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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Robert VANDYCKE, “La formation des droits dans une société démocratique.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyne Lamoureux, Droits, liberté, démocratie. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1989, pp. 159-174. Montréal: ACFAS, 1991. Les cahiers scientifiques, no 75, 308 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[159]

La formation des droits
dans une société démocratique
.”

Par Robert VANDYCKE
Sociologie, Université de Montréal

Nous réfléchirons, dans cet exposé, sur l’institutionnalisation de droits nouveaux et sur le rôle des mouvements sociaux dans le récent contexte juridico-politique engendré par la constitutionnalisation de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. Quelle serait la portée de cette Charte au point de vue de la consécration de certains droits émergeant avec l'évolution de la société, comme les droits des femmes, ou encore le droit à un environnement sain, etc. ? La question mérite, d'être posée. Il ne faudrait pas pour autant négliger des droits de formation plus ancienne, pour lesquels la constitutionnalisation d'une charte, à l'intérieur de laquelle certains ne figurent pas, peut avoir des conséquences importantes : nous pensons aux droits économiques, sociaux et culturels, voire aux droits des peuples, qui jouissent d'une consécration internationale comme droits fondamentaux.

La Charte de 1982 introduit de nouvelles règles du jeu, devant lesquelles on peut adopter deux attitudes opposées. Dans une première optique, les tribunaux constituent désormais une sorte d'instance ultime (si l'on omet la clause de dérogation, d'ailleurs peu appréciée) permettant d'invalider des lois ou règlements qui seraient jugés restreindre indûment les grands principes énoncés dans la Charte. Les droits de la majorité sont, de la sorte, encadrés. Comme ces droits et libertés reçoivent dans la constitution une formulation trop générale pour être précise, et que leur signification tend à être interprétée de façon très large par la Cour, un champ presque infini s'ouvre à la contestation judiciaire, soit directe, soit indirecte lorsqu'une organisation apporte son soutien à un individu qui s'estime lésé dans ses droits. La stratégie de la judiciarisation des droits consiste donc à contester une mesure législative ou gouvernementale au nom d'un droit garanti par la Charte. Ainsi ont procédé, avec beaucoup de succès, les groupes de pression anglo-québécois, notamment en matière de langue d'affichage commercial.

Dans une seconde optique, le contrôle étendu de la constitutionnalité des lois par le judiciaire vient renforcer les pouvoirs d'un organe de l'État sur lequel les moyens traditionnels de pression et d'influence, y inclus la menace d'un désaveu électoral, ne jouent pas. Si la démocratisation de l'État a consisté à mettre celui-ci en prise sur la société et sur l'évolution des idées et des aspirations en son sein, on peut donc craindre que le nouveau pouvoir du judiciaire ne fasse écran entre l'État et le citoyen. Dans cette perspective, la Charte, loin d'apparaître comme un instrument de plus pour faire respecter ou [160] consacrer des droits, est envisagée comme un obstacle supplémentaire, le Parlement étant finalement plus sensible que le judiciaire aux demandes sociales.

Toute tentative de départager ces deux points de vue passe par un examen tant de l'idéologie sous-jacente à la Charte que des orientations des juges de la Cour suprême dans leur interprétation du texte constitutionnel. Cette analyse devrait permettre d'apprécier aussi la portée de la modification constitutionnelle de 1982 sur le fonctionnement de nos institutions politiques et sur les rapports entre l'État et les acteurs sociaux. Mais d'emblée, on peut difficilement nier, nous semble-t-il, que, plus que jamais, le judiciaire crée du droit. Car le contrôle de la constitutionnalité des lois et des règlements n'a pas pour seul effet d'invalider ou de confirmer des mesures législatives ou gouvernementales, au nom d'un texte au contenu concret largement indéterminé. En rejetant certaines options, la Cour en instaure nécessairement d'autres, plus ou moins précises.

Ainsi en admettant la raisonnabilité d'une nette prédominance du français dans l'affichage commercial et en rejetant toute forme d'unilinguisme, les juges établissent une norme cadre, une balise à l'intérieur de laquelle le Parlement est légitimé d'agir. Ou bien encore, en considérant certains termes d'une alternative comme inconstitutionnels, les tribunaux institutionnalisent en fait la ou les possibilités restantes : par exemple, un "résident permanent" a désormais le droit de devenir membre du Barreau d'une province canadienne s'il a les diplômes et la compétence requise puisqu'une disposition à l'effet contraire a été invalidée [1]. Bref il y a création de droit par la Cour suprême, d'où l'importance de s'interroger sur les implications que cela comporte pour les mouvements sociaux.

En effet les chartes et autres déclarations de droits et libertés contiennent moins des normes juridiques, au sens strict du terme, que des valeurs et des arguments utilisables dans le débat incessant sur les droits et leurs aménagements concrets. En la matière les juges n'appliquent pas des règles de droit qui jouiraient d'une certaine existence indépendante de leurs évaluations subjectives et de leurs préférences idéologiques. Ils créent des normes en combinant des principes et en donnant à ceux-ci une plus ou moins grande extension.

[161]

1. FONDEMENTS IDÉOLOGIQUES
DE LA CHARTE


Il peut sembler étonnant d'envisager un texte relatif aux libertés et aux droits fondamentaux sous l'angle de l'idéologie qui le sous-tend. C'est pourtant ce qu'il faut faire, non seulement parce qu'il est difficile de ne pas se rappeler celui qui fut son artisan, ses visées politiques et la manière peu élégante dont il procéda, mais aussi parce que la Charte opère un certain nombre de choix parmi les droits considérés comme faisant partie des droits de la personne. Passons rapidement sur le fait que la Charte inclut des droits qui n'ont rien de fondamental aux yeux de la communauté internationale mais qui bénéficient néanmoins d'un effet de halo, en raison de leur voisinage dans le texte constitutionnel avec des droits humains consacrés. Evitons aussi de nous attarder sur les dispositions de l'article 23, relatif à l'enseignement dans la langue de la minorité, et dont l'objectif est clairement comme l'ont reconnu les juges de la Cour suprême de faire échec au législateur québécois (loi 101). Cela laissé de côté, de même que bien d'autres choses dont nous avons parlé ailleurs [2], il reste que la Charte opère un tri parmi les droits fondamentaux. De façon générale, les droits garantis sont essentiellement des droits-limites, ceux qui ménagent une zone d'autonomie pour les individus, à l'abri du pouvoir de l'État. A côté de ces droits civils et politiques, la Charte accorde cependant aussi beaucoup de place aux droits linguistiques : le principe de l'égalité des langues française et anglaise au Parlement et au gouvernement canadiens y est posé, de même que la liberté de choix de l’une ou l'autre de ces langues dans des institutions de l'État central ou dans les rapports des citoyens avec elles. Enfin il faut mentionner l'article 15, qui porte sur les droits à l'égalité, et dont on reparlera plus loin parce qu'il concerne très directement notre propos.

Parmi les droits qui sont ignorés par la Charte, et qui ne bénéficient pas par conséquent de la garantie constitutionnelle, figurent les droits économiques, sociaux et culturels. Historiquement, ceux-ci se sont ajoutés aux droits-limites, à la suite des pressions du mouvement ouvrier notamment, et ils ne traduisent pas la même méfiance à l'égard de l'intervention étatique, qu’ils postulent au contraire. De tels droits, comme le droit au travail, au logement, à la santé, etc... supposent un État actif, ouvert aux demandes sociales, et tendent à réaliser un certain équilibre entre elles, sur la base d'un consensus plus ou moins stable [3]. Par ailleurs la Charte ignore les droits de la personne de la troisième génération (droit à la paix, à l'environnement sain, etc...) et, si elle évoque bien les peuples [162] autochtones et leurs différents droits spécifiques, dans l’article 25, elle ne fait aucunement allusion aux droits du peuple québécois, sous quelque forme que ce soit [4]. Bref, dans sa conception même, la Charte relève d'une philosophie propre, qui la particularise jusqu'à un certain point, spécialement en ce qui concerne l'absence des droits sociaux. Comment peut-on justifier le caractère tronqué de la Charte ?

II. JUSTIFICATION DE L'OMISSION
DES DROITS-CRÉANCES


Deux types d'arguments nous paraissent pouvoir être invoqués pour justifier l'absence des droits-créances dans la Charte. On peut soutenir d'abord que le contrôle judiciaire s'accommode mieux des droits-limites, puisque ceux-ci consistent en une interdiction d'intervention, au lieu de reposer sur des compromis politiques plus ou moins stables. On peut défendre l'idée, ensuite, que les droits et libertés proclamés dans les premières déclarations sont la base même sur laquelle se sont édifiés tous les autres, qu'à ce titre ils sont plus fondamentaux, et qu'ils forment d'ailleurs un ensemble cohérent dont l'harmonie serait troublée par l'inclusion des droits postérieurs. Or de tels arguments paraissent contestables, comme on essaiera de le montrer, et ils aboutissent à des conclusions auxquelles beaucoup refuseront de souscrire.

A. L'argument de la pertinence
du contrôle judiciaire


Des droits progressifs, analogues aux droits sociaux, il en existe dans la Charte, et ils requièrent une intervention active de l'État pour être exercés : c'est le cas des droits linguistiques, et notamment de l'article 23 qui reconnaît aux minorités de langue officielle le droit à l'enseignement "dans des établissements d'enseignement (...) financés sur les fonds publics", du moins là où le nombre le justifie (al. 23  [5] a) et b). Et cette intervention sera d'autant plus essentielle que de tels établissements sont loin d'exister toujours, en dehors du Québec. Par ailleurs, dans son article 15, qui énonce les droits à l’égalité, la Charte légitime le principe d'une intervention active de l'État en faveur de groupes défavorisés en raison de leur âge, sexe, race, handicap, etc. ..., soit par rétablissement d'un traitement différent dans la loi, soit même par des programmes d'accès à l'égalité.

[163]

De ce point de vue, il ne semble pas y avoir d'obstacle infranchissable à la présence de droits économiques et sociaux dans la Charte canadienne. Tout au plus les juges pourraient-ils observer une certaine retenue dans l'interprétation de ces droits, comme ils ont parfois jugé utile de le faire à propos des droits linguistiques, afin de ne pas se substituer au législateur. Les juges établissent ainsi une distinction parmi les droits et libertés garantis par la Charte : il y aurait, d'une part, les droits (linguistiques) qui reposent sur un compromis politique et, d'autre part, les libertés plus générales, qui se fondent sur des principes et qui doivent souvent être interprétées par les tribunaux en raison de leur formulation peu précise. Une interprétation qui sera "large et libérale" dans ce dernier cas, tandis que la prudence prévaudra, en principe du moins [6], pour les droits plus "politiques". Cette différence de statut que les juges réservent aux droits et libertés trouve une certaine base dans la Charte elle-même, mais comme inversée : les parlements n'ont pas le droit d'invoquer la clause de dérogation, prévue à l'article 33, pour les droits les plus "politiques” alors qu’ils peuvent le faire en ce qui concerne les grands principes [7]. Bref on peut conclure que non seulement l'inclusion de droits économiques et sociaux était possible dans la Charte, mais encore qu'il n'est pas impossible, en théorie, de leur conférer une garantie juridique maximale.

On peut aussi relever en passant la hiérarchisation des droits qui s'effectue par l'interprétation judiciaire de la Charte et le contenu même de cette dernière. Au sommet de la pyramide figurent les droits individuels, ces grands principes qui justifient une interprétation large des tribunaux. Viennent ensuite des droits garantis, mais qui sont fondés sur un compromis politique. Enfin des droits qui ne sont pas, aux yeux du constituant, fondamentaux ou qui, en tout cas, ne bénéficient pas de la protection constitutionnelle. Ce sont des créations de la loi, qui mettent en jeu un équilibre entre des intérêts opposés, dans un domaine qui exige une compétence spéciale : tel est le cas du droit à la négociation collective et à la grève [8].

[164]

B. Pertinence de la distinction
entre droits-limites et droits-créances


On peut se demander jusqu'à quel point la distinction traditionnelle entre les grandes libertés classiques et les droits économiques et sociaux conserve vraiment toute sa pertinence, au point de vue de l'abstention requise de l'État ou au contraire de son intervention active en fonction de ses ressources. Il convient d'envisager la question dans ce qu'on désignera comme une société de masse : présence importante de grandes organisations économiques, politiques et sociales, population soumise de façon continue aux messages des grands médias, interventionnisme étatique poussant ses ramifications jusqu'aux activités quotidiennes des citoyens [9]. Que deviennent dans ce cadre, une liberté comme celle de la presse et celles d'opinion et d'expression auxquelles elle se rattache, toutes deux garanties par l'article 2 de la Charte ? Dans l'esprit des grandes libertés classiques, on aura tendance à mettre l'accent sur l'absence de censure, et en particulier sur la non-intervention de l'État. Quelle est la pertinence de cette problématique, lorsque l'on considère le développement technologique et les ressources matérielles considérables nécessaires à la création ou même au maintien de ces médias ? Qu'arrive-t-il lorsque hommes d'affaires et commerçants boudent un journal qui s'écarte trop, à leurs yeux, de l'orthodoxie économique, sociale et politique, et lui refusent une source de financement aussi essentielle que la publicité ?

L’absence d'une presse diversifiée aux points de vue politique, social et économique, a des répercussions sur la formation de l'opinion publique, sur les sondages (qui eux-mêmes dépendent des opinions et les influencent à la fois) et sur la profondeur du débat politique. Face à la concentration de la presse aux mains de quelques magnats, la réaction au Québec a souvent été de considérer que, tant qu'il y avait une pluralité d'organes et de propriétaires, la liberté n'était pas menacée. Or s'il existe sans doute certaines divergences entre ces grands patrons, et si les journalistes jouissent d'une autonomie dans la façon dont ils couvrent l'événement, il reste que les idéologies, qui se manifestent particulièrement dans les éditoriaux, chroniques, titres, place et importance accordée à tel ou tel phénomène, ne sont nullement représentatives de tous les grands courants qui parcourent nos sociétés. Et la convergence et la répétition du message finissent par produire un effet de propagande à partir de ce qui n’est au départ que relation d'événement, traitement et analyse de celui- ci dans une optique particulière. De plus, comme les éditorialistes sont souvent invités à débattre d'un problème à la télévision, le phénomène tend à faire boule de neige.

Bref, vu les modes de financement de la presse, il semble bien que ni la pensée social-démocrate, ni le mouvement souverainiste, ni a fortiori les [165] groupes minoritaires prônant des "droits nouveaux", ne pourront jamais lutter à armes égales sur un marché de la presse purement concurrentiel. Dès lors l'analyse et l'interprétation, qui donnent son sens à l'événement, sont abandonnées à l'adversaire, même s'il existe quelques soupapes bien fragiles dans la presse, comme les rubriques "Opinions" ou les lettres de lecteurs, voire quelques chroniques.

On peut donc se demander si, dans nos sociétés, l'abstention systématique de l'État est toujours la meilleure façon de garantir les libertés et notamment lesdits droits-limites. Car un raisonnement assez analogue peut être tenu en ce qui concerne le droit d'association qui, tout comme les libertés d'opinion, d'expression et celle de la presse, touche directement à l'émergence de nouveaux droits. Evidemment l'intervention de l'État dans tous ces domaines reste une affaire extrêmement délicate, notamment au plan du choix des moyens, et sujette à la vigilance des citoyens. Cependant il existe déjà certains exemples d'intervention étatique dans ces domaines et ils n'ont pas eu pour effet de réduire les libertés individuelles, bien au contraire. On peut citer la radio et la télévision publique, de même que le remboursement de certains frais au candidat ayant obtenu un certain pourcentage de voix aux élections législatives du Québec [10], ou encore les subventions à l'expression artistique.

À l'inverse, des garanties trop strictes accordées à des libertés entendues dans leur acceptation la plus large peuvent nuire à l'autonomie réelle des individus, par l’utilisation qu'en font certains groupes privés : publicité destinée aux enfants à la télévision, émissions pour les jeunes empreintes de violence, méthodes de recrutement et de contrôle employées par certaines sectes sous le couvert de religion, etc. ... Comme on le verra plus loin, il n'est pas certain que l'article premier de la Charte apporte une réponse satisfaisante à ce problème, par les restrictions raisonnables qu'il permet d'apporter aux droits individuels.

III. JUSTIFICATION FONDÉE
SUR LA PRIMAUTÉ DES LIBERTÉS CLASSIQUES


À côté des arguments plutôt techniques invoqués précédemment, il est possible de proposer une vision plus philosophique de la primauté des libertés individuelles. Certaines réflexions de Claude Lefort semblent aller dans ce sens. Bien qu'il reconnaisse la continuité entre les libertés proclamées à la fin du XVIIIe et les droits reconnus ultérieurement, il considère en effet que sur les premières repose tout l'édifice démocratique : leur perte entraînerait un dommage irréparable. Par contre la lésion ne serait pas mortelle, selon lui, lorsque les droits sociaux ne sont pas reconnus, car les conditions de la [166] protestation demeurent (droits de parole et d'association en particulier) et le tissu démocratique peut se refaire [11].

Cette vision trouve une certaine confirmation dans l'histoire de nos sociétés. Rien ne prouve cependant que la reconnaissance de droits économiques et sociaux ne débouche pas à terme, elle aussi, sur la création d'un nouvel espace public, sur le droit d'avoir des droits et sur un débat sur ces derniers. Bref sur un élargissement et un approfondissement des droits initiaux. L'expérience soviétique sera, à cet égard, intéressante à suivre. Par ailleurs on se rappellera que, dans les sociétés libérales, le droit d'association et le suffrage universel, sur lesquels Lefort appuie son argumentation, ont connu bien des avatars avant de s'imposer pleinement.

Enfin on voit mal pourquoi il nous faudrait privilégier une liberté comme celle d'expression, en particulier dans sa dimension commerciale ou publicitaire, par rapport à des droits aussi vitaux que ceux qui concernent la santé ou le travail. S'il existe une hiérarchie à établir entre les droits, ce n'est pas sur cette base qu'on pourra l'asseoir et réaliser un consensus. De toute façon ne convient-il pas, le plus souvent, d'établir des compromis entre différents droits et libertés, plutôt que d'assurer la supériorité des uns sur les autres et d'opérer des choix en conséquence ?

IV. CONSÉQUENCE
DE LA CHARTE CONSTITUTIONNELLE
POUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX


L'inscription de certains droits de la personne dans la Charte au détriment des autres repose donc sur un choix politique. On peut d'ailleurs observer que la Charte québécoise des droits et libertés comprend un certain nombre de droits économiques et sociaux. Quelles conséquences le fait de réserver la garantie constitutionnelle à une certaine catégorie de droits a-t-il pour les autres, qu'ils appartiennent aux droits de la personne ou non, qu'il s'agisse de droits établis ou en émergence ? L'article premier de la Charte pose le principe suivant : les droits garantis ”(...) ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique". La Cour suprême a précisé ces critères dans l'arrêt R.C. Edwards Books and Art Ltd (1986, 2R.C.S. : 768-769). Sans entrer dans les détails techniques, on retiendra, d'une part, que l'objectif poursuivi par le législateur doit être [167] suffisamment important pour justifier les mesures restrictives et qu'il doit répondre à des préoccupations urgentes. Il faut, d'autre part, que ces limitations apportées aux droits garantis par la Charte soient proportionnelles ; c'est-à-dire que non seulement elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif poursuivi, mais aussi qu'elles doivent porter le moins possible atteinte aux droits garantis, et que les effets sur ces derniers ne doivent pas être tels qu'ils l'emportent sur les mérites de l'objectif du législateur.

Telles sont les conditions strictes que le gouvernement qui a adopté des mesures restrictives à un droit garanti en vue de réaliser un objectif légitime aura à démontrer qu'elles sont bien remplies. Ces critères établis par la Cour suprême accentuent la nette différence de statut entre les droits constitutionnels et les autres, et laissent finalement à ces derniers assez peu de chances d'être reconnus, dès lors qu’ils entrent en tension contradictoire avec les libertés classiques ; ce qui sera sans doute souvent le cas, notamment lorsque l'État aura à intervenir activement pour promouvoir des droits, sociaux ou autres. La Cour suprême a affirmé, par ailleurs, que la nature du critère de proportionnalité pouvait varier en fonction des circonstances, qu'elle avait pris soin d'éviter des normes strictes et rigides (Ford C. Québec, Procureur général, 1988, A.C.S. no 88 :34). En théorie donc, plus le droit atteint sera important, plus les critères de proportionnalité seront exigeants ; cela n’a cependant pas empêché la Cour d'appliquer un critère extrêmement rigoureux (celui de la nécessité) dans son évaluation des restrictions apportées par la loi 101 à la liberté linguistique dans l'affichage commercial.

Bref la porte par laquelle les droits non garantis peuvent recevoir la consécration même s'ils touchent à une liberté protégée est étroite ; elle est aussi gardée par des juges qui peuvent l’obstruer ou la dégager en fonction de préférences idéologiques inévitables. C'est en fonction de ces dernières et du rapport de force politique que doivent être évaluées, en dernière analyse, les chances des droits non garantis d'être confirmés dans leur existence par les tribunaux. Cependant, quel que soit le contexte idéologique et politique, il ne faut pas perdre de vue que les adversaires des droits exclus de la Charte partent avec un avantage certain devant les tribunaux, dès lors qu'ils s'appuient sur un des droits protégés et invoquent les restrictions qu'il subit. Parmi les droits constitutionnels, il en est cependant qui paraissent susceptibles d'être utilisés par les mouvements sociaux : les droits à l'égalité, prévus à l’article 15.

V- LES DROITS À L'ÉGALITÉ

Dans quelle mesure l'article 15 de la Charte, et les droits à l’égalité qu'il énonce, échappent-ils à la conception individualiste qui sous-tend la Charte ? Quelles sont les catégories d'individus qui sont le plus susceptibles de se prévaloir de ses dispositions ?

[168]

Le concept d'égalité comporte des sens différents et il est bien certain que l'égalité telle qu'elle est conçue dans le Code civil, qui opère le moins de distinctions possibles dans la loi, est très différente de celle qui s'est développée plus tard et qui trouve sa manifestation dans les diverses branches spécialisées de droit (législation sociale, droit du travail, droit commercial, etc. ...). Dans un État-providence, en effet, la loi ne postule pas l'égalité a priori ; au contraire, elle la vise comme résultat, entre des catégories d'acteurs plutôt qu'entre des individus abstraits, à partir d'une recherche d'équilibre entre les intérêts et d'un consensus social. La classification et la distinction deviennent la règle, l'égalité s'effectue par la loi.

Le texte de la Charte n'échappe pas à cette ambiguïté et sa formulation n'ajoute pas à la clarté. Dans son arrêt du 2 février 1989, Andrews C. Law Society of British Columbia, la Cour suprême a cherché à préciser le sens qu'elle entendait donner à l'article 15.

Sommairement dit [12], le Tribunal considère que le législateur doit, pour être efficace, traiter de façon différente des individus ou des groupes différents, car un traitement identique peut souvent engendrer de graves inégalités et nuire au respect des différences, qui est l'essence d'une véritable égalité. Comme l'ont noté les juges, le paragraphe 15(2) de la Charte, qui ouvre la porte à certains programmes d'action positive, va dans ce sens.

Se pose dès lors la question du critère qui permettra de reconnaître les distinctions légitimes de celles qui contreviennent au principe de l'égalité. A ce titre la Cour estime que s'il convient de traiter semblablement des individus qui sont dans une situation semblable, il faut aussi considérer le contenu et l'objet de la loi, de même que les effets de celle-ci sur les différentes catégories d'individus, ceux qu'elle vise et les autres.

Aux termes du paragraphe 15(1), les droits à l'égalité doivent exister indépendamment de toute discrimination. Celle-ci consiste selon les juges en une distinction, intentionnelle ou non, fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe plutôt que sur des critères plus pertinents, comme le seront souvent le mérite ou la capacité, étant entendu que cette distinction entraîne, pour l'individu ou le groupe, des inconvénients ou des désavantages. L'article 15(1) énumère de façon non limitative les motifs les plus courants de discrimination : race, origine nationale ou ethnique, couleur, religion, sexe, âge, déficiences mentales ou physiques ; il s'agit donc de catégories d'individus présentant des caractéristiques personnelles repérables et qui sont relativement défavorisées sur les plans [169] social, politique et juridique, bref des minorités au sens sociologique du terme, (lequel renvoie au rapport au pouvoir).

Des individus présentant de telles caractéristiques et qui seraient discriminés soit directement dans la loi, soit indirectement par les effets de cette loi sur leur groupe, pourraient donc recourir aux tribunaux. Une fois l'atteinte au droit à l'égalité établie, le gouvernement mis en cause devrait recourir à l'article premier pour tenter de prouver que son objectif est légitime et que la distinction opérée est conforme au critère de la raisonnabilité : c'est ainsi qu'une disposition législative écartant les non citoyens du Barreau a été jugée discriminatoire parce que fondée sur des différences personnelles non pertinentes, dans l'affaire Andrews, déjà citée.

VI. UNE STRATÉGIE JUDICIAIRE
POUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX ?


Le principe de l'égalité est d'un maniement très délicat et, plus que tout autre, il confère à ses interprètes un pouvoir discrétionnaire étendu. C'est pourquoi les juges américains manifestent beaucoup de réticence à recourir à cet argument contre le législateur. Dans la conjoncture d'activisme judiciaire que nous traversons, aucune hypothèse n’est à exclure et l’on sait que la discrimination indirecte a été récemment un motif invoqué à l'encontre des dispositions de la loi 101 sur la langue dans l'affichage commercial, au profit de la "minorité" anglaise du Québec. Une minorité s'estimant discriminée par la loi pourrait donc choisir d'adopter une stratégie judiciaire, malgré la longueur et le coût des procédures. Et il n'est pas impensable que, dans certains cas, ce soit une stratégie payante, notamment pour tout ce qui touche au pluralisme culturel [13], le multiculturalisme constituant une règle d'interprétation de la Charte (article 27).

Pour le reste, à part peut-être la question autochtone qui est évoquée à l'article 25, le texte constitutionnel offre peu de prise à la stratégie de consécration de droits nouveaux par le judiciaire. Les syndicats, qui ont tenté de rattacher les droits à la négociation collective et à la grève, à la liberté d'association et à la garantie dont jouit cette dernière, se sont heurtés à une fin de non-recevoir : ce ne sont pas des droits fondamentaux, mais des créations de la loi.

On peut d’ailleurs se demander s'il est bien avisé pour un mouvement social de s'en remettre à l’appréciation des juges et de judiciariser des conflits dont la nature est essentiellement politique. Il n'est en tout cas pas difficile [170] d'imaginer l'intérêt qu'une telle stratégie représente pour les détenteurs du pouvoir : des demandes sociales, parfois difficiles à gérer, sont canalisées dans des voies institutionnelles rassurantes et à l'abri des pressions populaires, avec toute la perte de contenu qui affecte une visée globale lorsqu'elle est posée et morcelée en termes juridiques. Le mouvement tend alors à se réduire à un groupe de pression aux objectifs bien définis.

D'un point de vue plus défensif, la Charte peut avoir un certain rôle, dans l'hypothèse où un gouvernement s'attaquerait à des organisations reliées à un mouvement social. La garantie constitutionnelle attachée à la liberté d'association et d'expression pourrait, en effet, servir de rempart, à condition que les restrictions n'apparaissent pas raisonnables aux juges, selon l'article premier. En dernier ressort, le gouvernement conserve cependant la capacité de faire invoquer la clause de dérogation, avec tout le risque de discrédit que comporte son utilisation.

À l'inverse certaines politiques de l'État visant à la reconnaissance et à la promotion de droits nouveaux pourraient être contestées avec succès devant les tribunaux par des groupes conservateurs. Hypothèse qui nous ramène, comme les précédentes, à l'esprit de la Charte et à l'idéologie du judiciaire.

VII- L'IDÉOLOGIE DE LA COUR SUPRÊME

En s’appuyant sur quelques causes récentes, particulièrement celles relatives aux droits linguistiques ou encore à des droits sociaux, on peut tenter de dégager le point de consensus chez les juges, ainsi que les conceptions socio-politiques sur lesquelles ils manifestent des divergences.

Le consensus porte sur la nécessité d'envisager les grandes libertés de la Charte de la façon la plus large, ce qui entraîne automatiquement un contrôle de la constitutionnalité étendu et un pouvoir judiciaire considérable dans notre système politique. Trois tendances apparaissent à l'intérieur de cette conception. L'orientation majoritaire manifeste sa philosophie individualiste et sa méfiance envers l'État sous le couvert d'arguments à caractère plutôt technique, recourt volontiers à des paramètres procéduraux (comme sur la question de l'avortement) ; au sein de cette tendance, on préconise volontiers la retenue dans le domaine linguistique (avec des exceptions notables) et on exclut les droits de négociation collective et de grève de la catégorie des droits fondamentaux.

Une tendance minoritaire, très voisine de la première et avec laquelle elle fait souvent cause commune, considère elle aussi la société comme une collection d'individus, certains d'entre eux présentant des caractéristiques personnelles qui les constituent en catégories à protéger. Ce qui distingue ce courant du premier, c'est qu'il affiche très ouvertement sa philosophie [171] individualiste : la liberté d'association, par exemple, appartient à l'individu et ne confère aucun droit indépendant au groupe.

Le deuxième groupe minoritaire s'écarte sensiblement de la vision des autres juges. L'activisme judiciaire y est poussé à son extrême, ce qui a au moins le mérite de la cohérence. L'ouverture au social est réelle, notamment en ce qui concerne le droit de grève. L'avortement est considéré sous l'angle de la non-pertinence de la procédure prescrite par le Code criminel, mais aussi du point de vue de l'ingérence externe à l'égard du corps de la femme, ou du droit à l'autonomie personnelle en cette matière privée.

Ces tendances ne sont pas cristallisées au point qu'un juge ne puisse, à l'occasion, passer d'un camp à un autre, mais elles nous semblent manifester une certaine constance dans le temps. Cependant ces divergences ne doivent pas faire oublier la marque de la Cour comme entité, soit son activisme dans la protection des droits-limites énoncés dans la Charte qui se manifeste par l'interprétation large de ces libertés et par une très grande exigence en ce qui concerne le test de la raisonnabilité. C'est à tel point que les restrictions apportées par l'État québécois à la publicité adressée aux enfants à la télévision ont été jugées inacceptables par la Cour d'appel du Québec, au nom de la liberté d'expression, avant de passer de justesse le test de la raisonnabilité, par trois juges sur cinq, devant la Cour suprême.

On mesure ici la méfiance des juges face à tout ce qui est intervention étatique, même libératrice et orientée vers l'autonomie de l'individu, et on entrevoit leur conception des libertés fondamentales, lesquelles comprennent désormais la publicité. La Charte et l'interprétation qu'en font les juges présentent de la liberté une vision essentiellement négative -- le moins d'intervention possible - et toute orientée contre l'État. Les juges sont les gardiens d'une forteresse assiégée par l'État, fût-il démocratique. Il semble qu'une fois celui-ci écarté, plus rien ne s'oppose à la liberté de choix parmi les alternatives proposées par la société. L'individu est réputé autonome a priori, la forteresse ne peut être vide.

VIII. LIMITES DE L'IDÉOLOGIE ANTI-ÉTATIQUE

On peut facilement admettre que l'État-providence a en même temps qu’il établissait certaines conditions nécessaires ou favorables à l'exercice effectif des libertés, accru les réglementations et jusqu'à un certain point les surveillances qu'elles entraînent souvent. Les visites chez les assistés sociaux, et les abus auxquels elles semblent avoir donné lieu, en offrent un exemple frappant. Par ailleurs les lenteurs, l'irresponsabilité et parfois l'arbitraire des décisions bureaucratiques ont contribué à l'idéologie antiétatique et à la mode de la déréglementation. Cependant dans les démocraties modernes, avec l'énorme concentration de moyens techniques et économiques aux mains [172] d'intérêts privés, il existe bien d'autres pouvoirs que l'État, et bien d'autres moyens de contrôle social que celui de ses lois et règlements visés par la Charte.

De par son contenu la Charte constitutionnelle désigne un danger auquel le judiciaire est censé barrer la route : le pouvoir de la majorité dans les parlements, l'autonomie relative des gouvernements et des organes exerçant des pouvoirs délégués, l'emprise de l'administration. Il y a là des risques d'abus qui ne sont pas illusoires, même si on laisse de côté l'épouvantail des régimes totalitaires (contre l'émergence desquels le pouvoir judiciaire serait sans doute bien impuissant).

Pourtant il est clair que dans nos sociétés l'État promeut sans doute au moins autant les droits qu'il ne les menace : protection du consommateur contre le pouvoir des commerçants et garagistes, aide juridique aux plus démunis, partage des biens en cas de divorce, protection des francophones dans leur identité, démocratisation des procédures des organismes professionnels, etc. ... Toutes mesures imparfaites et progressives, mais qui nous permettent de mieux saisir l'enjeu : réduire le rôle de l'État, c'est aussi -- et peut-être avant tout - - s'en prendre à sa fonction sociale. De plus il est loin d'être assuré que les libertés en sortent toujours indemnes.

La stratégie antiétatique menée au nom des libertés individuelles repose en fait sur une vision réductrice du pouvoir. Sur ce point, Michel Foucault ouvre des pistes intéressantes. Pour lui les relations de pouvoir ne sont pas "en position d'extériorité à l'égard d'autres types de rapports (processus économiques, rapports de connaissance, relations sexuelles), mais (qu') elles leur sont immanentes ; elles sont les effets immédiats des partages, inégalités et déséquilibres qui s'y produisent, et elles sont réciproquement les conditions internes de ces différenciations (...)'' (Foucault, Michel, 1976 : La volonté de savoir, Paris Gallimard : 123-124). Bref, "le pouvoir vient d'en bas" (ibidem : 24) ; par ailleurs il s'accompagne toujours de résistances, elles-mêmes multiples, hétérogènes et instables, "(...) jamais en position d'extériorité par rapport au pouvoir" (idem : 126), compte tenu du caractère strictement relationnel de celui- ci (idem : 126). Donc, pour Foucault, l'appareil de pouvoir déborde très largement le cadre de l'État ; le pouvoir disciplinaire, qui consiste à normaliser des individus plutôt qu'à fixer des limites légales à leurs actes, se manifeste dans des institutions comme les maisons d'éducation, les hôpitaux, la famille, etc. ..., avant que d'exister dans des appareils étatiques. Si on accepte en gros cette conception des pouvoirs, on doit conclure que la Charte manque sa cible ; l'État n'est pas le lieu d’où émane le pouvoir.

Par ailleurs dans nos sociétés le contrôle social prend des formes multiples, parfois très éloignées de la contrainte directe. L'extension de la liberté d'expression à l'affichage commercial et à la publicité, dans deux arrêts récents, semble indiquer une sous-estimation des formes de contrôle qui s'exercent [173] assez souvent dans le secteur privé et qui ne sont pas réductibles à une imposition. Au contraire ces méthodes subtiles recherchent le consensus et se caractérisent par leur caractère dissimulé, préventif et axé sur la coopération des participants, du moins aussi longtemps que l’on ne s'écarte pas de la conduite proposée. Disneyworld offrirait un exemple typique de l'utilisation de ce genre de procédés extrêmement efficaces de direction apparemment non coercitive des conduites, en vue de la réalisation de profits. Et le choix consiste à jouer le jeu ou à se priver des satisfactions qu'offrent les grandes entreprises de cette dimension [14].

D'autres techniques récentes sont nettement plus brutales. Ainsi le SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation), très en vogue actuellement en Californie et à New York, et qui consiste à poursuivre, pour des sommes considérables et sans guère de chance de l'emporter, des individus ou des groupes trop actifs : ceux-ci ont eu l'audace de s'opposer - en toute légalité -- au projet d’un organisme puissant, sur des questions comme l'environnement ou le développement urbain. La pression sur la personne est évidemment énorme, sans compter les frais encourus pour la défense (Lisée, J.-F., 1989 : "SLAP, une riposte à la contestation", La Presse, 8 mai, cahier A : 2).

Contre ce genre de mécanismes, la Charte est tout à fait inopérante. De quel ordre seraient alors les garanties pour nos droits et libertés ?

IX. POUR UN MODÈLE ALTERNATIF
DE GARANTIE DES DROITS


Le modèle de garantie offert par la Charte peut être ramené à quelques caractéristiques générales. Tout d'abord il y a codification de droits, dont l'interprétation est confiée en dernier ressort - sauf dérogation - à la Cour suprême. Ensuite la primauté de certains droits fondamentaux sur d'autres, non protégés par la constitution, entraîne une gestion des différents droits axée sur leur opposition plutôt que sur leur tension contradictoire et leur complémentarité et renforcement réciproque. Enfin l'activisme judiciaire pousse le système à sa limite au point de vue de la création des normes juridiques et de leur imposition par un organe non représentatif de l'État.

Toute alternative comporte aussi ses risques et ses limites. Nous sommes, pour notre part, enclins à penser que la codification des libertés peut se retourner contre elle-même : consécration peut être synonyme de rigidification, [174] sans parler de l'usage [15] qui peut être fait des droits et libertés par l'organe qui en contrôle le contenu concret. Les libertés et les droits fondamentaux forment, toutes catégories confondues, le but et l'objet de nos débats sur les droits et les conditions de l'intersubjectivité dans nos différences d'opinion.

La vision pessimiste de la démocratie, au point de vue de la promotion de nos droits et libertés, la tentation de s'en remettre ultimement à un pouvoir incontrôlable (mais non exempt d'influences particulières, sans doute), est la contrepartie d'une vision ultra-individualiste du libéralisme. À cette conception, qui trouve son aboutissement logique dans le rejet de la clause de dérogation, nous préférons celle de l'humanisme républicain, et de l'importance qu'il accorde à la participation des citoyens à la direction des affaires publiques, laquelle rejaillit à son tour sur l'autonomie des acteurs sociaux et leur capacité de choisir [16].

La démocratie ne peut être réduite à un ordre juridique et constitutionnel [17]. Aucun mécanisme juridique, aucun organe de l'État ne pourra remplacer cette garantie suprême de nos libertés : la participation active du plus grand nombre à la vie de la cité et à la définition du bien commun.



[1] Nous faisons référence ici à un jugement important de la Cour suprême sur le droit à l'égalité, dont il sera encore question plus loin: Andres C. Law Society of British Columbia, qui date du 2 février 1989.

[2] VANDYCKE Robert (1986): "Les droits de l'homme et leurs modes d'emploi. À propos de la Charte constitutionnelle de 1982", in Droit et pouvoir, Pouvoirs du droit, Revue Sociologie et sociétés, no 1, avril: 139-151 ; (1989): "L'activisme judiciaire et les droits de la personne: émergence d'un nouveau savoir-pouvoir ?", Colloque de l'Association canadienne Droit et société, Université Laval, juin; (1987): "Les droits de l'homme contre le citoyen", in Construction / destruction sociale des idées: Alternances, récurrences, nouveautés, ACFAS: 179-187.

[3] EWALD François (1986): L'État-providence, Paris, Grasset.

[4] On aura reconnu l'État-providence, bien analysé par EWALD François (1986): L'État-providence, Paris, Grasset.

[5] Le Pacte international sur les droits civils et politiques, et celui sur les droits économiques, sociaux et culturels, qui datent tous deux de 1966, ont un article premier identique: "Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel". Voir aussi la moins officielle Déclaration d'Alger (juillet 1976) dans Actes, no 64, juin 1988.

[6] On sait que la Cour suprême a eu une attitude diamétralement opposée à la retenue préconisée, lorsqu'elle s'est prononcée sur la partie de la loi 101 relative à la langue de l'affichage commercial au Québec. Voir à ce propos Ford C. Québec (Procureur général), A.C.S. no 88, et la critique que j'en ai faite dans "L'activisme judiciaire..." art. cité, spéc. III: Le pouvoir des juges dans la mise en œuvre de la Charte, et IV: L'idéologie de la Cour suprême.

[7] Évidemment, la Charte est elle-même un produit politique, et son contenu a fait l'objet de nombreuses tractations. Voir à ce propos MORIN Claude (1988):, Les lendemains piégés, Montréal, Boréal: spéc. 300.

[8] Public Service Employée Relation Act, 1987, I.R.C.S. 391.

[9] Notre définition s'inspire très directement de celle de COTTERRELL Roger (1988): "Peasible Regulation for Democracy and Social Justice", Journal of Law and Society, vol. 15, no 1, printemps:15 à 24, spéc. 15.

[10] Remboursement qui a rapport avec les droits de vote et d'éligibilité prévus à l'article 3 de la Charte.

[11] LEFORT Claude (1984): "Les droits de l'homme en question", dans Les droits de l'homme dans la crise de l'État-providence, no de la Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 13, spéc. 40. Notons cependant que Lefort insiste sur "l'efficacité symbolique de la notion de droits" et qu'il souligne le rapport ambigu entre la conscience de ces droits et leur institutionnalisation, avec le risque qu'elle comporte de la formation d'une caste de spécialistes. Voir. "Droits de l’homme et politique", Libre, 7, 80: spéc. 27 et 32.

[12] Avec tous les risques d'inexactitude que comporte le résumé d'un jugement complexe, dont le cheminement dans l'argumentation n'est pas toujours des plus limpides.

[13] Deux arrêts qui ont précédé de peu la Charte constitutionnelle, et qui ont donné lieu à des décisions différentes, portaient précisément sur le respect des obligations religieuses des groupes minoritaires, lorsqu'elles entrent en conflit avec les exigences de l'emploi.

[14] Sur cette "discipline instrumentale", voir. SHEARING C.D. et STENNING P.C. (1986): "Du panoptique à "Disneyworld": permanence et évolution de la discipline", Actes, juin:27-34 (Extrait de DOOB A.N. et GREENSPAN E. (Eds) (1984): Perspectives in Criminal Law. Essays in Honour of John L.L.J. Edwards, Aurora, Canada Law Book Co: 335-349).

[15] Sur la consécration et l'usage de droits nouveaux, voir SERVERIN Evelyne (1987): le "Rapport de synthèse" in Consécration et usage de droits nouveaux, Centre de recherches critiques sur le droit (CERCRID), Université de St-Etienne, (Colloque de mai 1985).

[16] LAFOREST, Guy (1988): "Démocratie et libéralisme: pour une approche historico-théorique", Politique, no 13, printemps: 87-109.

[17] JAUME, Lucien (1989): Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard: 13-15.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 janvier 2021 14:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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