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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Unesco, Revue internationale des sciences sociales,
Images de la femme dans la société (1962)
Table des matières


Une édition électronique réalisée à partir du dossier intitulé: Images de la femme dans la société. Un dossier publié dans la Revue internationale des sciences sociales, revue trimestrielle, vol. XIV, no 1, 1962 (pp. 3 à 178). Paris: UNESCO, 1962.

Introduction
Images de la femme dans la société

«
Introduction » par P. Chombart de Lauwe, [L’auteur travaille à l’École pratique des hautes études, Groupe d'ethnologie sociale, Paris.]

1. Le problème: l'image de la femme dans la société comme moteur ou frein du changement des structures sociales
2. L'enquête internationale: principes, méthode et organisation
3. Deux images dynamiques: la femme au travail et l'égalité des sexes
a) L'image de la femme au travail
b) La question de l'égalité de la femme et de l'homme dans la famille et dans la société
4. Problèmes généraux d'évolution et perspectives
a) Traditions culturelles et universalisme
b) Oppositions entre les images dynamiques et les comportements
c) La perception des situations et la perception de l'évolution
5. La nouvelle image de la femme dans la société à venir
a) La nouvelle image de la femme et l'avenir du couple humain
b) La nécessaire transformation des structures sociales
c) Développements ultérieurs des recherches

Jamais le statut de la femme dans la société n'a posé plus de questions à l'échelle mondiale qu'il n'en pose aujourd'hui. jamais il n'est apparu plus clairement que l'évolution des structures sociales y était liée. Les bouleversements qui se sont opérés ou qui s'opèrent dans les pays socialistes et dans les sociétés en cours de développement, de la Chine à l'Afrique, de l'URSS à l'Amérique du Sud, ne sont pas les seules raisons des secousses qui agitent la vieille Europe ou l'Amérique du Nord. À l'Est comme à l'Ouest, les déclarations de principe, les discussions passionnées qui ont lieu dans la vie politique, les mouvements d'opinion, la presse sont autant de preuves de l'ampleur et de l'importance du problème.

De nombreuses études sociologiques ont déjà mis en relief divers aspects de l'évolution du statut de la femme. Le travail professionnel, la participation de la vie politique, le rôle social, le rôle familial, etc., ont donné lieu à la publication d'ouvrages et d'articles divers dans beaucoup de pays. Nous ne songeons à en faire ici ni un tableau complet, ni la synthèse. L'enquête internationale que nous avons entreprise apportera, nous l'espérons, à ces recherches un élément nouveau, mais elle se situe différemment. Ce n'est pas la femme dans la société et l'évolution de sa situation que nous étudions, mais l'image que s'en font les hommes et les femmes dans diverses régions du monde, en fonction de leur culture, des transformations industrielles qui s'opèrent, des courants de pensée nouveaux qui apparaissent, de la place qu'ils occupent eux-mêmes dans la société, de leur expérience personnelle. Nous essayons de comprendre comment ils perçoivent et se représentent la femme dans l'ensemble des structures sociales et comment ils la voient changer. Les images qui naissent dans ces conditions et leurs modifications peuvent soit freiner, soit accélérer les changements de statut réel et, dans certains cas, les provoquer, si elles correspondent aux aspirations profondes des peuples.

Dans ces conditions, si le changement de statut de la femme est une des pièces maîtresses de la transformation des structures sociales et si l'image qu'on se fait de ce changement joue un rôle si considérable, le but de notre entreprise apparaît plus clairement. À travers la représentation et la perception, les images et les modèles, les aspirations et les valeurs qui y sont liées, c'est toute la possibilité d'évolution d'une société que nous envisageons. Dans une enquête internationale, c'est l'harmonisation de cette évolution dans les différents pays, en tenant compte de l'apport original de chacun d'eux, que nous voudrions commencer à étudier.

Telle que nous pouvons la décrire actuellement, l'enquête donne une idée encore incomplète des possibilités ouvertes par cette voie de recherche. Pour-tant, avant de franchir de nouvelles étapes, nous avons pensé qu'une première confrontation avec un large public était nécessaire. Sur les buts de l'enquête et le problème posé, sur la méthode et l'organisation du travail, sur les premiers résultats et les perspectives ultérieures, des discussions utiles pour l'orientation des recherches internationales peuvent déjà avoir lieu.

1. Le problème:
l'image de la femme dans la société
comme moteur ou frein du changement des structures sociales

Une question de définition se pose tout d'abord. Étudier comment les hommes et les femmes se représentent la femme dans l'ensemble des structures sociales suppose au préalable l'étude de la manière dont ils perçoivent les faits, les situations, les personnages qui vont s'ordonner dans cette représentation. Souvent, les comportements sociaux et les attitudes des sujets sont orientés suivant une série de perceptions, sans que les intéressés les relient encore très clairement les unes aux autres. Ils se réfèrent à deux catégories d'images, les unes aux contours plus nets, ayant une structure mieux définie, qui correspondent réellement à des représentations - au sens que Durkheim et d'autres auteurs ont donné à ce mot - les autres plus floues, plus mouvantes, qui sont soumises aux fluctuations des perceptions successives.

La perception doit elle-même ici être entendue dans le sens large d'appréhension, à un moment donné, d'un ensemble d'éléments du milieu social tenant à l'expérience des sujets dans une culture donnée. Nous avons insisté sur les différences de perception des objets, des situations et d'autrui suivant les classes sociales à l'intérieur d'un même pays. À plus forte raison, devons-nous tenir compte des écarts bien plus grands qui existent entre les civilisations différentes. Nous rejoignons, dans cette perspective, une longue série de travaux sur la perception sociale, publiés dans divers pays, que nous ne pouvons pas examiner dans une étude aussi brève.

Suivant leurs perceptions, les individus ont une conscience plus ou moins claire des groupes auxquels ils appartiennent, de l'ensemble des structures sociales, de leur situation dans cet ensemble, et les images qui apparaissent à leur esprit s'y relient plus ou moins nettement. Les individus d'un même groupe, d'un même milieu social, d'une même catégorie, dans une même société, ont, en général, des images identiques, plus ou moins proches d'une représentation bien définie ou d'une simple perception souvent diffuse.

Ces images que nous saisissons ainsi se rapportent à des modèles (patterns) hérités de la tradition, importés d'autres cultures ou élaborés récemment dans un contexte nouveau, mais elles ont un contenu collectif et une force active qui varient suivant les milieux sociaux, les moments et les personnalités. Ainsi, l'image que se fait un ouvrier français de la femme dans la famille se rapporte à un modèle traditionnel de la femme-épouse et de la femme-mère, et à un modèle plus récent, relatif au travail professionnel de la femme, à sa participation à la vie politique. Cette image éveille, en se formant, des sentiments parfois contradictoires, qui poussent l'ouvrier à agir de telle ou telle manière avec sa propre femme, avec ses enfants ou avec des camarades de travail. Elle aura une influence sur ses prises de position politiques ou syndicales, et pourra l'amener à modifier son échelle de valeurs ou sa vision de l'ensemble de la société. Dans ce sens, le mot «image» ou l'expression «image guide» (Leitbild en allemand) nous paraît mieux s'adapter que l'expression «modèle culturel» (pattern of culture). Nous verrons plus loin les distinctions à introduire à ce sujet.

L'image du statut de la femme, définie de cette manière, a une grande importance dans tous les pays, mais nous avons cru nécessaire, dans une première phase de recherche, de nous limiter à un nombre restreint de sociétés représentant des types d'évolution particulièrement significatifs à l'heure actuelle - Pologne, Canada, France, Maroc, Afrique noire. Chacune de ces sociétés et les images qui leur correspondent seront décrites plus longuement dans les différents articles, mais il est nécessaire d'en dire dès maintenant quelques mots.

La Pologne, pays socialiste, offre une évolution brusque, provoquée à la fois par la guerre, le changement de régime et les transformations techniques. Alors que la vie rurale y dominait très largement il y a trente ans, le pourcentage de la population urbaine atteint maintenant près de la moitié de la population totale [A. Kloskowska]. Le pourcentage des femmes mariées exerçant un travail professionnel a doublé pour l'ensemble du pays. Mais, malgré les changements profonds, certaines traditions demeurent fortes. Les raisons qui poussent les ouvrières à travailler sont surtout, nous le verrons, des raisons d'ordre financier [Piotrowski].

De forte tradition rurale également, le Canada de langue française s'oppose à la Pologne par un niveau de vie beaucoup plus élevé et par un régime politique conservateur jusqu'à une période très récente. L'industrialisation et le développement économique y sont particulièrement poussés, mais le taux de participation des femmes mariées à la vie professionnelle y est très faible. Les images de la famille et de la parenté y ont gardé une force attractive exceptionnelle [G. Rocher].

La France se trouve dans une situation intermédiaire. Les traditions familiales y sont restées relativement fortes, mais les courants idéologiques contradictoires, les chocs des guerres successives et la progression économique de ces dernières années ont tendu à modifier rapidement la situation. Dans la région parisienne, où s'est effectuée l'enquête, le pourcentage des femmes mariées avec enfant, ayant un travail professionnel, est relativement élevé [M. J. Chombart de Lauwe].

Cette situation intermédiaire apparaît également, mais d'une manière différente, en Autriche [L. Rosemayr].

Les rapports entre l'industrialisation et l'évolution de la situation de la femme y sont liés à la fois à l'évolution urbaine de Vienne et à la place particulière du pays entre l'Europe de l'Est et l'Europe de l'Ouest. Bien que sa voisine géographique, la Yougoslavie offre un autre exemple, du fait de l'expérience socialiste qui s'y poursuit [O. Burié]. Les oppositions entre les images traditionnelles d'un passé récent et les modèles nouveaux y sont d'autant plus instructives.

Le Maroc se caractérise par un type de civilisation très différent. Économique-ment, il s'agit d'un pays en voie d'industrialisation ayant un niveau de vie encore très bas par rapport aux précédents, bien que la situation y soit moins défavorable que dans de nombreux autres pays africains. La très grande majorité de la population est restée rurale, et le nombre des femmes exerçant un travail professionnel est encore très faible. L'existence de la polygamie, les traditions familiales très vivaces, le port du voile, la conception du mariage ont marqué profondément le statut de la femme. Mais la participation à la résistance et à la libération du pays lui ont donné brusquement d'immenses possibilités. Aussi les changements sont-ils bien plus profonds et bien plus rapides que dans les pays européens. Les images auxquelles se réfèrent les sujets sont à la fois plus complexes et plus dynamiques.

Ces oppositions sont plus fortes encore en Afrique noire, où la situation coloniale et les modèles traditionnels ont joué, chacun dans leur sens, des rôles particulièrement importants. Il doit s'y ajouter des différences culturelles très considérables à l'intérieur d'un même pays, la persistance des systèmes complexes de parenté même en milieu urbain, et le fait que les coutumes liées à la dot ont donné à la femme un rôle d'échange particulier [R.Clignet]. Cependant, dans certaines régions, la tradition laissait aux femmes une sorte de pouvoir dissimulé, dont le rôle est plus considérable qu'on ne pensait. Les nouvelles organisations féminines qui se constituent peuvent s'appuyer parfois sur ces traditions [N'Sougan Agblemagnon].

Pour mieux situer les problèmes féminins propres à ces différents terrains d'observation dans le contexte international actuel, il faudrait faire appel à toutes les recherches portant sur l'évolution du statut de la femme. L'ouvrage publié sous la direction de Denise Schieffner sur la femme africaine et plusieurs travaux collectifs sur l'industrialisation et l'urbanisation au sud du Sahara, des articles de la revue Présence africaine, etc., nous permettront, par exemple, de suivre différentes étapes des changements et de mieux définir le rôle des images guides que nous voulons étudier. Dans les pays industrialisés depuis longtemps, des travaux comme ceux de A. Myrdal (Suède), V. Klein (Angleterre), A. Pizzorno (Italie), J. Stoetzel et A. Girard, P. Fougeyrollas, M. Guilbert et V. Isambert-Jamati, A. Michel, etc., sur la famille, les rôles masculins et féminins, la vie professionnelle féminine nous aideront à cerner les rôles économiques et affectifs. Parmi les enquêtes en cours, celles de A. Pizzorno et d'autres chercheurs en Italie, la nouvelle recherche de V. Isambert en France sur les attitudes des parents à l'égard de l'éducation des filles, celle de O. Miret en Tunisie, nous apporteront souvent une aide encore plus directe, étant donné les recoupements des préoccupations.

Les nouveaux codes nous offrent une occasion de réflexion d'un autre ordre. Le code polonais, qui remplace l'expression puissance «paternelle» par celle de puissance «parentale», ou le code marocain, qui prévoit une protection de la femme en tenant compte des traditions religieuses propres au pays, nous font saisir directe-ment la transformation des institutions liée aux images nouvelles. D'un autre côté, les discussions politiques sur le vote des femmes, les congrès internationaux sur ce sujet, les assemblées féminines dans les pays africains et asiatiques, les réunions de femmes chefs d'entreprise, les travaux des associations familiales devront faire l'objet d'analyses plus approfondies dans la perspective de notre recherche actuelle.

Il semble que, dans les pays où les femmes ont connu plus particulièrement une situation de dépendance, les réactions soient les plus violentes et les mesures institutionnelles les plus radicales. La loi chinoise de 1950 sur le mariage et les diverses décisions qui ont réglé le statut de la femme dans ce pays vont plus loin, en matière de principes, que ce n'est le cas dans tous les autres pays. Mais cette exigence n'est pas liée seulement à la doctrine communiste. Dans des pays musulmans où les femmes ont participé aux maquis ou à la révolution, leurs revendications, dans un tout autre contexte, ne sont pas moins vigoureuses.

Il ne faut pas s'étonner de voir, sur tous les plans, un déchaînement de passion lorsqu'on aborde le sujet du rôle de la femme et de son statut dans la société. D'un côté, trop d'hommes (et de femmes) sont attachés, sans s'en rendre entièrement compte, aux modèles anciens et croient que toute conception de la famille est impossible hors de ces modèles. De l'autre, trop de femmes ont souffert au plus intime de leur être de l'injustice et de l'incompréhension de leurs partenaires et des législateurs. Nos sociétés ont vécu longtemps, nous l'avons dit ailleurs, accrochées au mythe de là «virilité», et à l'image d'une supériorité biologique, psychologique, juridique, spirituelle de l'homme. À la limite, elles ont abouti aux caricatures bourgeoise, fasciste, ou nazie du père protecteur, du chef prédestiné, du héros guerrier de race supérieure. Il fallait bien alors trouver dans la «féminité» la contrepartie de soumission, de douceur, d'abnégation.

On conçoit facilement la violence des réactions et les aberrations auxquelles arrivent certaines féministes, dont on comprend facilement les blessures. Un peu partout naissent, pour répondre au mythe précédent, ce que nous avons appelé des contre-mythes de la virilité (1). Ceux - ou plutôt celles -qui s'y attachent ont alors tendance à confondre égalité des sexes et similitude, ce qui n'a plus aucun sens. Cependant, chez les législateurs les plus révolutionnaires mais les plus lucides, les différences entre l'homme et la femme restent très marquées. Les codes des Pays communistes prévoient des mesures de protection de la femme au moment de la maternité, de l'éducation des enfants en bas âge, voire des périodes de menstruation. La véritable égalité des sexes consiste à créer des structures sociales et des institutions telles que les femmes puissent jouir pleinement des mêmes droits que les hommes tout en restant elles-mêmes.

L'image de cette femme libérée, égale de l'homme bien que différente, est précisément celle que nous voyons apparaître, sous des formes diverses, dans les pays étudiés. Suivant ce qu'elle sera, suivant sa puissance d'attraction, la société tout entière prendra tel ou tel visage. La vie politique, l'entreprise, l'organisation de l'espace résidentiel, les institutions éducatives seront fatalement orientées en fonction de cette image. Le planificateur aurait tort d'oublier, dans ses prévisions, ce facteur essentiel qui peut un jour renverser ses calculs les plus savants. Ce n'est pas vers le nez de Cléopâtre que se tournent aujourd'hui les historiens des temps modernes, mais vers la femme, dans sa personnalité tout entière, dans sa liberté conquise, qui, finalement, à sa manière, par les préoccupations qu'elle impose, préside aux destinées du monde.

2. L'enquête internationale:
principes, méthode et organisation

Entreprendre une enquête internationale sur un sujet aussi brûlant pouvait paraître présenter des difficultés insurmontables. En fait, les problèmes qu'elle pose ne sont pas différents de ceux que posent les autres entreprises du même genre. Ce n'est pas le sujet, mais le principe même des enquêtes comparatives à l'échelle mondiale que nous voudrions d'abord mettre en cause.

Si de telles enquêtes n'ont pas, jusqu'ici, pris plus d'ampleur, c'est, il faut bien le dire, qu'une méthode acceptable n'a pas encore été trouvée. Nous avons assisté à de nombreux congrès, au cours desquels des projets ont été élaborés, mais la proportion des travaux qui sont effectivement réalisés ensuite reste en général très limitée. Cela ne tient pas seulement aux difficultés matérielles de financement et d'organisation, mais beaucoup plus, croyons-nous, aux hésitations des participants devant les problèmes d'orientation.

Dans le cas présent, nous avons procédé à une élaboration par étapes successives, qui ne prétend nullement résoudre tous les problèmes, mais peut susciter quelques réflexions. Les principes de départ peuvent être résumés en quelques mots:

1. À partir d'une proposition fondée sur des expériences faites dans un ou plusieurs pays, préparer, avec trois ou quatre chercheurs, des hypothèses de travail, un premier plan de questionnaire, des éléments de guides d'interviews, un avant-projet d'échantillonnage dans un nombre très restreint de pays.

2. Prévoir des approches différentes - ethnographiques, sociologiques et psychologiques - en tenant compte du contexte historique, de la conjoncture économique, du développement technique, des traditions culturelles et des courants idéologiques.

3. Demander le plus possible aux représentants de chaque pays de procéder aux enquêtes à l'intérieur de leur propre culture, pour éviter les préjugés du visiteur, qui sont encore plus graves que ceux des sujets eux-mêmes. Nous pensons que,, trop souvent, les enquêtes rapides faites par un chercheur dans une société différente de la sienne fournissent des renseignements plus sûrs sur sa propre mentalité et sur sa façon de percevoir un autre peuple qu'elles ne donnent une image exacte de ce peuple. Malheureusement, dans de nombreux cas, en particulier dans les pays en cours de développement, ce souhait est irréalisable. Il faut alors que les chercheurs étrangers travaillent de plus en plus en collaboration avec des représentants du pays qui prennent des responsabilités dans l'enquête.

4. L'utilisation d'un questionnaire passe-partout, même élaboré en commun par les chercheurs des différents pays, est une illusion. Le nombre des questions qui peuvent avoir le même sens dans plusieurs contextes culturels différents est forcément très limité. Ce ne sont pas toujours les questions les plus intéressantes. Les questionnaires et les guides d'interviews doivent être repensés sur le terrain, au cours des premières phases d'observation libre. De toute façon, dans la perspective interdisciplinaire dont nous avons parlé, les études pour questionnaires ne doivent pas nécessairement tenir la première place dans la recherche.

Ces principes n'ont été mis en application que partiellement dans la première série d'enquêtes que nous présentons. Mais l'historique de la préparation montrera comment nous avons cherché à nous en approcher autant que possible. Essayons d'en suivre les diverses phases.

Première phase. Les recherches que nous avions entreprises en France sur la perception et la représentation des structures sociales n'avaient donné lieu qu'à des enquêtes limitées à l'intérieur d'une seule culture. En liaison avec les travaux que nous avions commencés d'autre part, sur l'évolution de la famille, l'étude de l'image de la situation de la femme dans la société nous est apparue, en 1957, comme une occasion excellente d'enquête comparative internationale. C'est pourquoi nous l'avons soumise à un groupe de chercheurs de plusieurs pays, lors d'une première discussion dans une rencontre internationale, à laquelle participaient A. Kloskowska (Pologne), Ishwaran (Inde), N'Sougan Agblemagnon (Togo), L. Rosenmayr (Autriche). Le thème proposé fut accepté et les participants s'engagèrent à entreprendre, dans leurs pays respectifs, des enquêtes pilotes sur les attitudes des hommes de milieux ouvriers à l'égard de la condition de la. femme dans la société.

Deuxième phase. Cependant, ce premier projet ne prit réellement corps, sous une forme différente, que lors d'un séjour de plusieurs mois que A. Kloskowska et G. Rocher (Canada) firent à Paris et au cours duquel un premier projet de questionnaire fut élaboré. Nous voulions débuter avec trois pays seulement, pour mettre au point une méthode de travail valable avant d'étendre notre enquête à d'autres régions. La Pologne, la France et le Canada nous semblaient fournir l'occasion de comparaisons Est-Ouest intéressantes et l'enquête paraissait réalisable rapidement. Les questions retenues avaient été choisie en tenant compte des préoccupations des populations de chaque pays. Par exemple, il avait paru nécessaire, en considération des familles canadiennes, d'accorder une place plus importante qu'on ne l'avait prévu aux problèmes d'éducation des enfants liés à l'évolution de la situation de la femme. Après cette confrontation, les trois responsables revinrent à leurs terrains d'étude, pleins d'espoir et de bonnes intentions.

Troisième phase. Pour des raisons d'organisation pratique, l'enquête canadienne dut être retardée. Cependant, les Polonais et les Français se mettaient à l'œuvre avec des moyens financiers obtenus dans leurs pays respectifs. Très rapidement, il apparut que le questionnaire commun devait être sérieusement transformé. Pendant ce temps, en France, le personnel chargé de l'enquête avait changé, par suite de déplacements. Disposant, grâce à l'appui du Conseil supérieur de la recherche scientifique et du Conservatoire des arts et métiers, de moyens plus importants que ceux qui avaient été prévus, nous avions décidé d'étendre immédiatement l'enquête à plusieurs milieux différents et d'interroger systématiquement l'homme et la femme dans la même famille (2). Au cours d'un échange de lettres avec nos collègues polonais, nous décidâmes de garder certaines questions communes et de faire porter les comparaisons principalement sur les milieux ouvriers, comme il avait été prévu au départ. L'enquête française, plus étendue, pouvait préparer le terrain à d'autres recherches ultérieures.

L'enquête polonaise se déroula alors sur les deux terrains que décrivent les articles présentés dans ce numéro de la Revue, sous la direction de A. Kloskowska et J. Piotrowski. On réalisa l'enquête française sur quatre points de la région parisienne, en interrogeant des sujets de trois milieux sociaux différents.

Quatrième phase. Tandis que les dépouillements de ces enquêtes continuaient à s'opérer, il parut possible d'aborder de nouvelles régions d'étude en Afrique blanche et en Afrique noire et de poursuivre la préparation au Canada. Un premier voyage au Maroc (P. Chombart de Lauwe) permit de s'assurer la participation de divers collègues marocains et français qui s'intéressaient à ce sujet et de procéder à une première série d'interviews et de discussions de groupe. Un séjour de plusieurs mois permit ensuite à N. Forget de mettre au point, avec des Marocains, un questionnaire adapté à cette nouvelle culture, de le faire traduire en arabe et de mener toute l'enquête dont l'article dû à N. Forget décrit une partie.

En Afrique noire, N'Sougan Agblemagnon traçait les grandes lignes de l'enquête au Togo tandis qu'un nouveau chercheur, R. Clignet, qui avait déjà mené avec des collègues ivoiriens d'autres recherches suivant une ligne proche de la nôtre, proposait de reprendre les documents réunis et d'en tirer parti pour préparer une nouvelle phase d'étude. Ces travaux rejoignaient ceux qui avaient été entrepris dans d'autres régions d'Afrique sous la direction de D. Paulme. Les efforts devaient naturellement être coordonnés. En même temps, d'autres chercheurs - L. Rosenmayr, Ishwaran - qui n'avaient suivi les projets qu'au début, pouvaient reprendre leurs travaux et les collègues d'autres pays, comme R. Clignet, pouvaient communiquer des expériences intéressantes dans ce domaine.

De cette façon, la ligne des comparaisons Est-Ouest (Pologne-Canada-France) se croisait avec celle des comparaisons Nord-Sud (pays européens et pays africains en voie de développement). La gamme des cultures et des situations économiques était suffisante pour donner une idée des principaux problèmes à résoudre.

Cinquième phase. L'idée d'une présentation des travaux en cours nous est apparue alors avec une force de plus en plus grande. L'enquête française, qui a bénéficié d'une aide plus importante, donnera lieu prochainement à la rédaction d'un ouvrage, dont l'article de M. J. Chombart de Lauwe présente un premier aspect. Les enquêtes polonaises sont intéressantes en elles-mêmes, indépendamment de toutes les comparaisons qu'elles permettent. L'enquête marocaine offre l'exemple d'un troisième niveau de recherche et pose de nombreux problèmes relevant de l'observation sociologique, propres aux pays en voie de développement. Les articles canadien, togolais, ivoirien, etc., ouvrent des perspectives nouvelles et montrent comment un dialogue fructueux peut s'établir en cours d'opération. Enfin l'apport de L. Rosenmayr et de O. Buric, qui ont bien voulu orienter une partie de leurs enquêtes en cours dans le sens de nos préoccupations, ouvre des possibilités nouvelles - et capitales - aux développement ultérieurs.

Du point de vue méthodologique, nous avons donc été amenés à organiser des enquêtes coordonnées plutôt qu'une seule enquête internationale et nous pensons que cela est profitable. Les matériaux sont recueillis en fonction de certaines hypothèses communes et en vue d'aboutir à des comparaisons, mais, sur chaque terrain, les opérations se déroulent d'une manière originale, compte tenu du contexte culturel. Chaque élément observé doit être replacé dans une culture particulière dont il constitue une partie et, ensuite seulement, comparé aux autres éléments de même nature observés dans d'autres cultures avec les mêmes précautions.

3. Deux images dynamiques:
la femme au travail et l'égalité des sexes

En fonction de ces préoccupations méthodologiques et de l'élaboration progressive des instruments de travail, les résultats qui peuvent être présentés dès maintenant sont forcément limités. Mais, en liaison avec l'ensemble des problèmes qui sont soulevés dans tous les pays au sujet de l'évolution du statut de la femme, deux images méritent une attention particulière: celle de la femme au travail et celle de l'égalité des sexes.

a) L'image de la femme au travail

L'image de la femme au travail fait déjà ressortir entre les pays des différences instructives. Les ouvriers polonais voient plus facilement que les ouvriers français la femme, mariée ou non, exercer une activité professionnelle. Mais, lorsqu'il s'agit d'une mère avec des enfants en bas âge, l'opposition est quasi unanime, aussi bien en France qu'en Pologne (95% d'un côté, 96%, de l'autre). Au Maroc, les oppositions au travail sont plus nombreuses, en raison d'images traditionnelles très vivantes, mais les changements sont extrêmement rapides. Au Canada, l'image de la femme exclusivement mère et épouse paraît plus fixée dans la structure même d'un pays à la fois économiquement très développé et en pleine expansion.

Les raisons qui poussent les femmes à travailler sont, avant tout et partout, d'ordre économique (c'est le cas pour la quasi-totalité des sujets interrogés en France), mais, si, dans les milieux les moins favorisés, il s'agit de survivre, dans les milieux aisés, la femme désire gagner de l'argent pour se permettre, et permettre à sa famille, d'avoir plus de moyens pour les loisirs, la culture, les distractions.

Les autres raisons sont bien moins souvent évoquées. Elles révèlent, en général, des oppositions entre les hommes et les femmes interrogés. L'ennui à la maison et le goût pour le métier ne tiennent, dans les divers pays qu'une place assez faible dans les motivations exprimées. Le désir d'indépendance n'apparaît que de façon très limitée au Maroc. Peut-être joue-t-il un rôle plus important en Afrique noire. En France, il est le privilège des femmes des milieux aisés qui, seules, ont une véritable liberté de choix en raison de leur niveau de vie plus élevé. Nous touchons ici au problème essentiel, que nous avons souvent signalé, des rapports entre les contraintes matérielles et la limitation des aspirations. En Pologne, les femmes voudraient souvent travailler, mais relativement peu nombreux sont les maris qui approuvent ce désir. Les femmes qui travaillent veulent, en général, cesser de le faire, tandis que celles qui n'ont pas de travail voudraient souvent en avoir. En France, nous retrouvons des différences du même genre dans les milieux ouvriers, mais les mauvaises conditions de travail, les bas salaires, le «salaire unique» s'ajoutent aux modèles traditionnels pour faire préférer aux femmes de ces milieux la vie de la maison. Au contraire, dans les milieux aisés, les préférences des femmes vont au travail extérieur, quelle que soit leur situation actuelle.

Les inconvénients du travail féminin sont surtout signalés par les hommes. La promiscuité entre les sexes, le danger de mauvaise tenue, sont des arguments qui ont une grande importance au Maroc, et sont loin d'être négligeables en France (avec d'ailleurs des nuances qui varient suivant les milieux). Le refus d'être commandé par des femmes est également plus fréquent au Maroc, mais s'exprime ailleurs. Un peu partout le fait de négliger les enfants et la maison est mis en avant. D'une manière générale, l'ensemble de ces objections donne facilement mauvaise conscience aux femmes, même dans les pays industrialisés.

En résumé, nous pourrions dire que l'ensemble des sujets interrogés auraient du travail féminin, l'image guide suivante: la femme célibataire doit travailler (sauf les oppositions dues à la préparation de la jeune fille au rôle traditionnel d'épouse, telles qu'elles apparaissent encore au Maroc et chez quelques ouvriers polonais, et la crainte de certains milieux aisés français de voir la femme acquérir trop facilement une indépendance économique), la femme mariée sans enfants peut travailler (parfois avec certaines réserves de la part des hommes), la femme mariée avec des enfants en bas âge ne doit pas travailler, sauf cas exceptionnels. Nous verrons plus loin les conséquences de cette vision sur l'organisation du travail et sur la planification.

b) La question de l'égalité de la femme
et de l'homme dans la famille et dans la société

Cette question se pose à propos du travail et à propos d'autres activités. L'influence de la pratique d'un métier sur l'égalité entre les sexes, à la maison, est reconnue dans les pays où le travail féminin est assez développé et elle est parfois redoutée. De même, il existe une tendance fréquente à réclamer des droits égaux dans l'entreprise, lorsque la femme travaille. Le travail apparaît volontiers comme un moyen de réparer une injustice et de donner plus de «dignité» à la femme dans la vie sociale.

L'apport d'un salaire par la femme tend à bousculer partout les rôles économiques traditionnels. En Pologne comme en France, la gestion du budget, qui revenait à la femme dans les familles ouvrières (plus souvent pour des raisons de manque d'intérêt de la part de l'homme que du fait de la prédominance systématique de la femme) lui échappe progressivement. Les responsabilités et les tâches de la vie économiques sont de plus en plus partagées également. Au Maroc et en France, dans les milieux à revenus élevés, nous arrivons plus lentement au même résultat, en partant de la situation inverse, puisque les femmes ne s'occupaient que peu ou pas du tout des questions financières.

Avec l'image de la femme, bonne ménagère, d'abord, puis bonne mère et ayant bon caractère, les Polonais mettent en parallèle une image du père qui doit surtout gagner l'argent de la famille, donner le bon exemple, être attaché à la maison et, en dernier lieu, s'intéresser à l'éducation des enfants. Les images françaises, en milieu ouvrier, ne sont pas tellement différentes, et le Canada offrira sans doute des images plus traditionnelles encore. Au Maroc, intervient l'influence de la doctrine religieuse qui admet difficilement qu'on laisse à la femme des responsabilités manifestes, tout en reconnaissant à la mère un rôle capital dans l'éducation.

La persistance de ces images explique, en partie, l'inquiétude des hommes et, dans une large mesure, des femmes devant le bouleversement de la hiérarchie sociale et le changement des rapports sociaux entre les sexes, Les enquêtes française et marocaine sont particulièrement explicites à ce sujet. La peur d'une perte de prestige de l'homme au sein de la famille semble rare chez les ouvriers polonais. Mais, en fait, les appréhensions des sujets de l'échantillon français sont plus complexes. La femme se défie elle-même de sa propre agressivité, qui se libère à l'occasion du nouveau statut qui lui est donné. C'est l'harmonie du couple qui est mise en cause et la possibilité d'un amour véritable qui semble échapper. Ici apparaissent les conséquences du décalage entre les images et les comportements, sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

4. Problèmes généraux d'évolution et perspectives

Ces quelques remarques laissent déjà entrevoir des possibilités de comparaison. Mais ce sont surtout les problèmes généraux d'évolution posés par une telle enquête sur les images qui doivent retenir notre attention. La transformation du statut de la femme lors du passage des sociétés traditionnelles aux sociétés industrielles, la perception de cette évolution et les aspirations qu'elle fait naître, l'influence des images dynamiques sur la planification sont autant de sujets de réflexion que nous devons aborder.

a) Traditions culturelles et universalisme

Suivant les théories, les auteurs ou les pays, de nombreuses remarques convergentes ont été faites sur les conséquences des échanges culturels. Qu'il s'agisse du passage des «sociétés closes» aux «sociétés ouvertes», de la «communauté» à la «société», des «traditions particulières» à l'universalisme, «des» civilisations à «la» civilisation, il existe une croyance générale à l'apparition de formes nouvelles de culture qui dépassent les frontières des groupes humains fermés. Mais l'étude de la gestation des images nouvelles qui orientent ces transformations présente des difficultés qu'il importe de mettre en relief.

La notion de totalité culturelle reste valable pour l'observation des aspects de la vie sociale liés à la tradition. Elle ne l'est plus pour les autres, à moins qu'on ne considère l'humanité dans son ensemble comme un tout. De là est née une discussion sans objet entre les ethnologues et les sociologues. Sans doute ne pouvons-nous étudier l'image de la mère dans la société marocaine qu'en liaison avec tous les autres traits culturels propres à cette société, qui doit d'ailleurs être étudiée dans le cadre de l'ensemble des sociétés de civilisation musulmane. Mais l'image de la femme au travail qui interfère avec celle de la mère ne peut être mise en relief que comparativement avec des sociétés parvenues à un stade de développement industriel plus élevé. Nous devons donc travailler constamment à plusieurs niveaux de comparaison.

Cela dit, les comportements des hommes et les images qui les orientent sont intimement liés aux milieux sociaux dans lesquels ils vivent quotidiennement. Comme nous l'avons signalé ailleurs, les milieux sociaux nouveaux ne recouvrent plus les anciennes divisions de groupes et de cultures. Ils sont, dans les sociétés en transformation, des réalités mouvantes qu'il est possible d'analyser avec des méthodes d'observation appropriées. Les classes sociales sont souvent plus proches de tels milieux sociaux que de véritables groupes, au sens habituel du mot, mais elles n'en ont pas moins une existence certaine et une influence déterminante dans l'évolution des sociétés industrielles.

Dans ces conditions, les traits culturels propres à un groupe particulier ou à un milieu social donné peuvent revêtir une importance aussi grande que les traits culturels qui caractérisent une société. Les notions de subculture et de culture deviennent de plus en plus relatives. Il existe de moins en moins une image de la femme française ou de la femme américaine, dans la représentation des habitants de la France ou des États-Unis, mais de plus en plus des images différentes suivant les milieux. C'est ce que l'enquête française a voulu commencer à démontrer.

Par contre, il existe, dans l'ensemble du monde actuel, des types de tendances, des images dynamiques opposées, auxquelles les populations se rallieraient plus ou moins volontiers. Pour certains aspects du statut de la femme, la Chine et l'Espagne représenteraient, par exemple, les pôles extrêmes. C'est peut-être sur des pays de ce genre, encore plus différents entre eux que ceux où ont eu lieu les premières enquêtes, qu'il faudrait faire porter les observations futures. Mais les difficultés vont alors croissant.

b) Oppositions entre les images dynamiques et les comportements

En fonction même des influences diverses auxquelles les sujets étudiés se trouvent soumis, nous avions insisté, dès les premières discussions préparatoires à l'enquête, sur le divorce entre les situations vécues et les images de référence.

Ce fait nous avait déjà frappé dans des enquêtes précédentes qui portaient, en particulier, sur les attitudes des parents à l'égard des enfants. Le problème a été bien mis en relief dans la présente recherche internationale par plusieurs chercheurs, notamment par A. Kloskowska qui s'y attarde longuement, et avec laquelle nous sommes à peu près entièrement d'accord. Il resterait à mettre au point une question de vocabulaire. La distinction entre les «modèles» conscients et normatifs et les patterns correspondant à des «comportements socio-culturels» authentiques est bien conforme à ce que nous avons nous-même observé.

Nous distinguerons aussi les modèles construits volontairement et consciemment par la propagande, des modèles qui sont élaborés spontané ment par les groupes ou qui naissent dans les milieux sociaux. Cependant, nous avons signalé plus haut que les influences de plusieurs modèles différents, liés à la tradition et aux courants nouveaux, pouvaient se rencontrer dans une «image» à laquelle se réfèrent les sujets dans leurs comportements - ces images dépendant aussi de la manière dont les sujets «perçoivent» les situations et les structures sociales. En fonction de ces influences diverses, elles contiennent en elles-mêmes des contradictions et doivent être distinguées des modèles qui les font naître et des «formes» de comportements (patterns of behaviour). Or ce sont ces images complexes que nous atteignons dans l'observation et auxquelles se réfèrent directement les sujets; c'est pourquoi nous avons déjà, dans des enquêtes précédentes, insisté sur leur importance et leur force active.

Le point capital est alors la rupture, que confirment la plupart des rapports présentés, entre les images de référence, dans lesquelles les éléments traditionnels sont souvent dominants, et les comportements de fait liés à des situations vécues. Ainsi la femme marocaine qui travaille peut-être quelquefois «honteuse» d'avoir à le faire parce que son image de référence reste la mère traditionnelle, cantonnée à la maison. Au contraire, un représentant des classes moyennes, en France, peut se référer à une image nouvelle de la femme au travail, qu'il accepte sincèrement, tout en désirant que sa propre femme reste au foyer dans la situation présente, en raison des circonstances. Si ces décalages ne sont pas bien saisis dès le départ des enquêtes, ils peuvent entraîner des erreurs considérables dans l'interprétation des résultats.

La contradiction du même genre signalée par J. Piotrowski entre les opinions recueillies dans les enquêtes et la réalité existant dans les familles ne doit pas lui faire émettre un doute sur la validité de la recherche. Cette contradiction a, au contraire, un sens précis et confirme certaines hypothèses de travail. Il en est de même des variations d'opinion en liaison avec les changements de situation qui soulignent les rapports intimes entre le milieu social et les comportements. L'enquête n'est pas une enquête d'opinion; elle étudie les images, leur perception et leur influence sur les comportements. Mais cela demande d'autres développements sur la perception.

c) La perception des situations et la perception de l'évolution

Nous arrivons au point central de l'étude, telle qu'elle se déroule actuellement dans l'enquête française en particulier (M. J. Chombart de Lauwe). Nous avons insisté sur l'influence de la perception dans la genèse des images guides, mais la perception de l'évolution joue plus encore que la perception des situations actuelles. La prise de conscience des changements déjà opérés, à laquelle aboutissent les sujets, entraîne la vision d'autres changements possibles. Des aspirations nouvelles apparaissent, en même temps que des inquiétudes et des craintes. Nous atteignons l'aspect fondamental du processus. C'est en fonction de cette perception de l'évolution qu'une femme peut espérer se libérer d'une situation oppressante, mais, en même temps, elle peut craindre les conséquences dont nous avons parlé pour la vie de son ménage. Il ne faudra donc pas s'étonner que nous ayons donné jusqu'ici et que nous soyons décidés à donner plus encore dans l'avenir une place prioritaire à cette partie de la recherche.

5. La nouvelle image de la femme dans la société à venir

Dans l'ensemble de l'enquête internationale, comme dans la littérature, la presse ou le cinéma, un fait se dégage clairement: la naissance d'une nouvelle image de la femme dans la société. Cette image déclenche des passions, car elle implique à la fois une modification des rapports entre les sexes et une transformation de l'ensemble des structures sociales. Comment, dans ces conditions, la recherche entreprise doit-elle être poursuivie?

a) La nouvelle image de la femme et l'avenir du couple humain

La femme a pris sa place dans la vie de travail, non plus comme la collaboratrice de l'homme dans une petite exploitation agricole, mais comme un travailleur normal dans l'entreprise industrielle. Ce principe semble admis progressivement, en liaison avec le développement technique. Pour la femme célibataire, il n'est plus combattu que par une minorité. Mais une série de conditions sont posées dans le travail même, en fonction des qualités ou des défauts attribués à la femme, de l'organisation du travail, surtout des soins à donner aux enfants, des rapports entre les sexes et de la conception de l'égalité.

Les enquêtes ont fait ressortir, nous l'avons dit, une vision schématique du travail de la femme suivant trois états: la femme célibataire doit travailler, la femme mariée sans enfants ou avec de grands enfants peut travailler, la femme mariée avec des enfants en bas âge ne doit pas travailler. Cette vision paraît refléter une certaine sagesse, mais elle est difficilement conciliable, dans la pratique, avec les principes d'égalité exprimés par ailleurs, car les restrictions tendent fatalement à limiter les possibilités de progression dans un métier.

Cependant, la notion d'égalité totale des sexes gagne manifestement du terrain. Les hommes et les femmes en sentent la vérité, mais ils en ont peur chacun à leur manière. Le droit de vote est admis plus facilement que le droit au travail ou la possibilité de commander, parce qu'il bouleverse moins directement les rapports traditionnels entre les sexes. La révolution qui s'opère est beaucoup plus profonde, beaucoup plus intime, aussi ne faut-il pas s'étonner, comme nous l'avons dit au début, qu'elle suscite tant de passions. Les «contre-mythes» féministes opposés aux mythes traditionnels de la virilité créent un climat dans lequel les arguments rationnels perdent de leur efficacité. C'est finalement dans la notion du couple qu'il faut chercher la clé du problème.

A quoi servirait à l'homme de préserver sa «supériorité», à quoi servirait à la femme de gagner sa «liberté» s'ils se sentaient par là même étrangers ou ennemis? C'est pourquoi l'accord sur une image de référence acceptée par les deux sexes est si important pour l'avenir. Bien des femmes ont exprimé la crainte que leur inspiraient leur propre agressivité et leur désir de revanche. Une vieille rivalité entre les sexes ressort du fond des temps. Comment la dépasser aujourd'hui au lieu de la faire renaître plus aiguë que jamais? À l'intérieur de la famille, le partage des responsabilités progresse, le dialogue du couple change et s'enrichit, l'égalité s'affirme progressivement, mais, répétons-le, les différences demeurent et la vie du couple n'est possible que grâce à elles.

Ici pourrait s'ouvrir de nouveau le débat sur la nature et la culture. Nous conduirait-il très loin? En termes d'évolution, le problème se pose autrement. L'évolution biologique et l'évolution sociale ne sont pas opposées. D'un côté comme de l'autre, on peut concevoir une progression de l'égalité dans la différenciation; on ne peut guère comprendre une progressive similitude qui aboutirait, en fin de compte, à une définitive solitude.

b) La nécessaire transformation des structures sociales

L'inquiétude ressentie par les hommes et les femmes interrogés ne peut prendre fin que si les conditions d'une véritable libération de la femme et les véritables possibilités d'une communion réelle dans le couple sont réalisées. La transformation de l'ensemble des structures sociales, dont nous avons souligné la nécessité, doit être effectuée en relation avec la nouvelle image de la femme.

L'organisation du travail doit être repensée. L'aménagement des horaires, des congés, des échelles de salaires, des rapports sociaux dans les ateliers, de la répartition des tâches, de l'orientation professionnelle, de la promotion sociale, etc., doit tenir compte des besoins et des aspirations liés à la nouvelle image de la femme. De même, la vie sociale dans les quartiers résidentiels doit être réorganisée pour permettre à la femme d'être libérée de nombreuses tâches qui l'écrasent actuellement. Les équipements sociaux, sanitaires, culturels et surtout éducatifs doivent être développés. La conception des crèches, des garderies, des maternelles, des écoles, des maisons de jeunes dépendra du rôle que l'on attribue à la femme.

La conception de l'enseignement et de l'éducation est liée intimement, elle aussi, à l'image de la femme. Les études entreprises à ce sujet en France par V. Isambert-Jamati sur l'éducation des filles en relation avec l'évolution des rôles de l'homme et de la femme apporteront sans doute des éléments nouveaux de réflexion, en liaison avec les enquêtes dont nous parlons aujourd'hui, De toute façon, la répartition des tâches entre l'école et la famille dépend, dans une large mesure, du rôle de la femme dans l'éducation.

L'évolution des structures et des fonctions de la famille, telle que nous l'étudions dans d'autres recherches, est, elle aussi, orientée avant tout par la conception du rôle de la femme dans la société. La vie du couple et l'organisation de la phratrie dépendent de la situation de la femme. Le rôle du père lui-même change complètement si la femme prend en charge de nouvelles responsabilités. Or nous connaissons l'importance de l'image du rôle du père dans l'évolution des rapports sociaux. L'autorité dans la famille et l'autorité dans la société ont trop souvent été rapprochées pour qu'il soit utile d'y revenir ici.

Toutes ces transformations impliquent une modification des lois. Nous avons fait allusion, à propos des pays étudiés, aux changements intervenus dans les codes polonais et marocain, par exemple. Mais bien d'autres modifications interviendront dans tous les pays, avant que des solutions durables soient trouvées. Les curieuses discussions qui ont eu lieu il n'y a pas si longtemps dans divers milieux parlementaires montrent que les images traditionnelles sont plus vivaces qu'on ne l'aurait cru dans des pays depuis longtemps industrialisés.

c) Développements ultérieurs des recherches

L'importance des recherches sur la perception de l'évolution du statut de la femme, sur les modèles, les formes de comportements, les images guides qui s'y rapportent, apparaîtra mieux, nous l'espérons, après ces quelques remarques, si brèves soient-elles. Il reste cependant à rappeler les limites de l'étude qui tiennent, en quelque sorte, au fait que les recherches sont liées à l'évolution de toutes les structures sociales.

Ce qui compte pour nous, c'est la conscience de l'évolution de la société dans l'esprit des hommes et des femmes des différents pays. Les enquêtes présentées mettent en relief le rôle de la perception et de la modification des images de référence dans l'apparition des aspirations et dans la transformation sociale. Mais il est alors nécessaire de relier l'image nouvelle de la femme dans la société à celle de la famille de demain, à celle de l'enfant idéal, à celle de la ville future, à celle des classes sociales, de l'État, de la religion, etc. Les enquêtes internationales devront se développer, compte tenu de ces liaisons nécessaires. Les essais que nous soumettons actuellement au public ne prétendent apporter qu'un élément de réflexion dans une entreprise beaucoup plus vaste, dont il faudra définir progressivement le cadre et l'orientation.

Notes :
(1) «Les mythes de la virilité et la guerre des sexes». Article à paraître dans un ouvrage collectif.
(2) Voir l'article de M. J. Chombart de Lauwe, p. 26.

Revenir au dossier de la Revue internationale des sciences sociales de l'UNESCO Dernière mise à jour de cette page le Samedi 30 avril 2005 19:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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