leur persévérance, ces deux chercheurs furent bientôt pleinement acceptés par le directeur de la recherche d'alors (un psychiatre de la relève), ce qui leur permit, étant donné cette ouverture exceptionnelle, de centrer leurs efforts plus directement sur l'objet de leur recherche. Il s'agissait d'étudier l'hôpital psychiatrique en tant que culture thérapeutique de nature théocentrique, avec son idéologie et le système de valeurs qui en découle, avec sa hiérarchie administrative et professionnelle (la stratification des différentes professions) et son cadre autoritaire de gestion, avec ses normes de conduite, ses interdictions et ses tabous, avec ses patients, les soins qu'ils reçoivent et les relations qu'ils entretiennent avec le personnel de toutes les catégories ainsi qu'entre eux et avec le monde extérieur. 

Les résultats de cette étude ont mis en lumière le fait que cet hôpital psychiatrique était devenu, au cours des années, une véritable culture asilaire s'inspirant presque à la lettre du modèle monastique. Les notions centrales de ce modèle se réfèrent aux notions d'espace-temps, de repos salutaire, de prière réparatrice et de travail salvateur comme autant de principes régulateurs des différents rites et comportements, principalement du côté des patients, mais aussi, dans une certaine mesure, du côté des soignants et des prestataires de services divers. Curieusement, au lieu de préparer les patients à la réinsertion sociale, le contexte organisationnel d'enfermement, avec les types d'expériences personnelles qu'il permet et les pratiques professionnelles qui privilégient fortement l'usage de tranquillisants, les rend incapables de se dissocier de l'hôpital (« dépendance institutionnelle »). Ils s'y sentent tellement en sécurité, n'ayant à peu près aucune décision à prendre, qu'ils ne peuvent concevoir d'autres milieux de vie. Par la suite, et comme dans les films où « tout est bien qui finit bien », le psychiatre directeur de la recherche a été nommé directeur médical de l'établissement et les deux sociologues, après avoir communiqué les résultats de leurs travaux à des personnes ouvertes aux transformations, sont devenus des agents de changement et proposèrent avec un certain succès de concrétiser dans ce cadre hospitalier les recommandations de la commission Bédard qui s'est penchée sur la question des hôpitaux psychiatriques. 

L'ensemble de ces travaux et ceux qui furent poursuivis dans leur foulée ont permis, particulièrement à la suite de la mise en application du rapport Castonguay-Nepveu (Tremblay, 1987), de faire une analyse critique de la réforme des hôpitaux psychiatriques, analyse qui a montré que cette réforme fut le résultat d'une planification descendante dont les principes directeurs découlaient d'un paradigme organisationnel d'inspiration gestionnaire et industrielle (objectifs thérapeutiques centrés sur le rendement et l'efficacité). Les recherches des sciences humaines dans le champ de la santé mentale, qui ont été menées pendant une trentaine d'années, s'articulent à une trajectoire évolutive qui met en évidence l'élargissement des perspectives conceptuelles, la spécialisation des objets d'étude, l'affinement des devis de recherche et une orientation des études en fonction de la planification des services et de l'intervention psychosociale. D'ailleurs, cette notion de « psychosocial », au carrefour du biomédical et du socioculturel, a fait l'objet d'une recherche spéciale en vue de mieux cerner ses composantes tant sur le plan des déterminants des désordres psychiques que sur celui des conséquences (Tremblay et Poirier, 1989). 

Au cours de cette même période 1963-1967, après avoir été bénévole dans un comité formé par le ministre du Bien-être social, Émilien Lafrance, j'ai accepté le poste, à mi-temps, de directeur de recherche à l'Office de prévention et du traitement de l'alcoolisme et des autres toxicomanies (OPTAT). L'équipe de recherche que j'y ai créée avait pour mission d'éclairer, par des travaux de recherche originaux, l'équipe de médecins chargée de la désintoxication des clients et l'équipe chargée d'éduquer la population en général sur les risques pour la santé et les conséquences sociales désastreuses de la consommation abusive d'alcool. Les études ont touché à un vaste éventail de sujets propres à éclairer l'une ou l'autre des deux équipes dans l'accomplissement de leurs tâches respectives. Les études menées par l'équipe ont été inspirées tout autant par les traditions quantitatives (études épidémiologiques sur la consommation d'alcool et de drogues) que par les traditions qualitatives. Parmi celles-ci notons, entre autres, des études historiques se rapportant aux mouvements antialcooliques (celui de l'abbé Mailloux, par exemple), des analyses concernant les fondements idéologiques, comme le soutien, des mouvements d'abstinence et des mouvements à caractère thérapeutique tels les Alcooliques Anonymes, ainsi que les rites d'initiation à la consommation d'alcool. La plus importante des études quantitatives, ayant un cadre conceptuel, des hypothèses de vérification, un échantillon représentatif de communautés de contraste (désorganisées ou assez bien intégrées) et un questionnaire détaillé, fut l'étude épidémiologique menée dans la région du Bas- Saint-Laurent par Lucien Laforest. (Il utilisera certains des résultats pour en faire une thèse de doctorat. À ma connaissance, ce fut une des rares thèses, sinon la seule, dans le champ de l'épidémiologie sociale réalisée dans une faculté des sciences sociales.) La région du Bas-Saint-Laurent fut choisie parce qu'elle correspondait à une des sous-régions ayant fait l'objet de nombreuses analyses sociologiques poussées par des chercheurs du Bureau d'aménagement de l'est du Québec (BAEQ), de sorte que l'équipe de l'OPTAT avait à sa disposition une abondante et riche documentation qu'elle pouvait consulter. 

Il est intéressant de noter que le paradigme central de cette étude épidémiologique reprenait, dans ses grandes lignes, celui qui avait été utilisé en épidémiologie psychiatrique dans le comté de Stirling. Il s'agissait de mettre au jour soit les facteurs sociaux et culturels agissant comme déterminants de la consommation abusive d'alcool ou de drogues ou encore les conditions d'apprentissage qui menaient à une consommation modérée d'alcool ou à une abstinence. L'étude s'intéressait tout autant aux abstinents et aux consommateurs modérés qu'aux consommateurs excessifs et aux alcooliques, ces derniers étant définis d'après des pratiques de consommation déterminées par les traditions cliniques. Bien entendu, le questionnaire comportait de nombreuses questions relatives aux habitudes de consommation (quand, lieux de consommation, avec qui, les quantités consommées, la fréquence de la consommation, les fonctions subjectives de la consommation, etc.) et des questions qui se rapportaient aux schémas de consommation découlant de l'apprentissage hâtif ou tardif (premières expériences et expériences subséquentes). 

Mon engagement dans le domaine de la santé se poursuivra presque sans arrêt par la suite, comme conseiller de recherche au Conseil des affaires sociales et de la famille, comme conseiller méthodologique (pour une année) à la commission Castonguay-Nepveu, comme conseiller scientifique au Service de réadaptation sociale, comme conseiller scientifique à l'Association canadienne de la santé mentale (division de Québec), comme conseiller au ministère (fédéral) de la Santé et du Bien-être social en vue de l'élaboration d'une politique de santé mentale, comme membre d'un comité sur la « Santé des populations » à l'Institut canadien des recherches avancées, comme membre du Groupe interuniversitaire de recherche en anthropologie médicale et ethnopsychiatrie (GIRAME) où j'ai fait des communications devant des membres actifs, comme président du Conseil québécois de la recherche sociale (1987-1991), comme membre d'un comité de la Société royale du Canada sur la « Recherche participative » et, enfin, comme membre d'une équipe interdisciplinaire de recherche travaillant à un projet sur les femmes médecins. 

Ces diverses expériences m'ont amené à une perspective systémique de la santé, celle-ci étant définie comme « l'aptitude au fonctionnement harmonieux et à la croissance continue durant tout l'arc de vie ». Tandis que le modèle systémique se veut global et multifactoriel dans la mise au jour des déterminants, le modèle biomédical, lui, est plus circonscrit et à causalité unique, renvoyant, de façon prépondérante, à une intervention médicale sur des lésions organiques de trois ordres : macroscopiques, microscopiques et biochimiques, s'agissant dans ce dernier cas des molécules et des enzymes. Le traitement consiste alors à éliminer l'« agent causal » soit par une intervention chirurgicale (pour éliminer l'organe atteint) et par une antibiothérapie (pour enrayer le microbe) ou encore par une pharmacologie (pour suppléer à une déficience biochimique). 

Le modèle systémique prend en considération tout un ensemble de facteurs différents interreliés, s'influençant les uns les autres, dans la caractérisation de la configuration de facteurs agissant comme conditions pathologiques particulières. Comme je l'ai souligné plus haut, il existe trois ordres de facteurs en tant que déterminants potentiels : a) le biologique ou le soma ; b) le psychologique ou la psyché ; et c) le socioculturel ou la culture. Trois notions centrales fondent ce modèle plurifactoriel : l'adaptation, la croissance et l'équilibre dynamique. À l'application du modèle, on doit être en mesure de répondre aux deux questions suivantes : Qu'est-ce qu'une adaptation (ou une croissance ou un équilibre dynamique) somatique, psychologique et culturelle ? Comment cela se traduit-il pour chacun de ces plans ? Dans l'étude des déterminants de la santé pour l'individu et pour les populations, il s'agit de reconstituer la dynamique des interrelations qui s'établissent entre les facteurs considérés. 

Plusieurs travaux se sont échelonnés sur des périodes très longues et ont évolué au rythme d'engagements dans de nombreuses associations scientifiques et dans la vie sociale, au cours desquels l'observation participante, l'entrevue libre et les conversations spontanées ont joué un rôle de premier plan dans le recueil des données. Ces travaux ont nécessité une constante mise à jour des connaissances accumulées dans les domaines choisis et une participation à plusieurs conférences et colloques où ces objets de recherche étaient discutés. le retiendrai trois d'entre eux pour les examiner brièvement : la crise de l'identité culturelle des Québécois francophones ; la neutralité et le parti pris en anthropologie appliquée (ou transfert des connaissances selon l'orientation anthropologique) ; et le rôle de premier plan des conditions sociopolitiques dans la production des connaissances en sciences sociales et humaines. 

La crise de l'identité culturelle des Québécois d'ascendance française fut l'objet de la publication d'un ouvrage (Tremblay, 1983a), lequel a été mis à jour par la suite dans des conférences thématiques et par la publication d'articles dans des revues. Lorsqu'on me demande pourquoi je considère que notre identité nationale est en crise, l'essentiel de ma réponse se résume ainsi. Cette crise d'identité, insidieuse à plusieurs égards, découle du fait que nous sommes un groupe minuscule dans un univers nord-américain presque exclusivement anglophone. Il est vrai que nous combattons, de diverses manières, en vue de préserver certaines de nos traditions culturelles distinctives, particulièrement notre langue, et certaines de nos façons de penser et d'agir. Mais voilà, comment une identité nationale se maintient-elle et se raffermit-elle dans un contexte de changements très rapides à l'échelle planétaire que nous donnent à voir des médias de masse étrangers dont par ailleurs le contenu nous envahit et transforme nos perceptions, nos attitudes, nos comportements et nos aspirations ? La réponse à cette question peut s'articuler autour de trois notions centrales qui constituent l'armature de l'identité et de la spécificité d'une ethnie : a) la prise de conscience de l'existence nationale ; b) une intériorisation des éléments culturels fondateurs ; et c) une projection dans l'avenir ou l'élaboration d'un « projet de société ». 

La prise de conscience de la spécificité du groupe d'appartenance dérive d'une connaissance approfondie de l'histoire des institutions, des mœurs et des coutumes, ainsi que de l'identification à un groupe et de la fierté d'appartenir à ce groupe. Au Québec, cette prise de conscience s'effrite de plus en plus et la connaissance de nos institutions et de nos racines est déficiente quand elle n'est pas tout simplement absente. L'intériorisation des éléments fondateurs ainsi que leur cristallisation dans des conduites effectives et des modes de vie qui reflètent les systèmes de valeurs qui les appuient constituent une autre pierre angulaire de l'identité culturelle. Qu'en est-il chez nous ? Les contacts de civilisation, à la suite d'une interaction directe ou symbolique par le biais des médias de masse, s'imprègnent de valeurs matérialistes et individualistes qui nous coupent de nos racines, brouillent nos propres systèmes de valeurs et rendent nos conduites individuelles et collective aléatoires, provoquant au bout du compte une aliénation sociale dégénérative. La rapide transformation des institutions d'encadrement s'accompagne de phénomènes de paupérisation, de désolidarisation et d'exclusion. La projection dans l'avenir, le troisième élément constitutif de l'identité culturelle, nous permet de visualiser ce que nous pourrions devenir si des projets concrets mobilisateurs et rassembleurs nous guidaient. Y a-t-il de l'espoir de ce côté ? Étant donné l'éclatement de la cohésion sociale, et avec la perte de confiance dans nos élites, il devient de plus en plus difficile d'élaborer des projets mobilisateurs dans lesquels les membres du groupe se reconnaîtraient et se redéfiniraient. Tout se passe en ce moment comme si la langue était le seul élément culturel commun qui fasse consensus et elle se trouve du coup investie d'une mission générale. Mais la langue est un véhicule, non un contenu ! Depuis une trentaine d'années, les nationalistes cherchent ce contenu nouveau qui nous redéfinirait en tant que collectivité, sans succès. À mon sens, la conjugaison des constats quant à ces trois principes ne peut que nous rendre pessimistes. 

Que penser maintenant de la neutralité et du parti pris en anthropologie appliquée ? Le sujet a fait l'objet de débats passionnés. Au début de ma carrière, dans le contexte québécois, le parti pris était mal vu, car il était conçu comme un manque flagrant d'objectivité. L'idéologie du temps favorisait une planification descendante, c'est-à-dire une conception bureaucratique du changement planifié du haut vers le bas. Suivant cette conception, on pouvait donc s'arroger le droit d'apporter des changements dans des populations dites « défavorisées » en vue d'améliorer leurs conditions de vie et de provoquer, en définitive, le progrès. La notion de progrès à cette époque est idéologique et ethnocentriste dans la mesure où elle correspond à un type d'évolution sociale qui est à l'image des civilisations techniques et urbaines. Le modèle de planification est de type mécaniciste et entraîne nécessairement les résultats escomptés ; donc, il revêt en quelque sorte un caractère magique. Enfin, en vertu de la nature de l'intervention souhaitée, les agents de changement doivent observer la plus grande neutralité possible dans leurs relations avec les populations concernées. 

Qu'en est-il aujourd'hui ? Il est désormais admis que, pour avoir quelque chance de succès, la planification doit être ascendante. C'est donc dire que les projets de changement doivent être élaborés à la lumière de la conception qu'en ont les personnes à qui s'adressent les interventions. C'est à elles qu'il revient de définir leurs besoins et de dire de quelle façon ceux-ci pourraient être pris en considération. Le concept de progrès n'a plus de référence ethnocentrique, car on sait que le progrès doit s'insérer et s'intégrer dans les traditions culturelles du groupe pour lequel il est recherché. Le modèle d'intervention dans ce type de planification est de nature dynamique. Il évolue sans cesse pour s'adapter aux nécessités qui se présentent en cours de route. Celles-ci sont d'ailleurs définies par les acteurs sociaux, c'est-à-dire les membres de l'unité sociale en voie de transformation. Finalement, l'agent de changement, qui participe à une telle expérimentation sociale, s'efforce de refléter, le plus exactement possible, à la manière d'un miroir, les desiderata de la population cible, laquelle agit en tant que partenaire, et de fournir ses propres conseils sur la situation si ceux-ci sont sollicités. 

J'en viens à l'importance des facteurs socio-historiques et sociopolitiques en tant que déterminants de conditions sociales et de conduites collectives. Dans plusieurs travaux de synthèse que j'ai entrepris, seul ou avec des collègues [2], nous avons utilisé le modèle de l'histoire des sciences. Ce modèle privilégie les contextes historiques, économiques et sociopolitiques dans lesquels apparaissent les institutions. Nos études visaient encore une fois à une meilleure compréhension des orientations épistémologiques, méthodologiques et instrumentales des observateurs-interprètes. Nous voulions de cette façon mieux cerner les facteurs d'influence et leurs effets sur les producteurs de connaissances. À titre d'exemple, on sait combien un contexte idéologique de contrôle des chercheurs est susceptible d'entraîner des déformations de la réalité, combien aussi une idéologie ethnocentriste du progrès produit, dans le domaine du développement, des erreurs stratégiques désastreuses pour les populations concernées. 

En anthropologie et dans les sciences sociales en général, la conception de l'activité scientifique dépasse la simple explication. Le processus de la connaissance scientifique est aujourd'hui plus complexe qu'autrefois. Il s'organise selon des approches théoriques et des normes d'observation qui permettent de découvrir des relations entre les variables, ou encore de constater la valeur prépondérante de l'une d'entre elles par rapport à une réalité donnée. Car il s'agit de dégager des significations se rapportant à des ensembles d'éléments dans leurs interrelations afin de mieux saisir les motivations, les attentes, les intentions des acteurs et de reconnaître l'influence qu'exercent différents contextes particuliers sur eux. L'objectif est de parvenir à une compréhension contextuelle, structurelle et phénoménologique des actions, situations et événements. 

Je ne saurais terminer cette préface sans parler des circonstances qui ont mené à la création d'un groupe de travail interdisciplinaire et interuniversitaire, formé en vue d'approfondir diverses questions théoriques et pratiques se rapportant à l'usage de la méthodologie qualitative dans les sciences sociales et humaines. Dès mon arrivée à la présidence du Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) en 1987, je me suis tout particulièrement intéressé à la situation des « recherches quantitatives » et des « recherches qualitatives » par rapport à l'ensemble des subventions accordées aux chercheurs universitaires, aux chercheurs appartenant à des instituts et centres de recherche et aux chercheurs oeuvrant dans des agences sociales. Les jurys étaient invariablement constitués pour tenir compte, d'une manière équilibrée, de ces trois types de demandeurs. Bien que personnellement je ne siégeais dans aucun jury, j'approuvais la nomination de ceux qui étaient habilités à y siéger, et ce à chacun des concours. J'assumais la responsabilité générale de la bonne marche de ces jurys. Avec l'aide du personnel du CQRS et du Comité des concours, composé de membres du CQRS et des présidents de jurys, je veillais à ce que les questions d'éthique, de confidentialité, de mérite et d'équité soient rigoureusement prises en considération dans le processus de décision. 

C'est après l'expérience vécue au Comité des concours durant quelques années et après avoir entendu les commentaires critiques de qualitatifs qui avaient été membres de certains des jurys du CQRS que j'en suis venu à la conclusion qu'il fallait que le Conseil lance un « appel d'offres », c'est-à-dire qu'il finance une étude sur la recherche qualitative en vue d'aider les jurys à mieux comprendre et à mieux apprécier l'ensemble des procédés de recherche et des instruments de travail auxquels ont recours les chercheurs qualitatifs. Il me restait à convaincre les membres du CQRS de la valeur et de l'utilité d'une étude de cette envergure, à trouver les ressources financières pour que ce projet se réalise et à choisir parmi les soumissionnaires une équipe qui, de l'avis d'un jury spécialement formé pour opérer ce choix, possédait les qualités nécessaires pour mener à bonne fin le mandat qui lui serait confié. C'est l'équipe dirigée par Jean Poupart qui se qualifia, et qui nous présente dans cet ouvrage, que je qualifierais de « pièce maîtresse » et de « phare » pour de nombreuses années à venir, les résultats de ses travaux.

 

MARC-ADÉLARD TREMBLAY

Professeur émérite,
Université Laval
6 juillet 1997

 

Bibliographie

 

ERASMUS, G., et DUSSAULT, R. (1996). À l'aube d'un rapprochement : points saillants du Rapport de la Commission royale sur les Peuples autochtones, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada. 

HAWTHORN, H.B. (sous la dir. de), (1966-1967). A Survey of the Contemporary Indians of Canada : Economic, Political, Educational Needs and Policies, Ottawa, Information Canada, vol. 1, 1966, et vol. 2, 1967. 

HUGHES, C.C., TREMBLAY, M.-A., RAPOPORT, R.N., et LEIGHTON, A.H. (1960). People of Cove and Woodlot : Communities from the Viewpoint of Social Psychiatry, The Stirling County Study, vol. 2, New York, Basic Books. 

LEIGHTON, A.H. (1959). My Name Is Legion : Foundations for a Theory of Man in Relation to Culture, The Stirling County Study, vol. 1, New York, Basic Books. 

LEIGHTON, D.C., HARDING, J.S., MACKLIN, D.B., et LEIGHTON, A.H. (1963). The Character of Danger : Psychiatric Symptoms in Selected Communities, The Stirling County Study, vol. 3, New York, Basic Books. 

LÉVESQUE, G.-H., ROCHER, G., HENRIPIN, J., SALISBURY, R., TREMBLAY, M.-A., WALLOT, J.-P., BERNARD, P., et DE POCOS, C.-E. (sous la dir. de), (1984). Continuité et rupture : les sciences sociales au Québec, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2 vol. 

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TREMBLAY, M.-A. (1954). The Acadians of Portsmouth : A Study in Culture Change, thèse de doctorat, Ithaca (N.Y.), Cornell University. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

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TREMBLAY, M.-A. (1960). « Les tensions psychologiques chez le bûcheron : quelques éléments d'explication », Recherches sociographiques, vol. 1, no 1, p. 61-89. 

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TREMBLAY, M.-A. (1983a). L'identité québécoise en péril, Québec, Les Éditions Saint-Yves. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

TREMBLAY, M.-A. (1983b). « La santé en tant que phénomène global », dans P. Joshi et G. de Grâce (sous la dir. de), Conceptions contemporaines de la santé mentale, Montréal, Décarie, éditeur, p. 49-89. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

TREMBLAY, M.-A. (1987). « La révolution tranquillisante en psychiatrie : paradigmes, univers des pratiques et représentations sociales », dans Pour un réseau autonome en santé mentale ?, actes du colloque du GIFRIC et du COSAME, Québec, p. 6-18. 

TREMBLAY, M.-A. (1989). L'anthropologie à l'Université Laval : fondements théoriques, pratiques académiques, dynamismes d'évolution, Québec, Laboratoire de recherches anthropologiques. 

TREMBLAY, M.-A., COLLIER, J., Jr., et SASAKI, T. (1954). « Navaho Housing in Transition », America Indigena, vol. 14, no 3, p. 187-219. 

TREMBLAY, M.-A., et FORTIN, G. (1964). Les comportements économiques de la famille salariée du Québec, Québec, Presses de l'Université Laval. 

TREMBLAY, M.-A., et POIRIER, C. (1989). « La construction culturelle de la recherche psychosociale en santé mentale : les enjeux scientifiques et sociopolitiques », Santé mentale au Québec, vol. 14, no 1, p. 11-34.


[1] Ce groupe était constitué de trois équipes disciplinaires, venues de la psychologie, de la psychiatrie ainsi que de la sociologie et de l'anthropologie (Leighton, 1959 ; Hughes et autres, 1960 ; Leighton et autres, 1963).

[2] Entre autres, ces 15 dernières années : les savoirs en sciences sociales sur les peuples autochtones nordiques ; la recherche et l'intervention anthropologique à l'Université Laval ; l'anthropologie dans les universités du Québec : l'émergence d'une discipline ; l'anthropologie de la clinique dans le domaine de la santé mentale au Québec : quelques repères historiques et leurs cadres institutionnels ; la construction culturelle de la recherche psychosociale en santé mentale : les enjeux scientifiques et sociopolitiques ; et un profil ethnographique des mutations sociales au Québec.



Retour au texte de l'auteur: Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l'Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 19 août 2007 19:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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