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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Michel Verdon et Louis Roy, “Les grandes fresques dichotomiques de l'histoire rurale québécoise. Une perspective anthropologique”. Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, Volume 18, numéro 2 (1994), pp. 145-172. Numéro intitulé: “Rêver la culture” sous la direction de Sylvie Poirier. Québec : Département d’anthropologie, Université Laval. [M. Verdon nous a accordé le 24 juin 2007 son autorisation de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

Michel Verdon et Louis Roy 

Respectivement anthropologues, département d’anthropologie, Université de Montréal
et département d’anthropologie, Collège Édouard-Montpetit de Montréal 

Les grandes fresques dichotomiques
de l'histoire rurale québécoise.
Une perspective anthropologique
”.

 

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, Volume 18, numéro 2 (1994), pp. 145-172. Numéro intitulé: “Rêver la culture” sous la direction de Sylvie Poirier. Québec : Département d’anthropologie, Université Laval.

Table des matières 
 
 
Introduction
 
Un bref rappel historiographique
Bouchard et la théorie de la « co-intégration »
Les thèses de Bouchard dans une perspective ethnographique
 
Colonisation, famille et reproduction
Famille, reproduction et co-intégration
 
Rationalité, langage et axiomatique économique
L'agriculteur anglo-québécois un producteur résidentiel
 
Références
 
Résumé / Abstract
 

 

Introduction

 

Les chemins de l'économique de la paysannerie et de l'histoire rurale ne peuvent que se croiser. Longtemps, les historiens du Québec rural opposèrent le conservatisme de l'habitant au dynamisme de son homologue anglo-québécois. Entêté, le premier aurait obstinément résisté à la commercialisation alors que le second s'y serait lancé immédiatement, corps et âme, toujours à l'écoute des moindres signaux du marché ». Cela lui aurait valu le titre de « producteur commercial ». doté d'une rationalité économique radicalement différente de la mentalité paysanne de l'habitant (Robert 1987 : 91). 

Ces stéréotypes ont la vie dure et orientent malencontreusement les débats pendant de nombreuses années. Concrètement, on arrive à les contourner en amoindrissant les différences, et ce, au fil de nouveaux faits que l'on cherche à mettre en relief. C'est ainsi que l'on a tenté d'une part de trouver à notre habitant des allures commerciales, ou de discerner chez les producteurs tant américains qu'ontariens. ces parangons de la commercialisation, des résistances proches de celles qu'exhibaient leurs voisins francophones. Il y a déjà dix ans, un certain nombre d'auteurs anglophones avaient préconisé ce rapprochement entre l'historiographie de l'agriculture franco-québécoise et celle de nos voisins outre-frontières (Lewis et Mclnnis 1980, 1984 ; McCallum 1980 ; Mclnnis 1982), et des articles récents de Bouchard (1990b) et de Craig (1990) témoignent de ces nouvelles convergences. 

Si l'accumulation de nouveaux faits a amenuisé les dichotomies en nuançant les caricatures premières, si les paysages agricoles du Québec francophone et des États-Unis ou de l'Ontario que dessine l'historiographie en viennent à se ressembler de plus en plus, ils y parviennent toujours dans un cadre analytique qui, lui, bouge plus difficilement. On suppose sue et connue une rationalité dite commerciale. et une rationalité dite paysanne ; ce ne sont pas les catégories du discours qui changent. mais les portraits-robots qui s'affinent. Sur le plan d'une anthropologie économique, toutefois, ce sont les catégories mêmes qui sont à repenser. D'où la double orientation de notre recherche : dans un premier temps, repenser les assises conceptuelles du débat pour proposer une voie de rechange et, dans un deuxième temps. montrer comment ce nouveau cadre conceptuel et analytique peut aider à réanalyser le dossier de l'agriculture anglo-québécoise. Dans ce premier article, nous nous limiterons à l'aspect théorique du problème ; l'étude de cas suivra, fondée sur un travail de terrain ethno-historique dans le canton de East Farnham (Roy 1990).

 

Un bref rappel historiographique

 

Comme l'exprimait Séguin, l'agriculture « [...] s'est bien tardivement imposée comme objet d'étude scientifique dans toute la dimension du phénomène social », de sorte qu'au XIXe siècle les questions agricoles sont « [...] d'abord l'apanage d'idéologues au discours agrarien, de propagandistes et de techniciens de tous acabits soucieux de mettre les roues de l'agriculture sur les rails du progrès » (Séguin 1980 : 9). Les récits de voyages et les rapports d'enquêtes rédigés dans cet esprit surimposent sur la dualité linguistique la polarisation quasi institutionnelle de la société québécoise. D'un côté se dressent les anglophones, maîtres d'oeuvre du développement économique et par conséquent supérieurs sur le plan matériel ; de l'autre, des francophones qui se replient sur une foi catholique qui les accrédite gardiens de la morale et leur confère une supériorité toute spirituelle. Le portrait économique des francophones en découle : archaïques, traditionnels, routiniers, pour ne pas dire passifs sur le plan économique [1] ; ils échappent complètement à l'emprise de la rationalité économique commerciale qui anime les anglophones. Leurs habitudes culturelles expliqueraient leur retard et leur infériorité économiques. 

Si au tournant du siècle la situation commence à changer avec les conférences de J.-C. Chapais, il faudra attendre les années 1940 pour que l'histoire de l'agriculture prenne un véritable essor (voir Haythorne et Marsh 1941 ; Lower 1943 ; Jones 1942 ; Minville 1943 ; Monette 1980 ; Létourneau 1950). Ces années verront le discours sur l'agriculture passer du récit de voyage ou de l'agronomie à une argumentation carrément économique directement inspirée de l'économique néo-classique (Hamelin et Roby 1971 ; Haythorne et Marsh 1941 ; Jones 1942, 1945 ; Lower 1943 ; Ouellet 1966), comme l'avait été l'historiographie du Nord-Est américain avec les travaux célèbres de Bidwell et Falconer (1925). 

Jusqu'à la fin des années 1960, cette historiographie déclarera le fermier anglo-saxon doté d'une rationalité économique commerciale qui lui permet de s'ajuster facilement aux variations spatiales et temporelles de la conjoncture des marchés parce que, semble-t-il, son comportement se conforme aux prédictions du modèle dont le comportement de l'habitant, au contraire, s'écarte [2]. Même en présence du marché, l'habitant résiste à la commercialisation et se replie sur la tradition et l'autarcie plutôt que de répondre aux invitations du progrès et du commerce à l'instar de ses voisins anglo-saxons. Lorsque, rarement, on lui retrouve une certaine parenté avec ces mêmes voisins, on évoque des causes différentes [3] ; lorsque les cultivateurs anglo-saxons s'adonnent à une agriculture plutôt domestique, on l'excuse par les imperfections du marché (éloignement) qui inhiberaient l'expression de leur commercialisation latente [4]. Mais lorsqu'on observe le même phénomène chez les francophones, c'est la tradition et la culture qui l'expliquent. À la limite, l'économisme de cette génération parle implicitement de culture : à la culture » ou à la « mentalité » commerciale des uns s'opposerait la culture ou la mentalité paysanne des autres. 

Bref on retrouve, quoique formalisées dans un langage plus alambiqué, les conclusions des chroniqueurs du XIXe siècle. On perçoit toujours l'écart qui sépare les cultivateurs francophones québécois de leurs homologues anglophones en termes d'une typologie différentielle des mentalités : à cultures différentes, finalités économiques différentes. Du psychologisme culturaliste naïf du XIXe siècle, on est tout simplement passé à un économisme apparemment raffine mais néanmoins culturaliste. 

À partir des années 1970, certains historiens s'évertuent à réhabiliter le cultivateur franco-québécois en s'efforçant de lui découvrir la même mentalité commerciale que ses compatriotes anglophones (Lewis et Mclnnis 1980, 1984 ; McCallum 1980 ; Paquet et Wallot 1972, 1986) [5]. Finies les dichotomies. S'il y a un outil théorique, soit l'économique néo-classique, il doit pouvoir expliquer tous les comportements économiques ; on doit pouvoir l'étendre à tous, plutôt que de manier l'économique avec les uns et la culture avec les autres. Au même titre que tout agent économique, le Franco-Québécois accédera donc au statut privilégié de producteur rationnel qui. sensible aux signaux du marché, cherche à maximiser ses profits mais souffre constamment de circonstances qui rendent difficile l'accès à ce marché. Il s'est métamorphosé en agriculteur commercialisé qui attend patiemment que la conjoncture lui sourie. 

On observerait donc un développement différentiel ancré dans l'inégalité de circonstances objectives : cette thèse, chacun des principaux auteurs de l'époque l'entérine explicitement ou implicitement, de sorte que malgré les pétitions de principe, certains présupposés fondamentaux de l'ancienne problématique subsistent. Après avoir été englué par ses traditions et sa culture, l'habitant affronte désormais une conjoncture défavorable. Ici comme avant, il s'oriente vers une agriculture de subsistance tandis que son homologue anglophone suit paisiblement et allègrement le chemin de la commercialisation. Mais les circonstances « objectives » n'expliquent pas l'absence de commercialisation lorsque les conditions du marché sont favorables ; comme toujours on se rabat alors sur les mêmes incantations culturalistes [6]. 

Au cours des années 1980, l'historiographie du Nord-Est américain connaît de violentes convulsions à la suite du dépouillement de documents anciens jusque-là inexploités et d'une nouvelle offensive théorique directement ou indirectement inspirée de Marx (entre autres, Merrill 1977 ; Henretta 1978 ; Clark 1979) dont les répercussions prendront deux directions opposées dans l'historiographie rurale québécoise d'une part un assouplissement théorique et méthodologique des articles de foi de l'économique néo-classique et, d'autre part, une mise en question ouvertement théorique. 

En effet, les formalistes cherchent désormais à nuancer un cadre quelquefois trop mécaniciste [7], invoquant ici la variabilité locale (Courville 1980, 1988, 1990 ; Mclnnis 1982, par exemple), et là la composition résidentielle et la nature des sols (Castéran 1987). Même pour un formaliste, il apparaît désormais imprudent d'affirmer que les circonstances du marché modulent à elles seules le comportement des fermiers et l'orientation générale de l'agriculture. 

Si telle a été l'évolution récente de l'historiographie d'inspiration néo-classique, elle a été accompagnée d'un mouvement parallèle de mise en question du formalisme. Encouragée directement par l'approche dite du « Household Economy » développée par des historiens néo-marxistes américains (Clark 1979 ; Henretta 1978 ; Merrill 1977) et indirectement par Chayanov, une nouvelle historiographie québécoise récuse le modèle explicatif qu'offre l'économique néo‑classique, et cherche à trouver au comportement de l'agriculteur du Nord‑Est sa rationalité propre, une rationalité qui s'expliquerait par référence à ses coordonnées propres plutôt que par référence au marché (Bouchard 1988, 1990a, 1991 ; Bouchard et Thibault 1991 ; Dessureault 1987, 1989 ; Greer 1985 ; Little 1989, 1991) [8]. 

Les critiques du formalisme sont monnaie courante en anthropologie économique, et Merrill (1977) en résume admirablement les vices majeurs. L'économique néo-classique est incapable de saisir la spécificité d'une forme d'organisation économique non capitaliste et d'expliquer les modalités de la relation entre le paysan et l'économie marchande. Plutôt que d'accepter la singularité d'une rationalité économique non commerciale, elle réduit les différences de qualité en différences de quantité. Il n'existerait pas d'agriculture domestique mais seulement une agriculture faiblement commercialisée cherchant à accroître son degré d'intégration au marché, de sorte que l'idée même qu'un producteur agricole confronté à une configuration favorable des marchés puisse résister aux lois du marché et à la commercialisation contrarie les présupposés du modèle. Contre cette économique, Merrill a tenté de définir un « mode de production domestique » mais entre les mains de certains de ses successeurs (particulièrement Henretta [1978] et Clark [1979]), sa tentative s'est vite orientée vers une étude de mentalités ; quant à Merrill lui‑même, il ne réussissait, dans son article originel, à définir ce mode de production domestique qu'en termes inverses d'un mode de production capitaliste, flirtant dangereusement avec le type d'argumentation néo-classique. Néanmoins, le défi avait été lancé et c'est surtout au Québec, il nous semble, que cette recherche allait inspirer certaines tentatives qui sont parvenues à s'arracher tant à l'économisme formaliste qu'au culturalisme ; nous pensons ici tout spécialement aux travaux de Bouchard, sans négliger certains autres travaux (Bouchard 1988, 1991 ; Bouchard et Thibault 1991 ; Craig 1990, 1991 ; Pfister 1991 ; Greer 1985). 

Récapitulons brièvement les termes du débat. En regroupant des catégories ethniques et socio-économiques disparates et en ne retenant que les succès d'une minorité de gros cultivateurs anglo-saxons [9], l'historiographie du Québec agricole a longtemps opposé un producteur anglo-saxon commercialisé à un agriculteur franco‑québécois demeuré paysan. Expliquée au début en termes culturels, cette disparité s'est plus tard retraduite dans le langage de l'économique néo-classique. Irrités par ce discours idéologique déguisé sous des apparences « scientifiques », certains historiens se sont armés de la même économique pour hausser l'habitant au statut de producteur commercialisé dont jouissait son homologue anglo-saxon. Récemment, toutefois, une nouvelle historiographie s'est évertuée à s'arracher à l'économisme des néo‑classiques pour repenser la pratique économique des agriculteurs des XVIIIe, XIXe et même XXe siècles en termes qui soient les leurs, et non pas l'inverse d'une pratique commerciale. Dans cette tradition, nous conférerons aux travaux de Bouchard une valeur paradigmatique à cause de leur ambition et envergure théoriques, de la richesse de leurs analyses, ainsi que pour éviter l'onéreuse répétition qu'entraînerait une présentation assez détaillée de tous les auteurs qu'on pourrait regrouper sous cette bannière non formaliste. A travers les thèses de Bouchard (surtout Bouchard 1988, 1991, ainsi que Bouchard et Thibault 1991), nous serons plus en mesure d'apprécier les enjeux du débat et de mieux camper notre propre position.

 

Bouchard et la théorie de la « co-intégration »

 

Dans leur analyse de l'évolution de l'agriculture saguenayenne, Bouchard et Thibault reconnaissent que les concepts et modèles traditionnels de capitalisme agraire ou de commercialisation recouvrent des réalités disparates (1991 234) mais décident néanmoins de les mettre entre parenthèses pour ne pas inhiber leur étude empirique. Dans son article sur l'industrie laitière saguenayenne, Bouchard est encore plus explicite ; la notion de « capitalisme agraire » dénoterait au moins cinq réalités différentes quoique, encore une fois, il choisisse de ne pas s'enliser dans la sémantique et de se plier d'abord et avant tout à des exigences d'ordre pragmatique (1991 : 77) [10]. Mais « pragmatisme » est ici un terme mal choisi, parce que le contenu de ces deux articles nous offre une brillante application d'un modèle tout à fait théorique, que Bouchard avait déjà élaboré en 1988. Nous n'en retiendrons que les lignes majeures. 

Selon Bouchard (1988), il faut cesser de penser les « retards » économiques de certaines industries agricoles, ou de l'agriculture de certaines régions, en termes de conditions défavorables ou en fonction d'une mentalité paysanne attardée, d'une structure sociale statique et immobile ; il est désormais impératif de saisir la dynamique « sociale qui est propre à la collectivité rurale » et de comprendre qu'elle utilise le capitalisme extérieur selon sa propre logique et ses propres exigences, selon des modalités de co-intégration, un modèle qui s'inscrit dans la perspective des théories de la dépendance, tout en accordant au mode de production traditionnel un rôle plus actif. 

Dans le cas précis du Saguenay - que Bouchard et Thibault rapprochent plus tard du cas du Québec francophone en général -, la logique économique de l'habitant et les modalités de son rapport au marché découleraient de l'importance accordée à la famille et à sa reproduction, laquelle importance résulterait elle-même de la situation de colonisation. Dans un contexte de colonisation, certaines conditions objectives, soit l'éloignement, un accès facile à la propriété foncière, le vacuum institutionnel, une croissance démographique rapide ainsi que la faiblesse du marché (Bouchard 1988 286-287) favorisent la solidarité familiale ainsi qu'un certain mode de sa reproduction « Dans le cours et au terme de leur vie active, plutôt que de préserver leurs acquis fonciers en les transmettant à un seul descendant, les parents vont en général privilégier la solidarité du groupe familial et poursuivre un objectif de partage, essayant d'établir un maximum d'enfants sur des terres » (ibid. : 291). 

En somme, les modalités du rapport de l'habitant au marché seraient à penser selon cette logique, sur le mode de la « co-intégration » 

Le projet familial entraîne une expansion physique de la société rurale et commande des pratiques économiques adaptées à ses fins. De la même façon que la dynamique communautaire est la traduction sociale de l'écologie du peuplement, l'économie mixte, ou ce que nous appellerons ici la pluri‑activité, en est son expression ou sa traduction économique. Elle reflète aussi les stratégies et les modalités selon lesquelles cette économie dite marginale s'intègre au marché en fonction de facteurs qui sont davantage internes [...] qu'externes [...]. Bouchard 1988 : 293. 

C'est dans ce contexte que l'historien devra désormais comprendre les retards dans le démarrage de l'industrie laitière ; si l'industrie laitière au Saguenay n'a pas emboîté le pas de l'économie capitaliste avoisinante, c'est que « le revenu du fromage était considéré par la plupart des familles comme une source d'appoint parmi d'autres qui trouvait sa place dans les stratégies de la pluri-activité, et non pas comme l'activité motrice par excellence du capitalisme agraire » (ibid. : 295), une idée qu'il développe encore plus tard (Bouchard et Thibault 1991 257). 

Bref, les modèles traditionnels ne parviennent plus à expliquer l'évolution de l'agriculture saguenayenne ; des conditions favorables à une « commercialisation » de l'agriculture existaient [11] dès la fin du XIXe siècle, mais les colons saguenayens ne se sont pas lancés dans l'aventure commerciale ou capitaliste parce que leur structure sociale leur dictait une logique autre. Avec ce modèle, Bouchard évite brillamment les deux écueils sur lesquels ont échoué presque toutes les autres tentatives : plus question d'évoquer des conditions économiques défavorables, des imperfections du marché, ou une mentalité paysanne. Dans la plus pure tradition de ce vers quoi aspire une économique de la paysannerie, il s'efforce de dériver la rationalité économique de l'habitant de considérations purement « organisatio­nnelles » [12], C'est donc à partir de cette tentative que nous situerons la nôtre qui, avouons‑le tout de suite, quoique convergente dans son inspiration et son orientation. n'en diverge pas moins de façon capitale dans son application.

 

Les thèses de Bouchard
dans une perspective ethnographique

 

Découpons le modèle de Bouchard en deux segments. L'un relie la colonisation à une situation organisationnelle : l'importance de la famille et de sa reproduction : l'autre rattache cette reproduction à une rationalité économique particulière (le modèle de la co-intégration). Nous aborderons ce modèle selon ces deux ensembles.

 

Colonisation, famille et reproduction 

 

Soulignons tout d'abord une ambiguïté sémantique capitale qui vicie sérieusement la première partie du modèle. En effet, qu'entendre par la famille et sa reproduction ? On mêle ici au moins trois niveaux de réalité fort distincts : la famille en tant qu'unité de reproduction (parents et enfants), en tant que groupe résidentiel (c'est-à-dire « maisonnée », soit les membres de l'unité de reproduction qui partagent la même unité d'habitation) et la transmission de la propriété. Le passage que nous avons cité ci-haut (Bouchard 1988 : 291) indique clairement que l'auteur suppose un lien causal entre les conditions de la colonisation saguenayenne et une transmission divise. Malheureusement, cela est démenti ethnographiquement, et de deux façons. D'une part, plusieurs régions de très ancien peuplement (sud de l'Italie, France de droit coutumier, certaines régions d'Espagne, entre autres) connaissent la transmission divise du patrimoine. D'autre part, les données ethnographiques recueillies par l'un des auteurs au sud du Lac-Saint-Jean (Verdon 1973, 1980) laissent entendre que dès les débuts de la colonisation (vers 1885), on pratiquait ce que Gérin découvrait à Saint‑Justin (Gérin 1968), soit la transmission d'une partie importante du patrimoine du père à un seul fils-héritier qui venait cohabiter avec ses parents après son mariage (formant ce que l'on appelle une famille souche). On ne cherchait pas à diviser, mais bien à agrandir la superficie de terres possédées pour tenter d'établir les fils non héritiers. On tentait le plus possible de ne pas diviser la terre attenant à la maison et que le père avait défrichée pour faire vivre sa famille (la famille définie ici en tant qu'unité de reproduction). D'un point de vue ethnographique, ce village de colonisation pratiquait dès les premières décennies du siècle une dévolution indivise de ce « domaine plein » dont parlait Gérin, et connaissait la famille souche. 

Poussons plus loin cette analyse et examinons la composition résidentielle (des maisonnées). Retenons que l'héritier formait une famille souche par la cohabitation avec ses parents‑propriétaires, alors que ses frères allaient former leur propre famille nucléaire sur des terres que le père leur avait achetées. Bref, deux types de regroupements résidentiels coexistaient, quoique l'on peut apercevoir entre les deux un cycle de développement, en ce que les familles nucléaires, lorsque les conditions le permettaient, croissaient jusqu'à atteindre le stade de la famille souche. Dans cette perspective, la famille souche aurait fait partie de cette « orientation collective » (Bouchard 1991 : 96) que les gens auraient visé à reproduire [13]. Or, encore une fois, rien ne relie les conditions de la colonisation à la composition résidentielle ; en contexte de colonisation on observe en certains endroits la famille étendue (Albanie, nord des Balkans), la famille souche (maints endroits du Québec) et la famille nucléaire (maintes régions des États‑Unis), ainsi que ce que Verdon a appelé le scénario gallois (Montréal au XVIIe siècle ; voir Verdon 1987). 

En somme, l'ethnographie ne révèle aucun lien causal manifeste entre un processus de colonisation d'une part, et une forme de dévolution de la propriété foncière, ou de composition résidentielle, d'autre part. De plus, les formes de dévolution et de composition résidentielle que l'ethnographie nous dévoile pour le Lac-Saint-Jean de la même époque semblent contraires à celles que décrit Bouchard. Enfin, on a déjà fait allusion à la situation de colonisation pour appuyer l'hypothèse d'une solidarité de rang, autant que de famille (Deffontaines 1971), et on l'a même implicitement invoquée pour présenter une espèce de modèle « segmentaire » de l'organisation sociale franco-québécoise (ici, « segmentaire » renvoie aux lignages segmentaires de l'ethnographie africaniste ; Garigue 1971). 

Quoi qu'il en soit à propos de l'interprétation ethnographique de la situation saguenayenne, deux questions sous-jacentes persistent : d'une part, que cherchait-on exactement à reproduire ? Une résidence monofamiliale (appelons ainsi la famille nucléaire), en supposant que c'est cela que l'on visait à reproduire ? Mais on oeuvre également à reproduire ce type de résidence dans des régions d'ancien peuplement. et dans des régions où l'agriculture a depuis assez longtemps pris le chemin de la soi-disant commercialisation. Serait-ce alors un type de dévolution foncière ? En supposant que la région saguenayenne pratiquait la transmission divise, ce que nous contestons, nous retrouvons ce mode de transmission dans des régions d'ancien peuplement, ainsi que dans des régions fortement « commercialisées « . Si c'est la famille comme unité de reproduction qui s'efforce de se reproduire. cela tient de la plus pure tautologie. 

Enfin, l'ethnographie nous enseigne qu'au-delà de la variabilité époustouflante des pratiques dévolutives et résidentielles à travers l'Europe, on observe une constante quasi universelle dans le monde rural : l'importance fondamentale et presque axiomatique de la soi-disant famille [14]. Pour ne citer qu'un exemple parmi des centaines. Banfield est même allé jusqu'à parler d'« amoral familism » pour décrire l'importance transcendante de la famille dans le sud de l'Italie (transmission divise, famille nucléaire : Banfield 1958). 

Mais passons à un niveau de généralité encore plus élevé : on peut affirmer sans crainte que tout groupe non éphémère vise à se reproduire, et que, par définition, les gens s'efforcent de reproduire les pratiques qu'ils ont collectivement adoptées : ce sont les singularités (ou modalités) de cette reproduction (type de transmission, type de composition résidentielle, type de stratégies matrimoniales) qui font problème, non le fait qu'elles soient reproduites ; leur reproduction n'explique rien. Étudions maintenant le deuxième segment de ce modèle.

 

Famille, reproduction et co-intégration

 

Si l'analyse comparative ébranle le premier chaînon de la séquence causale du modèle de Bouchard. elle réserve un sort semblable au deuxième. La démonstration. ici. est encore plus brève. Encore une fois, alors qu'on enregistre une variabilité luxuriante de formes de transmission foncière et de regroupements résidentiels à travers toute l'Europe. un thème obsédant scande son histoire rurale (ainsi que celle des régions rurales de l'Amérique du Nord, si l'on exclut les aires esclavagistes) et ce. jusque très avant dans le XXe siècle en maints endroits : que chaque unité résidentielle (maisonnée) de cette paysannerie rurale partage des objectifs d'indépendance, que la paysannerie résiste à la commercialisation, et qu'elle fait usage de revenus d'appoint lorsque l'activité productive principale ne suffit pas à subvenir aux besoins de consommation du groupe résidentiel. Si l'on pouvait déterminer une autre constante de cette histoire rurale, c'est bien celle-là qui s'imposerait, et c'est ce fait incontournable qui servira de base à notre problématique [15]. 

Faisons le point. Nous décelons d'une part une constante paneuropéenne dans l'histoire rurale (les producteurs anglo-québécois y inclus), malgré la variabilité des scénarios dévolutifs et résidentiels, et des conditions écologiques (de colonisation ou d'ancien peuplement, entre autres). Or, on ne peut expliquer une constante (une rationalité économique) qu'à partir d'une autre constante organisationnelle (dans le cadre analytique que nous partageons avec Bouchard, où les conditions organisationnelles expliquent les choix économiques), et une telle constante existe dans le monde rural européen et nord-américain d'origine européenne et non esclavagiste c'est l'existence de la ferme familiale. 

C'est ici que nos thèses s'écartent le plus visiblement de celles de Bouchard ou des diverses options non formalistes en histoire rurale et c'est un déplacement que nous croyons majeur : au lieu de faire découler une rationalité économique (constante) des modalités de reproduction familiale (qui sont variables lorsqu'on donne au terme « famille » un sens autre que celui d'unité de reproduction), nous tenterons de faire dériver cette même rationalité d'une autre constante, soit l'organisation sociale de la propriété et de la production que l'on retrouve dans la plus grande partie des régions rurales européennes et que l'on dénomme « ferme familiale ». Il va de soi que cette tentative ne peut déboucher que sur des généralités, et que les scénarios particuliers appartiennent à l'histoire locale. De ces divergences d'avec le non-formalisme à la Bouchard découlent évidemment une myriade d'autres désaccords dans le détail des interprétations, mais nous nous confinerons ici à des considérations d'ordre purement théorique.

 

Rationalité, langage
et axiomatique économique

 

Nos efforts se déploient donc sur les mêmes plans que ceux qu'a discernés Bouchard [16] : la sémantique, ainsi que l'ébauche d'une axiomatique économique qui rende à la paysannerie sa logique propre. À l'encontre de Bouchard, toutefois, nous ne croyons pas pouvoir si aisément céder au pragmatisme en dissociant les deux problèmes. Tout au contraire, nous pensons les problèmes de langage et d'explication indissociablement liés parce que, qu'on le veuille ou non, l'on ne pourra saisir la spécificité de cette pratique paysanne qu'en sachant bien ce que l'on entend par commercialisation ». Or, l'étude de la commercialisation de l'agriculture nous confronte à deux problèmes différents. Tout d'abord, une confusion sémantique des plus touffues. comme le note Bouchard lui-même ; nous y reviendrons. mais seulement après avoir fait un détour du côté du second problème, qu'illustre admirablement la position néo‑classique. 

Cette économique parle implicitement et même explicitement d'un continuum allant de la subsistance à la commercialisation ; mais les continuums proscrivent toute discontinuité dans l'ordre des concepts et, par extension, toute possibilité d'explication : dans ce continuum, quand apparaît la rationalité dite commerciale, et comment explique‑t‑on son émergence ? Il n'y a tout simplement pas de réponse, parce que l'on postule la rationalité commerciale à l'état latent au stade même de la subsistance (I'autosubsistance n'étant qu'absence de commercialisation qui doit disparaître avec l'apparition des marchés : l'explication est fondamentalement tautologique). Donc. ou bien nous abandonnons toute velléité de caractériser certaines rationalités économiques pour ne saisir que la singularité de l'agent individuel. ou bien. avant même de pénétrer dans le domaine des explications particulières que prodigue l'historiographie, nous nous arrêtons un moment pour essayer d'abstraire certaines rationalités types. Si tel est le projet, et c'est le nôtre tout autant que celui de Bouchard et des non-formalistes, il faut alors comprendre que si des rationalités économiques se démarquent les unes des autres, il est impératif que ces contrastes expriment une certaine discontinuité. Sans pouvoir nous attarder sur une démonstration qui appartient à un autre ouvrage (Verdon, s.d.). nous estimons que dans le champ de l'économique, il est rarement possible d'ancrer quelque discontinuité ailleurs que dans les découpages qu'exhibe l'organisation sociale : en dehors de l'organisation sociale, on ne discerne la plupart du temps que les rubans uniformes que dessinent ces continuums. 

Bref, la nécessité de découper dans la masse continue et luxuriante des faits des entités que nous déclarons les objets de notre discours nous dicte ici de penser en termes de discontinuités, et ces discontinuités s'expriment historiquement par des résistances [17]. Alors qu'elles se rangeaient autrefois au nombre des entraves, ces résistances surgissent désormais comme des indices. C'est implicitement la piste que suit Bouchard, et c'est également celle qu'avait empruntée Verdon dans une première tentative visant à élaborer cette nouvelle économique de la production paysanne, où fâcheusement il n'avait pas suffisamment démêlé les multiples sens du terme « commercialisation » (Verdon 1987). 

Dans cet article de 1987, Verdon se contentait de dissocier monétarisation de commercialisation ; nous nous efforcerons ici de corriger cette lacune. Le présent article ne fait donc que prolonger l'article précédent de Verdon (1987) et, de ce texte originel, nous ne pouvons que résumer brièvement les thèses principales ; si ce résumé d'un argument déjà suffisamment dense laisse plusieurs points obscurs, le lecteur se référera au texte originel. 

Répétons nos conclusions antérieures : malgré l'immense diversité des scénarios dévolutifs et résidentiels de l'Europe et de l'Amérique du Nord rurales, nous observons dans cette paysannerie une même organisation sociale de la production et de la propriété, une organisation qui se caractérise par le fait que 1) le groupe qui possède les moyens de production se recrute à l'intérieur du groupe résidentiel (de la maisonnée) [18] ; 2) le groupe de production agricole se recrute également à partir du groupe résidentiel ; 3) finalement, le groupe résidentiel se recrute presque exclusivement sur la base de la reproduction physique ; en d'autres termes, on fait partie de la maisonnée surtout parce qu'on y est né. Ces conditions caractérisent la ferme familiale et ce, quelles que soient les modalités de la composition résidentielle et de la transmission foncière. 

Dans son article antérieur (1987), Verdon a cherché à démontrer que cette forme d'organisation de la production dictait la rationalité même de la production et qu'un producteur, à l'intérieur de ce cadre organisationnel, devait logiquement orienter sa production vers la consommation de son groupe résidentiel [19]. Ce type de production, c'est ce que d'aucuns ont appelé « production domestique ou production paysanne » mais, pour des raisons théoriques complexes (voir Verdon 1980b), Verdon a préféré le dénommer « production résidentielle ». Dans cette nouvelle axiomatique non formaliste de la production résidentielle (ou paysanne), un lien nécessaire noue ferme familiale et production résidentielle, le lien qui rattache le postulat (organisationnel) à ses corollaires (rationalité économique) [20]. 

Si en économique néo-classique la production commerciale découlait nécessairement de la définition du marché et de l'agent économique, dans cette nouvelle économique la production résidentielle dérive nécessairement de la ferme familiale. En outre, cette production de la ferme familiale est nécessairement et intrinsèquement résidentielle, qu'elle passe ou non par le marché ; elle ne prescrit donc pas une destination particulière des produits, même si elle peut en privilégier une. Dans la majorité des textes historiographiques (y inclus ceux de Bouchard), commercialisation est synonyme de « destination de la production vers le marché » ; dans ce texte, Verdon choisissait le terme « monétarisation pour désigner la destination des produits, et détachait monétarisation de commercialisation. De par ces définitions et de ces prémisses, il s'ensuit que production résidentielle et monétarisation peuvent coexister assez paisiblement. Une production résidentielle peut être monétarisée sans rien avoir de commercial. 

Par voie de conséquence, on peut parler de production résidentielle même dans le cas de certaines monocultures entièrement dirigées vers l'échange monétaire (petits viticulteurs du Médoc, par exemple, jusqu'à assez récemment ; voir Juste 1990). Sur un plan théorique, on résumera cette situation en reconnaissant que tous les producteurs résidentiels visent à satisfaire leur consommation intra-résidentielle de façon directe ou indirecte [21] et que, dans un cas comme dans l'autre, il ressort des mêmes prémisses que nous avons isolées que tous aspirent à ce que nous pouvons appeler l'autonomie économique. Quelques commentaires s'imposent à propos de cette autonomie. D'une part, elle n'est évidemment pas synonyme d'autarcie puisque le producteur résidentiel peut la satisfaire par la monétarisation : d'autre part, elle n'est qu'une visée que certains seulement arriveront à satisfaire. Il s'en dégage donc que plusieurs devront aller chercher ailleurs le revenu nécessaire : c'est la pluri-activité dont parle Bouchard, et la co-intégration. Enfin, l'autonomie est l'ennemi juré de la dépendance, et le producteur résidentiel s'efforcera de trouver à l'intérieur de son groupe résidentiel tous les éléments nécessaires à sa consommation. Il verra d'un mauvais oeil tout endettement, ou même l'utilisation d'une main-d'oeuvre extra-résidentielle. Aussi, cette production résidentielle incite le producteur à percevoir ses rapports aux facteurs de production - soit l'argent [22], la terre, la main-d'oeuvre, l'outillage et le savoir - en termes de consommation. L'argent, par exemple, n'est qu'une denrée nécessaire qu'il ne peut produire et qu'il va acheter » au marché [23] : la terre, quelque chose qui viendra satisfaire la consommation future de sa famille grandissante l'outillage, quelque chose qu'il cherchera à « patenter » lui-même. 

Enfin. la vision néo-classique du producteur agricole suppose qu'existe chez ce dernier une tendance naturelle à la commercialisation (définie implicitement comme monétarisation) qui serait entravée, frustrée par les imperfections du marché. Les définitions de Verdon le conduisent à la proposition complètement inverse : la production de la ferme familiale est intrinsèquement et indéfiniment résidentielle à moins que des forces extérieures ne viennent infléchir sa trajectoire linéairement résidentielle. Dans cette nouvelle perspective, c'est désormais le changement. soit le mouvement hors de la production résidentielle - la soi-disant commercialisation - qui ne va plus de soi, et c'est ici que la notion de « résistance » prend tout son sens. Au lieu d'apercevoir la commercialisation comme une tendance naturelle que le producteur engagé dans un échange monétarisé actualiserait avec le perfectionnement du marché, l'axiomatique de Verdon conduit à postuler chez le producteur résidentiel une résistance à la commercialisation. Mais ceci ne fait que soulever le problème qu'est-ce que cette commercialisation à laquelle le producteur résidentiel résiste « naturellement » 

Sous ce terme, l'article de Verdon confondait implicitement commercialisation et production capitaliste, et c'est là son insuffisance majeure. Le producteur résidentiel s'insurge par-dessus tout contre des bouleversements organisationnels [24]. Nous savons que la production capitaliste bouscule la production résidentielle puisqu'elle retire la terre au producteur et transforme ipso facto la composition du groupe de production agricole ce dernier ne se recrute plus alors sur la base de la reproduction, mais presque exclusivement sur la base du travail salarié. Il en ressort logiquement que la ferme familiale (ou la production résidentielle) résistera à toute production capitaliste. Jusqu'à tout récemment, toutefois, cette production capitaliste était à la fois relativement rare et limitée dans l'espace, et elle ne peut expliquer les résistances paysannes qu'observe sans cesse l'historiographie du XIXe siècle nord‑américain et, plus éloquemment encore, celles qu'illustre Bouchard (1991) à propos de l'industrie laitière. Production capitaliste n'est pas commercialisation, et toute résistance à la première n'explique pas l'hostilité à la seconde. Ou plutôt, elle soulève de façon aiguë la question initiale : si commercialisation n'est ni monétarisation ni production capitaliste, qu'est-elle ? Nous nous devrons de répéter les constats de Bouchard : c'est un concept fourre-tout qui confond plus qu'il n'éclaire. 

En consultant la littérature historiographique, nous avons repéré cinq connotations différentes du concept (sans prétendre que cette liste soit le moindrement exhaustive). Par « commercialisation », les historiens ont regrettablement mêlé des phénomènes qui, quoique reliés empiriquement, n'en sont pas moins différents, soit a) la destination du produit agricole ainsi, lorsque le produit est échangé contre de la monnaie, on parle de commercialisation alors qu'il ne s'agit que de monétarisation ; b) le fait que, pour se monétariser davantage, certains cultivateurs privilégieront une ou quelques cultures dont ils écouleront la totalité ou une fraction sur le marché, un phénomène que l'on devrait se contenter d'appeler spécialisation ; c) l'adoption d'une nouvelle technologie, qu'il serait préférable de traduire par mécanisation ; d) l'adoption de nouvelles techniques de production [25] et de gestion que, faute de mieux, nous désignerons du nom de modernisation ; e) enfin, le fait qu'à certains endroits et à certains moments, certains propriétaires terriens se sont approprié d'immenses terres qu'ils ont exploitées au moyen d'un salariat agricole. Ce dernier phénomène, nous en parlerons en termes de production capitaliste [26]. Nous croyons qu'il est désormais opportun d'extirper le concept de commercialisation de la littérature pour lui préférer une terminologie plus ample et plus adéquate. 

Derrière tout cela se profilent deux problèmes reliés mais dangereusement emmêlés d'une part, cette question d'une rationalité économique qui nous permette de parler d'un « producteur résidentiel » ou d'un producteur non résidentiel et, d'autre part, le déroulement des faits, quelquefois continu, quelquefois discontinu. Nous devrons supposer, pour relier ces divers éléments, qu'une résistance nous révèle une discontinuité dans un processus, et que cette discontinuité, en dernière analyse, nous parle quelquefois de transformations organisationnelles [27]. Et qui dira nouvelle organisation de la propriété et de la production dira nouvelle rationalité économique. 

Sur la base de cette hypothèse, passons en revue les phénomènes que nous avons désignés sous le terme de « commercialisation ». Dans la mesure où nous parlons de production capitaliste, il va de soi qu'elle entraîne par définition les bouleversements organisationnels les plus importants du monde paysan et que la résistance paysanne exprime cette discontinuité (dans ce cas, de façon active, organisée, et souvent agressive : on détruira les fermes, l'outillage, et ainsi de suite). Mais dira‑t‑on que notre producteur résidentiel résistera à la monétarisation ? On en relève certains cas dans l'histoire rurale européenne, mais il y est toujours question d'une monétarisation imposée de l'extérieur, qui résulte de diktats politiques plutôt que du pragmatisme marchand. [28] Dans l'histoire rurale nord-américaine, nous ne décelons pas de résistance organisée à la monétarisation ; elle ne vient rien bouleverser. Mais qu'en est‑il de la spécialisation, souvent tributaire de la monétarisation ? 

Le producteur résidentiel se monétarisera sans trop de difficultés et pour cela développera une ou quelques cultures au détriment des autres ; il pourra même pousser la spécialisation jusqu'à la monoculture sans que l'on puisse invoquer quelque commercialisation que ce soit. À ce sujet, Blanchard nous propose un des exemples les plus révélateurs qui soient. Lorsque, même au XXe siècle, le prix du foin grimpa, les agriculteurs de Maskinongé y convertirent toute leur production (Blanchard 1947). Il faut lire ces magnifiques pages du grand géographe pour se rendre compte que derrière ce comportement la finalité économique n'a pas changé. Sur les plans organisationnels, rien n'a bougé ; au contraire, les gains accrus que permit la vente du foin ne firent que multiplier la quantité et la qualité des biens de consommation. À la fin du XIXe siècle, dans sa merveilleuse monographie sur l'habitant de Saint-Justin. Gérin décrivait des agriculteurs déjà relativement spécialisés dans l'industrie laitière comme des individus qui ont envers la terre une mentalité de chasseur-cueilleur (Gérin 1968) et, encore une fois, les fines et brillantes analyses de Bouchard sur l'industrie laitière saguenayenne ne font que confirmer ces vues. Il a mieux que nul autre démontré que la conversion à l'élevage laitier, d'abord interprétée comme une initiative anglophone et comme un signe de commercialisation, apparaissait également à la fin du XIXe siècle au Saguenay, mais s'arrêtait tout court après deux décennies. Comme l'exprime admirablement Bouchard, cette conversion n'entraînait pas de mutations organisationnelles et s'insérait parfaitement dans les techniques et le savoir traditionnels [29]. Comme pour le blé ou le bétail auparavant, les revenus engendrés par la vente de beurre et de fromage ne sont pour des producteurs résidentiels qu'une façon parmi d'autres de « consommer » le numéraire dont ils ont besoin, et n'exprime en rien une commercialisation. 

S'il est légitime d'attacher la monétarisation à la production résidentielle sans la contrarier, il devrait également être loisible de supposer de la part du producteur résidentiel différents degrés de spécialisation et la monétarisation que cette spécialisation implique, sans pour cela supposer de transformations organisationnelles si la propriété du savoir et les modalités de sa transmission n'en sont pas bousculées et, a fortiori, si la production ne devient pas capitaliste. Bref, réduire le nombre de ses moutons et de ses porcs pour exploiter son cheptel bovin ou éliminer toute culture sauf celle du foin n'appartient pas à l'ordre des « mutations structurales dont parle Bouchard. Ces mutations ne font que manifester une sélection d'éléments déjà présents, bref une spécialisation. Le producteur résidentiel variera donc ses cultures pour accroître et son autonomie et sa consommation lorsque les prix de certaines cultures lui assureront un revenu supérieur, et il n'y a rien à cela qui contredise une production résidentielle. 

Qu'en est-il de la mécanisation ? Notons qu'au XIXe siècle, tout particulièrement, la mécanisation progresse de façon plutôt graduelle et, lorsqu'on y regarde de près, c'est rarement à la mécanisation que les producteurs agricoles du Nord-Est américain s'opposent. À propos de mécanisation, le même Blanchard (1947) en révèle la perspective résidentielle. Lorsqu'apparurent les premiers tracteurs, il raconte que les habitants qui pouvaient s'en procurer le faisaient pour pouvoir se passer de main‑d'oeuvre extra‑résidentielle et exploiter de façon plus méthodique leur main-d'oeuvre intra-résidentielle puisque même les enfants pouvaient conduire un tracteur, et pendant de plus longues heures Et les habitants moins fortunés d'un même voisinage se partageaient quelquefois les frais d'un tracteur, qu'ils utilisaient ensuite en rotation pour s'affranchir de leur dépendance occasionnelle à l'endroit d'un journalier agricole [30]. Bref, les mêmes considérations d'autonomie et de « consommation » intra-résidentielle des facteurs de production ont présidé à l'acquisition d'un outillage plus perfectionné qui, la plupart du temps, ne faisait que perpétuer une agriculture extensive également caractéristique de la production résidentielle [31] et ce, jusque très avant dans le vingtième siècle en certains endroits. Mais attention ! Lorsque les exigences de mécanisation seront imposées de l'extérieur, et surtout à cause de transformations dans les techniques mêmes de production (donc, en tant que corollaire de la modernisation, c'est-à-dire de l'acquisition d'un nouveau savoir qui impose un nouvel équipement) et lorsque ces mutations se répercuteront sur le plan de la propriété elle-même, en ce que le producteur agricole devra désormais s'endetter pour suivre un mouvement qu'il instaure rarement mais auquel il doit se plier, on le verra alors résister à la mécanisation. Dans ce dernier cas, cette même mécanisation, dérivée de la modernisation. apparaîtra liée à des transformations organisationnelles. Cela nous mène enfin à la question de la modernisation. Nous croyons que c'est là, avec la production capitaliste, un des grands axes de la résistance paysanne [32]. 

Comment expliquer cette résistance à la modernisation ? En complétant le portrait que Verdon donnait de la ferme familiale en 1987. La définition première de Verdon privilégiait implicitement la propriété de la terre, mais cette propriété doit s'étendre à tous les facteurs de production, y compris le savoir (sauf la main-d'oeuvre, bien entendu). Parcourons ce paysage de la ferme familiale du point de vue du savoir. Sa propriété et sa transmission sont résidentielles, ce qui veut dire que le savoir (les techniques aratoires) est affaire de consommation intra- résidentielle et que sa transmission voyage de père en fils. Cela est un fait organisationnel incontournable, tout comme la propriété de la terre ou de l'outillage. 

C'est dans cette perspective que la modernisation peut apparaître discontinue ; bien sûr, on adopte ici et là et de temps en temps quelques techniques nouvelles qui s'accommodent bien des méthodes anciennes. Cette modernisation est continue et suscite peu de réticences. Mais il y a une autre modernisation, plus contemporaine celle-là, qui s'accompagne d'une réorganisation de la propriété du savoir et des modalités de sa transmission, de méthodes nouvelles de gestion ainsi que de transformations souvent radicales dans l'outillage qui exigent un endettement jusque-là inconnu. En effet, un savoir agricole « moderne » est toujours quelque chose que quelqu'un d'autre possède, et qui menace directement la transmission intergénérationnelle et intra‑résidentielle. C'est un savoir que l'on va chercher ailleurs, qui sépare le fils du père et qui accroît la dépendance envers l'extérieur ; c'est un savoir qui mine l'autonomie désirée et qui, s'il exige des transformations dans l'équipement. bouleverse également les rapports à la propriété de ce dernier facteur. L'outillage n'est plus quelque chose que l'on peut posséder sans s'endetter sérieusement, et que l'on peut « patenter » ; c'est désormais le premier noeud de la corde qui nous attache à la banque et aux organismes de crédit. Lorsqu'on ajoute à cela la coercition extérieure qui accompagne généralement la modernisation (exigences d'hygiène, de pureté des produits, d'homogénéité et ainsi de suite, lesquelles exigences dérivent elles-mêmes de la modernisation dans l'évaluation du produit), on doit constater que nous trouvons là, avec la production capitaliste, une des plus grandes sources de résistance et, par conséquent, de transformations organisationnelles. 

Récapitulons. Les phénomènes suivants découlent des caractéristiques organisationnelles de la « ferme familiale » [33] : a) l'orientation nécessairement résidentielle de la production ; b) sa résistance à une modernisation qui bouleverse et impose des mutations, et à la mécanisation qui en est souvent tributaire, ainsi que son opposition à toute production capitaliste [34] ; c) sa tolérance à la monétarisation, à la spécialisation et à la mécanisation quand cette dernière ne fait qu'améliorer la productivité de la terre ou du travail sans transformer les techniques de production ; d) et le fait qu'elle considérera ses rapports, tant aux moyens de production qu'au marché, dans l'optique d'une économique de consommation. 

À partir de ces nouvelles prémisses, nous pouvons également déduire ce que l'historiographie contemporaine, et tout particulièrement Bouchard, a déjà établi. Par exemple, l'antique « agriculture de subsistance » évoquait l'autarcie, le repli sur soi, la fermeture, voire la stagnation économique, alors qu'il n'en est rien. Un monde agricole de producteurs résidentiels est un monde dynamique et différencié. Dynamique en ce que le producteur résidentiel est un agent économique également maximisateur qui se monétarisera, changera la composition de ses cultures et poussera même la spécialisation jusqu'à la monoculture, cherchera à gonfler ses avoirs fonciers et se mécanisera même, et cela tout en résistant à la modernisation et à la production capitaliste, c'est-à-dire tout en demeurant un producteur résidentiel. À travers tout cela certains s'enrichiront, d'autres s'appauvriront, et les fortunes fluctueront au gré des générations et de la composition des groupes résidentiels, dessinant le profil de classes socio-économiques quelquefois fortement contrastées. Et toute cette dynamique peut continuer, bien avant dans le XXe siècle, sans que l'on puisse vraiment parler de transformations dans la rationalité économique, comme en témoigne éloquemment le cas de l'agriculture saguenayenne. 

Si le monde agricole est divers, nos concepts devront refléter le plus fidèlement cette diversité, et la notion même de commercialisation s'avère alors un obstacle. Certes, certains phénomènes en entraînent automatiquement d'autres sans qu'il faille pour cela les confondre sur les plans conceptuel et analytique. Il va de soi que la spécialisation s'accompagne de monétarisation, mais le contraire n'est pas vrai ; de même, la modernisation entraîne généralement la spécialisation, mais la proposition inverse est fausse, et ainsi de suite. En précisant notre vocabulaire, il est désormais possible de demeurer dans un horizon résidentiel tout en lui rendant une partie de sa diversité : on trouvera un producteur résidentiel monétarisé mais non spécialisé, un producteur spécialisé mais non mécanisé, un producteur mécanisé qui refuse la modernisation (et qui est même peut-être piètrement spécialisé) et, à l'intérieur de tous ces phénomènes continus, on pourra même spécifier le niveau de la monétarisation, de la spécialisation et de la mécanisation pour affiner la description. 

On pourra également rencontrer des producteurs capitalistes qui ne sont ni mécanisés ni commercialisés (au XIXe siècle, par exemple) et, il va de soi, on verra encore nombre de producteurs modernisés qui refusent la production capitaliste. Bref, si la rationalité résidentielle » peut abriter tant de variabilité (et également de nuances en ce qui concerne la rationalité même), s'il y a une rationalité « modernisante » non capitaliste et une rationalité capitaliste, modernisante ou non, les stratégies qui en découleront pourront fournir une grille plus souple, plus complexe, qui puisse mieux décrire et expliquer l'évolution des pratiques agricoles et qui nous débarrasse à jamais des dichotomies. Lorsque nous saurons mieux découper les phénomènes et distinguer quelques grands types de rationalité, nous serons plus en mesure de tenir compte ensuite de la multitude de facteurs non organisationnels qui influent sur les décisions économiques, pour expliquer les trajectoires plus particulières. Dans cette grille plus vaste, les théories de l'historiographie pourront mieux se loger, elles colleront mieux à la multiplicité des phénomènes. Par exemple, elle permettra de reconsidérer le dossier de l'agriculture anglo-québécoise. et de faire exploser les vétustes dichotomies qui l'opposaient à l'agriculture franco‑québécoise : l'agriculteur anglo-québécois pourra désormais nous apparaître partager la même rationalité que son voisin francophone, ce que le modèle de la co-intégration ne semble pas permettre (voir note 15).

 

L'agriculteur anglo-québécois :
un producteur résidentiel

 

Sans empiéter sur ce qui fera l'objet d'une étude séparée, tout ce que nous connaissons de la littérature sur les producteurs anglophones du XIXe siècle nous permet de conclure à la production résidentielle [35]. En dépit de l'endettement dont parle l'historiographie (McCalla 1985), il appert que la majorité des exploitants possèdent la terre qu'ils cultivent [36]. Au Québec anglophone, comme ailleurs à cette époque. la petite propriété rurale est tout à fait soudée à la famille (Barron 1984 ; Cohen 1988 ; Gaffield 1987 : Gagan 1982 ; Kulikoff 1988 ; Nobles 1988 ; Weiman 1989) et l'on retrouve partout la même ferme familiale. 

Comme le prédit le modèle théorique de la production résidentielle, ces fermes ont surtout recours à une main-d'oeuvre familiale et résidentielle (provenant de la maisonnée) (Atack et Bateman 1989 ; Barron 1984) et, comme chez les Casaubon que décrit si bien Gérin. on tire tant des épouses que des enfants tout le labeur possible, tant dans les domaines de la production que de la transformation des produits ; l'autonomie désirée dépend autant de leur travail que de celui des hommes (Cohen 1988 ; McMurry 1984 ; Gaffield 1987 ; Gagan 1982 ; Weiman 1989). Les exploitants font rarement appel aux services d'une main-d'oeuvre non familiale ou extra-résidentielle (Atack et Bateman 1989 : 301) et, lorsque aiguillonnés par la nécessité, ils se tourneront plutôt vers leurs jeunes voisins, qui souvent sont des affins ou des consanguins (Argersinger et Argersinger 1984 ; Baron et Bridges 1983 ; Barron 1984 ; Weiman 1989). Ce n'est qu'en dernier recours qu'ils se résigneront à engager des journaliers agricoles (Barron 1984 ; Mclnnis 1989) et, lorsqu'ils le font, ils modèlent leurs rapports aux journaliers sur ceux de la famille (Argesinger et Argesinger 1984 : 392 ; Weiman 1989 : 259). Au total, comme l'écrit Barron (1984 8 ; notre traduction), « les communautés d'agriculteurs étaient surtout constituées d'assemblages de propriétaires de fermes et de leurs familles. Malgré le fait que les cultivateurs engageaient de la main‑d'oeuvre extérieure, ils n'engageaient ces journaliers que pour de courtes périodes, et rarement en nombres comparables aux usines urbaines ». 

En Nouvelle-Angleterre comme au Québec francophone, la taille du groupe résidentiel ainsi que ses besoins de consommation (immédiats autant que futurs) déterminent largement la nature et la quantité des denrées produites (Gross 1982 ; Mclnnis 1989). À travers tout le Nord‑Est, les fermes familiales aspirent avant tout à assurer leur subsistance (Cohen 1988 ; Weiman 1989), sans que cela ne suppose l'autarcie. Elles se monétarisent (Bushman 1981 ; Gross 1982 ; Pruitt 1984 ; Nobles 1988 ; Weiman 1989) et vont même chercher à l'extérieur un revenu d'appoint pour arrondir les fins de mois (McMurry 1989 ; Nobles 1988). 

Enfin, l'agriculture de nos voisins du Sud s'avère aussi principalement extensive (Atack et Bateman 1984, 1989), ce qui laisse sous-entendre un rapport résidentiel au savoir. En effet, les connaissances qu'il faut posséder pour exploiter une ferme au XIXe siècle continuent à se transmettre surtout de père en fils, en dépit de la tentative de certains réformateurs ambitieux d'imposer leur savoir agronomique. Au XIXe siècle, le « book farming » (c'est-à-dire l'agriculture proposée par les journaux spécialisés) semble peu généralisé (McMurry 1989). [37] La technologie disponible demeure rudimentaire et somme toute peu répandue (Barron 1984 ; Rothenberg 1988) et les réformes que l'on propose ne semblent pas plaire davantage aux Anglo-Saxons qu'aux Québécois francophones. Et même lorsqu'il se diffuse, ce nouveau savoir que véhiculent les journaux spécialisés du XIXe siècle continue à se transmettre de bouche à oreille (McMurry 1989 : 15-17). L'acharnement des réformateurs américains révèle l'existence d'une agriculture traditionnelle réticente à la modernisation, et l'exaspération de certains journalistes témoigne de la présence de producteurs peu enclins à délaisser spontanément leur savoir ancestral [38]. La tâche que tente d'accomplir Jesse Buel semble aussi colossale que celle qui attend les agronomes québécois. Leur objectif est le même : convertir « [...] le cultivateur qui gère sa ferme dans une ignorance crasse doublée de paresse, et qui produit à peine pour la subsistance de sa famille, en un gérant qui épouse les principes et la pratique de l'entreprise commerciale [...] » (McMurry 1984 : 332 ; notre traduction). Du point de vue des connaissances agraires, les choses paraissent claires : seule une minorité de producteurs américains semble spontanément évoluer au rythme de la modernité agro-alimentaire. [39] 

Il ne fait donc aucun doute que ce qui prévaut chez les Américains ou les Ontariens devait également avoir force de loi chez les cultivateurs anglo-québécois. La grande majorité d'entre eux étaient des producteurs résidentiels et, si le comportement des agriculteurs ontariens et américains est le moindrement représentatif de la stratégie économique des Québécois anglophones, nous devrions même nous attendre à ce qu'ils ne soient pas très monétarisés (Atack et Bateman 1984, 1989 ; Mclnnis 1984, 1989 ; Weiman 1989 [40]). Dans le Québec rural, on trouverait ainsi de part et d'autre de la barrière linguistique une masse paysanne plus ou moins monétarisée de laquelle se détacherait une minorité fortement monétarisée, voire une élite peut-être « moder­nisée » et même dans certains cas capitaliste [41], plutôt que cette grande fresque dichotomique qui campe d'un côté une majorité de petits entrepreneurs francophones désavantagés et, de l'autre, une majorité de producteurs anglophones commercialisés et choyés par la fortune. 

En conclusion, repenser les problèmes de rationalité à l'intérieur des discontinuités que suggèrent les résistances paysannes et les transformations organisationnelles peut nous affranchir des grandes fresques dichotomiques et des soi-disant rapprochements pour repenser les pratiques agricoles à l'intérieur de cadres qui leur sont spécifiques, dans la foulée de la nouvelle historiographie. Dans la logique de cette pratique économique, ce n'est plus le producteur domestique ou résidentiel qui exige une explication, mais bien le soi-disant producteur commercial, et nos cultivateurs anglo-québécois n'apparaissent alors pas plus « commercialisés » que l'habitant traditionnel.

 

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RÉSUMÉ/ABSTRACT 

Les grandes fresques dichotomiques de l'histoire rurale québécoise.
Une perspective anthropologique
 

 

Dans le prolongement d'un article antérieur de Verdon (1987), les auteurs survolent brièvement l'historiographie rurale québécoise du dix-neuvième siècle pour suivre l'évolution de l'antique fresque dichotomique opposant des producteurs anglo-québécois « commercialisés à des producteurs franco‑québécois suivant une logique économique plutôt paysanne. D'abord attaquée par les tenants de l'économique néo‑classique (les « formalistes ») puis par des historiens récusant le formalisme pour essayer de saisir la spécificité de la pratique économique paysanne (les « non-formalistes »), cette vétuste fresque dichotomique perdure, quoique dans une version désormais quelque peu frelatée. Aux rangs des non‑formalistes mène en tête de file Gérard Bouchard, qui domine désormais notre historiographie par la quantité et la qualité de ses données, ainsi que l'envergure de sa vision théorique. C'est par rapport à sa « théorie de la co-intégration » que les deux auteurs cherchent à situer la spécificité de l'économique de la paysannerie qu'a déjà proposée Verdon. économique qu'ils cherchent ici à raffiner en s'attaquant directement au concept de commercialisation » que Verdon n'avait pas suffisamment clarifié, ce qui viciait son projet originel à cause de la confusion sémantique qui entoure ce concept. En imposant la réflexion sémantique à la pure théorisation, les auteurs parviennent à une théorie d'application plus générale dont découle un corollaire qui formera le thème d'un deuxième article : que les producteurs anglo-québécois du dix-neuvième siècle, à part quelques rares exceptions d'ailleurs très problématiques, suivaient comme leur homologues québécois une rationalité économique paysanne. Du coup, les dichotomies traditionnelles s'écroulent. 

 

The Perennial Dichotomies of Quebec's Rural History.
An Anthropological Perspective
 

 

In the wake of an earlier article by Verdon (1987), the authors briefly survey the history of nineteenth-century rural Quebec to assess the fate of that antique dichotomy opposing supposedly commercialized » English‑speaking farmers to French‑speaking producers obstinately committed to a peasant rationality. First questioned by the « formalists » (those who believe neoclassical economics applicable to all types of economies) and then by non-formalists seeking to apprehend the specificity of a peasant economic rationality, the old dichotomy nonetheless persists, albeit in a somewhat diluted form. In Quebec, Gérard Bouchard leads intellectually this non-formalist attack, both through the quality and quantity of his data, and by the very scope of his theoretical endeavours. In this article, the authors strive to bring out the specificity of Verdon's economics of the peasantry by contrasting it to Bouchard's celebrated thesis of « co‑integration », and also set out to refine Verdon's earlier theses by tackling head-on the semantic question surrounding the concept of « commercialization », which Verdon had not originally clarified. By coupling semantic analysis to straightforward theorizing they succeed in formulating a theory of greater applicability because of its greater generality. As a corollary, this new perspective leads to a thesis which will form the topic of a second article, namely that English-speaking agricultural producers in nineteenth-century Quebec were following an economic rationality which was every bit as « peasant » as that of their French-speaking counterparts. Through this new looking-glass, the old dichotomies founder.

 

Michel Verdon
Département d'anthropologie
Université de Montréal
C.P. 6128, succ. A
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7

 

Louis Roy
Département d'anthropologie
http://ww2.college-em.qc.ca/dept/anthropologie/

Collège Édouard-Monpetit
945, chemin Chambly
Longueuil (Québec)
Canada J4H 3M6


[1] Il faut noter, toutefois, que « plusieurs des accusations qui ont été portées contre l'agriculture canadienne‑française ont été exprimées ailleurs à propos de l'agriculture d'autres régions de l'Est de l'Amérique du Nord » (Lewis et Mclnnis 1980 : 499 ; notre traduction).

[2] L'économique néo‑classique postule que, sur le marché, les prix s'équilibrent selon un calcul marginal d'utilité et de désutilité de la part d'agents maximisateurs. Lorsque transplantée à l'étude de l'histoire économique, cette théorie prévoit qu'en présence d'un marché où les prix s'équilibrent de cette façon, c'est‑à‑dire au plus grand profit du producteur et du consommateur, tout producteur rationnel se commercialisera nécessairement, c'est-à-dire qu'il orientera sa production vers ce marché.

[3] Voir par exemple Haythorne et Marsh (1941 : 65 notre traduction) :. [...] aucune population au Canada n'a poussé les ressources de la ferme aussi loin dans un effort de créer une économie autosuffisante. Ces efforts et réalisations n'étaient pas particuliers aux habitants du Québec : ils ont été égalés par ceux des premiers colons de la Nouvelle-Angleterre et des provinces maritimes ; [...] Mais Québec est différent parce que cet idéal ainsi que la philosophie qui l'épaule ont persisté si longtemps [...]

[4] Comme en témoigne le cas de Ouellet (1980 : 284) : II serait erroné de croire que les agriculteurs anglophones vivent partout l'aisance. Leur situation est diverse. Nombreux sont ceux qui habitent des cantons où les possibilités de contact avec les marchés sont presque nulles à cause de l'absence ou du mauvais état des routes. Ils sont alors obligés de pratiquer une agriculture de subsistance ». Il faut noter que Ouellet représente un cas quelque peu spécial. Dans sa célèbre Histoire économique et sociale du Québec. 1760-1850, il esquisse une tentative d'explication néo-classique du comportement de l'habitant jusque vers les débuts du XIXe siècle. Mais, face à la soi‑disant « crise agricole » dont il situe les débuts à l'ouverture même du siècle, il se rabat sur des explications que nous qualifierons de « culturalistes : la culture paysanne et archaïque de l'habitant expliquerait son repli autarcique à partir de 1815. Plus tard, dans ses altercations avec Paquet et Wallot, il prendra une posture plus agressivement culturaliste. Nous verrons là un thème récurrent de l'approche néo-classique.

[5] Notons encore une fois, comme nous l'exprimions dans la note précédente, que Ouellet amorçait cette façon de penser mais la répudiait dans le même ouvrage.

[6] À preuve, pour ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres, cette conclusion d'un auteur aussi sérieux et pondéré que McCallum (1980 : 53 ; notre traduction) : [...] en plus des facteurs objectifs du climat et du capital, une troisième et dernière raison pour expliquer la réaction retardataire des cultivateurs québécois se trouve dans la région subjective des attitudes et de la psychologie collective ».

[7] Est formaliste » toute position théorique déclarant l'économique néo‑classique un outil adéquat pour l'analyse de toutes les formes d'économie ; nous retiendrons cette acception dans ce texte.

[8] Notons en passant que l'économique de Chayanov est radicalement marginaliste et néo‑classique, mais que la rhétorique qui l'enrobe l'a présentée à plusieurs comme un discours non formaliste. D'où les multiples confusions parmi ceux qui se réclament de Chayanov, dont plusieurs n'ont su détecter sa pensée marginaliste.

[9] Voir à ce propos l'importance que Ouellet accorde à P. Wright et C. Kilborn.

[10] Il est utile toutefois de préciser ce qu'on entend ici par capitalisme agraire. Ce concept peut en effet être défini tour à tour ou simultanément par référence à : a) l'intégration poussée à un marché autre que local ; b) la diffusion du salariat et l'installation d'un rapport de travail antagoniste ; c) la disparition de l'emprise familiale sur l'exploitation (critère qui ne se confond qu'en partie avec le précédent) ; d) une orientation de gestion axée sur la rationalité du profit ; e) un processus de spécialisation tendant à une exploitation maximale des facteurs de production. Du point de vue théorique, cette pluralité de critères pourrait alimenter un long débat. Nous nous laisserons ici guider par le pragmatisme [...] » (Bouchard 1991 : 77).

[11] Ou au développement d'un capitalisme agraire » ; Bouchard passe assez facilement d'un terme à l'autre.

[12] Nous donnons ici au terme « organisationnel » un sens très strict ; par « organisation sociale » (et donc « organisationnel »). nous entendons la façon dont se forment des groupements sociaux autour de la propriété et autour de divers types d'activité, ainsi que la façon dont ces groupements croissent, se reproduisent et s'articulent les uns aux autres ; au-delà de cette définition minimale, il est impossible de s'aventurer sans résumer tout un programme de recherche (pour le détail d'un tel programme, voir Verdon 1991). « Organisationnel » tel qu'il apparaît dans ce texte n'a donc absolument rien à voir avec les concepts malheureusement trop imprécis de « social », « structurel » ou « institutionnel ».

[13] « C'est précisément là le propre de la co-intégration entretenir avec la société ou l'économie extra-régionale des liens nombreux et persistants, non pour s'y intégrer mais pour l'utiliser afin de consolider et de reproduire des orientations collectives [emphase ajoutée] radicalement différentes, sinon opposées ». (Bouchard 1991 : 96).

[14] Énoncé qui malheureusement conserve la même ambiguïté entre famille en tant qu'« unité de reproduction » en tant que « groupe résidentiel » (maisonnée) et même en tant que parentèle.

[15] Mentionnons en passant une autre importante divergence entre nos deux approches. Dans la logique même de cette mise en question, une conclusion devrait s'imposer : si le formalisme d'inspiration néo-classique a cherché à mettre en question la dichotomie traditionnelle en haussant l'habitant au rang des producteurs commerciaux, si l'on reconnaît désormais au cultivateur franco-québécois une rationalité non commerciale et si l'on abolit graduellement les distances qui le séparent de ses confrères anglo-saxons d'outre-frontières, il est temps de ramener le producteur anglo-québécois au statut de « producteur domestique » que l'on réservait jusqu'ici à son confrère francophone. Malheureusement, le modèle de Bouchard semble proscrire cette assimilation, et perpétuer les grandes fresques dichotomiques. Expliquons-nous. Dans la mesure où le retard de l'agriculture saguenayenne et même franco-québécoise (dans les développements de l'article de Bouchard et Thibault en 1991) s'explique par une orientation et une reproduction familiale particulière, on sera porté à contraster des agriculteurs franco‑québécois « co-intégrés » aux agriculteurs anglo-québécois « commercialisés ». Prenons le cas de l'Estrie au XIXe siècle, le cas empirique qui nous occupe le plus directement et qui fera l'objet d'étude de notre deuxième article. C'était encore une région de colonisation ; or, on y trouvait entre producteurs agricoles anglo- et franco-québécois des pratiques différentes non seulement en ce qui concerne la transmission des biens, mais également pour ce qui est de la corésidence, pratiques accompagnées de scénarios économiques différents. Les producteurs anglo-québécois semblent réticents à la pluri-activité à grande échelle, et semblent préférer la spécialisation. Sur la base de ces données, on devrait logiquement en inférer des rationalités différentes ; or, nous chercherons précisément à démontrer que les agriculteurs anglo-québécois de l'Est ne partagent foncièrement la rationalité économique de leurs homologues franco‑québécois.

[16] À une chose près, en ce que nous nous intéressons à étendre notre problématique au dossier de l'agriculture anglo-québécoise au XIXe siècle, ce que ne semble pas permettre le modèle de Bouchard.

[17] Nous reviendrons brièvement sur cette notion de résistance ; elle est cruciale. L'histoire semble être à repenser en termes de résistances, et nous ne pourrons offrir ici que les linéaments d'une problématique plus complète et plus complexe, qui développerait ce thème beaucoup plus loin.

[18] Notons que les conclusions de cet article s'étendent aux conditions du fermage. Par groupe résidentiel », nous entendons ce que les démographes désignent du nom de maisonnée », soit un groupe défini par son occupation d'une habitation clairement identifiable.

[19] Pour les étapes de la démonstration, encore une fois, voir Verdon (1987).

[20] Tous ces énoncés sont en fait des conclusions dont les démonstrations détaillées se trouvent dans l'original (Verdon 1987) ; on demande donc au lecteur insatisfait une curiosité suffisante pour le diriger vers ce texte premier.

[21] C'est-à-dire en produisant eux-mêmes la plus grande partie de ce qu'ils consomment, ou en passant par le marché (monétarisation).

[22] Pour des raisons complexes, que Verdon élabore dans un ouvrage économique théorique (Verdon s.d.). nous incluons l'argent parmi les facteurs de production.

[23] Une thèse déjà élaborée jusqu'à un certain point par Merrill, mais dans un cadre théorique radicalement différent (1977).

[24] Pour le sens que nous donnons à ce terme, voir note 12.

[25] Qui implique, pour nous, une transformation tant dans le contenu que dans les sources du savoir.

[26] II ne faudrait surtout pas mêler production capitaliste » et » capitalisation » que certains auteurs ont également subsumée sous le concept tout usage de commercialisation », et qui en constituerait un sixième sens.

[27] Notons ici que, faute de pouvoir développer de façon plus détaillée une théorie des résistances, on peut néanmoins en distinguer deux formes l'une est plutôt du type passif et se traduit, comme en témoignent les cultivateurs saguenayens dont parle Bouchard et les producteurs nord-américains dont parlent maints historiens, par un simple refus d'adopter ce que l'on préconise, par l'apathie, et même l'exode. Dans ces cas de résistance plutôt passive, on peut supposer que des agents surtout extérieurs essaient d'inciter le producteur à des pratiques qui bouleverseraient l'organisation sociale de sa propriété et de sa production, sans les lui imposer. Dans plusieurs autres cas, par contre, les autorités politiques imposent des réorientations draconiennes qui suscitent des réactions plus violentes et organisées : c'est le cas de la monétarisation forcée des paysans russes, et plus tard de la collectivisation (Bataglini 1992). comme c'est le cas des paysans du sud de la France contre un Code civil qui transformait leurs pratiques dévolutives. Étendre nos cogitations à la multitude des formes que peuvent prendre ces résistances, c'est déjà un projet différent, qui déborde de beaucoup les limites de cet article.

[28] Le cas le plus célèbre est celui de la Russie, où les paysans résistèrent à une monétarisation imposée par l'État socialiste et qui leur était brutalement défavorable, en n'écoulant plus leurs produits sur le marché et en réduisant volontairement leur production pour ne pas avoir de surplus à écouler (Bataglini 1992).

[29] « [...] la spécialisation dans l'industrie laitière ne représentait guère de difficultés pour l'exploitant. Elle supposait une extension de cultures fourragères plutôt robustes, demandant peu de soins, de même qu'un abandon de céréales secondaires [...] Pour le reste, le travail de la ferme demeurait pratiquement inchangé ; à court terme, il exigeait peu d'équipement supplémentaire [...] » (Bouchard 1991 :90).

[30] Courville et Séguin (1989) insistent également sur ce phénomène, et on retrouve textuellement les mêmes remarques pour la Basse-Bretagne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : Les machines agricoles, si elles économisent quelque peu la peine de l'homme, ne transforment cependant pas les conditions sociales du travail. Elles sont au contraire au centre des réseaux d'entraide de voisinage et de parenté, souvent prêtées entre plusieurs fermes où s'accomplissait collectivement le battage » (Ségalen 1985 : 285).

[31] Sur les rapports logiques entre production résidentielle et agriculture extensive, lorsque les conditions écologiques et édaphiques le permettent, voir Verdon (1987).

[32] Résistance encore une fois surtout passive, mais qui se traduit souvent par l'exode rural. Cette discontinuité, nous l'avons observée à l'intérieur même de l'histoire des fermes : ce sont souvent les fils, lorsqu'ils prennent la relève, qui acceptent le défi d'un bond en avant. Si ces nouvelles exigences apparaissent alors que le cultivateur n'a pas de fils en âge de prendre charge de l'entreprise, il lui arrive souvent de vendre et de quitter. Chaque histoire de ferme est donc constituée de ces discontinuités dans le calendrier même de la transmission et de la croissance des fermes.

[33] Entre bien d'autres caractéristiques. Le texte originel (Verdon 1987) parvient à déduire presque tous les comportements économiques connus du soi-disant paysan (Ou de l'habitant) de l'organisation de la ferme familiale.

[34] Notez que la capitalisation n'est qu'une conséquence de la commercialisation.

[35] Les références que nous allons citer sont évidemment incomplètes, mais il aurait été fastidieux d'allonger inutilement la liste des études consultées. Celles que nous mentionnons constituent néanmoins un inventaire non négligeable des travaux qui nous ont inspirés.

[36] Comme Barron, nous avons constaté dans les recensements que les « locataires » entretiennent souvent des liens particuliers avec leur propriétaire (Roy 1990) : « Souvent, par exemple, le locataire était un fils ou un parent du propriétaire de la ferme » (Barron 1984 : 9 ; notre traduction).

[37] Sur la base d'une étude consacrée aux abonnés d'un périodique agricole, McMurry conclut : « […] si les abonnés s'écartaient des pratiques agraires locales, ce n'était pas tant un écart en nature qu'un écart en quantité, ou en qualité, ou les deux, émanant de circonstances héritées et de talent personnel (1989 : 10 ; notre traduction).

[38] Les travaux de McMurry confirment cette hypothèse : La philosophie d'une agriculture progressiste accordait habituellement la préférence aux cultures intensives comme bases de l'agriculture moderne : dans les essais publiés, dans les éditoriaux des journaux, les rédacteurs exhortaient l'agriculteur à "conserver de petites fermes mais à les bien gérer", entre autres à recycler le fumier, pratiquer la rotation des cultures, drainer les sous-sols et faire un usage libéral d'engrais. Au contraire, les pratiques traditionnelles profitaient de l'abondance de terres en Amérique par des cultures extensives, superficielles et qui épuisaient le sol (McMurry 1984 : 331 ; notre traduction). Comme Barron (1984). nous avons constaté que la ruasse agricole méprise les réformateurs de la ville qu'elle accuse de ne pas connaître suffisamment le monde rural. À plusieurs reprises, certains des informateurs que Roy a étudiés dans le comté de Est-Farnham ont souligné le scepticisme que leur inspirait le travail des agronomes.

[39] Ces observations sont importantes en ce que ces Américains que fustige Buel deviendront les futurs résidents des Cantons de l'Est. Elles indiquent donc que la réputation dite progressiste des cultivateurs anglo-québécois était surfaite.

[40] Weiman. d'inspiration néo‑classique, abonde néanmoins dans ce sens : Étant donné leur position marginale dans le système de marchés, les maisonnées s'assuraient de leur production chaque année d'abord en produisant les moyens de satisfaire leurs besoins de consommation essentiels, et en consacrant ensuite leur surplus de temps de travail et d'autres ressources à la construction de Moments agricoles et à la production pour le marché » (Weiman 1989 : 257 ; notre traduction). De plus. comme le mentionne Craig, l'impression que l'on retire des travaux de Mclnnis sur le Haut-Canada en 1861 n'est pas celle d'une province peuplée de fermiers "agressivement capitalistes". La grande majorité des fermes produisait des surplus pour les marchés et la province avait largement dépassé le stade de l'autosuffisance. Mais seulement 16% des fermes produisaient un surplus assez important pour mériter l'étiquette "commerciale" » (Craig 1990 : 265). On peut également mettre en question le fameux écart qui aurait séparé le Canada des États‑Unis : Selon J. Atack et F. Bateman, l'agriculture du Nord-Est, en 1861, n'était pas qualitativement très différente de celle de l'Ontario [...] Les fermiers continuaient à produire une grande variété de commodités et un faible pourcentage de fermes rentraient dans la catégorie des gros producteurs (Craig 1990 : 266).

[41] Pour mieux apprécier le comportement distinctif de ces producteurs marginaux, voir les travaux de Purvis (1986) et de Baker et Ezard (1991).



Retour au texte de l'auteur: Robert Vandycke, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 août 2007 11:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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