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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre Vadeboncoeur, “La revanche des cerveaux.” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 133-137. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

CITÉ LIBRE. Une anthologie.

IV. Sur le nationalisme

La revanche des cerveaux

par Pierre Vadeboncoeur


Pierre Vadeboncoeur. « La revanche des cerveaux », Cité libre, 37 (mai 1961) : 12-14.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 133-137. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]



Depuis longtemps notre pensée est collective, comme le reste encore largement la pensée juive. A-t-on pleinement mesuré l'étrange condition que cela fait ? On a qualifié cette pensée de monolithique, mais c'est un terme bien abstrait. Pour le comprendre tout à fait, il ne suffit pas d'examiner académiquement le contenu de cette pensée et simplement constater l'unanimité qu'elle révèle ; il faut en éprouver le caractère tyrannique. Existe-t-il d'autres peuples qui aient comme nous ce qu'on appelle ici une « doctrine nationale », idée absente de toute autre culture, peut-être, sauf la culture israélite ? Doctrine nationale, c'est-à-dire orthodoxie religieuse que du reste elle incorpore, protège et dont elle s'inspire. Il y a eu des orthodoxies totalitaires à notre époque, mais c'étaient des instruments de pouvoir et c'est le gouvernement qui les imposait : la doctrine nationale, dans ces cas-là, c'était celle d'un parti victorieux et despotique. Pour ce qui est de la nôtre, elle s'est parfois affirmée contre le gouvernement et en ce sens elle a quelque chose de populaire et de sociologique.


Notre « doctrine nationale »

Cette pensée collective que certains auteurs ont achevé de précipiter en « doctrine nationale », fait plus que contenir un ensemble de propositions. Elle a profondément marqué notre tournure d'esprit, au point de faire du collectif et du national le terrain inévitable de nos réflexions. Si l'on établissait la proportion des écrits consacrés à nous discuter nous-mêmes, à nous confirmer dans nos idées traditionnelles, ou au contraire, depuis quelque temps, à tenter de nous dégager d'elles, il ne semble pas s'agir, pour l'individu, de réfléchir ou d'oeuvrer simplement à partir de sa propre expérience et de son propre savoir, comme cela se voit dans des cultures diversifiées comme celle de la France, mais au contraire de lutter pour (ou maintenant de lutter contre) notre pesante unanimité. La « doctrine nationale », la pensée collective traditionnelle, tient une place immense, elle est envoûtante. À tel point que la pensée sociale (et spécialement le socialisme), qui n'a pas chez nous de racines aussi anciennes, n'a pu y prendre une place ; elle vivote et ne s'intègre pas, ce que l'équipe du Devoir nous fait clairement constater.

Dans nos écrits, il y a toujours une référence au « nous ». Nous discutons sans cesse notre condition. J'admire que même les poètes y soient contraints : cela paraît non seulement dans leurs essais (Saint-Denys Garneau discutant le nationalisme) mais aussi dans leurs poèmes (Pierre Trottier, dans son premier recueil, et combien d'autres, qui expriment continuellement leur lutte contre le milieu). Tout se transforme en question nationale : « notre » littérature, la langue que « nous » parlons, et ainsi de suite. Nous habitons une maison trop petite. Nous n'avons pas plus tôt achevé de lire un de « nos » auteurs que nous nous interrogeons : par lui, « notre » littérature commence-t-elle enfin d'exister ? Lisez les revues : elle fourmillent de questions nationales. Ce qu'a fait le Frère Untel, dont on ne finira jamais, semble-t-il, de commenter l'aimable pamphlet, c'est encore un examen de conscience national...


Refus et évasion

Cette préoccupation collective est nettement obsessionnelle. Je ne crois pas qu'un seul écrivain s'en soit vraiment dégagé, sauf s'il s'est plus ou moins expatrié. Traumatisme historique, convalescence interminable, le malade est centré sur lui-même. J'en étais excédé, pour ma part, et cherchais à m'évader de cette obsession. Je trouvai un sujet, qui ne concernait pas d'abord la province de Québec : quelle chance ! J'écrivis un essai sur le syndicalisme américain, mais ce déplacement géographique de ma pensée m'avait demandé un effort tout à fait délibéré ! Cette expérience, d'ailleurs, pourrais-je la répéter ? Notre culture est si tyrannique à cet égard que se libérer de l'obsession qu'elle entretient équivaut presque à se déraciner.

Que ce soit dans sa vie ou dans son oeuvre, un homme de chez nous qui a le goût de la liberté et qui aspire à agir selon sa liberté a l'impression de perdre pied. C'est comme s'il allait faire un saut. Refus global part d'une résolution de ce genre : ce fut un saut vertigineux. Un Saint-Denys Garneau, qui au contraire resta sur place, subit lucidement la paralysie de tout son être et finit par en mourir. Mais rompre mène à quoi ? Rompre est sans doute le premier mouvement auquel notre culture pousse notre liberté, rompre avec tout, rompre avec tous les gardiens de notre orthodoxie globale. Mais rompre est un acte violent, au-delà duquel il y a risque de ne pas retrouver d'assiette. Rompre n'est pas se détacher, car le détachement suit la formation de liens nouveaux. Mais chacun chez nous se trouve plus ou moins dans la situation d'un homme qui a des attaches qu'il ne désire plus mais dont il peut à peine se libérer parce qu'il n'en a pas formé d'autres. Cela se vérifie de cent manières différentes et dans bien des domaines. La plupart de nos poètes sont de cela d'admirables témoins : leur poésie est une poésie de refus, d'évasion gratuite et qui ne trouve guère son au-delà, sa vie à elle, son ingénuité. Combien d'oeuvres véritablement dégagées, parmi les leurs ?


D'autres exemples

Mais il y a d'autres exemples. La politique nationaliste d'avant 1950, qui était tout entière contenue dans la pensée collective et statique dont je parle, provoquait la liberté de pensée à rompre avec elle d'une manière radicale : par une prise de position anti-nationaliste, voire anti-nationale. Je le sais bien, pour avoir moi-même fait ce pas.

Ce n'est pas par hasard que la seule grande rupture qui ait été suivie d'une oeuvre accomplie fut celle de Borduas. Son oeuvre positive, étant picturale, utilisait un langage essentiellement libre et contre lequel une dialectique ne pouvait guère avoir de prise. Mais dans son oeuvre écrite, quels tourments, combien peu de grâce, quelle violence concentrée, quel poids, et dans sa vie quels avatars ! De plus, certaines démarches, certains actes de sa vie, qui chez un autre homme et dans une autre culture eussent été affaires purement privées, prenaient chez lui un caractère de manifeste et de protestation, comme si une révolution en dépendit. Notre culture le rejoignait jusque dans sa vie privée et même là le forçait à « représenter » !

On a aussi l'impression qu'un romancier, s'il n'a pas le goût de faire vivre à ses personnages l'amertume et les empêchements de notre condition et s'imagine pouvoir créer des être libres, fait un saut dans l'inconnu. Il révèlera vite le sens du choix qu'il aura fait d'un univers de liberté : son histoire, ses personnages, auront quelque chose d'arbitraire. On comprend qu'un romancier aussi sincère que Robert Élie n'ait jamais fait un pareil bond, mais son oeuvre est amoindrie par les limites de l'espace spirituel qui est le nôtre. Pour pathétique que soit le chant d'un Saint-Denys Garneau et si justes que soient le peu de notes qu'il utilise, il reste que son oeuvre est une oeuvre écrasée. On pourrait, jusqu'à un certain point, dire la même chose de celle de Robert Élie, car elle est très comparable à celle du poète. Mais d'autres, ceux qui veulent choisir de vivre selon la gamme entière de la vie, il me semble qu'ils doivent se sentir au bord de l'impossible et d'une véritable tentation d'artiste.

Notre pensée collective, notre tradition dogmatique, avec le jansénisme qui les caractérise, nous tiennent donc très profondément. Jean Le Moyne a dit avec assez de colère ce que notre culture a fait de l'amour et de la liberté spirituelle. Il n'est point besoin d'y revenir.


Tentative de libération

Il y a cependant quelque chose de changé. Depuis quinze ans environ, on assiste à une tentative de libération. Refus global fut un manifeste, La Grève de l'amiante fut aussi un manifeste. Cité libre fut un manifeste trimestriel. Les expositions de peinture ont été une série de manifestes. L'association laïque de langue française à son tour manifeste. Les poètes publient des poèmes-manifestes.

Le régime Duplessis scellait d'un cercle de fer une situation déjà fermée. Il faisait peser l'énorme poids de l'État sur une condition déjà sans liberté. Il rendait cette condition intolérable, car il y ajoutait l'odieux de la contrainte politique, sous les traits assez répugnants d'un homme sans culture et sans justice. Sous Duplessis, la contrainte sociologique se doublait d'une police, se durcissait par l'instrument d'un État tracassier. La liberté n'était plus seulement gênée, elle était pourchassée. C'était le temps où Jacques Perreault prononçait une causerie politique sur la peur et en parlait avec l'accent d'un homme violent et supérieur.

Le gouvernement Duplessis ne fut pas pour rien dans une certaine révolution qui s'opéra dans les consciences. Mais ces relations sont difficiles à évaluer. Une chose est certaine, c'est qu'un nombre grandissant d'intellectuels s'affirmèrent. Qu'apportaient-ils de nouveau ? Les idées personnelles comptaient pour fort peu dans notre culture, en ce sens qu'elles ne paraissaient jamais pouvoir entamer la pensée collective dont nous avions hérité ; affaires d'excentriques. Nonobstant cette promesse de futilité, il se forma alors une espèce de tradition nouvelle, dont plusieurs commencent à s'affoler, et par laquelle la pensée de l'individu, revalorisée, tente de se substituer à la pensée collective comme source des idées dont nous vivrons demain. C'est un pari que nous n'avions pas fait depuis plus de cent ans.

Ce n'est pas un pari facile. Il devait l'être davantage il y a un siècle. L'histoire en tout cas témoigne, sur cette époque lointaine, d'une liberté d'allure autrement plus grande que celle d'aujourd'hui. Le prestige des libéraux, les révolutionnaires d'alors, était grand. On tombe parfois sur des bribes de petite histoire qui en disent long. Chaque famille garde le  souvenir de quelque tête forte, dont elle est parfois très fière. Foi vigoureuse, en général, mais esprit d'indépendance aussi violent, que nous avons bien perdu.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 19:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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