[91]
Pierre-André Tremblay
anthropologue, professeur au département des sciences humaines, UQAC
“Mouvements sociaux,
économie sociale, pauvreté:
l’expérience québécoise.”
Un article publié dans la revue Études canadiennes/Canadian Studies, Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France, no 66, 2009, pp. 91-104.
- Résumé
- Introduction
-
- Les années soixante : comités de citoyens et demandes de participation
- Les années soixante-dix : les groupes populaires
- Les années quatre-vingt : les groupes communautaires en un temps d'incertitudes
- Des efforts d'innovation sociale
- L'économie sociale
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- Conclusion
- Références bibliographiques
Résumé
Ce texte analyse la période 1960-2008 et étudie de la trajectoire de certaines organisations des mouvements sociaux. Leur évolution est influencée par les changements dans les possibilités offertes par le système politique et par celles que présentent les changements structurels de la société québécoise et, en particulier, par les transformations des rapports entre État et société. La place accordée aux pauvres et à la pauvreté dans la définition des bases sociales et des enjeux des mouvements sert de fil conducteur. Si la pauvreté occupe une place importante dans les préoccupations actuelles, en particulier depuis l'adoption de la Loi 112 en 2002, son émergence mit longtemps à s'imposer dans la pratique des mouvements.
This text presents the period from 1960 to 2008, focusing on the trajectory of some social movement organizations. Their evolution was determined by the changes in the structure of political opportunities and by the structural changes undergone by Quebec society and by the changes in the relations between the State and society. The central issue considered is the role and importance given to poverty in the issues addressed by these movements. It will be shown that, if poverty has a paramount importance in period since the adoption of Bill 112 against poverty and social exclusion, this has not always been the case. In fact, poverty has taken a long time to be addressed by social movements.
Introduction
Le Québec a traversé depuis quarante ans d'importants changements qui se sont produits si rapidement qu'on est loin du contrôle sur les conditions d'expérimentation qu'on attendrait d'un véritable laboratoire. Pour en montrer la complexité, ce texte privilégie l'étude de la trajectoire de certaines organisations des mouvements sociaux depuis 1960. La place accordée aux pauvres et à la pauvreté dans la définition des bases sociales et des enjeux des mouvements servira de fil conducteur.
Afin de montrer comment le thème de la pauvreté, si important maintenant, n'a émergé que lentement dans la pratique des mouvements sociaux, ce texte s'articulera autour des périodes traversées par les mouvements sociaux québécois et se limitera au mouvement communautaire. La première partie présentera la situation pendant les années de la Révolution tranquille. On verra que la pauvreté n'y apparut que sous la figure du sous-développement d'une fraction délaissée de la population. La période suivante (1968-1975) vit se multiplier les groupes qui offraient des services à des catégories conçues comme peuple, terme métaphorique désignant la grande masse de la population plutôt qu'une catégorie minoritaire défavorisée. La troisième période (après 1975) fut celle de la désorganisation de l'État-providence, à laquelle réagirent des groupes communautaires qui reprirent à leur charge les services que [92] n'offrait plus l'État. Ce n'est qu'à ce moment que la pauvreté fait véritablement son apparition dans le discours explicite des organisations. Le milieu des années quatre-vingt dix vit apparaître la « nouvelle » économie sociale, à la fois mode de structuration des organisations communautaires et mode de dispensation des services. C'est autour d'elle que se mettent en place les formes principales de la relation entre les organisations et leurs bases, mais aussi entre l'État et à la société. La conclusion reviendra sur les ambiguïtés de cette thématique et sur les difficultés à faire de la pauvreté un enjeu explicite.
Les années soixante : comités de citoyens
et demandes de participation
La Révolution tranquille représente un ensemble de grands changements institutionnels articulés autour de la thématique de la modernisation de la société canadienne-française bloquée par une culture et des institutions devenues archaïques et inadaptées. Les conséquences touchaient tout le Québec, mais étaient plus évidentes dans le Bas-Saint-Laurent-Gaspésie, vite identifié comme la région la plus « sous-développée ». Mais il n'y avait pas que les milieux ruraux. Certains quartiers des autres grandes villes étaient aussi marqués par le sous-développement social et économique. Ces espaces firent l'objet des premières actions organisées : le Bureau d'aménagement de l'Est du Québec (BAEQ) servit de laboratoire au développement régional et des programmes de rénovation urbaine furent mis sur pied à Montréal, puis à Québec.
Pour les planificateurs, les résidents de ces territoires faisaient partie des problèmes car, engoncés qu'ils étaient dans leur mode de vie « traditionnel », ils ne pouvaient que manifester une résistance naturelle au changement. On mit donc un soin particulier à encourager la participation de la population. De nombreux comités furent mis sur pied sous l'égide d'appareils étatiques et grâce à des professionnels de l'« animation sociale ». Il apparut vite que la notion de participation n'avait pas de sens clair. Les planificateurs la concevaient comme une implication dans la réalisation des plans préparés par les experts. Les résidents (et souvent les animateurs) la concevaient plutôt comme une contribution àl'identification des objectifs et à la prise de décision.
Dans les quartiers défavorisés des villes comme dans les communautés rurales du Bas-Saint-Laurent, la dynamique fut la même : après une phase d'enthousiasme, des divergences puis des conflits apparurent quant aux finalités et aux modalités des efforts de développement. Ces oppositions, souvent portées par ces « élites traditionnelles » que les modernisateurs se donnaient comme mission de dépasser, se présentèrent de façon relativement [93] semblable. En ville, la thématique principale fut celle de la revendication de droits politiques : les comités de citoyens se basaient sur une exigence démocratique. Dans le Bas-Saint-Laurent, on vit apparaître des « opérations dignité » : la thématique, plus morale, s'appuie sur un refus du mépris bureaucratique. Derrière cette similitude, cependant, se profile une différence. Les comités de citoyens mirent en avant des demandes essentiellement politiques. En milieu rural, l'opposition se manifesta par des volontés de développement local, d'allure plus économique et visant à sauvegarder l'emploi sur place (DIONNE et KLEIN 1995).
Les acteurs en présence partageaient bon nombre d'opinions et de points de vue. Les inégalités sociales que l'on peut lire dans l'espace (quartiers délabrés des centres/quartiers plus favorisés des banlieues, Montréal/Bas-Saint-Laurent) sont conçues comme une situation de délai de modernisation. Il s'agit moins de lutte contre la pauvreté que de lutte pour le développement. La notion d'exploitation est absente et on s'entend sur l'idée d'un axe unique d'évolution sociale : la modernisation. Les solutions sont à rechercher dans la mobilisation des populations et dans une ouverture des processus démocratiques, toujours menacés de bureaucratisation ou de monopolisation par les élites.
Les années soixante-dix :
les groupes populaires
On comprit que les planificateurs désiraient limiter la participation à l'application des décisions. De leur côté, les élus municipaux ne voyaient pas d'un bon œil les demandes « particulières » des citoyens et ne se gênaient pas pour dénoncer l'esprit borné de leurs contradicteurs. La réaction à la fermeture du système politique fut une nette radicalisation du discours et secondairement, des pratiques.
Au tournant des années soixante-dix, l'expression « groupe populaire » commença à se répandre. Ces organisations avaient en commun de prendre parti pour le « peuple », l'ensemble de ceux qui, repoussés hors de la participation aux décisions et sans les bénéfices de la croissance économique, se retrouvaient enfermés dans des quartiers défavorisés ou dans des régions en déliquescence économique. Ce thème populiste, plus ou moins confondu avec une analyse des classes sociales, permettait de donner à la fois une identité à l'adversaire et à ceux dont on se voulait les porte-parole. Les demandes de la plupart des groupes populaires demeuraient toutefois bien modérées : des logements salubres, des transports en commun efficaces, des emplois, des services collectifs accessibles.
[94] Si des militants estimaient que les groupes populaires devaient viser la révolution socialiste, d'autres estimaient que le peuple ne pouvait attendre le grand soir. Comme on ne pouvait pas vraiment compter sur l'État bourgeois, il fallait faire les choses soi-même, maintenant. Ainsi apparurent des organisations autogérées, souvent dans le secteur des services et de forme coopérative. Leurs initiateurs étaient fréquemment membres de groupes populaires pour qui lutte politique et développement du « self-help [1] » étaient complémentaires et participaient d'un projet commun. La mise sur pied de services participe d'une stratégie de mobilisation et de recrutement, dans une vision plutôt utilitariste : non seulement offrir des services souvent essentiels, mais aussi attirer de nouveaux membres et prouver aux résidents du quartier ou du village qu'on sert vraiment à quelque chose. Il s'agit donc d'un élément du répertoire d'action où les services ne sont pas le but premier : ils ont un sens en-dehors d'eux-mêmes et sont conçus comme des ajouts à la mission essentielle des groupes populaires.
La popularité du modèle coopératif s'explique par son ancrage dans la tradition québécoise et dans celle du mouvement ouvrier, mais aussi par sa souplesse, par les avantages fiscaux dont jouissent les coopératives et par l'appui du mouvement Desjardins. En d'autres termes, cette sortie du système capitaliste utilise les ouvertures permises par les politiques sociales et se fait en utilisant des moyens bien intégrés à ce système. Cela est cohérent avec la pratique des groupes dont beaucoup, malgré leurs énoncés conflictuels, n'arrivent à survivre que grâce aux subventions gouvernementales ou, de façon encore plus étrange, grâce à l'aide des communautés religieuses. Paradoxalement, l'existence de ces organisations contestatrices est rendue possible grâce à cela même qu'elles contestent. On peut facilement imaginer les motivations de l'État à les encourager : il y trouve des interlocuteurs d'autant plus utiles qu'ils sont en prise sur des besoins nouveaux et qu'ils ne coûtent pas cher.
Activités de service et action politique sont donc dans une relation ambiguë, obligeant à des choix entre ressources disponibles, stratégies face à la base et rapport à l'adversaire. Dès le milieu des années 70, on entrevoit des divergences entre la lutte politique et l'offre de services à des populations démunies. La thématique du développement et de la modernisation cède la place à celle des besoins sociaux du peuple. La première menait à une exigence de participation à la prise de décision. La seconde mène à une revendication de droits en phase avec l'État-providence, mais aussi à la mise sur pied [95] d'organisations autonomes profitant d'une relative ouverture de la structure des opportunités politiques.
Les années quatre-vingt :
les groupes communautaires
en un temps d'incertitudes
Le contexte des années quatre-vingt est dominé par l'inflation, l'accélération de la mondialisation, les baisses de productivité, la hausse des charges sociales, les déficits et l'endettement des États, la montée du chômage et la crise de l'État-providence. Les économies développées se tertiarisent, la main-d'œuvre se féminise et la classe ouvrière classique a perdu son importance numérique. Les inégalités remontent, après s'être lentement amoindries depuis 1945, et ne touchent pas seulement les inégalités entre individus, car celles-ci se doublent d'inégalités catégorielles touchant à la race, l'origine ethnique, l'âge ou le genre. S'approfondissent aussi les divergences spatiales. Les écarts se creusent entre une métropole qui attire la plus grande partie des emplois du tertiaire moteur et le reste de la province qui peine à suivre et dont certaines régions, basées sur l'extraction des matières premières, se retrouvent marginalisées (POLÈSE et SHEARMUR 2002).
Ces sources de différenciation, en se conjuguant prennent des formes collectives. On voit se mettre en place des politiques qui, malgré l'insistance croissante sur la dimension communautaire, la réorganisation des espaces locaux et régionaux et l'apparition de préoccupations liées à la gouvernance, sont surtout remarquables par la réalisation des limites de l'action étatique. Celle-ci se trouve contrainte par des déficits budgétaires, par une hausse des charges sociales liées au chômage et par la nécessité de protéger l'emploi. La fermeture ou la réorganisation des programmes sociaux furent conçues comme des moyens d'alléger le budget de l'État et de rétablir la discipline du travail. L'insertion en emploi devint la préoccupation première (ULYSSE et LESEMANN 2004).
Dans un tel contexte, les demandes des groupes populaires se retrouvent de moins en moins pertinentes et reviennent à tenter de sauvegarder ce qui peut l'être. Le passage à une conjoncture défensive fit disparaître bon nombre d'organisations. Certaines se réorientèrent dans des directions innovatrices, par exemple en ouvrant la porte au développement économique communautaire (COMTÉ DU COLLOQUE 1986). D'autres entrèrent en négociation avec l'État, dans le but de pouvoir offrir des services essentiels aux populations qu'elles côtoyaient. La fourniture de services perdit son aspect de lutte contre la domination bourgeoise pour se faire sous l'égide de la concertation.
[96] Ces partenariats risquaient de réduire l'autonomie des groupes et d'en faire de simples sous-traitants. Bon gré, mal gré, le centre de gravité se déplaça et, de plus en plus, les groupes commencèrent à être définis par les appareils d'État [2]. On se mit à les appeler « groupes communautaires », la communauté étant ici comprise comme l'espace public non étatique - définition négative qui renvoie non au « peuple », mais à une entité apolitique dont le point de référence est l'appareil bureaucratique. Les nouvelles dénominations utilisées pour désigner les groupes qui continuaient à revendiquer (« groupes de lutte »), montrent bien la distance qui commençait à s'établir.
C'est pendant ces années qu'apparut la pauvreté comme trait définissant les « usagers » ou les « clientèles » des groupes communautaires. L'apparition d'un chômage de longue durée (KLEIN et LÉVESQUE 1995) et le rétrécissement des programmes de sécurité sociale ont drastiquement diminué les ressources de fractions importantes de la population. Les mesures de privatisation envisagées ne firent rien pour améliorer leur condition. Sans leur être destinés par définition, les services offerts par les organismes communautaires, généralement gratuits, se révélaient bien adaptés à leur situation, ce qui explique les clientèles bien « ciblées » des groupes : jeunes, femmes, personnes âgées ou sans emploi (TARDIF et al. 2004). Malgré cette évidence, cependant, rares sont les groupes qui font de la lutte contre la pauvreté leur objectif premier et peu admettront avoir les pauvres comme clientèle première. Il s'agit donc d'une pauvreté inavouée, mais évidente (WHITE 1994).
Des efforts d'innovation sociale
Les années 80-90 ne furent pas uniquement marquées par le « déclin de l'empire ». Les discours sur l'individualisme et la fin des engagements, par lesquels on cherche souvent à résumer cette période, sont loin d'en respecter la complexité. Les principales innovations furent économiques et organisationnelles.
La défavorisation touchant de façon pérenne certains espaces montréalais, des militants de groupes communautaires mirent sur pied des Corporations de développement économique communautaire (CDEC) visant à développer l'emploi et à soutenir le développement local au prix d'un intense effort de concertation des différents acteurs locaux et d'une pression sur l'État. [97] La nouveauté tenait à l'application des techniques d'organisation communautaire au champ économique et à l'organisation spatialement définie et très locale des mécanismes de promotion de la croissance. Le premier aspect dérangea beaucoup les organisateurs (peu habitués à penser en termes de rentabilité ou de compétitivité) et les développeurs (peu habitués aux techniques des animateurs sociaux), mais on comprit vite qu'il s'agissait de « faire ensemble » et non plus de « faire contre ». Le second aspect, la dimension locale, revenait à définir les communautés (des quartiers, en l'occurrence) comme des espaces complexes plutôt que comme de simples lieux de résidence. Cela revenait aussi à trouver une pertinence économique à une échelle autre que l'État-nation ou même la région. Les dynamiques partenariales locales enclenchées par les CDEC dans les quartiers en difficulté furent prometteuses et ce modèle se répandit hors de Montréal pour servir d'inspiration aux Centres locaux de développement (CLD) (BUJOLD 2002).
La même logique spatiale se retrouve dans la seconde grande innovation : les Corporations de développement communautaire (CDC), qui regroupent les organismes communautaires situés sur un même territoire. Ces regroupements sont multi-sectoriels : l'existence des CDC complète et s'articule à la logique sectorielle encouragée par les programmes gouvernementaux, qu'elle cherche ainsi à dépasser. Les groupes communautaires peuvent alors jouer un rôle de développement local (TARDIF et al. 2004). La mise sur pied du Secrétariat à l'action communautaire autonome (SACA) en 2001 peut être vue comme le signe que ces rapports sont plus complexes et mobiles que le clientélisme financier ou la sous-traitance. Il y a là quelque chose comme la constitution d'une société civile progressivement consciente d'elle-même. Ceci dit, les groupes communautaires n'ont rien de spontané et sont dans la lignée des efforts de « community organizing [3] » : le personnel professionnel, de plus en plus formé dans les écoles de travail social, y joue un rôle central. Mais leur pratique est généralement distincte de celle des appareils d'État et plus proche d'une logique de réciprocité que de la simple dispensation de services (TREMBLAY 2006).
Ces exemples montrent que la dynamique organisationnelle se dirige vers une localisation de l'action sociale : l'échelon provincial n'est plus le seul pertinent, ni pour les efforts de développement économique, ni pour l'organisation des services à la population. La différenciation de l'espace [98] national est devenue principielle et non plus, comme dans la période de modernisation, survivance à éliminer.
L'économie sociale
L'institutionnalisation progressive de l'économie sociale est une belle illustration de la dialectique entre encadrement universaliste et autonomie inégalitaire. Des organisations du mouvement des femmes avaient fait pendant l'été 1995 la « marche des femmes contre la violence et la pauvreté » (aussi appelée la « marche du pain et des roses »). L'impact en a été immense et sa demande d'infrastructures sociales eut un large écho. Le gouvernement, dont un des buts premiers était la résorption du déficit budgétaire de l'État, organisait alors de grands sommets sur l'économie et la société. À la surprise générale, le mouvement communautaire et le mouvement des femmes furent invités à participer au sommet de 1996. Ils y présentèrent les revendications de l'été précédent. La réponse gouvernementale fut la proposition de mise sur pied d'entreprises dites d'« économie sociale », joignant production marchande et objectifs sociaux. Les mois suivants montrèrent que, si les mouvements sociaux y voyaient des modes différents d'organisation et de production-distribution de la richesse, l'État recherchait surtout une façon de se délester d'une partie de ses responsabilités en matière de services sociaux.
Les débats qui suivirent illustrent bien cette ambiguïté. On peut en distinguer trois variantes. La première est représentée par ceux qui y virent une intégration au capitalisme, le devenir du mouvement coopératif donnant l'exemple de l'impossibilité d'une « troisième voie ». On reprochait aussi à l'économie sociale de pousser les organisations à un abandon des revendications de changement social. Les mêmes critiques avaient aussi été faites pendant les années quatre-vingt aux tenants du développement économique communautaire. À cela on objectait que ce modèle était doué d'une remarquable résilience prouvant sa souplesse et sa capacité à s'ajuster aux conjonctures. De plus, l'augmentation de la part d'autofinancement favorise l'autonomie et diminue la dépendance face à l'État.
La seconde série d'objections provenait de syndicalistes qui y voyaient une façon de revenir sur les acquis des luttes syndicales (les employés des organisations communautaires étant bien moins payés et jouissant de conditions de travail plus précaires et moins favorables - et n'étant généralement pas syndiqués). La réponse était que la substitution d'emplois faisait partie de ce que l'économie sociale voulait explicitement éviter et rappelait que les [99] syndicats s'étaient déjà dotés d'organisations partageant les buts et les moyens de l'économie sociale afin de sauvegarder les emplois.
Enfin, les autres objections provenaient de groupes communautaires qui hésitaient à se percevoir comme un « tiers-secteur ». Ils refusaient d'ajouter les préoccupations de rentabilité financière à leurs façons de faire, essentiellement motivées par le service et l'aide désintéressée. De plus, leurs clientèles étant essentiellement composée de gens dénués de moyens, la tarification des services aurait l'effet d'un « ticket modérateur ».
Cette dernière critique se révéla plus difficile à contrer, car elle touchait à la définition même du monde communautaire dans son rapport à l'État et à la « clientèle », dans le choix de ses objectifs d'action, dans les réseaux qu'il avait développés et dans les caractéristiques des personnes avec lesquelles et pour lesquels il se définissait. Cela explique peut-être la lenteur avec laquelle l'économie sociale se répandit dans ces organisations. Celles-ci se sont toujours enorgueillies de l'étroitesse de leurs liens avec leur environnement, y voyant même la base de leur légitimité. L'adjonction d'une relation financière ne risque-t-elle pas de remettre ces liens en question ? Respecte-t-elle la « façon de faire » du communautaire ? Transforme-t-elle les usagers en clients ? (D'AMOURS 2002).
Ces questions montrent que le dénuement matériel est devenu un trait définissant, de façon implicite mais claire, les personnes pour lesquelles travaillent les organismes communautaires. Il est devenu une caractéristique des usagers suffisamment importante pour servir à la définition du secteur. Cela aurait été difficile à imaginer pendant les années 60 ou 70.
Tout le monde peut avoir recours aux organisations communautaires, mais, en pratique, les usagers sont essentiellement des gens sans moyens financiers importants. Cela signifie-t-il que l'existence de ce secteur entérine une division de la population selon le revenu (aux riches, les services privés ; aux pauvres, les services communautaires) ? Crée-t-on alors un ghetto qui ne s'avoue pas [4] ? Cette question soulève aussi celle de la place de la pauvreté dans le champ de l'économie sociale. Ses promoteurs refusent de la cantonner aux catégories défavorisées, comme une sorte de sécurité sociale de rechange (LÉVESQUE 2007 : 41-61) et insistent sur sa « généralité » : elle s'adresse à [100] toutes les couches de la population. Cependant, on ne peut oublier que les enjeux de l'emploi et du chômage ont été à la base de l'émergence de la « nouvelle économie sociale ». La lutte contre l'exclusion a été parmi ses motivations premières et, en pratique, elle est associée à la pauvreté, à l'insertion par le travail et l'emploi, comme un outil supplétif aux manques du marché et aux incohérences des politiques sociales. Loin d'une troisième voie, un pis-aller ?
La question n'est pas réglée, ce qui explique que les discussions sur la définition et les caractéristiques de l'économie sociale soient encore si fréquentes. Leur durée et, parfois, leur virulence montrent que la question de la pauvreté des personnes et de l'appauvrissement des collectivités s'est peu à peu imposée (ULYSSE et LESEMANN 2004 ; NOËL 2002).
Il me semble qu'un trait particulièrement frappant de ces innovations réside en leur capacité à générer des acteurs collectifs. La « nouvelle économie » a divisé la société en deux grandes catégories : ceux qui ont les compétences pour s'y insérer et bénéficier de la richesse qui s'y crée et ceux qui ne possèdent pas ces compétences et qui survivent dans des conditions de précarité. Cette division sociale traverse l'ensemble des collectivités, ce qui se traduit par une rupture des liens sociaux à l'échelle locale et nationale et par la difficulté à mettre en place des instances inclusives de gouvernance locale, car le niveau local est celui où jouent le plus directement les liens entre acteurs concrets. La question est, de plus en plus, de savoir si les initiatives locales qui mobilisent l'économie sociale peuvent rectifier cette situation, recréer des liens sociaux facilitant une gouvernance locale prospère et connecter la collectivité locale aux réseaux de l'économie globale. Il est probable qu'elles le peuvent, mais à la condition de ne pas se limiter aux ressources locales. L'effort doit combiner des ressources endogènes et des ressources exogènes. L'enjeu se situe dans la capacité des acteurs locaux à mobiliser ces deux types de ressources tout en conservant un leadership local. C'est en mobilisant des ressources exogènes que l'on s'insère dans des réseaux de niveau supra-local et c'est en les combinant avec les ressources locales que l'on crée des liens sociaux forts dans la communauté. Une telle mobilisation des citoyens peut engendrer un sentiment d'identité positif, ce qui favorise l'estime de soi et l'engagement dans des projets économiques et sociaux qui ont des effets sur le niveau et la qualité de vie de la collectivité.
La pauvreté des personnes et des ménages est ainsi recadrée dans une approche moins centrée sur la redistribution des ressources par un État tutélaire. [101] Elle fait partie d'une interrogation sur les dynamiques collectives enchaînant dévitalisation, appauvrissement et exclusion dans un contexte général de croissance économique et d'approfondissement des inégalités.
Conclusion
Ce texte a voulu mettre en rapport la question de la. pauvreté et les diverses phases des mouvements sociaux. Il se base sur l'hypothèse que leurs rapports n'ont rien de prédéterminé, bien que la créativité des acteurs soit contrainte par les moyens à leur disposition et les opportunités politiques. Les Comités de citoyens s'inscrivaient dans une période de participation à la modernisation du Québec, alors que les groupes populaires de la période suivante réagirent à la relative fermeture du système politique en mettant sur pied des services à visée autonome. L'imposition de politiques inspirées par le néo-libéralisme diminua encore plus la marge d'autonomie concédée aux organisations, ainsi que les services offerts aux populations démunies. La montée des groupes communautaires est ainsi le signe d'une volonté de suppléer aux manques de l'État, mais aussi d'un certain enfermement dans la fourniture de services.
À chacune de ces étapes, les organisations inventèrent ou importèrent des formes d'opposition, mais elles imaginèrent aussi des modalités plus « positives » d'intervention sur le social. On ne peut donc se limiter à voir les mouvements sociaux comme de simples protestataires s'opposant aux initiatives d'autres acteurs. Bien sûr, la place de ces modalités positives d'action sociale dans le répertoire des organisations et des mouvements varia beaucoup et ce n'est sans doute que depuis le milieu des années 90 qu'elles ont acquis une importance centrale. Le plus intrigant, dans la période actuelle, n'est pas que les modalités essentielles d'action reposent sur le partenariat et les services communautaires, mais plutôt que les formes plus ouvertement oppositionnelles occupent si peu de place, ce que l'on conçoit souvent comme l'institutionnalisation des organisations.
Au-delà des aspects stratégiques, c'est-à-dire de la structure des opportunités politiques, il faut aussi considérer le rapport à la base sociale. Bien qu'il s'agisse toujours de groupes défavorisés, la façon de concevoir et de présenter cette défavorisation se modifia selon les périodes. Aux groupes traditionnels marqués par le sous-développement succéda le peuple dominé par les élites locales et exploité par la bourgeoisie. Avec la crise économique débutant vers le milieu des années soixante-dix, la question de la pauvreté commença à être formulée de façon plus explicite : les pauvres sont les usagers [102] des groupes, ceux qui ont besoin des services que l'État ne fournit plus et que le marché privé n'offre qu'à des prix élevés. L'économie sociale devint ensuite une façon de plus en plus répandue de produire ces services, ce qui montre bien le changement de forme d'un État devenant de moins en moins providentiel.
De « citoyens » à « peuple » puis à « pauvres », pourquoi les référents sont-ils passés d'un champ politique à un champ plus neutre, le « social » ? Les deux premiers termes sont évidemment apparentés, bien qu'ils appartiennent à des étapes différentes de l'histoire des liens entre l'État et la société, alors que le troisième relève d'une autre période. Faut-il y voir le signe d'une individualisation des services sociaux ? L'indice que la pauvreté et l'exclusion sont devenues les formes essentielles de stratification d'une société de consommation ? Que la pauvreté n'est en fait qu'une des facettes d'un problème plus généralisé de cohésion sociale ? Quelle que soit la réponse, le tournant des années quatre-vingt représente une rupture marquant les mouvements sociaux dans leurs rapports à leur base sociale et leurs répertoires d'action collective, tout autant que le type et la quantité de ressources qu'ils arrivent à mobiliser. Elle touche à la structure des conditions politiques et aux possibilités de gouvernance de la société dans une histoire qui est loin d'être terminée.
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Références
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COMITÉ DU COLLOQUE (1986), Fais-moi signe... de changement. Actes du colloque provincial sur le développement communautaire, Victoriaville, Corporation de développement communautaire des Bois-Francs inc.
D'AMOURS, Martine (2002), « Économie sociale au Québec. Vers un clivage entre entreprise collective et action communautaire », Revue internationale de l'économie sociale 284, pp. 31-44.
DIONNE, Hugues et KLEIN, Juan-Luis (1995), « Les villages face à l'État : de la révolte territoriale au développement local », dans A.-G. Gagnon, A. Noël (dirs.), L'espace québécois, Montréal, Québec/Amérique, pp. 171-188.
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[104] TARDIF, Carole, KLEIN, Juan-Luis, TREMBLAY, Marielle et TREMBLAY, Pierre-André (2004), La place du communautaire : évaluation de la contribution locale des organismes communautaires, UQÀM, Cahiers de l'ARUC-ÉS, série « Recherche », no R-07-2004, 131 pages.
TREMBLAY, Pierre-André (2006), « Des moyens pour la société civile : l'exemple des groupes communautaires québécois », dans M. Tremblay, P.A. Tremblay, S. Tremblay (éds.), Le développement social : un enjeu pour l'économie sociale, Sillery, Presses de l'Université du Québec, pp. 192-204.
ULYSSE, Pierre-Joseph et LESEMANN, Frédéric (2004), Citoyenneté et pauvreté. Politiques, pratiques et stratégies d'insertion en emploi et de lutte contre la pauvreté, Sillery, Presses de l'Université du Québec.
WHITE, Deena (1994), « La gestion communautaire de l'exclusion », Revue internationale d'action communautaire 32/72, pp. 37-51.
[1] « Auto-assistance » ou « action autonome » (NDLR).
[2] Ceci est très clair à la lecture des textes de la Commission d'enquête sur la santé et les services sociaux qui rendit son rapport à la fin des années quatre-vingt (voir, par exemple, GODBOUT 1987).
[3] Traduit par « organisation communautaire » (BOURQUE et al., 2006).
[4] D. WHITE (1994) parle d'une « gestion communautaire de la pauvreté », alors que le terme de ghetto est utilisé par AMIN (2002) à propos du Royaume-Uni.
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