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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges-André Vachon, s.j., “CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, nos 1-2, janvier-août 1964, pp. 247-255. Québec: département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé: “Littérature et société canadiennes-françaises.”

[247]

Georges-André Vachon, s.j.,

Conclusions et perspectives.” *

Littérature et société canadiennes-françaises.”

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, nos 1-2, janvier-août 1964, pp. 247-255. Québec : département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé : “Littérature et société canadiennes-françaises.”


L'exploration systématique de la littérature canadienne étant à peine commencée, il fallait s'attendre à ce qu'un colloque comme celui-ci soit plus fertile en hypothèses de travail qu'en résultats de recherches. Recueillir ces hypothèses, les classer, leur donner une formulation plus nette tel était le but de la discussion libre du samedi 29 février.

On peut ramener à deux catégories les questions abordées au cours de cet échange : problèmes de langage et problèmes de méthode. La seconde catégorie comportait elle-même deux aspects nettement distincts, les questions de méthode intervenant, tout d’abord, au niveau de l'analyse du contenu, et ensuite, au niveau de l'interprétation de ce contenu.

L'écrivain et son langage

Parmi les témoignages recueillis au cours de l'enquête sur le statut de l'écrivain au Québec, celui des éditeurs présentait un intérêt particulier. Nos maisons d'édition reçoivent chaque année des masses impressionnantes de manuscrits. Leurs auteurs ont habituellement « quelque chose » à dire, et quelque chose d'original ; il y a même chez eux une sorte d'urgence intérieure que l'on trouve rarement chez les jeunes auteurs français. Mais la plupart ne savent pas « comment dire » ce qu'ils portent en eux. Ils ne connaissent pas leur langue, ils ne savent pas utiliser ses ressources expressives ; pour tout dire : ils ne la possèdent pas.

Pour expliquer cet état de choses, plusieurs hypothèses furent émises. La première mettait en cause l'apprentissage de la langue maternelle à l'école primaire. La langue apprise à l'école, c'est-à-dire la langue écrite, est en effet très éloignée de la langue parlée. Sans doute, ce problème [248] n'est-il pas propre au Québec ; et l'enseignement de la langue maternelle peut fort bien être aussi livresque, en France, qu'il l'est ici. Mais pour l'enfant québécois, la différence entre les deux niveaux de la langue peut aisément prendre les dimensions d'un abîme : il a le sentiment que, pour passer de la langue parlée au monde de l'écriture, il lui faut adopter une langue étrangère. Sans doute encore, pourrait-on remédier à cette difficulté en introduisant dans l'enseignement primaire une méthode davantage axée sur la langue parlée. Diverses tentatives ont été faites dans ce sens, et avec succès. Mais cette solution donnerait quand même des résultats insuffisants ; car le problème se pose, semble-t-il, à l'intérieur même du langage parlé : c'est notre deuxième hypothèse.

Selon cette hypothèse, le langage serait essentiellement, pour l'homme du Québec, quelque chose de menaçant ; et peut-être parce qu'il est l'instrument privilégie de la rencontre. On fera remarquer, par exemple, que dans les rencontres entre Canadiens et Français d'Europe, les premiers sont aisément « neutralisés » par les seconds. Mais, comme l'a fait observer M. Marcel Rioux au cours de la discussion du dernier matin, les groupes francophones situés hors du Québec ont la même réaction devant les Canadiens de la métropole ; pour les Acadiens, par exemple, les Montréalais « parlent comme des Français », et ils se sentiront devant eux en position d'infériorité. Pourtant, comme l'a fait observer à ce propos M. Luc Lacourcière, le folkloriste ne rencontre jamais ce phénomène, dans les contacts qu’il établit avec les habitants des campagnes ; bien au contraire, nos vieux conteurs donnent l'impression d'habiter pleinement la langue qu'ils parlent, d'en connaître toutes les ressources, d'y être parfaitement à l'aise. C'est que cette langue est le miroir fidèle de la civilisation rurale. Mais le Québécois d'aujourd'hui est un homme des villes ; et il n'existe pas encore un langage spécifique correspondant à la réalité urbaine d'ici. Qu'il y ait eu rupture sociologique, au moment de l'industrialisation, cela est évident. Mais il faut encore, avec M. Fernand Dumont, avancer l'hypothèse d'une rupture linguistique, intimement associé à la première.

En effet, on ne nomme pas ce qu'on ne possède pas. Et les domaines sémantiques recouverts par nos anglicismes correspondent sans doute aux domaines d'activité par rapport auxquels nous demeurons encore des étrangers. La terre, nous la possédions ; mais nous n'avons aucune prise sur la réalité urbaine. Et nous revenons, par ce biais, à l'hypothèse précédente. Le langage est perçu comme quelque chose de menaçant, justement parce qu'il révèle au Québécois son état d'homme dépossédé. Le langage, disions-nous, est le moyen privilégié de la rencontre. Et c'est au moment où je vais parler que je prends conscience de mon peu de réalité. Ici, être et avoir sont étroitement complémentaires. je ne dis rien, parce que je ne suis rien ; et je ne suis rien, parce que je n'ai rien, [249] parce que je ne possède pas le monde, le monde de ma vie quotidienne : la ville. Au point de vue de notre histoire spirituelle, l’urbanisation est un phénomène plus important que la Conquête. Il est vrai qu'une certaine critique moralisatrice a pu contribuer à briser l'essor de la vie littéraire, comme l'a montre M. Léopold Lamontagne dans sa communication. [1] Mais, faisait remarquer M. Bonenfant dans ses commentaires, n'était-ce pas plutôt que le peuple n'était pas prêt pour l'aventure littéraire ? [2] On n'exprime que ce que l'on possède ; et qui n'a rien, n'a rien à dire. Cet état de dépossession est particulièrement sensible dans le traitement du thème de l'amour. M. van Schendel l'a montré, de manière magistrale : l'amour est le lieu ou convergent la totalité des rapports que l'homme entretient avec le monde, et la peur de l'amour dont témoigne toute notre littérature ne fait que traduire la peur éprouvée devant un monde sur lequel on n'avait aucune prise. [3] Peur de la réalité économique et sociale, peur de l'amour, peur du langage : un seul et même phénomène.

Autre hypothèse, mais qui se situe dans le prolongement de ce qui vient d'être dit : l’écrivain du Québec doit apprendre son métier dans une littérature « étrangère ». En effet, il n'est pas inutile de se demander si le Québécois qui lit un roman français, comprend vraiment ce qu'il lit. Si l'on se réfère à une sémantique linéaire, la question est vite résolue : chaque mot est un « signe » qui renvoie à un « objet », et le « sens » du mot est perçu des que l'objet est identifié. Ainsi, le lecteur canadien qui hésiterait sur le sens d'un mot comme « tonnelle », n'aurait qu'à rechercher dans son dictionnaire la description de l'objet correspondant à ce mot. Mais la linguistique moderne nous apprend que le mot, avant de désigner tel objet particulier, renvoie à tous les autres mots de la langue. Pour savoir avec précision ce qu'il désigne, il faudrait, à la limite, savoir tout ce que les autres mots ne désignent pas. Pour savoir ce qu'est une tonnelle, il faut savoir ce qu'est une charmille, par exemple, et aussi, ce que sont un parterre, un jardin, un parc, un bois, une forêt. Autrement dit, le domaine sémantique de l'espace vert se trouve découpé, en français universel, par un certain nombre de mots, et qui entretiennent des rapports d'opposition bien déterminés. Or, le français canadien emploie moins de mots pour découper le même domaine sémantique, et ces mots donnent lieu à des oppositions toutes différentes. Prenons, par exemple, le mot « forêt ». En domaine canadien, il désigne une réalité unique, qui commence à la limite des terres habitées, et se termine dans cette espèce d'infini qu'est pour nous l'extrême-nord. Ici, on n'a jamais qu'une seule forêt, [250] alors qu'en domaine français, le même mot désigne des aires géographiques rigoureusement limitées dans l'espace, et susceptibles de devenir des lieux de promenade. Dans ce vers de Claudel : « Le silence est profond comme dans un carrefour de foret l'hiver », le lecteur canadien percevra forcément le mot « forêt » comme appartenant à une langue étrangère. Le champ sémantique du mot aura toujours, dans son esprit, des contours flous. Qu'est-ce, en effet, que cette « forêt » coupée d'avenues rectilignes, comme un quartier de ville, et qui devient, à la belle saison, un lieu de détente pour les citadins ?

En multipliant les exemples, on montrerait sans peine que le lecteur canadien ressent le même malaise devant la presque totalité du vocabulaire des réalités concrètes. C'est que le français universel renvoie à une image globale du monde et de la société, qui est radicalement différente de la nôtre. Devant une œuvre française, le lecteur canadien aura toujours le sentiment, plus ou moins conscient, de ne pas comprendre tout à fait ce qu'il lit. Et s'il devient romancier ou poète, il connaîtra le secret désespoir de jamais arriver à la maîtrise de cette langue ; cette langue qui, après tout, n'est pas la sienne, puisqu'elle reflète une réalité étrangère.

Problèmes de méthode :
l'analyse du contenu

Passons maintenant de la langue aux œuvres.

L'inventaire des thèmes qui traversent notre littérature est a peine commence : nous le savons. Dans l'état actuel de la recherche, il est donc prudent de classer parmi les hypothèses de travail ce que nous sommes peut-être tentés de prendre pour des résultats acquis.

On dira, par exemple, que le personnage du père est absent de notre roman, qu'il est remplacé par une mère toute-puissante, dominatrice ; que le thème de l'amour est invariablement associé à celui de la peur ; que la religion n'alimente pas une véritable thématique littéraire, etc. Ce ne sont là, répétons-le, que des hypothèses. Tout au plus ont-elles donné lieu, jusqu'à maintenant, à des sondages dirigés. Mais une recherche fragmentaire, et guidée par le souci, plus ou moins conscient, de confirmer une hypothèse, ne donne évidemment rien d'autre que ce qu'on y a mis, au point de départ.

Pour avoir une valeur objective, l'inventaire des thèmes doit être poussé d'une manière systématique. Un premier sondage, portant sur un petit nombre d'œuvres, devrait permettre de formuler avec netteté les hypothèses de travail. Si l'on se propose, par exemple, d'étudier la structure de la famille dans le roman canadien, ces sondages préliminaires devraient porter sur des auteurs appartenant à des tranches d'ages et à des milieux différents ; on pourrait relire, d'abord, Élie, Charbonneau et Desmarchais, puis Lemelin et Gabrielle Roy, avant d'en venir à André [251] Langevin. Les hypothèses étant établies, il faudrait ensuite étudier toute la production romanesque comprise entre telles dates qu'on aura déterminées. Un tel travail doit évidemment être fait en équipe. Mais, le volume de notre production littéraire étant relativement faible, on peut, sans témérité, envisager d'en faire une étude exhaustive.

Mais l'analyse thématique comporte des dangers. Si elle s'élaboré à partir d'un néant d'histoire littéraire, elle peut se perdre dans l'impressionnisme. Or, le nombre de travaux savants portant sur notre littérature est relativement faible, et M. Wyczynski nous rappelait qu'une seule œuvre, jusqu'à maintenant, a fait l'objet d'une édition critique. [4]

Tout autant que de textes bien établis, nous manquons de ces documents qui situent l'œuvre dans l'histoire, et renseignent sur l'intention consciente de l'auteur : correspondance, journaux intimes, mémoires. Est-il un seul de nos auteurs dont la correspondance générale soit publiée ? Et pour combien d'entre eux possédons-nous des documents dont la valeur historique et critique soit comparable à celle du Journal de Saint-Denys Garneau, par exemple ? Il faut donc stimuler, et avant tout, organiser la recherche. Il faut aussi revaloriser le domaine canadien, aux yeux des étudiants, et leur faire comprendre qu'il y a la un champ de recherche à peu près inexploré. Comme le faisait remarquer M. Bonenfant [5], il serait dommage qu'un candidat aille perdre une année de sa vie à répéter, au sujet d'un auteur français, ce que bien des commentateurs auront écrit avant lui alors qu'il aurait pu faire, dans le même temps, un travail original sur un auteur canadien.


Problèmes de méthode :
l'interprétation du contenu

Le contenu des œuvres étant analyse, reste à l’interpréter. À cette étape de la recherche, on ne peut plus parler de méthode unique, puisque diverses techniques peuvent concourir à l'interprétation de l'œuvre littéraire. Nous disons bien : concourir ; car rien ne nous oblige à croire que le chercheur doit choisir une méthode, à l'exclusion des autres. Sait-on seulement si elles s'excluent ? Autrement dit : conflit, ou complémentarité des méthodes ?

À travers les propos de notre « table ronde », il est apparu que cette question se rapportait en fait à trois ordres de problèmes différents.

Il y a d'abord le conflit apparent de la critique littéraire et de la méthode dite « scientifique ». En premier lieu, constatons, avec le R. F. Lockquell [6], que l'intuition intervient au point de départ de toute recherche, dans le domaine littéraire comme dans celui des sciences dites exactes. [252] Au delà de ce point commun, on peut encore durcir l'opposition, si l'on choisit de se référer, d'une part, à une critique impressionniste, et, d'autre part, à l'attitude historiciste. Mais toute critique littéraire n'est pas nécessairement en proie à l'impression subjective ; et l’historicisme, on le sait, n'a ni l'esprit de finesse, ni le scepticisme, ni l'humilité de la véritable histoire. Au contraire, lorsqu'on rapproche, de la méthode historique bien comprise, la critique littéraire telle qu’on tend à la pratiquer aujourd'hui, on se trouve devant deux disciplines également méthodiques. Qu'on relise, par exemple, les pages que Sartre a consacrées à la psychanalyse existentielle, à la fin de L'être et le néant, ou l'Introduction à L'univers imaginaire de Mallarmé, de J.-P. Richard, et l'on constatera qu'une méthode extrêmement rigoureuse se dégage de ces textes. La même observation vaut pour les œuvres de Gaston Bachelard, de Georges Poulet, de Jean Rousset et de Roland Barthes. Cette méthode est tout aussi minutieuse dans ses procédés, et tout aussi objective que celle des sciences historiques ; elle suppose d'ailleurs les travaux historiques ; elle est consciente de ne pouvoir éviter, sans eux, de grossières erreurs d'interprétation. Mais l'histoire littéraire doit avoir la même humilité. Et comment ne serait-elle pas humble, puisque son objet spécifique ne comprend rien de ce qui constitue proprement la littérature ? Lorsqu'elle a parlé de l'auteur et de son époque, lorsqu'elle a recensé les sources et les influences, son travail est terminé ; et pourtant, elle n'a encore rien dit - elle ne peut d'ailleurs rien dire que d'extrinsèque - au sujet des œuvres. Si elle ne se prolongeait dans une critique qui s'attache à l'exégèse interne des œuvres, en aucune manière elle ne mériterait son nom d'histoire littéraire.

La critique actuelle est-elle, comme le suggérait madame Eva Kushner, réduite au relativisme et au pluralisme ? [7] Certes, il n'y a plus à rêver d'une esthétique normative. La « nouvelle » critique, pour sa part, est descriptive, et plusieurs de ceux qui la pratiquent sont venus a la phénoménologie, par le chemin de la psychanalyse. Ces origines signalent au moins deux choses : une telle critique sera moins un système qu'une méthode, et elle visera moins à expliquer qu'à décrire les œuvres. On a là, semble-t-il, tout ce qu'il faut pour résoudre le second conflit qui surgit au niveau des méthodes : celui de la critique littéraire et de la sociologie.

Comme nous le disions ci-dessus, on durcit tout de suite l'opposition, si l'on se réfère à des disciplines appartenant à des types extrêmes. Nulle réconciliation possible, donc, entre une critique impressionniste et une sociologie étroitement empirique, qui traiterait le roman et la poésie comme une source de « documents » susceptibles de refléter un certain état social. Au reste, cette sociologie serait forcée d'admettre, tôt ou tard, que l'œuvre littéraire n'est pas un document comme les autres. Il y a toujours, entre [253] l'œuvre et la réalité « objective » que l'observation empirique peut révéler, un certain décalage, une certaine inadéquation : c'est cette hystéréris dont parle Sartre, dans l'Introduction à la Critique de la raison dialectique. C. G. Jung, pour sa part, parlait d'une fonction prophétique, ou « prospective », de la littérature. C'est ce que M. Fernand Dumont appelle la « visée de dépassement » qui s'inscrit dans toute œuvre littéraire. [8] Dépassement, bien entendu, de la réalité dite « objective ». Et il faut bien mettre ce mot entre guillemets ; car la sociologie empirique ampute la réalité d'un de ses éléments essentiels, si elle refuse de voir, dans le roman et la poésie, autre chose que des témoignages émanant de l'expérience commune. La littérature, justement, indique le sens de cette réalité ; le sens, c'est-à-dire, non pas la signification abstraite, mais la direction selon laquelle elle est en train de se dépasser, son orientation actuelle et profonde ; ou encore : l'ensemble des possibles dont elle porte le modèle. La sociologie empirique, au contraire, doit immobiliser artificiellement la réalité, pour mieux la rendre observable. Elle ne peut avoir aucune prise sur la littérature ; et si elle s'y intéresse, elle la prendra toujours pour ce qu'elle n'est pas.

Mais c'est ici que la « nouvelle » critique peut rendre des services à la science des sociétés. Quels que soient ses points d'entrée dans l'œuvre - perception, imagination ou rêverie, temps ou espace -, cette critique cherche toujours à décrire un univers, c'est-à-dire une représentation du monde. Au terme de sa recherche, elle révèle donc au sociologue une certaine image totalisante du monde, qui pourra s'apparenter a ce que celui-ci appelle des idéologies. Mais cette image du monde, surtout si l'œuvre est réussie, est tout le contraire d'un miroir fidèle de la « réalité » : elle se construit plutôt à la manière d'une remise en question, d'une contestation totale du monde « objectif ». Ainsi reformulée, ou restructurée, par le travail du critique, la matière littéraire devient extrêmement précise pour le sociologue ; pour celui, du moins, qui aura compris qu'une sociologie du présent se condamne à ne jamais atteindre son objet si elle ne se pose d'emblée comme une sociologie du possible.

Il y a enfin des problèmes de méthode propres au domaine canadien, et ils peuvent tous être reliés au fait que nos études littéraires se sont développées sans le soutien d'une tradition. Lorsque nous étudions un homme, une œuvre, un mouvement d'idées ou une période, nous avons tendance à traiter l'objet de nos recherches comme un phénomène insulaire. Et les thèmes que livre le dépouillement matériel des œuvres nous apparaissent trop aisément comme autant de traits originaux de notre « québéquitude ». Une juste interprétation de ces thèmes est évidemment impossible, sans le recours à la méthode comparative.

[254]

Par exemple, il semble bien que l'absence, ou tout au moins, la faiblesse du père soit une constante de notre roman. Mais ce phénomène est peut-être moins provincial qu'il ne paraît au premier abord. Ne trouve-t-on pas dans d'autres littératures un traitement analogue du même thème ? De même, pour la peur de l'amour qui se manifeste à travers toute notre littérature. L'étude de Denis de Rougemont sur L'amour et l’Occident. nous ferait peut-être comprendre qu'en ce domaine, nous participons à une certaine aventure occidentale. Des recherches précises poursuivies dans cet esprit montreraient que tel comportement de nos héros romanesques ne fait que refléter notre appartenance à la culture française, à la civilisation latine, à l'humanité américaine, ou nordique. Retenons, en tous cas, que l'idée de « désinsulariser », de « déprovincialiser », de « déparochialiser » notre littérature, a longuement circulé autour de notre table ronde.

Cela dit, il faudrait encore montrer - et M. van Schendel y a insisté - que ces thèmes, tout français, ou latins, ou universels qu'ils soient, sont quand même vécus ici d’une manière originale. Dans le traitement du thème de l'amour, par exemple, notre littérature se signale par une absence presque totale de l'érotisme. Pour l'étude des traits originaux d'une thématique, l'« insistance relative » est une clé méthodologique de toute première importance. Il faudrait aussi observer minutieusement les « constellations » que les thèmes forment entre eux. Sous des traitements identiques, à travers des contextes culturels différents, des thèmes peuvent entretenir des rapports originaux. Il faut donc, après avoir décrit les thèmes isolement, chercher à reconnaître la configuration globale de la thématique. En vertu de la méthode comparative, la recherche doit donc adopter un cheminement dialectique. Tel thème particulier, s'il est une constante vraie de notre littérature, est forcement une réalité d’ici et d’ailleurs. Mais son originalité québécoise apparaîtra d'autant mieux qu'il sera perçu comme universel ; et son universalité sera réelle, dans la seule mesure où il apparaîtra comme une manifestation de l'être québécois.

Cet idéal auquel doivent tendre nos recherches, Pierre Trottier l'a esquissé dans un essai récent, qu'il intitule Mon Babel. [9] « Il nous faut retrouver, dit-il, au-delà de nos Jésuites, saint Ignace ; au-delà de notre jansénisme de province, Port-Royal ; au-delà de notre dualisme, Mani et Zoroastre ; au-delà de François Paradis, Tristan et Yseult ; au-delà de nos pères et mères, Laïos et Jocaste... ; au-delà de l'idée cléricale, l'idée romaine. Car l'enjeu, n'est-ce pas cette nouvelle Olympe déjà visible sur le mont Royal ; n'est-ce pas ce feu qu'il nous faut y voler ; n'est-ce pas cette terre promise vers laquelle erra le nef craintive de cette église flanquée de son presbytère ? »

[255]

Qu'ajouter à ces lignes, sinon le vœu que la recherche s’organise. Les anciens héros gravissaient seuls l'Olympe. Mal leur en prit.   Mais nous venons après l'Incarnation, en un temps où il n'est plus ni dieux, ni héros ; où il existe enfin de vrais hommes, et qui ont appris la manière de monter : ensemble.

Georges-André VACHON, s.j.



* Le colloque s'est terminé, le matin du samedi 29 février, par une discussion libre. Celle-ci était animée par M. Arthur Tremblay ; les participants désignés étaient : Mlle Jeanne Lapointe, le R. P. Pierre Angers, s. j., M. Gilles Marcotte, Michel van Schendel, Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau. Dans le but d'orienter la discussion, on avait prié le R. P. Georges-André Vachon, s. j., de formuler quelques thèmes qui semblaient se dégager des travaux des jours précédents. Le texte que nous reproduisons ici reprend largement son exposé. L'auteur y a cependant ajouté, à la demande des directeurs de la présente publication, de nouveaux commentaires que lui a inspirés l'ensemble du colloque.

[1] Léopold LAMONTAGNE, « Les courants idéologiques dans la littérature canadienne-française du XIXe siècle », 101-119

[2] Jean-Charles BONENFANT, « Commentaire », 120-122.

[3] Michel VAN SCHENDEL, « L'amour dans la littérature canadienne-française », 153-166.

[4] Paul WYCZYNSKI, « Histoire et critique littéraires au Canada français », 11-69.

[5] Loc. cit.

[6] Clément LOCKQUELL, é.c., « Intuition et critique littéraire », 205-215.

[7] Eva KUSHNER, « Commentaire : critique créatrice, critique responsable », 216-224.

[8] Fernand DUMONT, « La sociologie comme critique de la littérature », 225-240.

[9] Montréal, Éditions HMH, 1963, 219 p. (Collection Constantes, 5.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 mars 2013 12:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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