[61]
Marc-Adélard Tremblay (1922 - 2014)
“Les tensions psychologiques
chez le bûcheron:
quelques éléments d'explication.”
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 1, no 1, 1960, pp. 61-89. Québec: Les Presses de l'Université Laval.
- Introduction [61]
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- I. TENSIONS LIÉES À LA STRUCTURE DE L'ENTREPRISE [62]
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- 1. Le caractère faiblement intégré de la coupe [62]
2. Les politiques relatives aux transferts, à l'échelle des revenus et à l'apprentissage [64]
- II. TENSIONS LIÉES AU MILIEU DE TRAVAIL [66]
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- 1. Les aspirations du bûcheron [67]
- A. Aspirations économiques [68]
B. S'engager dans une industrie "du bord" [72]
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2. Les conditions de travail en tant que facteurs de tension [78]
- L'ATTITUDE FAVORABLE [79]
L'ATTITUDE DÉFAVORABLE [79]
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- CONCLUSION [82]
-
- NOTES []
- Abordant un autre aspect du travail en foret, M.-Adélard Tremblay étudie les motivations du travailleur ; il dégage ainsi la portée psychologique de la crise profonde mise en évidence par l’article précédent. Il apporte aussi une contribution intéressante aux études plus générales sur la personnalité du travailleur et ses groupes d’appartenance dans notre milieu.
Introduction
Énonçons dès le départ l'une des principales idées directrices de notre recherche [1]: certains des facteurs qui influencent le comportement du travailleur en forêt se situent sur un plan beaucoup plus vaste que le milieu de travail immédiat. Parmi ces facteurs, nous tenons pour particulièrement important le rôle que jouent les expériences passées et présentes des travailleurs forestiers tant dans leurs milieux d'origine que dans les milieux de travail où ils ont évolué. C'est ainsi que nous avons entrepris d'étudier en profondeur l'influence de la famille d'origine, du milieu d'origine, du cycle occupationnel, des conditions de travail et des aspirations du bûcheron [2]. Les caractéristiques socio-culturelles du milieu d'origine peuvent expliquer le mouvement de la main-d'oeuvre vers l'industrie forestière plutôt que vers d'autres types d'industries. Les expériences occupationnelles antérieures, elles aussi, déterminent, dans une certaine mesure, les attitudes et comportements du bûcheron à son travail. Au même titre, et à des degrés divers selon les individus, la famille du travailleur forestier (famille de procréation et famille d'orientation) lui impose des obligations financières et sociales que son genre d'occupation doit lui permettre de réaliser pleinement [3].
L'importance de ces facteurs historiques par rapport à la stabilité et à la productivité du travailleur forestier ne doit cependant pas reléguer au second plan les facteurs que l'on retrouve dans le milieu immédiat de travail du bûcheron. Dans le cadre de cet exposé, nous voulons expliciter l'hypothèse suivante : le milieu forestier engendre un nombre tel de tensions que le bûcheron aspire à quitter "le bois" le plus tôt possible afin de s'embaucher dans une "industrie du bord" [4]. Cette aspiration dominante chez le travailleur forestier va de pair avec une attitude de mécontentement vis-à-vis l'entreprise et vis-à-vis ceux qui la représentent. Si l'hypothèse se vérifiait nous serions en présence d'un phénomène de portée considérable, à la fois du point de vue économique et du point de vue démographique, puisque l'industrie forestière perdrait graduellement une partie de ses travailleurs au profit d'industries urbaines, accentuant, par voie de conséquence, le mouvement d'émigration des campagnes vers les villes.
Si, pour les besoins de notre exposé, nous dissocions les facteurs diachroniques des facteurs synchroniques et que nous accordons une importance prépondérante à ces derniers en approfondissant davantage l'étude du milieu de travail, nous ne négligeons pas, pour autant, la dimension historique. Nous considérons séparément, aussi, les tensions provenant de la structure de l'entreprise et celles provenant du milieu de travail. Dans un cas comme dans l'autre, les distinctions sont purement analytiques, étant bien entendu qu'il y a étroite interdépendance de ces deux ordres de phénomènes dans les comportements concrets du bûcheron.
Nous analyserons un certain nombre de tensions, cherchant à en déceler la genèse et à en retracer les influences dans les comportements du bûcheron. L'exposé se divise en deux sections : a) les tensions qui prennent naissance dans la structure de l'entreprise forestière ; b) les tensions qui découlent de la perception qu'ont les bûcherons de leur milieu et de leurs conditions de travail.
I. TENSIONS LIÉES
À LA STRUCTURE DE L'ENTREPRISE
- 1. Le caractère faiblement intégré de la coupe
À notre sens, voilà l'élément structurel qui constitue la source de tensions la plus importante. Le caractère faiblement intégré de la coupe place le bûcheron dans un contexte d'insécurité sur le plan immédiat de son [63] rendement au travail et des gains monétaires qui y correspondent et, surtout, quant à des conditions qui affectent son avenir comme travailleur : la préservation de la santé, une vie active de longue durée, l'éligibilité à un plan de pension, l'obtention d'allocations de subsistance dans le cas de maladies liées à l'occupation, vacances payées par l'employeur, etc.
La compagnie planifie l'utilisation de son outillage et de sa main-d'oeuvre en fonction de critères d'efficacité technique. On atteint à une telle efficacité en créant un certain nombre de problèmes humains ; nous nous attacherons à mettre en relief ceux de ces problèmes qui nous paraissent les plus importants.
La compagnie ne tient pas suffisamment compte des besoins et des aspirations du bûcheron dans sa politique relative à l'utilisation de la main-d'oeuvre.
Le métier de bûcheron est en voie de professionnalisation rapide [5]. Cette évolution récente est reliée à de nombreux facteurs et, en particulier : a) à l'investissement considérable du bûcheron dans son outillage ; b) à son désir de stabiliser ses périodes de travail et, partant, ses revenus et son genre de vie ; c) à son désir d'accéder à un statut occupationnel comparable à celui du travailleur d'usine.
Les politiques d'embauchage et de désembauche de la compagnie [6] vont à l'encontre des attentes professionnelles du travailleur forestier. Lorsque la compagnie embauche le bûcheron "à la barrière" (i.e. à l'entrée des secteurs de coupe, où sont situés les bureaux de la compagnie), ce dernier est incapable de prédire la durée de son emploi, d'établir un itinéraire de travail qui tienne compte de la complémentarité entre les différentes compagnies forestières [7].
Au moment de l'embauchage, le bûcheron connaît par ailleurs le taux forfaitaire payé pour la corde de bois coupée et cordée. Puisqu'il connaît aussi les besoins financiers de sa famille et le salaire hebdomadaire nécessaire pour y subvenir, il peut déterminer le nombre exact de cordes de bois qu'il devra couper, en moyenne par jour, pour que l'équation besoins-revenus s'établisse. Le degré de satisfaction occupationnelle du bûcheron ainsi que sa loyauté vis-à-vis la compagnie qui l'emploie sont liés à cet équilibre.
Les objectifs individuels de production sont sérieusement compromis par l'absence d'une politique circonstanciée d'allocation des chemins de coupe [8], Présentement, le contremaître distribue les taches au hasard, les unes à la suite des autres, sans tenir compte des préférences individuelles ni des difficultés particulières aux divers chemins de coupe. Lorsque le [64] bûcheron n'atteint pas un quota de production raisonnable, il l'explique, soit par le favoritisme du contremaître, soit par une volonté d'exploitation du travailleur de la part de la compagnie, ou par les deux à la fois. En dernier lieu, cette politique limite la liberté de choix et de mouvement du travailleur ; or, cette liberté de choix et cette liberté de mouvement constituent deux éléments d'attraction et de soutien de la vie professionnelle en forêt [9].
- 2. Les politiques relatives aux transferts,
à l'échelle des revenus et à l'apprentissage
Dans les cadres d'une même opération, la compagnie décourage les transferts de main-d'oeuvre d'un camp à un autre.
Nous avons là, tout particulièrement pour les travailleurs "exclusifs" c'est-à-dire ceux qui atteignent les plus hauts niveaux de productivité et qui consacrent les plus longues périodes au travail en forêt, une source de mécontentement. Ils veulent maintenir leur production au même niveau durant toute la saison de la coupe. Ils ne sont nullement intéressés à nettoyer le "petit bois" ou à couper dans des endroits difficiles. Ils font pression pour être affectés à un autre camp. Si ce privilège leur est refusé, ils partent d'eux-mêmes, séjournent trois ou quatre jours chez eux, puis retournent au travail en choisissant cette fois le territoire de coupe désiré [10]. Le transfert devient possible mais le coût en est absorbé par le bûcheron non sans qu'il en garde un profond ressentiment.
En plus de compromettre la solidarité du groupe, le travail à la pièce incite les bûcherons à travailler au-delà de leurs forces et à "se brûler". Comme ils "montent" en forêt d'abord pour s'assurer un revenu en argent, ils se fixent des objectifs de coupe à partir de besoins particuliers immédiats, plutôt que de les établir en tenant compte également des exigences d'une sécurité professionnelle de longue durée. En d'autres termes, le bûcheron tend à surestimer ses forces physiques, à négliger les facteurs écologiques et techniques qui influent sur la productivité quotidienne. Même s'ils savent et affirment la nécessité de la modération et de la prudence, plusieurs "se brillent" (s'épuisent, se rendent au bout de leurs forces) à une ou plusieurs reprises avant d'abandonner le travail en forêt, soit pour chercher un emploi dans un autre secteur industriel, soit pour prendre un repos prolongé rendu nécessaire par leur condition physique précaire ; parfois aussi, évidemment, ils doivent rester en chômage pendant une période indéfinie. Bref en "se brûlant", bon nombre de bûcherons écourtent leur vie active, compromettent leur santé et réduisent leurs chances d'obtenir d'autres emplois sur le marché du travail.
[65]
Ces risques occupationnels ne sont pas compensés par une politique globale de sécurité du côté de la compagnie. Cette dernière a établi certaines mesures de sécurité contre les accidents de travail, mais cette politique est beaucoup trop restrictive. Le bûcheron essaie de compenser cette déficience par l'accroissement de sa production. En agissant ainsi, il se rend plus vulnérable encore aux accidents et aux maladies auxquels l'expose son genre de travail.
La compagnie forestière se désintéresse beaucoup trop du niveau d'habileté technique de ses producteurs. Ainsi, elle n'assume pas l'apprentissage des coupeurs inexpérimentés qui s'embauchent pour la première fois. Ceux-ci doivent assurer eux-mêmes leur apprentissage et porter le fardeau entier des pertes financières et des risques que cela implique. La compagnie continue de supposer que cet apprentissage se fait encore dans le milieu familial ; en réalité, c'est de moins en moins le cas aujourd'hui, à mesure que s'accuse la rupture entre l'agriculture et la forêt comme industries complémentaires. Plusieurs bûcherons nous ont affirmé qu'au moment où ils acquièrent la complète maîtrise de leur métier, ils ont déjà abusé de leurs forces et écourté de moitié leur vie active.
Le contremaître peut difficilement assurer l'apprentissage ; l'évolution technologique des dernières années l'en rend incapable. Très peu d'entre eux, en effet, savent utiliser efficacement la scie mécanique et, à plus forte raison, la réparer. Ces changements techniques ont d'ailleurs entraîné une perte de prestige chez le contremaître. Son autorité est maintenant plus nominale qu'effective.
Le caractère fortement compétitif de la coupe n'est pas contre-balancé par une solidarité de groupe après les heures de travail. Autrefois, le camp était un microcosme de la vie communautaire : les bûcherons vivant dans un même camp provenaient des mêmes villages ou de villages avoisinants. Aujourd'hui, il existe une plus grande diversité quant aux milieux d'où viennent les travailleurs d'un même camp ; entre ceux-ci les liens d'affinité et les rapports d'amitié ne sont plus aussi étroits que dans le passé. Sur le plan de l'efficacité proprement technique, le camp forestier demeure une unité fonctionnelle. Mais en tant que cadre d'activités extra-occupationnelles, il ne constitue plus aujourd'hui un milieu vraiment homogène du point des valeurs culturelles de ceux qui y vivent.
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II. TENSIONS LIÉES
AU MILIEU DE TRAVAIL
La seconde partie de l'exposé analyse les tensions provenant des perceptions qu'a le bûcheron de son milieu et de ses conditions de travail.
Nous voulons restreindre notre analyse aux tensions qui nous semblent prédominantes et qui ont une action déterminante sur l'individu, c'est-à-dire à celles qui ont une influence sur la stabilité du métier, sur la mobilité géographique du travailleur, sur son absentéisme, sur sa propension à changer de lieu de travail et d'emploi, etc... Voici à titre d'exemples, deux situations de tension telles que les ont décrites deux bûcherons:
- ".... Notre défaut à nous autres les Canadiens, c'est qu'on essaie toujours d'en faire trop. On se coupe le cou les uns les autres, et puis on se coupe le cou non seulement dans la compagnie mais entre les compagnies... vous le savez les compagnies se basent sur les meilleurs coupeurs pour fixer le barème salarial de la corde de bois]. ... Ca fait que plus on s'arrache le coeur, plus on produit, moins les compagnies paient pour notre corde... Au rythme actuel, un homme qui coupe trois à trois cordes et demie par jour se ruine avant d'avoir 30 ou 35 ans... Un homme devrait fournir, pour gagner son salaire de base, une production d'à peu près l 1/2 à 1 3/4 cordes par jour... Il vaudrait mieux faire $8.00 par jour "steady" que gagner $15. Ou dans le bois à s' arracher le coeur".
- "... Les compagnies, c'est un corps sans âme... elle est intéressée dans la production, et dans rien d'autre... Le bûcheron, sa seule compensation c" est son salaire. C'est pas le "fun" qu'il y a dans le bois qui attire un gars, c'est la piastre. Aussi il faudrait que ce salaire-là se compare avec les gars du bord qui travaillent seulement 44 heures par semaine et qui se font de $70.00 à $75.00 par semaine. Eux autres sont chez eux tous les soirs. Ils sont avec leur famille, ils regardent la télévision, ils ont tous les avantages des gens qui travaillent au bord. Ils sont aussi protégés par l'Union... On aurait le droit de faire un meilleur salaire qu'eux autres, parce que la vie dans le bois, c'est une m...... vie. Nous autres on est craintif, on a peur de demander. Une bonne journée, on aura le dessus et on fera une grève générale. On aura ce qu'on voudra... " Et au sujet des blessures : "la compagnie est, prête à dépenser beaucoup d'argent pour soigner une petite coupure. Aussitôt qu'il y a du sang la compagnie s'énerve... Mais si le bûcheron claque une pneumonie, la compagnie s'en sacre, ça paraît pas, ça ne les regarde pas. C’est choquant, on est traité comme des esclaves".
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Nous étudierons, en premier lieu, les aspirations du bûcheron et, ensuite, ses conditions de travail proprement dites.
- 1. Les aspirations du bûcheron
Le bûcheron nourrit des aspirations qu'il peut difficilement réaliser. Il veut s'approprier les mêmes privilèges qui appartiennent aux autres classes de travailleurs. C'est-à-dire qu'il veut des conditions de travail qui lui permettent d'accéder à une sécurité financière de longue période ; il veut aussi un salaire qui permette à sa famille de vivre convenablement. Il se compare continuellement au travailleur d'usine dont il idéalise le statut de travailleur. Sur ce plan des aspirations et du statut socio-économique auquel le bûcheron aspire, le décalage qui existait autrefois entre le résident rural et l'urbain se rétrécit à un point tel qu'il devient difficile de juger avec exactitude si le modèle socio-culturel auquel se rapporte le comportement du travailleur est rural ou urbain. Ces deux modèles d'action, autrefois bien différenciés, se recouvrent maintenant en plusieurs points [11].
Les nombreux déplacements qu'occasionnent les changements d'emplois du bûcheron passant d'une compagnie à une autre l'ont ainsi amené à évaluer d'après de nouvelles normes ses conditions de vie et ses besoins, et à reformuler ses aspirations.
Un bûcheron d'âge moyen a très bien caractérisé cet aspect de son métier en décrivant son itinéraire au cours d'une année et les besoins toujours grandissants de sa famille :
- "J'ai travaillé cinq semaines pour la [compagnie étudiée] ... Ensuite, je suis parti immédiatement pour Sanmaur et là, j'y ai travaillé pour 35 jours. Puis après je suis allé travailler dans les chantiers du Maine pour six semaines. Je suis sorti vers le 20 janvier [1956], je me suis reposé un peu et puis je suis reparti vers le 17 avril à Sanmaur travailler pour la C... Je suis demeuré 38 jours pour la C... Ensuite, j'ai appris qu'il y avait une bonne "job" au New Hampshire. On m'avait fait demander pour être "helper" sur un "bulldozer". On me promettait $75.00 par semaine. Cependant la compagnie dans le New Hampshire n'a pas tenu sa promesse et, après quelque temps, il a fallu que je "jump". GV est parti du New Hampshire pour revenir à la [compagnie]. Ce matin il sort du bois, après un travail de cinq semaines avec la compagnie. GV m'avoue qu'il retourne à Sanmaur où il compte rester environ trois semaines. Je lui demande pourquoi "il voyage" aussi souvent d'un coin à l’autre de la province et même au-delà la frontière. Voici ce qu'il me répond : "Aujourd'hui avec ce que ça coûte pour la famille, on n'a pas le temps de discuter [avec le contremaître au sujet de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires] ; il faut que la coupe paye, quand ça ne paye plus on "jump", on essaye [68] de trouver ailleurs quelque chose de mieux. Ca nous est imposé par la scie mécanique. Vous avez la famille à faire vivre et la scie mécanique â payer... Je me fais des bonnes "runs", mais quand je reviens â la maison, mon argent "passe" pour l'éducation de mes enfants et pour "graver" ma femme... Elle a le "fridge", la radio, la T.V. et tout l'équipement électrique nécessaire. Ca coûte cher, et chaque fois que "je sors d'une run" tout y passe. .. J'ai "grayé" ma femme, mais je ne suis pas plus riche qu'avant. Le principal c'est qu’on vive. Surtout ce qu'il y a de principal, c'est que je donne une bonne instruction â mes enfants. Mon père à moé était trop pauvre pour nous faire instruire, mais si j'ai une petite chance, mes enfants n'iront pas travailler dans le bois comme moé".
Examinons sommairement les principales aspirations du bûcheron et voyons comment elles sont continuellement remises en question dans son milieu de travail.
- A. Aspirations économiques
L'une des principales ambitions du bûcheron lorsqu'il "monte en forêt" est de gagner beaucoup d'argent en peu de temps. Les données recueillies à date nous permettent de considérer le stimulant monétaire comme le facteur dominant dans la décision de s'embaucher comme bûcheron. [12]
Le bûcheron cherchera d'abord à obtenir un emploi auprès de la "meilleure compagnie", c'est-à-dire celle où ses gains seront les plus élevés. Quand le bûcheron parle de "bonnes gages" ou de "beau bois", deux expressions au fond équivalentes, il exprime une satisfaction relative au fait que ses revenus quotidiens lui permettent de subvenir à ses besoins personnels et à ceux de sa famille. Mais pour que le bûcheron arrive à tirer de tels revenus de son travail, le taux forfaitaire doit être élevé ; les conditions écologiques de la coupe doivent être favorables ; la topographie ne doit pas être trop accidentée ; le climat doit être favorable ; le site de la coupe doit être facilement accessible ; le contremaître doit être juste dans l'allocation des chemins de coupe ; l'outillage doit être en bon état ; et, finalement, les conditions psycho-physiologiques du bûcheron (un facteur dominant) doivent lui permettre un effort rigoureux et soutenu. Toute limitation quant à l'une ou à l'autre, ou à plusieurs de ces conditions, s'il n'existe pas par ailleurs de facteurs de compensation, amène le bûcheron à conclure, au niveau de ses perceptions, que c'est du "mauvais bois", "de la glen". Ainsi peut naître, ou s'accroître, chez le travailleur, le mécontentement, le désir de laisser la compagnie s'il ne trouve pas au niveau de la direction des mécanismes susceptibles de résoudre ces tensions et s'il est incapable de fournir l'effort physique nécessaire pour surmonter les conditions défavorables. Seul un examen attentif de chacun de ces facteurs pourrait nous permettre d'établir, avec une certaine exactitude, les conséquences qui en découlent pour chaque [69] individu en particulier. Examinons, tour à tour, chacun de ces facteurs et voyons au moins sommairement comment ils contribuent à l'élaboration des perceptions du bûcheron quant à ses conditions de travail.
Le prix objectif : Ce qu'on entend ici par cette expression, c'est le prix payé par l'entrepreneur pour chaque corde de bois coupée. À l'intérieur d'une même compagnie (d'un camp à l'autre par exemple), les variations dans le prix payé sont relativement faibles, tandis que d'une compagnie à l'autre les écarts peuvent être sensiblement plus élevés. Trois situations principales sont à l'origine du mécontentement du bûcheron : a) le prix objectif payé effectivement pour la corde de bois par une compagnie ne correspond pas à l'image que s'était faite le bûcheron ; b) l'effort fourni par le bûcheron pour couper une corde de bois est tel que dans l'esprit de ce dernier il n'est pas rémunéré justement au prix offert ; c) compte tenu du prix payé pour la corde de bois, de l'effort fourni durant la coupe et du revenu qu'il espère en tirer, le bûcheron se rend compte qu'il lui sera impossible de maintenir le rythme de production nécessaire durant une longue période.
Les conditions écologiques de la coupe : Le bûcheron est de plus en plus conscient du fait que sa productivité industrielle est liée à un ensemble de facteurs écologiques tels que la hauteur et le diamètre des arbres, la densité des arbres et l'homogénéité des essences, la "qualité" de l'arbre (un "coeur" sain, ébranchage facile, etc...), le type de sol où l'arbre pousse (sol "mouillé") et la topographie du terrain (un terrain plat, à faible dénivellation ou des pentes abruptes),, Il n'existe pas de site de coupe où l'ensemble des conditions écologiques sont tout à fait défavorables pas plus qu'il n'existe des sites où toutes ces conditions sont entièrement favorables. Chaque site, chaque chemin de coupe peut constituer une unité écologique différente pour le producteur qui y travaille. Ces conditions peuvent donc accroître ou limiter la productivité du travailleur. Par exemple, si le bois est "petit" et clairsemé, s'il est branchu, si l'on y trouve beaucoup de "petits michels", s'il pousse sur des pentes de 40 et 45 degrés, le bûcheron considérera que c'est "de la glen" et il est assuré à l'avance, même s'il est rempli de bonne volonté et qu'il est un travailleur infatigable, qu'il ne pourra jamais réaliser les gains financiers qu'il s'est fixés comme des minima.
Le facteur technologique : "Les bonnes gages", ce sont aussi une scie en bon état (que ce soit une " sciotte" ou une scie mécanique), les outils nécessaires à son bon fonctionnement et à son entretien et, finalement, l'habileté (connaissances techniques) du coupeur à garder son outillage en bon état [13].
[70]
- "Il s' est brûlé rapidement. Comme on dit, il travaillait en fou... pas de mitaines dans les mains, pas de tuque sur la tête, rien qu'un "p'tit corps" sur le dos et dans la neige jusqu'aux genoux. Il ne savait pas "limer" son sciotte… il se faisait mourir avec des vieilles lames..."
La scie mécanique permet au bûcheron de réaliser des gains monétaires à peine supérieurs à ceux du travailleur qui utilise le "bucksaw" traditionnel. Elle rend le travail plus aisé, en ce sens qu'elle exige moins d'effort physique que le "bucksaw" sur une longue période [14], mais elle a apporté un élément d'insécurité qui n'existait pas autrefois. La plupart du temps, le bûcheron achète sa scie mécanique à tempérament. Il a de trois à six mois pour la payer. Elle devient un autre motif d'accélération de la coupe, puisqu'il s'agit de rencontrer des paiements mensuels assez élevés. L'achat de la scie représente un investissement majeur, auquel doivent s'ajouter les coûts d'opération (qui varieraient de $0.80 à $ 1.00 la corde). Ces coûts diminuent, bien entendu, le profit net du coupeur et l'obligent à maintenir un niveau de productivité qui l'épuisé à la longue :
- "Non, je ne pense pas que la scie mécanique nous fatigue plus que la sciotte. De toute façon un homme qui fait à la sciotte deux cordes (de bois par jour) devrait se limiter à faire deux cordes à la scie mécanique. Mais ce n'est pas cela qui arrive. On a une scie mécanique à payer, et au lieu de s'en tenir à deux cordes, on va en faire trois afin de payer la scie. Une fois que la scie est payée, on voudrait peut-être revenir ! deux cordes par jour. Cependant une "bad luck" va arriver et p. faut continuer à couper 3 cordes".
L'utilisation de la scie mécanique comporte aussi de nouveaux risques techniques. Le bûcheron qui est incapable de la réparer en cas de bris, par exemple, perd de nombreuses heures de travail et réduit ses chances d'atteindre les objectifs de production qu'il s'est fixés. L'utilisation efficace de cet outil requiert aussi un apprentissage plus long et une attention plus soutenue au travail à cause des dangers d'accidents.
Le contremaître : Un autre élément susceptible d'influencer la productivité du bûcheron tient au mode d'allocation, par le contremaître, des chemins de coupe. Nous avons été frappés par le nombre très grand des bûcherons qui expliquent leurs insuccès et leurs échecs par le favoritisme du contremaître. Voici comment l'un d'entre eux s'exprime à ce propos :
- "Icitte il y a deux sortes de bûcherons. Ceux qui se font "poigner" et puis les favoris des "foremen". Si vous êtes le favori d'un "foreman", si vous venez de la même place que lui, vous êtes toujours capable de vous arranger. Dans [71] ce cas-là, le "foreman" n'est pas toujours capable de vous donner les meilleures "talles" [de bois] , mais il va vous dire : "attends un peu mon vieux, cette semaine tu as un mauvais chemin à couper, mais la semaine prochaine on va te donner quelque chose de pas mal". Et puis, en réalité, si vous êtes le "chum" du "foreman", si vous venez de "sa place", il va vous "organiser" dé façon à ce "qu'au boute de votre run", vous sortiez un peu d'argent, même si vous avez à travailler fort. Mais si vous êtes de 1' autre "gang", des gars qui ne sont pas connus du "foreman", il peut vous donner un bon petit chemin pour commencer, pour vous garder "sur la limite", mais ça ne prend pas beaucoup de temps que vous vous apercevez qu'il vous donne de la "colle". Alors vous n'avez rien qu'une chose à faire ... c'est de prendre votre poche et de vous en aller travailler pour une autre compagnie".
L'état psycho-physiologique du bûcheron : Les conditions psycho-physiologiques du bûcheron représentent une dimension importante de sa productivité. S'il est physiquement épuisé, ou s'il est incommodé par des troubles organiques ou à caractère psychosomatique, son rendement décroîtra rapidement. De même, si son moral est bas, s'il ressent un certain vide psychologique autour de lui ou s'il sent le besoin de retourner chez lui, il n'arrivera pas à maintenir sa productivité au niveau souhaité au départ.
Voici, sur ce point, quelques-unes des remarques faites par les bûcherons consultés :
- AP m'affirme qu'il est impossible à un bûcheron de travailler au-delà de ses forces durant une longue période et de bûcher plus de cordes dé bois par jour qu' il n'en est capable. "Dans mon meilleur, par exemple, je pouvais bûcher trois cordes en moyens ne par jour. Je me rappelle que j'ai déjà bûché 100 cordes en dedans de six semaines. Mais à chaque fois... il me fallait sortir pour au moins huit jours pour me reposer. Un gros "bûcheux" se ruine avant trente ans. Par après, le gros "bûcheux" doit travailler avec "de la misère", soit de bûcher 3/4 de corde, 1 corde ou il corde de bois par jour, ou encore travailler à gages dans les cours des compagnies, ou sur les chemins. Aujourd'hui, je me sens pas mal ruiné. J'peux travailler encore du lundi au vendredi, mais il me faut sortir le vendredi au moins, parce que je me sens fini. Il faut que je sorte. Mon "average" aujourd'hui (l'informateur a 37 ans) est de neuf à dix cordes par semaine, et je fais cela seulement pendant "une secousse"... À mon âge je dois sortir de plus en plus souvent pour me reposer. Autrement, je serais incapable de "tougher" dans le bois". "Qu'est-ce que votre femme pense du bois ?" "La femme est bien écœurée de tout ça. Elle aimerait ben que j' prenne une "job" par chez nous... Quant à moé, $8.00 par jour à l'usine est préférable à de grosses gages dans le bois... Le bûcheron doit sortir une semaine sur quatre, s'il veut continuer à travailler longtemps dans le bois. C'est pour ça qu'il court d'une compagnie â l'autre et qu'IL fait des voyages. Il est absolument, impossible pour un homme normal de rester à l’année longue dans le bois".
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Selon le même informateur, la compagnie s'attendrait à ce que le bûcheron travaille dix heures par jour, six jours par semaine durant la plus longue période possible. Or, le caractère onéreux du travail oblige en quelque sorte le bûcheron à prendre à toutes les deux ou trois semaines une période de repos de plusieurs jours. Il conçoit que cette détente est essentielle aussi bien du point de vue de sa santé que du point de vue de son intérêt pour le travail en forêt [15].
Comme chacune des situations décrites jusqu'à maintenant peut être une source de faillite et de frustration, chaque travailleur forestier est forcé d'évaluer continuellement son statut de producteur. À chaque jour il mettra en parallèle productivité et aspirations [16]. Lorsque la marge entre son rendement et ses aspirations devient trop grande, le bûcheron prend l'une ou l'autre des décisions suivantes :
- a) Il pourra tolérer ce déséquilibre s'il le considère comme passager et s'il entrevoit une amélioration à brève échéance.
- b) Si l'équilibre lui paraît définitivement compromis, la situation devient intolérable et il décidera de s'embaucher pour une autre compagnie.
- c) Il pourra, enfin, réviser ses aspirations. S'il n'est pas convaincu de pouvoir obtenir ailleurs des gains plus substantiels, le bûcheron demeurera dans le camp où il se trouve, préférant éviter les frais d'un déplacement. Mais il sera, évidemment, un travailleur mécontent.
Dans le cas où il abandonne la compagnie pour laquelle il travaille (et cette mobilité géographique est rendue aujourd'hui facile par un système de communication et de transport très adéquat), le bûcheron se met à la recherche de la compagnie idéale, c'est-à-dire celle qui lui permettra d'équilibrer gains et aspirations. Même s'il réussit à repérer cette "compagnie idéale", il ne sera pas nécessairement satisfait ; après un certain temps, son nouveau milieu de travail pourra provoquer chez lui de nouvelles tensions. Et le cycle recommencera. Le bûcheron est en quelque sorte engagé dans un circuit fermé. Il en vient à considérer comme nulles ses chances de vivre convenablement, comme l'ouvrier industriel des villes. Il prend alors la décision de partir et de ne plus jamais " remonter" en forêt.
- B. S'engager dans une industrie "du bord"
Voilà, à notre sens, une autre aspiration dominante du bûcheron, une ambition qu'il cherche à réaliser plus ou moins rapidement selon l'intensité des tensions qu'il ressent dans le milieu forestier et selon les occasions [73] d'emploi qui s'offrent à lui hors du secteur forestier.
Nous avons vu que le bûcheron compare continuellement son rendement à ses aspirations et qu'il décide, à la suite d'échecs répétés, de s'embaucher pour d'autres compagnies, ou encore de se trouver un emploi stable dans un autre secteur de l'économie.
Voyons, en premier lieu, ce qui peut favoriser le passage d'une compagnie à l'autre. Un système de transport de plus en plus perfectionné et l'utilisation courante de l'automobile assurent des liaisons rapides entre les compagnies forestières de la province les plus distancées les unes des autres [17]. À plusieurs reprises nous avons interrogé des bûcherons qui avaient voyagé des centaines de milles à la recherche de la "compagnie idéale". Ces voyages sont parfois fructueux, mais très souvent ils se soldent par de nouvelles frustrations. Voici l'une de ces expériences de voyage racontée par un informateur-clé :
- Je demande à GC s'il travaille seul ou s "il travaille avec un groupe. Voici ce qu'il me répond : "Je travaille avec quatre autres hommes de par chez nous, et on voyage ensemble pour aller bûcher. Quand il y en a un qui décide quelque chose les autres suivent. Cet automne on a fait quatre compagnies avant de s1 engager. On arrive à Québec au bureau de l' I... et on voit qu'ils offraient $8.00 la corde à La Tuque. On est parti le mercredi matin de Québec pour La Tuque et on est arrivé le mercredi soir. Comme c'était de la "cochonnerie" et qu'en plus de ça ils payaient seulement $5.50 la cordé, on est parti pour ailleurs. On est monté aux Écorces dans le Parc des Laurentides. Pis là encore on a regardé le bois, y faisait pas notre affaire ils payaient seulement $5. 50 la corde. On est allé à la D..., pis on a examiné leur bois. C était de l'épinette noire branchue jusqu' en bas. Il aurait fallu couper les branches avant de couper l'arbre. Pis ça poussait dans la mousse. Ils payaient seulement $6.00, On a trouvé que c'était pas assez pour l'ouvrage. On est reparti. On est arrivé icitte à la barrière [de la compagnie] le lundi matin et on est monté. On avait plus de gaz dans l'auto et on avait pas d'argent pour en acheter. On venait de rouler 900 milles pour se trouver une place qui avait du bon sens. Il nous aurait fallu venir ici en premier, mais on le savait pas" (Il est a remarquer que le voyage en groupe réduit sensiblement les frais de déplacement. Par ailleurs, le travail en groupe rend le travailleur encore plus mobile, puisque les chances de mécontentement sont augmentées et que les travailleurs sont liés par les normes les plus sévères dé "beau bois" et de "bonnes gages").
Après une période de travail plus ou moins longue, le décalage aspirations-production réapparaîtra et de nouveaux cycles de déplacement recommenceront. Mais peu à peu ces déplacements deviendront intolérables et le bûcheron prendra la décision d'abandonner sa profession.
[74]
On arrive à prendre cette décision sans trop de difficulté puisque dans la grande majorité des cas on l'a mûrie depuis déjà assez longtemps ; elle est d'ailleurs conforme à une aspiration profonde - conséquence de l'assimilation des valeurs de la société urbaine et industrielle. Se comparant au travailleur d'usine, le bûcheron se trouve défavorisé tant sur le plan de la rémunération, des conditions de travail et des risques que sur le plan de la vie familiale, des loisirs et, plus profondément, de son avenir. Il admettra que sur une courte période, ses gains peuvent dépasser ceux du travailleur d'usine ; il préférera toutefois un salaire inférieur mais régulier.
- "Hier, j'ai coupé seulement une corde de bois. Je coupe, en moyenne, de 1 à 1 1/4 corde par jour. Durant le mois d'octobre j'ai bûché pas mal. J'ai bûché une moyenne d'environ deux cordes par jour, mais c'était plutôt une "luck''. J'sus certain que j'sus pus capable de continuer à faire-ça... La prison, vous savez, c'est pas pire qu' icitte. Qu'est-ce que j'aimerais, ça serait de frapper une petite "job" qui me donnerait assez d'argent pour faire vivre ma famille de 7 enfants. J'voudrais leur donner une chance de s'éduquer. J'sus prêt à faire tous les sacrifices pour eux autres, parce que je veux pas que mes enfants aient autant de misère que moi... Icitte le terrain est en pente..., le bois est malsain… [beaucoup de bois mort et d'arbres malades, c'est-à-dire des rebuts] et on marche jusqu'à 1 1/2 heure pour se rendre à son ouvrage. Ca n'a pas de bon sens de marcher comme ça".
De l'avis de la très grande majorité des bûcherons interrogés, une journée de travail dans le bois devrait rapporter au moins $ 15.00 (une production de 1 1/2 corde au taux forfaitaire de $10.00 la corde) pour être comparable aux salaires quotidiens du travailleur d'usine [18].
Le bûcheron sait bien que, sur une courte période, il peut réaliser des gains qui dépassent de beaucoup ceux des travailleurs d'usine, mais il observe également que l'emploi de ces derniers est plus stable, qu'il comporte des avantages professionnels considérables (tels que sécurité, plans d'assurance, de retraite, etc. ...). Voici à ce sujet quelques témoignages recueillis auprès d'informateurs différents :
- "Un homme serait bien mieux de gagner $7.50 par jour toute l’année que de gagner $15.00 par jour dans le bois pour une secousse seulement".
"Ca serait bien plus encourageant d'avoir une job à l'usine à $7.00 par jour régulier, que de courir les bois, comme on le fait pour $20.00 par jour sans savoir si on va travailler d'un mois à l’autre. "
[75]
- "Quelques-uns de mes amis vont jusqu' à dire qu'ils préféreraient gagner aussi peu que $5.00 par jour régulier que d'en gagner $15.00 ou $20.00 de façon irrégulière dans le bois".
- J'ai cherché à comprendre la raison de son départ subit. Il m'a répondu : "C'est le "manque" de bois, il ne reste "plus" que de la cochonnerie. Je coupe dans la glen tout le temps, et malgré tout ça, je fais mon trois cordes par jour. Faut pas perdre de temps, je vous le jure Avec trois cordes de bois par jour, il nous reste de $18.00 à $20.00 et c'est ça que ça vaut de travailler dans le bois, loin de tout le monde. Il faudrait que 1' on fasse une vingtaine de piastres par jour pour comparer avec les gens qui gagnent $8.00 par jour au moulin chez nous, et qui sont chez eux le soir".
- L'informateur m'explique ses intentions en sortant du bois : "J'ai peut-être l'intention de m'en aller par Montréal ou ailleurs, et de voir un peu ce qui se passe, peut-être que je pourrai me trouver quelque chose, même si je ne fais pas trop d'argent. Mais j'ai à peu près l'assurance que je vas frapper une de ces bonnes journées et que je pourrai me trouver une "job" comme mes amis qui ont fait la même chose ; alors il ne sera plus question pour moi de Squatteck [lieu de résidence] ou du bois. Je resterai à travailler soit dans les manufactures, soit sur les camions ou sur les autres travaux qu'on dit considérables par Montréal, par là-bas".
Lorsque le bûcheron compare ses autres conditions de travail à celles du travailleur d'usine, la disparité lui apparaît tout aussi grande. Il souligne, en particulier, qu'il doit fournir un effort physique qui souvent dépasse ses forces, qu'il contractera à chaque saison de coupe des maladies plus ou moins graves, qu'il atteindra sa période de production maximale à un âge relativement peu avancé (soit entre 25 et 30 ans) et que, durant les années suivantes, il sera déjà au déclin et devra songer à laisser la forêt sans avoir l'assurance de trouver un emploi qui ne soit pas trop épuisant et qui lui apporte une sécurité financière de longue période. On comprend comment le bûcheron peut souhaiter quitter la forêt avant qu'il ne "soit trop tard", c'est-à-dire" avant d'être brûlé".
S'il se compare au travailleur d'usine sous l'angle de la vie familiale et des loisirs, le bûcheron se juge encore plus manifestement défavorisé [19]. Ce dernier pourra, en effet, passer de trois semaines à trois mois sans visiter sa famille, la fréquence des visites variant selon l'argent de poche dont il dispose, selon la distance qui le sépare de son milieu d'origine et selon les appels plus ou moins pressants de la mère de famille au foyer (lorsqu'il est marié) ou des parents (lorsqu'il est célibataire). De manière générale, le bûcheron s'ennuie de sa famille et aimerait "mener une vie comme les autres", être chez lui tous les soirs après son travail [20]. Il se sait attendu et connaît tous les problèmes qu'il aura à affronter à son retour. Cette situation n'est pas sans lui causer toutes [76] sortes d'inquiétudes à son travail. Voici., à titre d'exemples, quelques-unes des expressions d'attitudes en ce qui concerne l'isolement du travailleur forestier et le jugement des épouses sur le travail en forêt.
- "Je viens de faire une "bonne run" dans le bois et j'ai besoin de me reposer pas mal longtemps. C'est le temps pour moé de me chercher quelque chose d'autre. Je peux pas me résoudre â penser que j' vas continuer à travailler dans le bois, isolé de tout, et en gagnant ma vie en me brûlant".
- "Ma femme n'aime pas ça me voir travailler dans le bois. Elle aimerait que j'aie une place près de chez nous".
- Quand je lui ai demandé ce qu'il trouvait le plus "dur" dans le bois, il m'a répondu sans hésitation : "Je crois que c'est le fait d'être seul, loin de tout le monde. Si on reste trop longtemps dans le bois, on en sort comme de vrais sauvages".
- "Une bonne moitié (des femmes) préfèrent que le mari sorte tout de suite du bois, même s" il fallait déménager en ville pour arrêter le bois. Ensuite, la balance des autres ne font que tolérer, mais elles continuent à achaler leurs maris pour qu'ils sortent du bois. Ca veut dire qu'elles n'aiment pas ça du tout... (mais) qu' elles tolèrent le travail en forêt".
Les loisirs dans les camps de bûcherons sont limités : on écoute la radio, on lit des journaux ou des revues, on joue aux cartes, on assiste occasionnellement à la projection d'un film. Très souvent, les loisirs qui prennent par ailleurs, on le sait, une signification de plus en plus grande dans notre civilisation technologique se résument dans les camps à la conversation et aux échanges d'expériences [21].
Plusieurs bûcherons ne se résoudront jamais d'eux-mêmes à quitter la forêt pour se chercher un emploi dans un autre secteur industriel. Ils attendront d'y être forcés par les circonstances. Cette situation est d'autant plus grave que plusieurs " se brûleront" avant de se chercher un emploi "au bord". Parmi les plus jeunes, certains envisagent de laisser la forêt après avoir amassé l'argent nécessaire à l'apprentissage d'un métier. D'autres, finalement, vivent avec l'espoir que la chance leur sourira et qu'ils trouveront, comme par hasard, "cette position tant rêvée que leur destin leur réserve".
[77]
Le bûcheron se situe entre deux pôles de tension : d'une part, son occupation le force à rechercher une sécurité financière aux dépens de ses forces physiques et de son équilibre émotif ; d'autre part, dans son milieu d'origine, il est le chef d'une famille dont les aspirations et les besoins sont de plus en plus grands. Je n'ai pas besoin de rappeler ici les transformations que subit le milieu rural sous la poussée d'une urbanisation à l'échelle provinciale.
Nos études ont mis en évidence l'une des transformations qui s'opère au niveau de la famille agricole. Les revenus d'appoint, complémentaires à l'agriculture, ne sont plus nécessairement, comme autrefois, réinvestis dans l'entreprise agricole pour fins de production. Ces sommes d'argent sont utilisées pour l'achat de biens directement consommés ou utilisés par les membres de la famille. C'est ainsi que beaucoup de fermiers achèteront une automobile avec l'argent gagné dans la forêt, meubleront leur maison de façon plus moderne, achèteront à leurs femmes les "commodités" dont elles ne pourront plus se dispenser, habilleront leur famille en s'inspirant des modes urbaines. Toutes ces nouvelles dépenses, maintenant perçues comme des nécessités ou des besoins, sont devenues objets d'aspirations pour le travailleur forestier. Bien que certains bûcherons jugent que quelques-uns de ces biens (automobile, voyages de vacance, etc.) sont complètement en dehors de leur portée, ils ne cessent quand même de les considérer comme éventuellement accessibles.
Une dernière aspiration du bûcheron est centrée sur l'avenir de ses enfants. Il veut laisser à chacun d'eux, indépendamment du sexe, "un héritage permanent", cet instrument qui leur permettra de monter dans l'échelle sociale et d'accéder à des niveaux socio-économiques supérieurs au sien. Il veut leur donner "une bonne éducation" [22]. Cette valeur est si profondément enracinée chez lui qu'il est prêt à endurer les plus grandes tensions et les plus sévères contrariétés à cette fin. Peu importe le degré d'instruction ou le genre d'études suivies, le père est presque invariablement opposé à toute vocation forestière chez ses enfants.
Un informateur reçut un jour, alors qu'il travaillait aux États-Unis, une lettre de sa femme lui apprenant que son fils avait laissé l'école pour s'embaucher comme commis dans un magasin général ; il en fut bouleversé et écrivit à sa femme pour l'exhorter à forcer son fils à revenir sur sa décision jusqu'à son retour. Voici comment il raconte l'épisode :
- "J'ai eu beau de lui (son épouse) écrire de le remettre à l'école, mais le petit liu..., il était allé s'engager comme commis. Heureusement qu'il n'avait pas choisi le bois, parce que je serais allé le chercher par les cheveux et je l'aurais ramené â la maison. Jamais un de mes enfants connaîtra dans le bois ce que j'ai [78] connu. J'en ai un deuxième aux études et celui-là je vais le garder aussi longtemps que je le pourrai. Je suis un peu pauvre mais tout le revenu que j’aurai je vais lui donner pour son instruction. Ca me fait rien moé de rester pauvre, mais je ne veux pas que mes enfants me reprochent de ne pas leur avoir donné une instruction".
Les bûcherons en provenance des milieux ruraux ont une image dévalorisée d'eux-mêmes lorsqu'ils se comparent aux résidents des villes. Ils perçoivent leur niveau de vie comme étant inférieur à celui des salariés urbains ; ils n'accordent pas à leurs enfants "qui poussent" les mêmes possibilités (les life-chances de Weber) qu'à ceux qui sont "élevés" à la ville. Ils expliquent leur statut occupationnel "inférieur" par leur manque d'instruction et par les habitudes traditionnelles de vie à la campagne au début du vingtième siècle. Les plus âgés se voient presque irrémédiablement liés à ce genre de vie et ils sont prêts à toutes les privations pour donner à leurs enfants les privilèges qui étaient réservés à la classe urbaine au moment de leur enfance. Sur ce point, les témoignages sont nombreux :
- "J'ai quitté l'école à 12 ans. Mon père était forgeron... Je suis resté chez nous... et je n'ai rien fait avant l'âge de 14 ans. Vers l'âge de 14 ans, j'ai commencé à travailler chez un colon un peu pour $0.50 par jour. J'ai fait cela au cours de deux étés... à 16 ans, je suis allé travailler chez les colons, aux foins, à couper des billots, et à faire du bois de corde... À 17 ans, je suis monté travailler pour [la compagnie] ... Dans notre temps, c'était pas la faute de personne, c'était le "roule" de la vie. La vie était faite comme ça. Nous n'avions pas d' autre chose à faire que de monter dans le bois... Il n'y avait rien que le bois, et en fait on ne connaissait pas bien d'autres choses. Nous étions ignorants comme ça, sans que ce soit la faute de personne. Mais aujourd’hui les jeunes sont (...) bien plus avisés... Partout dans St-F... tout le monde parle d'apprendre un métier pour se "sauver1' du bois. Pas un jeune homme aujourd'hui est encouragé à travailler dans le bois... C'est la même chose partout dans la province".
- 2 - Les conditions de travail en tant que facteurs de tension
Il nous reste à discuter des conditions de travail proprement dites du bûcheron et à analyser comment celles-ci influent sur leur satisfaction au travail et leur stabilité [23]. Le bûcheron qui réussit à maintenir son rendement au niveau des normes qu'il s'est fixées perçoit ses conditions de travail comme fonctionnelles, c'est-à-dire qu'elles lui permettent de réaliser les objectifs financiers qu'il poursuit. "Si le salaire est bon, le [79] reste est o.k.". Au contraire, à mesure que s'élargit l'écart entre les standards de production et la production réelle, les conditions de travail sont perçues comme étant de plus en plus intolérables.
Établissons un contraste en présentant les deux extrémités de ce continuum qui va de l'attitude favorable à l'attitude défavorable.
- L'ATTITUDE FAVORABLE
- "M. D, B. est parmi les bûcherons que j'ai interrogés jusqu'à présent, celui qui me semble le mieux adapté à sa condition. À plusieurs reprises, il avoua aimer son métier, affirmant qu'il ne le changerait pour aucun autre travail et qu'il serait dés plus heureux s'il pouvait s'y adonner à l'année longue. Il me confia que lorsqu' il "monte" en forêt, il engraisse et considère son séjour dans le bois comme une période de repos. J'ai essayé de comprendre les facteurs sous-jacents â ce degré exceptionnel de satisfaction. Pour autant que j'aie pu en juger, il est l'un des rares bûcherons qui ne conçoive pas des normes précises de production journalière. Contrairement aux autres, il est satisfait de lui-même quel que soit le nombre de cordes de bois qu' il a coupées dans la journée. Voici comment il définit son attitude : "Y a beaucoup de bûcherons qui viennent dans le bois avec l'idée qu'y doivent couper trois et trois cordes et demie par jour ; et quand y se rendent compte qu' y peuvent pas faire leurs trois cordes, y se sentent bien malheureux. C'est pas surprenant qu' y décident de s'en aller travailler ailleurs. Moé dans mon cas, quand je vas dans le bois, je "tough toute la run". Si c'est dur, je "tough" pareil. Si c'est pas dur, c'est plus facile de rester".
- L'ATTITUDE DÉFAVORABLE
- "Le système d'être payé tant 4e la corde est le pire système que les compagnies pouvaient inventer. Les unions que nous avons ont bien raison de demander aux compagnies de nous faire payer à la journée. En fait, c'est la seule façon de dompter le "Canayen" qui travaille comme un vrai fou. Le "Canayen" est le plus ambitieux des hommes et il croit que dans une année il va gagner sa vie pour le restant de ses jours. Alors ce qui arrive, c'est que les compagnies diminuent de plus en plus les gages et ils nous donnent du bois de moins en moins bonne qualité. Si le "Canayen" qui travaille comme un vrai fou réalisait ce qui se passe, je pense qu'il prendrait un peu plus son temps... il y en a qui se font mourir, qui réussissent à faire baisser le prix du bois aux compagnies, et finalement personne n'est plus riche qu'avant, les gros coupeurs comme les moins bons. Par exemple, prenez un groupe de bons bûcherons, qui arrivent dans le bois. Si la compagnie leur donne une belle talle, ces gars-là peuvent couper en deux ibis moins de temps qu'un homme qui travaillerait à un rythme normal... L'année suivante la compagnie se dit : 'eh bien, nous avons payé ces gars-là trop cher. Us ont fait trop d'argent... on va diminuer le prix de la corde... ou encore leur donner du bois de deuxième qualité'. Alors nos fous de "Canayens" qui travaillent d'une lune à l'autre réalisent pas qu'on vient de leur jouer un mauvais tour. Ils continuent à travailler comme de vrais enragés, comme [80] ils avaient fait l'année d'avant alors que c'était payant. Et puis, ils réalisent au bout de l'année qu'ils ont fait moins. Alors ils se disent : "la compagnie est pas juste, je sacre mon camp ailleurs". Ca c'est vrai pour les bons bûcherons. Mais il en arrive de moins bons... Si la compagnie donne du bois de seconde qualité, le p’tit gars s' attèle à bûcher et puis il commence à se décourager. Il s’aperçoit qu'à moins de travailler comme un forcené il sera incapable de se faire une journée... Le gars "jump" et s'en va ailleurs".
Nous avons vu antérieurement que le bûcheron peut difficilement maintenir un niveau de production qui soit stable, prévisible. Ceci est dû, en partie, à la structure de l'entreprise. Mais il faudrait ajouter à la liste des facteurs d'importance l'absence de solidarité professionnelle des bûcherons. Ils recherchent, avant tout, des gains personnels et se soucient très peu ou pas du tout de mettre au point des modes de collaboration qui leur assureraient une plus grande stabilité sur une longue période. Cette absence de solidarité se manifeste dans le rythme de la coupe. Certains bûcherons inspirés par le stimulant du revenu coupent jusqu'à cinq cordes de bois par jour. On peut parler ici d' "accélération", par opposition au phénomène du "freinage" observé dans l'industrie manufacturière ; "l'accélération" se réalise par l'accentuation de la cadence durant le travail, par le prolongement des heures de travail et le raccourcissement, sinon l'élimination, des périodes de repos.
L'accélération est dommageable à celui qui la pratique parce qu'elle réduit sa liberté de mouvement. Il devient l'esclave d'un rythme accéléré de coupe qui lui laisse peu de répit et le rend plus vulnérable aux maladies. Cette pratique est d'ailleurs jugée extrêmement dangereuse et dommageable par l'ensemble des bûcherons. Au lieu de provoquer une saine émulation, elle crée de la jalousie et engendre du mécontentement chez les coupeurs moins bien entrâmes et moins résistants. Selon eux, une trop grande productivité a des répercussions profondes sur la fixation des taux forfaitaires payés pour la corde de bois coupée et cordée puisque l'entreprise établirait les taux à partir des quotas quotidiens moyens des meilleurs producteurs ("top men") ; par suite, le gain journalier des coupeurs âgés ou peu expérimentés diminuerait.
Le salaire au rendement incite le bûcheron à travailler au-delà de ses forces et à "se brûler". Nous avons vu que la plupart des bûcherons "montent" en forêt d'abord pour "gagner de l'argent". Le temps dont ils disposent pour réaliser leurs gains est assez limité. Ils se fixent des objectifs de coupe qui ne tiennent pas compte de leurs forces physiques et de la répartition de leurs efforts durant une période "normale" de vie active, mais en fonction des salaires qu'ils doivent gagner immédiatement. Très souvent, ils travaillent jusqu'à épuisement. Leur santé est tellement [81] compromise qu'ils ne peuvent plus travailler régulièrement par la suite, même aux tâches les plus faciles. Ils deviennent, de façon prématurée, à la charge de l'Etat. Ils ont inconsciemment écourté leur vie active par une mauvaise utilisation de leurs forces. Bref, le travail à la pièce favorise les tensions et les maladies parce que le bûcheron veut contrebalancer l'absence de mesures de sécurité à long terme (telles que pensions de retraite, allocations spéciales pour les maladies, semaines de vacances payées, etc...) par des gains élevés obtenus dans un temps relativement court.
La distance du camp au lieu de travail et la longueur du temps de marche nécessaire pour y accéder constituent, aux yeux de l'individu, des facteurs pouvant limiter sa production et compromettre sa santé. Lorsque les lieux de coupe sont à une demi-heure et plus de marche de la route principale, les bûcherons doivent porter un poids considérable sur une assez longue distance avant de commencer leur journée de travail. Ils préfèrent ne pas revenir dîner au camp et apportent leur lunch avec eux. La plupart du temps, ils doivent manger ce lunch froid - ou gelé. À la longue, ce genre de repas fatigue l'estomac. Et, évidemment, à la fin de la journée, le bûcheron doit retourner à la route principale pour y rejoindre le camion qui le ramènera au camp. Beaucoup de bûcherons nous ont assuré qu'ils ont "attrapé" de mauvais rhumes et des maux de gorge en se refroidissant à attendre le camion. Dans le camion lui-même le fait d'être entassés déplaît à la majorité des bûcherons. Ils se voient "entassés comme des animaux que l'on mène à l'abattoir".
Quant à la scie mécanique, elle n'a pas rendu le travail du bûcheron plus humain. Si elle lui a permis de ménager ses forces, elle a introduit de nouveaux risques occupationnels et des éléments impondérables dans le rythme de la coupe.
Nous avons déjà analysé l'isolement social dans lequel se trouve le bûcheron.
Les améliorations substantielles apportées récemment quant à la qualité des repas, à l'espace disponible dans les camps, à l'aération et au chauffage, à la qualité des lits... ont réduit les plaintes traditionnelles des bûcherons à un minimum. Il semble que les compagnies ont accordé une trop grande importance à ces facteurs par rapport à d'autres qui sont moins apparents, mais qui affectent beaucoup plus profondément l'individu.
[82]
CONCLUSION
Que peut-on conclure de l'étude de la situation du travailleur forestier dans le contexte d'une seule compagnie ? Les conclusions sont nécessairement limitées ; il faut les tenir pour des suggestions, pour des hypothèses de travail vit vérifier chez d'autres entrepreneurs forestiers.
Il ressort clairement de cette première exploration que le bûcheron travaille dans des conditions particulièrement difficiles et qu'il vit constamment sous tension. Ces tensions proviennent, en partie, d'un manque de souplesse dans l'organisation formelle de l'entreprise forestière, mais elles sont aussi la résultante d'aspirations individuelles difficilement réalisables. Les efforts qu'implique la réalisation de ces aspirations sont physiquement et psychologiquement épuisants ; nous en avons souligné les conséquences. D'autre part, les éléments d'attrait et de soutien de la vie en forêt (raisons esthétiques, le sentiment de liberté qu'elle donne à l'individu qui vit ainsi au grand air, etc.) jouent un rôle de moins en moins déterminant. Le travail en forêt est en passe de devenir une activité professionnelle spécialisée, mais, pour l'heure, on parait être encore loin de ce stade de l'évolution où l'individu engagé dans ce secteur industriel pourra jouir d'un statut occupationnel stable, devenir fier de son métier et le concevoir comme une vocation souhaitable pour ses enfants.
M. -Adélard TREMBLAY
Département de Sociologie,
Université Laval.
[83]
NOTES
[l] Il serait trop long de reconstituer ici tout le schéma conceptuel de T étude, de même que sa méthodologie. Rappelons toutefois que 1' étude globale était centrée sur la stabilité et la productivité de la main-d'oeuvre dans les quatre principales phases de l'exploitation forestière : la coupe, le charriage, la drave et les travaux d'aménagement et de réparation. Seule la phase de la coupe fera l'objet de notre exposé. Nous étudierons seulement, par ailleurs, les bûcherons d'une entreprise forestière à dimension restreinte recrutant sa main-d'oeuvre surtout dans "les régions" de Charlevoix, du Bas Saint-Laurent, de la Beauce, des Cantons de l'Est et de Québec.
Ce travail doit être vu comme une pièce dans l'ensemble de toute l'étude. C est la présentation d'un problème dans une optique particulière, celle de l'anthropologie culturelle, plus précisément celle de l'anthropologie intéressée aux rapports culture-personnalité. Nous ne prétendons nullement caractériser la situation-type du bûcheron moyen, ou encore définir "l’éthos" de la profession, ou encore présenter la gamme variée et complexe des attitudes du bûcheron vis-à-vis le travail en forêt et ses conditions de vie. Notre article se situe dans une perspective beaucoup plus modeste. Nous nous proposons, en premier lieu, de décrire une situation industrielle ; les différents aspects de cette situation serviront ensuite d’éléments d'explication des comportements du travailleur forestier dans son milieu de travail.
Le terme "tension" est pour nous ici 1' équivalent du concept de "stress" tel qu' il a été défini dans les travaux du Dr. Alexander H. LEIGHTON (voir en particulier, The Governing of Men, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1945, 252-367). Sont générateurs de tensions, les situations et objets qui bouleversent les idées et les émotions des individus, qui s'interposent entre l'individu et ses aspirations. Les trois principales situations sont les suivantes : a) celles qui engendrent une frustration continuelle des objectifs, désirs, besoins, intentions et projets de l'individu ; b) celles qui font naître un dilemme entre dés désirs concurrents et incompatibles les uns avec les autres ; c) celles qui créent la confusion et l'incertitude quant à la signification du présent et quant aux espoirs qu'entretient l'individu au sujet de l'avenir. Seraient, par exemple, éléments de tension, les menaces à la vie et à la santé ; les malaises dus à la douleur, à la chaleur, au froid, à l'épuisement, à une alimentation déficitaire, etc. ; la perte de ses moyens de subsistance ; l'isolement ; les comportements bizarres et inattendus de ceux qui occupent une position de pouvoir et dont dépend l'individu pour son bien-être. Voir A. H. LEIGHTON, op. cit., 252-260.
Les techniques de cueillette utilisées durant cette phase de 1' étude furent l'observation participante dans les camps de bûcherons et un programme d' entrevues en profondeur de 60 informateurs choisis pour leurs connaissances poussées et leurs expériences. Pour une description de la technique de l'informateur-clé, voir M.-Adélard TREMBLAY, "The Key - informant Technique : A Non-Ethnographic Application", American Anthropologist, 59, 4, août 1957, 688-701. Pour une description sommaire du schéma de l’entrevue, voir note 2).
Pour fins de comparaison, nous utiliserons également 1' analyse quantitative des registres occupationnels de 1,163 travailleurs forestiers ayant travaillé pour la compagnie étudiée. Ces documents contenaient des renseignements sur les points suivants : l’embauchage, les départs volontaires, le nombre de transferts, l'absentéisme, la productivité, le milieu d'origine des travailleurs, la substitution occupationnelle, le roulement du personnel. [Retour à l’appel de note 1.]
[84]
[2] Voici une liste des principales questions qui apparaissaient dans le schéma d'entrevue :
a) La famille nucléaire et la famille d'orientation
du travailleur forestier
Quel est le statut matrimonial du travailleur forestier et à quelles obligations financières doit-il faire face ? Quel est le type de famille auquel il appartient ? Quelle est l’occupation de son père et de ses frères ? Le travailleur forestier est-il "atypique" par rapport à sa famille ? Quelles sont les attitudes des membres de sa famille vis-à-vis ce genre de travail et les longues périodes d'absence du foyer qu'il nécessite ? Le travail dans le bois rapporte-t-il suffisamment de revenus pour lui permettre d'assurer à sa famille une sécurité financière ? En un mot, dans quelle mesure et en quels sens le comportement du travailleur forestier est-il influencé par sa famille d'origine ?
b) La nature du milieu d'origine.
Est-ce un milieu urbain, rural, non agricole ou un milieu agricole ? Dans les milieux agricoles, l'agriculture est-elle en expansion, stagnante ou en plein déclin ? Quelle est la position sociale de la famille du travailleur forestier dans son milieu d'origine, son intégration dans les différentes institutions du milieu ? Quelles sont les attitudes communautaires vis-à-vis le travail en forêt ? Par exemple, croit-on que le travail dans le bois convient seulement aux "minus habens" qui peuvent difficilement se trouver de l'emploi ailleurs, ou, croit-on qu'il est une nécessité, pour compléter des revenus insuffisants, ou encore, croit-on que ce travail est une profession qui se compare avantageusement aux autres types d'occupations auxquelles peuvent accéder des individus ayant un degré d'instruction à peu près équivalent ? Bref, de quelle façon la culture du milieu d'origine influence-1-elle les attitudes, les sentiments et les comportements du bûcheron à son travail ?
c) Le cycle occupationnel du travailleur forestier.
Il s'agissait de déterminer ici, pour une période d'au moins cinq ans, l'histoire occupationnelle du travailleur forestier afin de déterminer sa mobilité spatiale et occupationnelle, le cycle de ses occupations à l'intérieur d'une même année et les variations d' une année à l'autre dans les différents métiers exercés.
d) Les conditions de travail en forêt.
Nous voulions connaître les perceptions qu'a le bûcheron de ses conditions de travail, c'est-à-dire l'embauchage, le prix accordé pour la corde de bois coupée, l'allocation des chemins de coupe, l'outillage, les relations entre travailleurs et contremaîtres, la "fatigue" et les risques occupationnels, les conditions de vie dans les camps (confort, alimentation, loisirs, hygiène), le transport au travail, etc. L'étude de ces différents aspects nous amenait à considérer aussi 1' apprentissage (mode, endroit, durée) du travailleur forestier, son degré d'instruction, ses attitudes vis-à-vis les méthodes d'enseignement dans les milieux ruraux.
e) Les aspirations du travailleur forestier.
Voilà un champ d'investigation qui nous apparaissait comme extrêmement important puisque, à notre sens, le comportement du travailleur loyal et exclusif, tout comme celui du travailleur mécontent et instable, est en grande partie influencé par ses aspirations. Nous allions donc nous intéresser d'une façon particulière aux aspirations, du travailleur forestier à trois paliers différents : (a) sa conception d'un mode de vie ; (b) sa conception d'un mode idéal de travail et de vie en forêt, et, finalement, (c) ses aspirations quant à 1' avenir de ses enfants.
Voilà ce qui constituait le coeur même de nos investigations chez les travailleurs forestiers. À cela devaient s'ajouter évidemment toutes les autres informations qui pouvaient nous être spontanément livrées par l’informateur. Ces entrevues étaient "dirigées", "centrées" dans ce sens que [85] nous devions couvrir dans un espace limité de temps un nombre fixe de sujets. Elles étaient "libres" ou non-dirigées dans ce sens que les sujets discutés pouvaient être abordés dans n'importe quel ordre. De plus, l’importance qui pouvait être accordée à chacun des sujets dépendait évidemment des connaissances particulières dé l'informateur et de sa disposition d'esprit au moment de l'entrevue. Cette manière de procéder allait, d'une part, faciliter de beaucoup l'analyse comparative des entrevues puisque nous pourrions y retrouver un certain nombre de données de base, tout en permettant à l'informateur, d'autre part, d'élaborer davantage les sujets dé son choix et de fournir ainsi, en quelque sorte, des renseignements en profondeur sur certains éléments du problème.
En résumé, les informations recueillies au cours des entrevues nous aideraient à situer le comportement du travailleur forestier dans son contexte véritable et à découvrir les principaux éléments d'explication de ce comportement. Les informations obtenues sur le comportement des travailleurs, par voie d'entrevues et d'observation directe, nous permettraient de vérifier du même coup les renseignements inscrits aux dossiers de ceux-ci par la compagnie. [Retour à l’appel de note 2.]
[3] Avant même de "monter" en forêt, le travailleur forestier est déjà soumis à un nombre considérable de tensions dans le climat socio-culturel où il baigne. Il faut tenir compte ici, par exemple, des problèmes liés à l'état de l'agriculture dans son milieu problèmes complexes, d'ordre technique et économique, que le producteur est incapable dé résoudre par lui-même ; il faut aussi tenir compte de la hausse du coût de la vie à la campagne et du nivellement graduel des conditions de vie en milieu urbain et en milieu rural ; des aspirations nouvelles de la génération montante ; du mouvement vers les villes ; etc. Voilà autant de pressions auxquelles doit faire face le travailleur forestier à son départ pour "monter en forêt". Son travail devra lui permettre de faire quelques investissements sur sa ferme, dé se procurer les biens et services adaptés aux nouvelles conditions de vie, ainsi que dé prévoir une meilleure éducation pour ses enfants. (Pour une analyse des principaux traits qui caractérisent les milieux d'agriculture marginale, voir : M.-Adélard TREMBLAY, "Le problème des fermes marginales", Agriculture, 16, 1, janv.-fév. 1959, 20-24). [Retour à l’appel de note 3.]
[4] Cette hypothèse s'inscrit dans un contexte d'équilibre dynamique. Il existe, bien entendu, des forces d'attraction et des forces de répulsion qui s'exercent sur l'individu en même temps. Le poids des unes par rapport aux autres définit, en bonne partie, f état émotif du bûcheron. Lorsqu'elles sont à peu près équivalentes, le bûcheron est dans un état d'équilibre, c'est-à-dire qu'il est dans un état de neutralité affective. Mais si, au contraire, les pôles d'attraction sont faibles et les contrariétés de l'occupation nombreuses, le travailleur est en état continuel dé tension. [Retour à l’appel de note 4.]
[5] Voir, dans ce même numéro, Gérald FORTIN et Émile GOSSELIN, "La professionnalisation du travail en forêt". [Retour à l’appel de note 5.]
[6] Il existe quatre modes principaux d'embauchage et de recrutement :
a) La compagnie envoie à tous les bûcherons "exclusifs", c'est-à-dire à ceux qui ont travaillé à son service durant 50 jours ou plus, une circulaire les invitant à revenir travailler durant l'année en cours. Cette méthode d'embauchage donne dé bons résultats auprès de ceux qui connaissent bien la compagnie, ses politiques et les secteurs forestiers qu’elle exploite.
b) Les contremaîtres de compagnie connaissent très bien les villages et les milieux d'où proviennent les travailleurs forestiers. Ils visitent ces endroits pour inviter tous ceux qui ont déjà travaillé sous leurs ordres ou ceux que la chose intéresse â se rendre au lieu des opérations où ils seront immédiatement embauchés.
Cette méthode attire un bon nombre dé bûcherons mais ils seront plus ou moins "exclusifs", et plus [86] ou moins loyaux. Un des grands facteurs d'instabilité tient à 1'écart existant entre les conditions décrites par le contremaître-embaucheur et la situation réelle dans laquelle la coupe et les autres travaux forestiers se poursuivent. On peut s'attendre évidemment à plus d'instabilité dans ce groupe.
c) Par l’entremise de parents ou d'amis, les bûcherons apprennent que telle compagnie embauche des hommes "à la barrière". Ils s' y rendent dans le but de s'engager. C est parmi les hommes ainsi recrutés que l'instabilité est la plus grande.
d) Les bûcherons se rendent aux bureaux d'emplois d'où on les dirige vers les compagnies qui engagent dès bûcherons.
Seuls les travailleurs "exclusifs" sont envoyés dans les camps de leur choix, tandis que ceux qu'embauchent les contremaîtres et les entrepreneurs vont où ces derniers les amènent. Tous les autres doivent accepter d'aller dans les camps où l'on veut bien accepter leurs services. [Retour à l’appel de note 6.]
[7] Jusqu'à ces dernières années, les politiques de la compagnie quant à la durée de l'emploi n'affectaient pas trop les bûcherons saisonniers qui allaient "dans le bois" dans le but de suppléer aux revenus de leurs fermes. À la fermeture des chantiers, ils pouvaient retourner chez eux et effectuer les travaux urgents sur leur ferme. Ce passage d'un emploi à un autre se faisait sans heurt et était d'ailleurs considéré comme faisant partie du cycle annuel de travail du cultivateur québécois. Aujourd'hui, cependant, le bûcheron professionnel dépend complètement des revenus provenant de son métier pour assurer sa subsistance et celle dé sa famille. Il existe maintenant une certaine complémentarité entre les différentes compagnies forestières quant à l'utilisation de la main-d'oeuvre, c'est-à-dire qu'elles établissent des cycles d'opérations s'échelonnant sur différentes périodes de l'année afin d'éviter une concurrence inutile dans le recrutement de la main-d'oeuvre.
Aujourd'hui le bûcheron qui veut allonger sa période d'activité doit planifier soigneusement son itinéraire de travail. Mais il possède rarement les données essentielles pour établir un programme de travail qu'il puisse exécuter intégralement. Il est soumis le plus souvent à des circonstances hors de son contrôle. Par exemple, à quelques jours d'avis, il apprendra qu'il sera affecté à un autre camp, ou encore que l'opération de coupe se terminera. Il lui faudra parfois jusqu'à deux ou trois semaines avant de se trouver un nouvel emploi. [Retour à l’appel de note 7.]
[8] L'allocation des chemins de coupe par le contremaître est telle que chaque bûcheron ne sait pas à l’avance lequel il aura à couper. Théoriquement du moins, cette allocation est gouvernée par le hasard de telle sorte que chaque bûcheron dans un camp donné a une chance égale qu'on lui attribue du bois dont la qualité sera à peu près identique, tantôt "frappant un bon chemin" et tantôt "frappant de la glen". Dans le premier cas, les niveaux de production et, par voie de conséquence, les gains quotidiens réalisés seront plus élevés alors que dans le dernier cas le nombre de cordes de bois coupées diminuera. Mais la politique de la compagnie est basée sur de fausses prémisses : l’allocation des chemins au hasard n'entraîne pas nécessairement standardisation et équivalence des tâches. [Retour à l’appel de note 8.]
[9] Par liberté de mouvement, j'entends que le bûcheron valorise le fait d'être libre de travailler où il veut, comme il l’entend, au rythme de ses forces et dé ses aspirations économiques. Il aime avoir le sentiment d'être son propre patron, de n'être pas lié, comme à l'usine, à une chaîne de production. En plus de cène liberté de mouvement liée à son travail immédiat, il est attaché aussi à ce que j'appellerais sa liberté de circulation ; à savoir, la liberté de se déplacer d'un camp à 1'autre, d'une occupation à une autre et d'une compagnie à une autre. Au fait, l’industrie forestière est probablement l’une des seules où l’employé peut partir volontairement à peu près n' importe quand et revenir plus tard s'embaucher au service de la même compagnie sans que celle-ci lui en tienne rigueur. [Retour à l’appel de note 9.]
[87]
[10] Il existe au moins quatre catégories principales d'individus, chez les bûcherons, quant aux départs volontaires :
a) Ceux qui sortent du bois durant quatre ou cinq jours (profitant quelquefois de longs week-ends) afin de se reposer. Ils retournent ensuite en forêt.
b) Ceux qui sont mécontents dès conditions de travail dans leur camp. Ils laissent leur emploi au camp, retirent leur salaire et vont immédiatement offrir leurs services ailleurs, sans aller se reposer. Ils perdent parfois une demi-journée de travail.
c) Ceux qui laissent leur emploi après deux mois de travail continu. Ils laissent la forêt dans l'unique but d'aller se reposer chez eux durant une dizaine ou une quinzaine de jours.
d) Les "jumpers" (9% des bûcherons coupant 1% du bois dans la compagnie étudiée). Ils partent un ou deux jours après avoir été embauchés. [Retour à l’appel de note 10.]
[11] Voir Claude MORIN et M.-Adélard TREMBLAY, "Intégration à la communauté : étude d'une agence rurale de service social", Service Social, 9, 1, janvier 1960, en particulier à la page 10. [Retour à l’appel de note 11.]
[12] Voici une liste des principales raisons pour lesquelles on "monte en forêt" :
a) Le travailleur ne sait pas faire autre chose. Le travail en forêt est le seul débouché occupationnel du milieu depuis plusieurs générations et le travailleur se sent incapable de rompre avec la tradition. Il est incapable d'envisager une telle rupture puisqu'il n'a aucune autre habileté technique â "offrir" sur le marché du travail. S'il réussit à trouver un emploi non forestier, ce sera probablement à un salaire moindre.
b) Le travailleur est incapable de s'embaucher dans une autre industrie de son choix. Pour nourrir sa famille, on accepte bien à regret, "d'aller dans le bois". La forêt est une industrie facilement accessible et relativement ouverte puisqu' on y embauche des travailleurs à toutes les saisons de l’année.
c) Le travailleur "monte en forêt" pour y gagner un revenu d'appoint. Il existe bien quelques journaliers en chômage et quelques hommes de métier sans travail qui vont dans le bois à un moment ou l'autre de 1' année, mais la majorité de ceux qui comptent sur le travail en forêt pour ajouter aux revenus qu'ils tirent de leur occupation principale sont des agriculteurs ; parmi ceux-ci, quelques-uns ne séjournent en forêt que durant la saison morte, tandis que la plupart y passent plusieurs mois de l’année. Ces fermiers vivent sur des fermes marginales ou habitent des régions où l'agriculture est en voie de régression.
d) Le travailleur "monte en forêt" pour amasser de l'argent. Les bûcherons de cette catégorie veulent "se faire un pot", payer leurs dettes ou encore accumuler un capital soit, par exemple, en vue d'un mariage, ou pour l'achat d'une terre, d'un commerce ou d'une maison, etc. La psychologie dé ce bûcheron est très différente de celle des autres. Le travail en forêt lui apparaît comme le seul moyen de réaliser une aspiration dominante. Il sera prêt à "s'imposer des sacrifices" pour atteindre son but.
e) Le travailleur "monte en forêt" par goût, à la suite d'un choix délibéré. C'est le cas des contremaîtres, des "hommes de compagnie", de plusieurs coupeurs "exclusifs".
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f) Le travailleur conçoit que la forêt vaut l’industrie "du bord". C’est la minorité. [Retour à l’appel de note 12.]
[13] Dans une section ultérieure, nous analyserons l'influence de la scie mécanique sur la stabilité du travailleur et sur sa santé. Nous parlons ici des revenus qu'elle lui permet d'obtenir et dès conditions techniques les plus favorables au maintien d' une haute productivité. [Retour à l’appel de note 13.]
[14] Cette affirmation s'appuie sur des observations répétées. Elle n'est cependant pas le résultat d'une expérimentation strictement, ou même partiellement, contrôlée. Nous admettons qu'une approche expérimentale nous permettrait de faire une comparaison systématique plus valable et plus sûre. Quoi qu'il en soit, nous pouvons noter que, si la scie mécanique réduit l'effort nécessaire au lieu même de la coupe, elle a par contre l'inconvénient d'accroître la fatigue au cours des déplacements entre le camp et le lieu de la coupe. Lorsque le coupeur doit marcher trois quarts d'heure pour atteindre le site dé la coupe, par exemple, tout en ponant sa scie, un bidon d'essence et les autres outils dont il a besoin, le tout représente un fardeau atteignant de 50 à 60 livres, et il arrive sur le site de la coupe exténué. Comme l'ont répété plusieurs coupeurs expérimentés : "Nous avons déjà la moitié de la journée dans le corps". [Retour à l’appel de note 14.]
[l5] Il va sans dire que ces périodes de repos peuvent difficilement être prévues avec exactitude par la compagnie et rendent toute planification rationnelle difficile. Cet absentéisme n'est pas reconnu formellement par la compagnie, de telle sorte qu'un individu qui part volontairement pour se reposer durant quelques jours devra chercher du travail dans un autre camp à son retour. [Retour à l’appel de note 15.]
[16] Lorsque le coupeur est jeune et physiquement fort, il se fixe des normes de production qui sont très élevées. Elles représentent pour lui un sommet (productivité maximale). Etant donné qu'il est assuré à cet âge de dépasser la moyenne de production de l’ensemble des travailleurs et d'accumuler ainsi des gains supérieurs, il favorisera le salaire â la pièce. Au contraire, â mesure qu'il vieillira, que sa résistance diminuera et que sa santé sera moins bonne, il aura tendance S fixer ses normes de production d' après la moyenne générale des producteurs, puis, petit à petit, à les comprimer davantage. À ce stade de son cycle productif, le travailleur sera défavorable au système de salaire au rendement qu' il jugera désormais préjudiciable à des gains journaliers suffisants. [Retour à l’appel de note 16.]
[17] Notons que la compagnie étudiée possédait des camps réunissant des travailleurs recrutés dans les milieux avoisinants, qui pouvaient, s'ils le désiraient, rentrer dans leur foyer chaque soir. Cependant, ces cas sont 1' exception. Même dans ces cas privilégiés, ce voyage d'une vingtaine de milles soir et matin réduit à peu les périodes passées à la maison, surtout lorsque 1' on songe que ces bûcherons doivent se coucher vers 10 heures le soir et se lever vers les six heures le matin, pour être de retour au travail assez tôt pour profiter au maximum de la lumière du jour. [Retour à l’appel de note 17.]
[18] Plusieurs de ces normes sont d'origine syndicale bien que les unions de bûcherons soient plutôt faibles. À notre sens cette faiblesse syndicale s'explique en bonne partie par les facteurs suivants : la saison de coupe et la période de travail sont relativement courtes ; les catégories occupationnelles sont peu ou mal définies ; la rotation du personnel est considérable et, finalement, la solidarité du groupe est plutôt faible. [Retour à l’appel de note 18.]
[19] Nous ne discuterons pas ici les répercussions d'une telle structure familiale sur la socialisation des enfants. [Retour à l’appel de note 19.]
[20] Nous avons retrouvé cette même attitude chez certaines catégories de pêcheurs des provinces de l'Atlantique ; voir Stephen A. RICHARDSON, "Technological Change : Some Effects on Thiree Canadian Fishing Villages", Human Organization, 11, 3, 1952, 17-25. [Retour à l’appel de note 20.]
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[21] Notons que dans la compagnie étudiée, on donnait, au moment de l'étude, des cours d'initiation à l'art et à l'artisanat. Mais ces cours libres étaient peu fréquentés. [Retour à l’appel de note 21.]
[22] La définition donnée à "bonne éducation" est extrêmement variable. Pour les uns, c'est que leurs enfants terminent au moins leur huitième année à l'école primaire ; pour d'autres, c'est qu'ils poursuivent des études techniques, spécialisées, qui leur permettront d'apprendre un métier (ébénisterie, plomberie, arts graphiques, mécanique, etc. ...) pour d'autres, enfin, c'est qu'ils obtiennent les qualifications requises pour entrer à l'Université afin d'embrasser une carrière professionnelle. Cette dernière catégorie est certes la moins nombreuse, puisque la grande majorité des bûcherons proviennent de milieux ruraux "marginaux" et doivent utiliser les revenus provenant de l'industrie forestière pour les besoins immédiats d'alimentation de la famille, d1 habillement ?, etc.. Ils peuvent difficilement épargner l'argent nécessaire à .l'éducation d'un ou de plusieurs de leurs enfants. [Retour à l’appel de note 22.]
[23] À divers stades de l'exposé, nous avons fait allusion aux conditions de travail du bûcheron. Nous reprendrons ici les faits les plus significatifs, d'une façon systématique, mais dans l'optique, cette fois, du travailleur forestier en général. [Retour à l’appel de note 23.]
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