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L’ambivalence dialectique
Introduction
On assiste aujourd'hui à l'épuisement d'un concept qui semblait pourtant voué à un enrichissement constant. De la dialectique on a dit qu'elle était la seule manière de philosopher qui comportait de façon intrinsèque le principe de son propre dépassement. Ce n'est pourtant pas au spectacle d'un dépassement auquel assiste l'observateur attentif, mais plutôt à celui de la stagnation et du renfermement dogmatique. Il y a déjà là une énigme considérable. Comment un projet aussi généreux, à l'origine, que le matérialisme dialectique a-t-il pu dégénérer en cet horrible brouillamini scolastique qui tient lieu de philosophie officielle aux partis communistes du monde entier ? Ou, plus simplement, comment une pensée en son principe ouverte peut-elle devenir orthodoxie ? On répondra corrélativement soit que c'est en raison d'une trahison du principe originaire, soit que c'est à cause d'une fidélité abusive envers ce principe. Ces deux réponses ont le défaut de ne pas analyser le concept en son principe, mais de conclure pour ou contre la dialectique sur une base strictement partisane.
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Or la polysémie du terme brouille les pistes. Si on use largement du mot, on le fait en des sens souvent divergents et presqu'invariablement ambigus. La première tâche qui s'impose à nous consiste donc à clarifier ce terme dans ses multiples usages. Pour ce faire deux perspectives nous guideront : tout d'abord une perspective historique par laquelle nous tenterons de faire l'inventaire des différentes significations attribuées à ce terme et de suivre les filiations historiques, souvent surprenantes, qui indexent son usage actuel ; ensuite une perspective conceptuelle et logique qui vise à la clarification des enjeux philosophiques du débat contemporain comme à l'élucidation formelle des conséquences inhérentes a tel ou tel choix définitionnel possible.
L'hypothèse que nous aimerions explorer pose le caractère fondamentalement ambivalent de l'idée de dialectique. D'où notre titre. Cette ambivalence est à considérer de deux points de vue : intrinsèque, la dialectique veut penser l'ambivalence fondamentale des choses, ce faisant elle doit être perméable en elle-même au concept d'ambivalence ; extrinsèque, la dialectique qui veut penser le changement dans son irréductibilité première, est condamnée à osciller entre la systématisation et [3] l'indétermination. C'est en ce dernier sens qu'on est appelé à parler de la dialectique comme modèle (pensée systématisée) et comme attitude heuristique (en l'occurrence révolutionnante).
Nous pensons que ce qu'Engels reprochait à Hegel est non seulement applicable au marxisme, mais aussi à tout modèle de la dialectique. Examinons le passage suivant où Engels, parlant de la dialectique, écrit :
- Quelle que soit donc la force avec laquelle Hegel, notamment dans la Logique, affirme que cette vérité éternelle n'est autre chose que le processus logique, c'est-à-dire le processus historique lui-même, il se voit cependant contraint de donner à ce processus une fin, précisément parce qu'il est obligé de faire aboutir son système à une fin quelconque. (...)
- Mais, par là, on proclame comme étant la vérité absolue tout le contenu dogmatique du système de Hegel, ce qui est en contradiction avec sa méthode dialectique, qui dissout tout ce qui est dogmatique ; par là, le côté révolutionnaire de la doctrine de Hegel est étouffé, sous le foisonnement de son côté conservateur. [1]
Il nous semble que la méthode dialectique, telle que l'entendait Hegel et après lui le marxisme, interdit toute la téléologie qui accompagne invariablement l'idée de système en philosophie. Elle interdit aussi toute fermeture dogmatique de la pensée.
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Notre intention n'est donc pas de fonder un nouveau système de la dialectique, mais plutôt de contribuer à établir les limites conceptuelles et logiques de toute systématisation de la dialectique, en autant que l'on accepte de considérer qu'il est quelque chose de visé dans ce concept qui soit incompatible avec l'esprit de système. La dialectique vise quelque chose que l'on intuitionne mais que l'on ne peut jamais épuiser conceptuellement ; quelque chose comme l'idée d'un absolu du changement.
D'où il nous faudra aussi avancer une thèse qui choquera l'orthodoxie, a savoir que la dialectique, loin d'être étrangère à l’ontologie, entretient avec celle-ci d'intimes relations ; qu'il s'agisse d'une ontologie idéaliste ou matérialiste et positiviste, la pensée dialectique se doit de considérer le mouvement, la raison et la contradiction comme des formes de l'être : La dialectique loin de nous éviter la spéculation métaphysique, la relancerait plutôt sur de nouvelles bases. On ne doit cependant pas voir dans ce qui précède une condamnation de la dialectique, a moins de croire que la critique de la métaphysique puisse se passer de métaphysique, ce qui nous semble d'une extrême naïveté.
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Toute philosophie de l'histoire de la philosophie relève de l'interprétation, c'est-à-dire comporte une part de subjectivité et reflète de façon médiate les positions politiques du lecteur. Ce qui n'exclut en rien qu'il faille tendre à l'objectivité, à fonder en raison sur une base documentaire solide l'interprétation que l'on défend. Nous aimerions pour notre part proposer une vision quelque peu différente de ce que l'on a appelé le renversement de la dialectique hégélienne en dialectique marxiste, en nous appuyant plus particulièrement, à la suite d'Antonio Negri, sur le texte des Grundrisse de Marx [2]. Nous suggérerons également qu'il existe trois voies de renouvellement de la dialectique marxiste au vingtième siècle, sommairement : les voies scientiste, critique et historiciste.
Sur l'autre versant de notre entreprise nous aimerions également mettre en garde contre l'utilisation abusive et inconséquente du terme "dialectique" comme équivalent plus ou moins exact de "dynamique", "interaction", voire même "relations systémiques". Cet usage étendu du terme nous fait oublier la signification du concept qu'il [6] recouvre dans chacun des contextes philosophiques ou son usage répond à des règles précises et inséparables de la philosophie d'ensemble au sein de laquelle il fonctionne, et sans laquelle il ne dit plus rien.
La logique formelle devrait occuper une place importante dans nos recherches ultérieures, elle nous permettrait d'établir rigoureusement la puissance et les limites des différents modèles de la dialectique. Moins pour le plaisir de la formalisation en elle-même, que pour cerner les frontières de ce que nous appellerons une dialectique positive (ou dialectique formalisable et obéissant aux critères métalogiques que nous proposerons plus loin). Cela afin de pouvoir montrer qu'il y a un en-face, celui-là beaucoup plus impliqué ontologiquement, que nous nommerons, à la suite d'Adorno, dialectique négative. [3]
Si le ton est quelquefois polémique, c'est que l'enjeu est de taille : une pensée dialectique est-elle encore possible ? souhaitable ? Doit-on redéfinir la dialectique ? Le moment de synthèse chez Hegel suppose que l'on puisse à la fois supprimer et conserver les éléments [7] constitutifs de la thèse et de l'antithèse que l'on veut dépasser (ce qu'exprime le verbe allemand aufheben). Le problème qui se pose est précisément celui de l'autodépassement de la dialectique, ou de la dialectisation de certains modèles de la dialectique. Si on ne veut pas aboutir à un paradoxe il nous faut dire en vertu de quels critères un tel dépassement se doit d'opérer. En effet soit que l'on maintienne le modèle hégélien du dépassement, et la nouvelle dialectique doit se référer à ce qu'elle veut dépasser pour se penser elle-même, soit qu'on le rejette, mais alors l'idée même de dépassement risque de ne plus faire sens. Au pire, sous le couvert de la nouveauté, il se peut que l'on ne fasse que réanimer une vision encore plus ancienne de la dialectique, la dialectique platonicienne par exemple. Ce qui reste une hypothèse â considérer. Car a propos de la dialectique encore plus qu'ailleurs le monument hégélien demeure le pivot. Il nous faudra peut-être conclure dans le même sens que Michel Foucault, dans un contexte pourtant fort différent, lorsqu'il affirme :
- Mais échapper réellement â Hegel suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu'où Hegel, insidieusement peut-être, s'est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être [8] une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs [4].
Ce ne sera que modestie de considérer avec sérieux ce monument, et de ne point conclure trop hâtivement que la dialectique de Marx représente "l'exact opposé" [5] de la dialectique hégélienne. C'est là un autre lieu commun qu'il nous faudra déconstruire. Car s'il y a eu renversement, peut-être est-ce moins de la dialectique qu'il s'agissait que de la métaphysique idéaliste qui l'accompagnait.
C'est au plan d'une métaphilosophie qu'il faut nous situer. Là seulement peut nous apparaître ce procès de la dialectique dont j'essaierai de montrer le complexe développement tout au long de l'histoire de la philosophie depuis Héraclite, considéré à juste titre comme le premier véritable penseur de ce noyau définitionnel constant de la dialectique chez ceux qui s'en réclament, à savoir : l'universalité du mouvement et de la contradiction.
[1] Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou, Éditions du Progrès, 1977, p.11. (Le souligné est de nous.)
[2] Antonio NEGRI, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1979, 336 p.
[3] Theodor W. ADORNO, Dialectique Négative, Paris, Payot, 1978, 340 p.
[4] Michel FOUCAULT, L’Ordre du Discours, Paris, Gallimard, 1971, pp. 74-75.
[5] Dans la Postface de la seconde édition allemande du Capital.
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