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Yves Vaillancourt
Dr en philosophie (La Sorbonne) et professeur de philosophie,
Collège Ahuntsic, Montréal
“Les chemins accidentés.
Éthique et écologie.”
In ouvrage sous la direction de Jean-Marie Fecteau, Gilles Breton et Jocelyn Létourneau, La condition québécoise. Enjeux et horizons d’une société en devenir, pp. 209-222. VLB Éditeur, Montréal, et les auteurs, 1994, 294 pp. Collection : “Essais critiques”.
Selon le titre d'un petit livre de Félix Guattari, il existerait « trois écologies » (Guattari, 1989). L'auteur définit ainsi trois registres écologiques : l'environnement, les rapports sociaux et la subjectivité humaine. Et il se met à la recherche d'une éthique de l'écologie, qu'il appelle écosophie.
Cet essai n'abordera pas directement les questions soulevées par le premier de ces registres. On trouve déjà une abondante littérature sur les problématiques maintenant classiques de l'écologie : énergie, transport, pollution de l'air, de l'eau et des sols, recyclage et conservation, diversité, déforestation, etc.
Le deuxième registre, celui des rapports sociaux, peut être relié assez directement au premier. Par exemple : Quels sont les types de rapports sociaux nécessaires à la mise en œuvre de programmes de recyclage. Nous examinerons cette question sous son aspect politique et général en nous demandant : Quel type de projet politique les questions écologiques mettent-elles en jeu ? La solution de la crise écologique doit-elle aboutir à une revitalisation de la démocratie ? Vu la menace que constitue le recours à un nouvel autoritarisme, déjà prôné par certains sous le couvert des solutions technologiques, ces questions sont à n'en pas douter urgentes pour [210] l'éthique de l'écologie et, faut-il le dire, les Québécois n'y échapperont pas.
Ce travail nous conduira au troisième registre, celui de la subjectivité humaine, auquel nous nous intéresserons principalement. Quel est le sujet de la révolution écologique, si révolution il doit y avoir ? À quoi se reconnaît-il ? Vers quoi tend-il ?
De l'écologie à l'autonomie
De l'écologie à l'autonomie, tel est le titre d'un livre cosigné Cornélius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit, publié en 1981, ouvrage qui faisait suite à une conférence organisée par les Amis de la Terre à l'Université de Louvain-la-Neuve. La thèse centrale défendue par les auteurs était la suivante : les enjeux de l'écologie ne sont à même d'être compris que si on les insère dans une problématique éminemment politique, celle de l'autonomie sociale et individuelle.
Une juste compréhension des enjeux de l'autonomie semble nécessaire en vue d'une évolution favorable des enjeux de l'écologie. L'œuvre de Castoriadis [1] se présente comme une élucidation de ce qu'est l'autonomie : pour lui, celle-ci consiste en un projet. Un projet commencé, inachevé, inachevable certes, mais sans la continuation duquel nous risquerions d'étouffer.
Castoriadis fait remonter l'émergence du projet d'autonomie aux Athéniens, avec la création des institutions de la démocratie. L'autonomie désigne le projet de se donner à soi-même ses propres lois. La société se donne comme l'origine même du pouvoir, plutôt que d'assigner cette origine aux dieux, à la nature ou à leurs mandataires humains, qu'ils soient rois, empereurs ou dignitaires religieux. Concomitante à cette nouvelle représentation de la société et à son activité politique, on trouve l'idée exprimée par Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses. »
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Mais c'est dans nos sociétés occidentales, au moment de leur lente transformation par le capitalisme, avec la prolétarisation des masses, avec la mécanisation et la parcellisation du travail, qu'apparaît à nouveau l'exigence d'autonomie. Cette revendication, notamment au chapitre de l'organisation du travail, devient l'axe politique du mouvement ouvrier naissant. La participation de tous à la vie du syndicat est d'ailleurs considérée comme une première étape vers l'autonomie ouvrière.
Castoriadis mettra en relation cette revendication d'autonomie du mouvement ouvrier naissant avec les revendications d'autres mouvements sociaux, plus tardifs, tels les mouvements des femmes, des jeunes et des minorités. Elle serait l'unité de signification entre tous ces mouvements participant au projet d'un nouveau type de société qui favorise l'autonomie sociale et individuelle.
Les sociétés occidentales ont donc été travaillées par de nombreux mouvements dont le but était de les transformer en sociétés autonomes. Mais, souvent, ces mouvements ont commis l'erreur de reproduire en leur propre sein la séparation entre ceux qui décident et ceux qui exécutent [2], cette division perpétuant la structure du pouvoir propre aux démocraties représentatives. Bien que d'autres facteurs puissent être considérés, on ne peut manquer de relier l'apathie politique contemporaine à ce phénomène, dont a résulté une méfiance à l'endroit des institutions ainsi qu'un retrait des gens dans leur sphère privée.
Mais le projet d'autonomie porté par nos sociétés pose aussi la question de l'autonomie individuelle, et ce dans un sens plus positif que le retrait illusoire vers l'autosuffisance. La société civile a massivement rejeté les morales d'autrefois, [212] qualifiées de rigides. Il n'y a plus de codes de valeurs acceptés par tous. Chacun entend se faire soi-même son opinion. Cela dit, envisager la possibilité de cette autonomie individuelle sans un engagement politique actif au sein des institutions de la société serait fort problématique.
Néanmoins, la recherche d'une autonomie individuelle s'opère à des niveaux où l'individu dispose d'une marge de manœuvre, niveaux qui sont autant de possibilités de transformation de lui-même. Castoriadis a illustré cette démarche en prenant en exemple la psychanalyse. Le projet initial de la psychanalyse était d'installer le sujet dans un nouveau rapport avec la partie obscure de lui-même, son inconscient : il s'agissait de ne plus être sous le joug de ses pulsions et de ses fantasmes. Et ce travail d'éclaircissement des contenus de la psyché apparaît comme le versant individuel d'un projet d'autonomie dont le versant social est la participation de tous’ aux affaires publiques, la remise en question des lois et de leur élaboration, le questionnement sur le sens, ou le non-sens, des fins poursuivies par la société.
Or ces dernières questions sont justement celles du mouvement écologiste. Bien sûr, il aura été précédé par les autres mouvements sociaux que nous venons de mentionner. La voie a aussi été ouverte par certains courants de la philosophie contemporaine, comme la mouvance heideggerienne et l'école de Francfort. La célèbre analyse de Martin Heidegger sur la technique, par exemple, nourrit les critiques des écologistes à l'égard de réformes technocratiques qui laissent inchangé l'essentiel, soit un rapport à la nature marqué par sa réduction en un simple fonds de ressources à exploiter. Cette critique vise aussi le fantasme d'une maîtrise rationnelle de la nature, qui serait d'ailleurs le fait de bien des environnementalistes, au dire des écologistes plus radicaux.
Le mouvement écologiste interroge profondément les fins poursuivies par nos sociétés. Ce qu'il remet en question, c'est l'impératif aveuglant qui commande tout. Cet impératif n'est ni le bonheur ni la liberté ou l'égalité, ces notions qui font bonne figure dans le préambule de quelques documents protocolaires. L'impératif autour duquel tout est ordonné, c'est l'expansion [213] indéfinie, l'expansion de la production exprimée en termes presque exclusivement quantitatifs, bien sûr liés à la valorisation du capital. Concomitant à ce fantasme, on retrouve celui de la maîtrise rationnelle de tout donné, nature incluse.
L'expansion indéfinie, appelée plus généralement développement, ou développement pour lui-même, se fait au détriment des écosystèmes naturels. Exploitation, saccage, perturbation, rupture, destruction, danger et appauvrissement sont les termes généralement employés pour décrire l'impact sur les milieux naturels. Toutefois, je n'ai pas l'intention d'entrer ici dans la description des enjeux écologiques comme tels, qu'il s'agisse de la déforestation, de la biodiversité, du nucléaire, des déchets dangereux, de la pollution de l'air, des manipulations génétiques, etc.
Cette expansion indéfinie se fait aux dépens des solidarités humaines, en confinant chacun dans la poursuite de sa propre promotion, exprimée elle aussi, pour l'essentiel, en termes quantitatifs. D'où un individualisme exacerbé, n'acceptant de s'oublier bien partiellement qu'au sein de corporatismes qui ne remédient en rien, bien au contraire, à l'atomisation de nos sociétés. Cette crispation des uns et des autres sur leurs privilèges corporatifs est certes un frein puissant au partage de la richesse, à la lutte contre toutes les formes d'inégalités ainsi qu'aux nécessaires transformations visant à répondre adéquatement aux enjeux écologiques. Ici comme ailleurs, l'incapacité des corporations à imaginer des formules comme le partage du travail est un exemple de l'impuissance face à la crise actuelle.
Les luttes menées par les écologistes ont néanmoins entraîné dans leurs sillages nombre de personnes et ont inspiré d'autres mouvements sociaux. Ces groupes et ces personnes ont lutté pour la préservation d'un site naturel, contre l'établissement d'un incinérateur [3] ou d'un barrage [4], etc. Dans [214] tous ces cas, comme dans tant d'autres, ils luttaient aussi pour préserver leur capacité d'autodétermination, autodétermination collective, en tant que communauté locale refusant de se voir imposer un projet par une administration centralisée ; autodétermination individuelle, comme personnes refusant que leur assentiment soit monnayé par diverses formules compensatoires, alors qu'elles ont à perdre un milieu unique auquel se rattache parfois toute une vie. Et aussi en tant que personnes, seules ou en groupes, qui s'insurgent contre le battage publicitaire qui est l'apanage des grands promoteurs et qui y répliquent en élevant le débat au lieu de l'abêtir [5].
Les écologistes ont ainsi contribué à mettre en évidence les failles des processus décisionnels, lesquelles permettaient la poursuite effrénée et aveugle de l'expansion indéfinie. Et ils nous ont montré qu'il fallait apprendre à limiter nos besoins, comme société et aussi comme individus.
Au cœur des enjeux écologiques donc, il y a la revendication d'autonomie. Participer au processus de prise de décisions, non pas d'une manière technique, parcellarisée ou sectorielle [6], mais en interrogeant les fins poursuivies, en [215] remettant en question l'organisation globale de la société productrice d'individus aliénés à la nature, aux autres, ainsi qu'à eux-mêmes.
Plusieurs écologistes croient que nos sociétés s'acheminent vers une croisée des chemins : ou bien une autonomie accrue et significative des personnes et des communautés, source de réponses démocratiques aux défis de la crise écologique et sociale ; ou bien, face à cette crise aiguë, un durcissement du pouvoir, légitimé par l'apathie politique de la société civile. Dans ce dernier scénario, l'écologie pourrait servir de prétexte idéologique pour maintenir les privilèges des puissants d'aujourd'hui, ceux-là mêmes qui nous mettent en garde contre les dérives de l'« écolocratie », mais qui déjà intègrent l'expertise du génie environnemental. Hydro-Québec a bien coupé son énergie « propre » à des milliers d'abonnés durant l'hiver car, comme le dit si bien l'écologiste Barry Commoner, avec les ressources naturelles il ne saurait y avoir de free lunch.
L'autonomie, susceptible de responsabiliser les personnes et les communautés face aux enjeux écologiques, serait donc le pivot de l'éthique écologique recherchée. En outre, l'autonomie apparaît comme une valeur qui correspond bien aux objectifs de communication et de consensus, objectifs maintenant très prisés dans nos sociétés. L'autonomie fait elle-même consensus, car elle implique que chacun soit libre de sa voie, creuse ses interrogations et laisse ouvertes ses réponses, tout en favorisant la créativité à cet égard [7].
Mais l'écologisme pose aussi d'autres questions. Car sur le chemin de l'autonomie s'ouvrent d'autres chemins. Ainsi, certains courants de l'écologisme voient dans la revendication d'autonomie le renforcement de la névrose obsessionnelle du sujet en tant que centre fantasmatique du monde entier. Ils doutent que l'autonomie puisse rendre la personne et la [216] société responsables devant la nature, à moins que l'anthropocentrisme propre à notre culture ne soit battu en brèche. En tout cas, si ces courants admettent que la question de l'autonomie est centrale dans la détermination des rapports de la société à ses institutions, rapports dont dépend dans une certaine mesure l'évolution des enjeux écologiques, cela n'en fait pas pour eux la question primordiale pour autant. Le mouvement Deep Ecology, par exemple, n'accepterait jamais que la problématique dont il traite soit coiffée de la formule « De l'écologie à l'autonomie ». Peut-être consentirait-il à dire : « De l'autonomie à l'écologie », pour signifier que l'autonomie du sujet, son déconditionnement par rapport à l'aliénation de la société actuelle, l'amène à la question primordiale, qui est celle des rapports entre humains et non-humains. D'ailleurs, cette autonomie ne serait pas prise au sens politique où nous l'entendions, mais plutôt dans un sens spiritualisant de méditation et de détachement.
Donc, dans le contexte du changement de paradigme que l'écologisme tente d'instituer, autour des notions d'interrelations et de solidarité visant à remplacer celle d'individualités séparées, indépendantes et concurrentes, que signifie effectivement être autonome ? La crise écologique et sociale, déjà au seuil de rupture sur certains continents, nous oblige à une ouverture à l'autre. Pour s'ouvrir pleinement à ces questions, l'éthique de l'écologie doit-elle porter sur la constitution d'un sujet autonome ? Bref, comment penser l'autonomie du sujet en dehors du projet cartésien de domination de la nature ?
L'écologie de l'autre homme
L'état des inégalités entre les hommes d'aujourd'hui se passe de commentaires. Mais les inégalités à venir pourraient être d'un ordre plus effrayant encore si un redressement n'est pas rapidement effectué. Le système économique et politique mondial actuel entretient et aggrave, notamment au Tiers Monde, une crise écologique et humaine aux proportions bouleversantes, malgré la banalisation de toute cette misère [217] par notre société de communication où, comme le dit Baudrillard, la pléthore des signes volatilise le sens. Ce qui, dans la vie quotidienne de chacun de nous, évoque cette crise écologique et humaine n'atteint que rarement l'état d'extrême dénuement qui est le sort de populations entières.
L'indifférence face à la crise actuelle et à venir est le sujet de préoccupations plus graves. Certains promoteurs du projet de développement durable font des efforts louables pour faire comprendre aux sociétés industrielles avancées que leur avenir est lié à celui des autres sociétés. Le développement durable sera planétaire ou ne sera pas. Néanmoins, il y a aussi des analystes pour entrevoir un scénario selon lequel nos sociétés industrielles avancées abandonneraient à leur sort les autres sociétés et prendraient des mesures draconiennes pour s'en protéger [8]. À ces initiatives viendraient s'ajouter d'autres mesures, internes celles-là, visant à protéger la partie aisée de la population contre une masse grandissante d'exclus et de laissés-pour-compte. Et n'allons pas croire que le Québec n'a pas déjà ses porte-voix (porte-drapeau et porte-flambeau) pour que soient instaurées de telles mesures.
Parmi les bonnes gens d'aujourd'hui, parmi les éthiciens, les économistes, les écologistes et les nouveaux guides spirituels, il s'en trouve plusieurs pour dire comme Pascal : « Voilà ma place au soleil. C'est là le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. »
Voilà le sujet de réflexion d'un penseur comme Emmanuel Levinas dans sa recherche d'une éthique de notre temps. Citons ce passage où nous voyons le point d'intersection entre l'éthique et l'écologie dans sa pensée :
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- Mais les contradictions qui déchirent le monde raisonnable, issu prétendument de la législation transcendantale, ne ruinent-elles pas l'identité du subjectif ? Qu'une action puisse être embarrassée par la technique destinée à la rendre efficace et aisée ; qu'une science, née pour embrasser le monde, le livre à la désintégration ; qu'une politique et une administration guidées par l'idéal humaniste, maintiennent l'exploitation de l'homme par l'homme et la guerre ce sont là de singulières inversions des projets raisonnables, disqualifiant la causalité humaine et, par là même, la subjectivité transcendantale comprise comme spontanéité et acte. Tout se passe comme si le Moi, identité par excellence, faisait défaut à lui-même, n'arrivait pas à coïncider avec lui-même. (Levinas, 1972, p. 97.)
Une critique radicale. À ma connaissance, l'œuvre entière de Levinas ne contient aucun désaveu aussi catégorique de l'humanisme et de la modernité.
Ce passage donne beaucoup à penser. Levinas y reprend le thème heideggerien de la science technicisée, qui est l'expression de la volonté conquérante (et destructrice) de l'homme sur la nature. Ce thème concerne les problèmes de la quantification et de la réification. Levinas parlera, dans toute son œuvre, de la réduction de l'altérité au même, et c'est à ce propos, comme nous le verrons, qu'il débouche sur ce que Guattari a appelé une « écosophie ».
Autre thème emprunté à Heidegger, celui que la politique conduit à une déresponsabilisation. Il existerait quelque chose comme une détermination essentielle du politique, au sens qu'à l'ère des sciences technicisées, celui-ci ne peut manquer d'être lui aussi calcul et technique. Cette technicisation amène l'individu à se démettre de ses responsabilités. Rappelons le débat chez les Verts allemands à la fin des années soixante-dix, entre les « Réalos » et les « Fundy » ; ces derniers refusaient d'investir la scène politique à partir de ces arguments, inspirés d'Heidegger et de l'école de Francfort.
Pour Levinas, la déconfiture des projets de la Raison (qui est devenue une raison instrumentale) fait surgir la question de la difficulté du moi à coïncider avec lui-même. La philosophie [219] de Descartes, celle de Kant et plus tard celle de Hegel appelaient de leurs vœux cette adéquation du sujet à soi, dont le résultat serait un sujet autonome, producteur de son histoire, ramenant le monde à sa dimension et réduisant toute altérité à un Même issu des lois de sa raison. En fait, pour Levinas, l'échec des projets de la raison traduisent rien de moins que la faillite du projet philosophique d'un « sujet transcendantal ». Ce sujet a nié les altérités que représentaient pour lui la nature et les cultures autres que la sienne, et maintenant il voit les conséquences désastreuses de cette négation. Il devra, sous peine de sombrer plus profondément dans les « contradictions qui déchirent le monde raisonnable », s'ouvrir à ce qui n'est pas réductible au projet de la raison et des sciences technicisées. Pour Levinas, c'est l'éthique révélée par les Écritures. Pour l'écologie, notamment la Deep Ecology, ce sera la sagesse des équilibres que nous pouvons découvrir dans la nature, ainsi que dans certaines cultures, telles celles des autochtones.
Il s'agit donc, pour Levinas, d'inviter à une sortie du Moi, c'est-à-dire de nous déprendre de ce qui nous rive à nous-mêmes, en vue d'aller à la rencontre d'autrui, car cet autrui en appelle de notre responsabilité. Cette responsabilité pour autrui est aux yeux de Levinas infinie et, face à l'échec du projet d'un sujet transcendantal, elle est véritablement ce qui fonde l'individu : « L'unicité du Moi, c'est le fait que personne ne peut répondre à ma place. »
- D'où me vient ce choc quand je passe indifférent sous le regard d'autrui ? La relation avec autrui me met en question, me vide de moi-même en me découvrant des ressources nouvelles. Je ne me savais pas si riche, mais je n'ai plus le droit de rien garder. (Levinas, 1972, p. 50 [9].)
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La rencontre d'autrui révèle des ressources qui sont des responsabilités. Cette non-indifférence face à autrui et la responsabilité qui en découle sont gages de la solidarité humaine.
Souvent, Levinas cite le psaume : « Je suis étranger sur cette terre, ne me cache pas tes commandements. » Il veut ainsi qualifier notre condition, ou plutôt notre « incondition » d'étrangers. Il veut signifier que personne n'est chez soi, à l'abri des contrecoups qui arrivent aux autres. Voulant se détacher de certains aspects de la philosophie d'Heidegger, Levinas se défie de l'exaltation des forces du terroir. Et nous savons qu'en réaction à l'agression de la nature et des communautés humaines par un système de production déréglé, une panique égoïste guette.
Donnons l'exemple du cynisme calculateur d'un Garrett Hardin (1989) qui invite à laisser mourir de faim les Éthiopiens et autres humains en trop sur la terre. Cet écologiste considère la solidarité humaine comme une « impossibilité pure ». Par contre, l'impitoyable sélection naturelle resterait la meilleure façon de réguler une population qu'un sol à bout de ressources ne peut plus nourrir. Or Hardin néglige le fait que la famine dans le monde a des causes anthropiques dont les sociétés nanties portent une part de responsabilité. Cet aveuglement l'amène à propager une vision égoïste et étriquée du « sol nourricier. » Et pourtant, les sociétés riches savent bien que leur sol nourricier est la terre entière, elles qui savent où se procurer le thé et la canne à sucre...
L'éthique de Levinas se présente donc comme une réflexion sur le courage de la subjectivité humaine face à autrui l'humanité entière et, dans un défi de la mort, l'humanité future. Évoquant « l'avenir que donne la mort », Levinas parle d'un temps sans fin, qui n'est pas celui d'une éternité immobile, mais du travail continué, dont l'œuvre encore une fois ne nous appartient pas, mais appartient à nos descendants. On l'aura compris, l'éthique de Levinas est d'une austérité plus sévère et plus lancinante que « l'austérité joyeuse » dont nous a parlé l'écologiste Pierre Dansereau. Elle a en son cœur une expérience du Moi qui est, dans les termes [221] de Levinas, « nausée », celle du moi consommateur et rivé à lui-même, destructeur inconscient des richesses d'autrui. Par ailleurs, de par sa compréhension si négative du politique, l'éthique de Levinas confine au désespoir, car l'entreprise que les écologistes veulent réussir n'a que bien peu de temps devant elle pour se passer du politique. Et comment être responsable devant la Cité des hommes, si ce n'est politiquement ?
C'est pourquoi j'aimerais conclure en suggérant une voie qui semble dépasser l'opposition apparemment inconciliable entre les perspectives politiques de Castoriadis, toujours fondées sur le projet d'un sujet autonome, et celles de Levinas, invitant au dépassement du moi et à la responsabilité pour autrui, sans souci des assises politiques d'une telle responsabilité. Il s'agit du courant de la Deep Ecology représenté par Arne Naess [10]. Naess a tenté d'élargir la conception du Moi, par ses virtualités d'identification aux autres (y incluant les non-humains). Il qualifie cette démarche de « libération heureuse », car le moi réduit à lui-même est justement celui qui est le plus aliéné. Pour Naess, cette libération heureuse passe par la compréhension de nos liens avec ce qui nous entoure, pour que nous puissions enfin agir de façon rationnelle et autonome. Ces possibilités d'identification aux autres et de solidarité, d'autonomie et de responsabilité pourront nous rendre heureux, et ce plus assurément qu'une poursuite d'un niveau de vie exprimé matériellement et restreignant le moi à une dimension étriquée et aliénante.
Ne voulant pas faire de spéculation philosophique sur le thème des « possibilités d'identification », Naess s'inspire de l'expérience des écologistes de terrain, qu'il croit partagée par un nombre grandissant de ses contemporains, et des luttes politiques qu'ils ont entreprises souvent avec la participation des populations. Ainsi est dépassée, selon moi, l'opposition [222] entre les thématiques riches et engagées de Castoriadis et de Levinas, opposition que j'ai, il faut le dire, bien schématiquement présentées ici.
RÉFÉRENCES
Attali, Jacques (1990). Ligne d'horizon, Paris, Fayard.
Boulais C. et Y. Vaillancourt (1991). « L'analyse superficielle des anti-écolos ». Le Devoir, 26 juin.
Castoriadis, Cornélius et Daniel Cohn-Bendit (1981). De l'écologie à l'autonomie, Paris, Seuil.
Guattari, Félix (1989). Les trois écologies, Paris, Galilée.
Hardin, Garrett (1988). « Discriminating Altruisms », Deep Ecology, Calif., Avant Gooks.
Levinas, Emmanuel (1972). Humanisme de l'autre homme, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana.
[1] Voir particulièrement son article de 1990.
[2] Un des éléments clés du projet d'autonomie, sur le plan de l'organisation sociale, est la révocabilité des élus. Bien que, théoriquement, nos représentants soient révocables, tout le système institutionnel concourt à en faire des représentants permanents, d'où leur « autonomisation » par rapport à leurs commettants. Castoriadis rappelle que la révocabilité et la rotation des délégués caractérisent les institutions démocratiques grecques durant leur période de bon fonctionnement, tandis que leur supplantation par les conseils occultes et cooptés annoncent bien sûr leur décadence.
[3] On peut prendre comme exemple le cas actuel de l'incinérateur envisagé dans l'est de Montréal, contre lequel se mobilisent plusieurs groupes populaires.
[4] Il y a l'exemple du barrage projeté sur l'Ashuapmushuan au Lac-Saint-Jean, contre lequel un regroupement a obtenu plus de 15 000 signatures.
[5] Pensons à la simplicité, mêlée de rouerie, du gouvernement du Québec qui voulait diviser les études d'impact du projet Grande-Baleine, en étudiant d'abord et séparément ceux de la route, alors que celle-ci ne trouve évidemment sa justification qu'avec la réalisation du projet. La construction rapide de la route, à un coût de plusieurs centaines de millions, aurait ensuite accru la pression pour aller de l'avant avec les barrages. Cette stratégie irrationnelle du point de vue de l'évaluation environnementale a soulevé un tollé qui a forcé le gouvernement à tenir des audiences publiques sur l'ensemble du projet.
[6] L'actuel débat sur le mandat du BAPE (Bureau d'audiences publiques sur l'environnement) porte là-dessus. Lorsque le BAPE s'est cru autorisé, dans son rapport sur le projet Soligaz, à questionner la pertinence d'investir dans la pétrochimie, et ce dans un contexte de développement durable (ce qui semble être le mandat confié au BAPE par le ministère de l'Environnement), on a assisté à une levée de boucliers de la part de la classe politique, de l'industrie et des syndicats. Selon eux, le BAPE aurait outrepassé son mandat. Seules les conséquences environnementales du projet le concerneraient, et non les retombées économiques par rapport à celles d'une usine de recyclage de plastique, par exemple. Tout débat de fond sur les politiques économiques du développement durable fut ainsi esquivé et le BAPE fut mis devant le fait accompli : étudier Soligaz et rien d'autre ! Voir à ce sujet Boulais et Vaillancourt (1991).
[7] Ce qui serait toutefois la meilleure des hypothèses.
[8] « Pendant ce temps, la périphérie grondera. Aux yeux de milliards d'hommes en Afrique, en Amérique latine, en Inde et en Chine, rien n'aura été changé à leur misère. Les cours des matières premières continueront à s'effondrer. Les marchés des espaces dominants resteront fermés à leurs produits. Dans un désespoir révolté, ils assisteront au spectacle de la richesse des autres. Beaucoup tenteront de quitter ces lieux de misère pour aller vivre et travailler dans les espaces dominants. Ceux-ci se barricaderont, réserves closes, assiégées, aveugles au sort du reste du monde. » (Jacques Attali, 1990.)
[9] « Je ne me savais pas si riche. » L'écologie nous apprend en effet que nous sommes riches de la richesse (menacée) des autres, et pauvres de leur pauvreté. Nous sommes riches de la forêt tropicale, de ses ressources en biodiversité et de ses capacités de photosynthèse. Mais nous en sommes pauvres, comme les paysans et indigènes réprimés, lorsqu'elle recule pour faire place aux terres de pâturage alimentant nos fast-foods. Nous ne savons pas distinguer les vraies richesses des faux biens.
[10] Philosophe norvégien qui a lancé le terme de Deep Ecology en 1973, traduction que j'ai présentée dans « Le superficiel et le profond », dans la revue Médium d'avril 1991. Naess a élaboré un panthéisme inspiré de Spinoza, de Gandhi et de l'écologisme de terrain.
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