Marc-Adélard Tremblay et Gérald Fortin
“Les salariés et le crédit
dans le Québec”.
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 1, no 4, octobre-décembre 1960, pp. 503-507. Québec: Les Presses de l'Université Laval.
- Introduction [503]
- 1. Le recours au crédit [503]
- 2. Attitudes à l’égard de l’achat à crédit [506]
Introduction
Les quelques observations que nous livrons ici sur les comportements de crédit des travailleurs salariés et sur leurs attitudes à l’égard de l'achat à crédit proviennent d’une étude que le Centre de recherches de la Faculté des Sciences sociales de l’Université Laval poursuit depuis l’été 1957 en collaboration avec la Fédération des Caisses Populaires Desjardins sur les conditions de vie, les besoins, les privations, et les aspirations des travailleurs salariés de la province de Québec [1]. Les notes qui suivent rassemblent certains résultats préliminaires. Des analyses plus approfondies nous amèneront fort probablement à nuancer les observations présentées ici. À un stade ultérieur de nos recherches, nous pourrons mieux situer le recours au crédit parmi l'ensemble des comportements économiques et mieux cerner les valeurs culturelles auxquelles se rattachent les attitudes des individus à cet égard.
Par rapport au crédit, on peut se poser plusieurs questions en examinant les réponses des 1,460 familles visitées pour les fins de l’étude, Nous nous en tiendrons, dans cette note, aux deux questions suivantes : 1) Le recours au crédit est-il généralisé ? 2) Quelles sont les attitudes des familles à l’égard du crédit en général ?
1. Le recours au crédit
On peut affirmer que la population salariée canadienne-française, considérée globalement, fait beaucoup usage du crédit. Ainsi le tableau 1 montre que 74% des familles ont déjà acheté à crédit à un moment ou l’autre de leur histoire. Contrairement à ce qu'on croit habituellement, c’est dans les zones métropolitaines que l’achat à crédit est le moins pratiqué et dans les villages ruraux les plus éloignés (strate 6) qu’on le pratique le plus. De même dans les petites villes, le pourcentage de familles ayant déjà acheté à crédit est plus fort que pour l'ensemble. L’achat à crédit n’est donc pas un comportement surtout urbain mais un comportement que l’on retrouve tout aussi bien et encore davantage dans les milieux ruraux. Ce fait semblerait indiquer que les valeurs traditionnelles en ce qui concerne l'épargne et le crédit sont également [504] remises en question à la ville et à la campagne. Comme nous venons de l’indiquer, nous chercherons, dans des analyses ultérieures, à établir l'importance des valeurs traditionnelles dans la vie de nos familles et jusqu’à quel point ces valeurs influencent les comportements de consommation des travailleurs salariés.
TABLEAU 1
Pourcentage de familles ayant déjà acheté à crédit, par strate
STRATE
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% (1)
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Strate 1
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Montréal et Québec (zones métropolitaines)
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68 <
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Strate 2
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Grandes villes (30, 000 h. et plus)
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74 =
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Strate 3
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Petites villes (de 5,000 à 29,999 h.)
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79 >
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Strate 4
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Villages de régions agricoles prospères (2)
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67 =
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Strate 5
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Villages de régions agricoles "moyennes" (2)
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78 =
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Strate 6
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Villages de régions agricoles pauvres (2)
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83 >
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Ensemble
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74
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(1) Le signe < indique un pourcentage significativement plus petit que le pourcentage obtenu pour l'ensemble des six strates ; le signe = indique un pourcentage égal, en termes statistiques, à celui de l'ensemble ; le signe > indique un pourcentage significativement plus grand que celui de l’ensemble.
(2) Pour une description des strates 4, 5 et 6, voir : Gérald FORTIN, "Une classification socio-économique des municipalités agricoles du Québec". Recherches sociographiques, 1, 2, avril-juin 1960, 207-216.
À tous ceux qui avaient déjà acheté à crédit, nous avons demandé s’ils l'avaient fait souvent ou rarement. C’est là une question qui peut être interprétée différemment par les informateurs. Cependant, quelle que soit l'interprétation numérique donnée au mot "souvent", celui qui donne cette réponse [505] juge d’après son système de valeurs que son recours au crédit a été trop fréquent : 44% de ceux qui ont déjà acheté à crédit affirment que leurs achats ont été fréquents. Il n’y a aucune différence entre les strates par rapport à ce pourcentage. Dans le milieu rural aussi bien que dans le milieu urbain, près de la moitié de ceux qui achètent à crédit le font "souvent". La corrélation entre l'achat à crédit et le revenu montre par ailleurs que ce sont les familles où le revenu est le plus faible (moins de $900 par personne) qui recourent le plus souvent à l'achat à crédit. La corrélation entre l'achat à crédit et l'occupation souligne la même tendance. En effet, ceux qui achètent le plus souvent à crédit sont les manœuvres et les ouvriers semi-spécialisés. L'analyse montre par ailleurs que ces deux groupes sont ceux dont les revenus sont les plus bas. Pour pouvoir juger si l'occupation a réellement une influence sur l’achat à crédit, il faudra, dans nos analyses ultérieures, comparer des familles ayant des revenus égaux mais provenant de l’exercice d’occupations différentes. Il semble déjà établi toutefois que l’achat à crédit est plus fréquent chez les groupes défavorisés dont le revenu ne permet pas de satisfaire l'ensemble de leurs besoins.
Si l’on ne considère que les achats à tempérament effectués au cours des deux années précédant l’enquête - c'est-à-dire les achats pour lesquels les familles étaient susceptibles de faire encore des remboursements -, on constate que près de la moitié des familles (49%) ont fait de tels achats. Ce pourcentage ne varie pas d'une strate à l'autre, sauf dans le cas des villages pauvres où il est plus élevé qu'ailleurs. Encore une fois, on retrouve surtout la pratique de l’achat à crédit chez les plus défavorisés.
Il semble bien que les renseignements donnés par les familles soient véridiques. En effet, en analysant le budget des familles visitées, on trouve qu’un peu plus de la moitié des familles (53%) ont remboursé des dettes (autres que des dettes sur hypothèque) durant les douze mois précédant l’enquête. Le montant moyen de ces remboursements Pour l'ensemble des familles est de $254. Si la moyenne des remboursements est établie à partir seulement des données recueillies auprès des familles ayant des versements réguliers à effectuer, elle se chiffre à $480 par année. Il n’y a aucune différence significative entre les strates par rapport à ces remboursements. Ainsi non seulement le pourcentage de familles endettées est-il semblable à la ville et à la campagne, mais le montant même de l'endettement ne varie pas sensiblement d'un milieu à l'autre.
Le montant moyen des dépenses pour l'ensemble des familles visitées est de $4,600. Ainsi, le remboursement de dettes représente environ 6% des dépenses totales pour l'ensemble des familles alors qu'il forme environ 12% des dépenses totales pour les familles ayant des dettes.
Ces chiffres ne donnent cependant pas une idée exacte de l'endettement total des familles. En premier lieu, les remboursements de prêts hypothécaires ne sont pas inclus. En deuxième lieu, il faudrait ajouter aux remboursements annuels moyens les montants qui sont encore dus à la fin de l'année. Comme nous voulons nous restreindre ici au crédit à la consommation, nous négligerons d'étudier les prêts hypothécaires. Le montant moyen de dettes à la consommation à la fin de l’année est de $240 pour l’ensemble des familles de [506] l’échantillon. Si l’on ne considère que les familles qui avaient réellement des dettes (40% de l'ensemble), le montant moyen se chiffre à plus du double, soit $580.
On peut donc dire que dans l'ensemble des familles, on doit consacrer 6156 de ses dépenses à rembourser des dettes. On retrouve cependant le pouvoir d’achat ainsi perdu en faisant de nouvelles dettes représentant aussi 6% du revenu disponible. De façon plus réaliste, cependant, il faut affirmer plutôt que 50% des familles ne s'endettent pas (exception faite des prêts hypothécaires) alors que 50% des familles vivent avec une dette constante d'environ $500, soit 12% de leur revenu.
2. Attitudes à l’égard de l’achat à crédit
Même si 74% des familles ont déjà eu recours au crédit, il semble qu'on l’a fait plus ou moins à contrecœur. En effet, lorsqu'on demande aux familles si elles conseilleraient à des amis d'acheter à crédit, seulement 28% répondent dans l'affirmative. Donc, même si la majorité des familles pratiquent l’achat à crédit, la majorité demeure opposée à l’achat à crédit, du moins en principe, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de quelqu'un d'autre. Cette opposition est d'autant plus forte que ceux qui conseillent l'achat à crédit le font en mettant des restrictions. La restriction la plus fréquente est qu’on doit acheter à crédit "seulement en cas de nécessité".
Cette identification de l’achat à crédit à une nécessité ressort des réponses à une question posée dans les termes suivants : "Etes-vous d'accord ou non avec le fait que l’achat à crédit est une nécessité pour un salarié ?" 48% des informateurs sont d'accord pour affirmer que l'achat à crédit est une nécessité, alors que 49% sont d’avis contraire. 3% restent indécis. Ainsi très peu d’informateurs acceptent l’achat à crédit comme une pratique nécessaire. Cette forme d’achat vient en opposition avec le système de valeurs de la très grande majorité. Cependant, la moitié des informateurs Justifient l’achat à crédit par le fait qu’il est conçu comme indispensable pour que le salarié puisse se procurer les biens qu’il juge nécessaires à un genre de vie convenable et satisfaisant.
Cette définition de l’achat à crédit comme nécessaire est sans doute une rationalisation offerte pour justifier la pratique (par 74%) de l’achat à crédit dans une culture où cette pratique est condamnée (67% la condamnent).
On trouve assez peu de différences entre les divers groupes quand il s’agit de conseiller l'achat à crédit à des amis. Le pourcentage d'opposition au crédit ne varie pas quel que soit le revenu par personne des familles. On observe par ailleurs que les ouvriers semi-spécialisés sont plus favorables à l’achat à crédit que les autres groupes. De même, les habitants des grandes villes sont aussi plus favorables que les autres. Au contraire, les habitants des paroisses pauvres sont opposés plus que les autres à l'achat à crédit. On se souviendra que c'est ce dernier groupe qui pratique le plus l'achat à crédit.
[507]
Il se peut donc que l'opposition à l’achat à crédit vienne non seulement du système de valeurs mais aussi de la connaissance empirique de ses inconvénients (taux d’intérêt, mode de remboursement, etc.).
Ce sont les familles qui ont un faible revenu (moins de $900 par personne) qui définissent le plus souvent l’achat à crédit comme une nécessité. Plus le revenu est bas, plus l’achat à crédit est jugé nécessaire. Cependant, on ne peut affirmer que plus le revenu est élevé, moins l’achat à crédit est jugé nécessaire. En effet, on insiste davantage sur cette nécessité parmi les familles dont le revenu est élevé que dans les familles de revenu moyen. La relation est donc curviligne (voir graphique).
Ainsi, on peut formuler les hypothèses suivantes : l'achat à crédit est jugé nécessaire et est pratiqué partout par les familles à faible revenu. Ces familles recourent au crédit pour se procurer les biens qu'elles jugent essentiels. L’achat à crédit est aussi jugé nécessaire par les familles dont le revenu est élevé. Ces familles peuvent ainsi satisfaire leurs aspirations. Les familles dont le revenu moyen permet à peu près exactement la satisfaction des besoins essentiels seraient beaucoup plus conservatrices et pratiqueraient moins l'achat à crédit.
La vérification de ces hypothèses nous permettra d'arriver à des conclusions qui pourront être d'une grande importance sur le plan de l'action. En effet, dans un effort d'éducation ou dans l'élaboration de politiques, la connaissance des biens que les familles jugent nécessaires ou auxquels elles aspirent, de même que la connaissance des effets de ces définitions subjectives sur le comportement économique, sont essentielles.
M. -Adélard TREMBLAY et
Gérald FORTIN
Département de Sociologie,
Université Laval.
[1] L'orientation générale de l'étude et la démarche suivie ont été brièvement exposées dans : M.-Adélard TREMBLAY, "Étude des conditions de vie des familles canadiennes-françaises", Recherches sociographiques, 1, 1, janvier-mars 1960, 106-108. - Les auteurs de la présente note tiennent à remercier la Fédération des Caisses Populaires Desjardins. Ils veulent aussi souligner la collaboration constante et efficace de M. André Morin, responsable des services statistiques de la Fédération. Les analyses dont il est fait état ici ont été préparées par une équipe de chercheurs comprenant, outre les auteurs, Pierre Laporte, Marc Laplante et Suzanne McLaren, assistants au Centre de recherches sociales.
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