Michel Verdon
Anthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal
“La production paysanne.
Éléments pour une nouvelle économique”.
Un article publié dans la revue Études rurales, juillet-décembre 1987, no 107-108, pp. 215-242.
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- Introduction
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- Une axiomatique de la production paysanne
- Le producteur résidentiel dans ses rapports au marché
- La perception paysanne du produit vendu
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- Conclusion
- Bibliographie
Introduction
Pour l'historien de l'agriculture, et plus globalement du monde rural, le Nord-Est américain et le Québec présentent des similitudes qui ont infléchi la réflexion dans des directions voisines. On ne retrouve pas dans les États du Nord-Est la grande propriété de ceux du Sud et, aux XVIIIe et XIXe siècles, on y discerne même une agriculture dont les rapports au marché semblent hésitants, voire carrément méfiants. De cette réticence du producteur agricole envers le marché, plusieurs interprétations ont été avancées. Au début du siècle, U.P. Bidwell et J.I. Falconer [1925] l'expliquaient par l'absence de marchés, ou par les difficultés de communication. Relativement isolé, le producteur agricole n'aurait pas trouvé de solution plus rationnelle que de produire pour sa propre consommation, sans se préoccuper de spécialisation ou de commercialisation. À l'intérieur même d'une "rationalité commerciale" (nous traduirons ainsi la locution anglaise market mentality), le conservatisme de l'agriculteur préoccupe avant tout par sa propre consommation serait la réponse la plus logique à la faiblesse des marchés. Mais J.T. Lemon, dans son étude de la Pennsylvanie, voit dans ce même producteur un individualiste consommé, orienté corps et âme vers l'expansion de sa propriété, vers la conquête du continent. Il discerne en lui non le conservatisme ou le repli sur soi, mais l'esprit d'entreprise et l'individualisme [Lemon 1972].
Face à cette prétendue “production d'autosuffisance", les positions de Bidwell et Lemon appartiennent à la même famille, expliquant une production non-commerciale dans les termes d'une mentalité commerciale. Que l'un y perçoive de l'inhibition là où l'autre y détecte la libre expression de cette mentalité est un écart mineur. Tous deux interprètent le phénomène en termes de ce qu'il n'est pas, en le faisant entrer de force dans les schèmes de l'économique néo-classique. On peut trouver un exemple remarquable de ce mode d'interprétation dans un débat contemporain sur une supposée "crise agricole québécoise" qui se serait produite dans la première moitié du XIXe siècle. À l'explication “culturaliste” d'un de nos grands historiens, qui lie cette crise à une mentalité d'Ancien Régime, à la mentalité non-commerciale, ou pré-commerciale, d'un paysan fondamentalement conservateur et opiniâtre dans ses routines ancestrales [Ouellet 1966], s'oppose l'explication économiste de G. Paquet et J.-P. Wallot. Selon eux, le tournant du XIXe siècle canadien aurait été marqué par une commercialisation généralisée de l'économie, à laquelle le producteur agricole aurait pleinement participé [Paquet & Wallot 1971, 1972, 19861. Agent économique, celui-ci aurait vu, comme tel, ses décisions soumises aux coûts des transactions et aux coûts d'accès au capital ; c'est pourquoi ce paysan doté d'une rationalité commerciale aurait en fait privilégié "le capital foncier et le patrimoine dans son programme économique" [Ibid. 1986 : 556]. Bref, les coûts d'information et de financement de la commercialisation auraient orienté le paysan québécois vers une agriculture extensive à rendements médiocres.
M. Merrill, historien de l'agriculture du Nord-Est américain, s'insurge contre ce type d'interprétation parce qu'elle s'englue dans l'économique néo-classique, dans une économique "ahistorique, dont les périodicités sont régulières, dont les ajustements sont instantanés et les processus réversibles, une économique pour laquelle il n'existe pas différentes formes d'organisation mais seulement différents choix quant à l'allocation de ressources rares dans une situation de concurrence. Une explication néo-classique d'une économie non-commerciale est alors la même qu'une explication économique d'une économie commerciale. On supprime des différences de substance pour y substituer des similitudes de forme" [Merrill 1977 : 45, trad. de l'auteur].
L'accusation ne saurait être plus explicite ni mieux exprimée et, de ce constat, Merrill tire les conclusions appropriées : il faut saisir les pratiques productives de l'agriculteur du Nord-Est américain des XVIIIe et XIXe siècles en elles-mêmes, comprendre leur rationalité propre, leur restituer une réalité que le formalisme néo-classique leur nie implicitement. Pour ce faire, Merrill se tourne vers le marxisme et la notion du “mode de production" pour élaborer sa propre théorie d'un houschold mode of production (“mode de production domestique”). Qu'est-ce alors qu'un mode de production domestique ? C'est, en quelque sorte, l'envers d'un commodity mode of production (un mode de production organisé autour de la production de "valeurs d'échange", ou commodities), l'envers d'un mode de production où la distribution des produits, c'est-à-dire l'échange, dicte la distribution du travail. Dans la production dite d'autosuffisance il y a bien échange, comme l'attestent les travaux contemporains, mais cette circulation de produits ne démontrerait en rien l'existence de relations de production organisées autour d'un négoce de valeurs d'échange. Au contraire, dans un mode de production domestique ce serait le besoin, et non le prix, qui contrôlerait l'échange des produits, de sorte que l'argent n'y jouerait pas le rôle que Marx lui assigne dans la circulation de valeurs d'échange [Merrill 1977 : 53]. En conclusion, les produits échangés dans un mode de production domestique n'appartiendraient pas à la catégorie des valeurs d'échange.
Le point de départ et les conclusions de Merrill sont des plus féconds. Documents à l'appui, Merrill démontre qu'aux XVIIIe et XIXe siècles, dans les régions rurales du Nord-Est des États-Unis, le petit commerce se passait souvent d'argent et que, même quand l'argent semblait intervenir, c'était seulement en tant que “valeur d'usage", comme produit parmi d'autres (d'où le titre de l'article, "Cash is good to eat..."). Quant aux rapports de production, ils y auraient été fondés sur la collaboration, intra-domestique et extra-domestique. On se serait même privé de produire certains articles pour engager cette collaboration extra-domestique. En somme, les faits montrent l'existence d'un mode de production domestique dont les unités de production se reproduisent elles-mêmes, où les producteurs sont rattachés les uns aux autres par une vaste chaîne de dettes qui ne les préoccupent pas tant qu'elles sont équilibrées par des créances, où ce n'est ni le profit, ni même le besoin individuel qui gouverne la production, mais le besoin social, aussi bien intra-domestique qu'extra-domestique, et où les rapports de classes, définis hors du marché, ne sont que des rapports interpersonnels, les exploités appartenant le plus souvent au groupe domestique des exploiteurs.
L'influence de Merrill, salutaire sur bien des points, a suscité un mouvement historiographique désormais connu sous le nom de Household Economy (Économie domestique) qui, étrangement, s'est engagé dans une voie qui ne se réclame en rien du matérialisme historique [Henretta 1978, Clark 1979]. Là où Merrill invoquait un mode de production, J.A. Henretta évoque une mentalité. Au producteur individualiste décrit par Lemon, il oppose un producteur collectiviste tourné vers des valeurs familiales, des valeurs de voisinage, des valeurs communautaires, et qui serait condamné sans l'appui d'un voisinage dont, en retour, il bénit l'existence. L'agriculteur américain du XVIIIe et du XIXe siècle, tout comme l'habitant québécois [1], produit pour sa propre subsistance et pour celle de son groupe domestique, et les exigences de cette production éclaireraient toutes les “anomalies” que fait apparaître une lecture commerciale de son comportement : le rapport entre la taille de la propriété et le cycle de la vie familiale, la rareté du numéraire et l'omniprésence du troc, non seulement entre cultivateurs mais également entre agriculteurs et marchands, ou entre agriculteurs et artisans. Écartelé entre les demandes du marché et celles de l'auto-subsistance, le producteur penche vers cette dernière tout en conservant des liens avec le marché, parce que le coût économique et social d'une rupture avec la famille et le voisinage est trop élevé [Henretta 1978].
Partant des conclusions de Merrill et Henretta et relevant les mêmes faits, C. Clark se demande alors comment a pu se faire le passage d'une production domestique à une production commerciale. Il note, durant le XIXe siècle, une résistance du producteur agricole à la commercialisation, et décrit une commercialisation qui envahit le monde rural presque à son insu, s'infiltrant dans les rapports domestiques avec le travail effectué à domicile pour de petites industries locales [Clark 19791. Plus récemment, B.H. Pruitt [1984] remet en question ce que tous semblaient prendre pour acquis, c'est-à-dire l'autosuffisance de cette production domestique. Il démontre que seuls les producteurs les plus importants, et donc les plus riches, pouvaient s'offrir le luxe de l'autosuffisance. Les agriculteurs se seraient donc rendus au marché parce qu'ils n'arrivaient pas à se suffire à eux-mêmes et ils s'y seraient comportés avec la même mentalité que les producteurs les plus tournés vers la commercialisation. Bref, conclut Pruitt, une distinction rigide entre agriculture de subsistance et agriculture de marché perd toute pertinence dans une économie agraire où production domestique et production marchande constituent des visées complémentaires, et non pas exclusives. L'autosuffisance représentait un idéal plus qu'une réalité, une situation d'indépendance que les propriétaires terriens cherchaient àatteindre mais à laquelle seuls certains d'entre eux parvenaient. La richesse de ces derniers leur permettait à la fois d'écouler une partie de leur production sur le marché et d'échanger avec d'autres maisonnées des produits contre du travail, cet échange permettant lui-même aux plus démunis d'atteindre l'autosuffisance. Au total, autosuffisance et commercialisation étaient complémentaires grâce au surplus que généraient les mieux nantis.
Ces faits peuvent étonner l'historien de la paysannerie européenne. Riches en terre et affranchis du féodalisme, les États-Unis auraient dû connaître des pratiques productives difficilement envisageables dans l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles. Aussi avons-nous été surpris de lire dans un texte de M. Aymard [1983], presque contemporain de celui de Pruitt, des conclusions étrangement semblables. L'historiographie de l’Europe reprend à son compte l'opposition entre agriculture de subsistance et agriculture commercialisée, entre autoconsommation et marché, constate Aymard, qui observe cependant que l'autosuffisance y est là aussi un idéal rarement atteint, "un rêve inaccessible pour la majorité des paysans" qui se voient contraints de vendre sporadiquement leurs produits, sinon leur force de travail [ibid. : 1394]. D'où "des marchés qui, à leur niveau, se définissent comme des compléments par rapport à cet idéal impossible d'autoconsommation" (Aymard 1983 : 1394-95]. Même irréalisable, cet idéal n'en est pas moins celui d'une majorité paysanne pour laquelle l'accumulation "est à la fois indifférente et impossible" [ibid. : 1398] et qui, par voie de conséquence, résiste implicitement à la commercialisation. Elle y résiste, en somme, parce qu'elle y est insérée de force, mais aussi parce qu'elle n'a aucun contrôle sur ce marché [ibid. : 1409] où elle va vendre pour payer dettes et prélèvements, plutôt que pour acheter. Ainsi, le paysan français et son contemporain nord-américain se trouvent-ils dans des situations homologues, le premier étant poussé vers le marché par les ponctions étatiques et féodales et par la nécessité de payer ses dettes alors que le second, moins obéré, y est conduit par les 'besoins de consommation tout autant que par l'endettement.
Cette complémentarité, H. Mendras l'avait clairement pressentie et explicitée auparavant [Mendras 1972]. Orientée vers les besoins du groupe domestique, la rationalité économique paysanne dirigerait le producteur vers le marché dans le seul but d'y compléter la gamme de ses produits de consommation et de payer les prélèvements que la société englobante exige de lui. Cette production aurait sa logique propre où, comme l'avait déjà formulé A.V. Chayanov, "les notions de prix, de salaire, de capital, d'investissement, de revenu, de profit" perdent toute pertinence [ibid. : 130].
En somme, les convergences théoriques traduisent des convergences historiques, et ces deux itinéraires historiographiques, qui semblent s'ignorer mutuellement, soulèvent les mêmes questions théoriques. Ces questions qui hantent également les anthropologues touchent à la rationalité économique du prétendu paysan. Du débat, retenons les points saillants. Si l'on met de côté les adeptes d'une culture paysanne, culture qu'ils ne savent d'ailleurs rattacher à aucune pratique productive [Redfield 1956, et, sous certains aspects, Mendras 1972], on décèle chez les historiens deux positions antagonistes. Certains supposent chez "le paysan" une rationalité commerciale, pure ou mitigée, qui expliquerait soit ses inhibitions soit ses élans, et rendrait compte des modalités de ses rapports au marché (Il s'agit là de l'interprétation néo-classique de la paysannerie). L'écart entre Bidwell et Lemon est, à cet égard, relativement minime, comme Merrill l'avait explicitement perçu. D'autres postulent la singularité d'une économie dite paysanne, dont la rationalité est foncièrement autarcique, mais qui doit néanmoins se frotter de temps en temps au marché. Pour eux, c'est la production paysanne qui régit les rapports du producteur au marché [Chayanov 1966, Mendras 1972, Merrill 1977, Henretta 1978, Clark 1979]. Entre les deux se glisse une catégorie résiduelle d'éclectiques prudents, pourrions-nous dire, qui acceptent implicitement l'existence d'une production domestique et de ses exigences propres mais fuient les dichotomies et préfèrent parler de complémentarité. On pourrait y inclure Aymard et Pruitt.
Si l'interprétation néo-classique est claire et explicite dans ses axiomes, tel n'est pas le cas de l'attitude inverse. Il lui manque un foyer théorique et elle se réclame ici de Marx, là de Chayanov, et ailleurs de Redfield ou Kroeber. Elle ne se définit que de manière négative, en s'opposant à l'économique néo-classique, et au-delà de cette altérité, sa seule identité réside dans ses intentions, et non dans ses réalisations. Pourtant ceux qui s'en réclament ont déjà amassé une foule d'éléments qu'ils essaient d'agencer. Leurs oeuvres sont riches d'observations et d'intuitions qu'ils n'ont pas encore su orchestrer en une synthèse pouvant rivaliser avec l'interprétation commerciale qui, elle, jouit de l'autorité de l'économique néo-classique.
C'est principalement à partir des données québécoises et américaines que nous nous proposons de repenser la question de la production dite paysanne. Plutôt que de simplement déclarer autarcique la production du paysan, ou d'affirmer sa volonté de production autarcique, nous allons tenter d'imiter l'axiomatique de l'économique néo-classique pour ériger les bases d'une économique de la paysannerie. Si Chayanov, Mendras ou Merrill, parmi d'autres, ont reconnu la nécessité d'une théorie qui s'enracine dans la pratique paysanne et l'appréhende en elle-même, tous les trois ont, à notre avis, échoué parce qu'ils ne parviennent à penser cette pratique que comme l'inverse d'une pratique commerciale ou d'une pratique capitaliste. Pour rivaliser avec l'interprétation néo-classique qui sait dériver par une série de corollaires contenus dans la définition de la situation de marché une série de comportements qui reflètent une rationalité commerciale, nous essaierons de dériver, par une série de corollaires contenus dans la définition de la situation dite paysanne, une série de comportements censés refléter une rationalité paysanne.
Une axiomatique de la production paysanne
À propos des producteurs agricoles québécois, américains, ou de ces producteurs européens que l'on a dénommés "paysans", on a parlé de "petits producteurs", de “production domestique", de “petits propriétaires". Si elle est a priori domestique, cette production ne peut vraisemblablement opérer qu'à une échelle réduite, que ce soit sur le plan de la production ou sur celui de la propriété. Mais on peut se demander si elle est "petite" parce que foncièrement domestique ou si elle est domestique parce qu'elle est "petite". Quel est le rapport entre l'échelle de la propriété et de la production d'une part, et le caractère "domestique” de la production d'autre part ? En élucidant cette question ou, plus précisément, en explorant les conséquences d'une certaine organisation sociale de la production et de la propriété [2] nous croyons pouvoir poser une nouvelle axiomatique de cette production. Ce point de départ impose un certain nombre de définitions.
Tout d'abord, nous appellerons famille l'ensemble formé autour de la reproduction d'un couple, c'est-à-dire les parents mariés et leurs enfants, et groupe résidentiel l'ensemble des individus partageant une même habitation appelée maison ou logement. (Ce groupe résidentiel correspond à ce que d'autres ont appelé maisonnée ou groupe domestique mais nous lui réservons la définition stricte que certains recensements occidentaux - dont les canadiens - donnent au terme "ménage") [3]. Par extension, un groupe résidentiel familial désigne un groupe résidentiel composé d'une famille, ou d'une partie seulement de la famille (lorsque les enfants adultes ont quitté le foyer parental).
Nous dirons qu'une terre (éventuellement composée d'un ensemble de parcelles) constitue une "petite propriété” si elle est de dimensions telles qu'un groupe résidentiel familial, ou qu'une fraction de ce groupe, suffit pour l'exploiter (sauf pendant de courtes périodes exceptionnelles lors de la saison agricole), et si elle est la propriété privée de l'un ou de certains de ses membres. Le groupe de production exploitant cette terre est donc formé exclusivement à partir du groupe résidentiel. Nous parlerons également de "petite propriété" si, pour des raisons démographiques, ce groupe de production doit recruter une main-d'oeuvre extrafamiliale (domestiques, personnes engagées, esclaves domestiques qui viennent se joindre au groupe résidentiel) ou même extra-résidentielle (journaliers agricoles salariés), lorsque les membres du groupe résidentiel ne peuvent eux-mêmes suffire à la production. Cette main-d'œuvre additionnelle ne permet pas aux propriétaires de se retirer du procès de production ; elle est là parce que le groupe de production ne peut recruter suffisamment de membres de son propre groupe résidentiel, par exemple dans le cas d'une veuve avec de jeunes enfants, ou de parents sans fils. À l'opposé, toute terre trop grande pour être exploitée par un groupe résidentiel familial et qui oblige ses propriétaires, soit à faire entrer dans le groupe résidentiel une main-d'oeuvre extrafamiliale (domestiques, esclaves domestiques ou engagés qui aident à la production), soit à engager une main-d'oeuvre extra-résidentielle salariée permanente leur permettant de s'exempter éventuellement des tâches de production, ne sera pas rangée dans la catégorie des petites propriétés. (Nous verrons plus bas que l'on peut considérer les cas de fermage et de métayage comme des cas spéciaux de la petite propriété, moyennant quelques transformations.)
Attardons-nous plus longtemps sur cette organisation sociale que nous avons attachée à la petite propriété. Il s'agit donc d'un groupe de production agricole qui possède son moyen principal de production, la terre, et qui, en temps normal, est constitué exclusivement à partir d'un groupe résidentiel, lui-même constitué presque exclusivement à partir de la reproduction. C'est ce qui dans la littérature apparaît si souvent sous le nom de "ferme familiale", et nous conserverons ce terme pour désigner très exactement, et exclusivement, ce que nous venons de définir. Nous postulons donc un lien entre ferme familiale et petite propriété, définissant l'une par le truchement de l'autre. Malgré l'existence d'une tenure seigneuriale, nous savons que l'habitant bas-canadien du tournant du XIXe siècle possédait sa terre, ainsi que ses autres moyens de production et les produits de son travail. Il appartient à cette catégorie de "producteurs agricoles petits propriétaires œuvrant dans le contexte d'une ferme familiale". Pour cerner le plus fidèlement possible sa rationalité économique, nous croyons essentiel de dégager en premier lieu les implications économiques de cette organisation sociale de la production et de la propriété.
Dans la ferme familiale le groupe de production se recrute au sein du groupe résidentiel qui, pour sa part, grossit au fil de la reproduction. Dans cette organisation, le producteur dispose de deux moyens de production principaux : la terre et l'énergie musculaire (la force de travail). Si sa terre est sous-exploitée, il ne pourra accroître sa production qu'en augmentant la force de travail à sa disposition, c'est-à-dire en s'associant de nouveaux producteurs, ce qu'il ne pourra accomplir que par la reproduction - par définition de l'organisation en question. Les conséquences économiques de ce mode de recrutement sont pour le moins étranges, car pour intensifier sa production le paysan ajoute d'abord et avant tout, par la reproduction, un nouveau consommateur et même, au début, un consommateur qui entrave sérieusement la production d'un autre membre du groupe (la mère). Étrange paradoxe que celui d'un propriétaire qui ne peut augmenter son potentiel productif qu'en le réduisant considérablement pour une assez longue période et en multipliant de façon concomitante ses besoins de consommation intra-résidentielle.
En l'absence de marché, le producteur répondra à cette demande intra-résidentielle accrue par sa propre production agricole, ce qui correspond à ce que d'aucuns ont identifié comme une situation d'autosuffisance, ou d'autarcie. Mais il convient de séparer analytiquement “autosuffisance" ou autarcie d'une part d'une production articulée vers la satisfaction des besoins de consommation d'un groupe résidentiel familial, d'autre part. Nous voulons désigner par là une pratique productive où les décisions quant au choix des produits cultivés, mais surtout les décisions portant sur l'utilisation des facteurs de production (outillage, terre, main-d'oeuvre, numéraire) découlent de considérations ayant trait à la consommation résidentielle. C'est ce que certains ont appelé “autoconsommation" ou "production domestique". Le premier terme nous semble peu heureux (les gens ne se consomment pas eux-mêmes) et nous avons de sérieuses raisons théoriques d'éviter le concept de “domesticité” [Verdon 1980, 1983]. Pour conserver la cohérence de notre terminologie nous désignerons cette production du nom de "production résidentielle”, quelle que soit la composition du groupe résidentiel [4].
Or, même résidentielle, cette production comble rarement tous les besoins de consommation de la ferme familiale, et elle s'insère presque inévitablement dans le réseau d'une demande extra-résidentielle, qui peut être coercitive. Que la demande extra-résidentiene soit ou non coercitive ne change rien au tableau, aussi longtemps qu'elle ne passe pas par un marché opérant par le biais d'un médium d'échange qui a toutes, ou presque toutes, les propriétés de ce que nous appelons “argent à fonctions multiples". En effet, personne ne voit de problème à une production résidentielle où la circulation extra-résidentielle des produits se passe de numéraire et s'exécute par le troc ou quelque forme indirecte du troc, ou par des prélèvements en nature de la part de la "société englobante" pour utiliser l'expression de Mendras.
En somme, les problèmes auxquels se confronte l'historiographie ne résident pas dans la nature coercitive ou non-coercitive de la demande extra-résidentielle. On conçoit aisément qu'un serf cultive le sol pour nourrir sa famille mais remette une fraction de sa production au seigneur. Le serf est producteur résidentiel, voilà tout. Le problème surgit lorsque sa demande extra-résidentielle, coercitive ou non, passe par un marché tel que nous le connaissons (ou presque), par exemple si le seigneur exige du numéraire plutôt que des produits, ou si l'échange monétarisé se substitue au troc. Le producteur doit alors se rendre au marché, et c'est à ce point que la pensée s'embrouille parce que le producteur résidentiel doit alors composer avec le marché, parce qu'il doit y transiger. C'est alors que son caractère hybride se manifeste dans toute son ambiguïté. Entre la production commerciale et la production résidentielle, on ne sait plus où le placer. Il est tout à la fois ici et là, ainsi que nulle part !
On dira du paysan qui peut répondre à une demande extra-résidentielle sans recourir de quelque façon à l'argent qu'il est "non-monétarisé" [5]. Si donc sa situation apparaît transparente à l'analyse économique, tout se corse dès qu'un marché médiatise cette demande et la "monétarise". Cette monétarisation, qui se résume en un écoulement d'une production résidentielle sur un marché opérant par le truchement du numéraire, se distingue de la commercialisation de l'agriculture, qui suppose une articulation de la production agricole aux exigences d'un marché monétarisé. Nous répétons à propos de la production commerciale ce que nous disions à propos de la production résidentielle : par “production articulée à un marché monétarisé” nous voulons désigner une pratique productive où les décisions portant sur le choix des produits cultivés, et surtout celles portant sur l'utilisation des facteurs de production découlent de la prise en considération d'une consommation extra-résidentielle non-coercitive médiatisée par un marché monétarisé, c'est-à-dire de considérations étroitement liées au succès économique sur le marché. Une production résidentielle monétarisée n'est pas, par définition, une production commerciale, ce qui nous permet de préciser notre question : la monétarisation de la production résidentielle, condition vraisemblablement nécessaire à la commercialisation de l'agriculture, est-elle également condition suffisante ?
Imaginons une situation expérimentale, soit l'absence de toute demande extra-résidentielle coercitive, la présence d'une demande extrarésidentielle non-coercitive monétarisée assez importante, et une assez grande facilité d'écoulement des produits sur le marché. Minimisons également l'incertitude du producteur en faisant l'hypothèse d'un marché où la demande est stable et même croissante. Le sens commun néo-classique y verra le ferment parfait d'une commercialisation. Or, tel n'est pas le cas puisque la situation du paysan monétarisé est la même que celle du paysan non-monétarisé : à une demande croissante il ne pourra réagir qu'en augmentant la taille de son groupe de production et ce, par la reproduction. Il se heurte à la même contradiction puisqu'il répondrait à une demande extra-résidentielle accrue en intensifiant sa demande intra-résidentielle et en réduisant temporairement son potentiel productif (en raison des soins qu'un membre du groupe devrait donner aux enfants). Pure absurdité ! Il devra d'abord et avant tout satisfaire la demande intra-résidentielle ; sa situation l'exige. Ainsi, même contrainte à l'échange monétarisé, la production paysanne doit demeurer résidentielle.
Ne craignons pas de pousser cette pensée à sa limite. La production de la ferme familiale est intrinsèquement dirigée vers la consommation intra-résidentielle. Entre ferme familiale et production résidentielle, il y a un lien nécessaire, celui du postulat à ses corollaires. La production résidentielle découle nécessairement de la définition de la ferme familiale, tout comme l'économique néo-classique fait dériver nécessairement la production commerciale de sa définition du marché. Elle ne résulte pas d'une mauvaise articulation au marché ou d'une incapacité de répondre à ses exigences ; elle est directement inscrite dans l'organisation de la ferme familiale.
Insistons sur ce premier corollaire. La vision commerciale ou néo-classique de la rationalité du paysan monétarisé suppose qu'existe chez ce dernier une tendance naturelle à la commercialisation qui serait entravée, frustrée par les imperfections du marché. Dans une situation de marché “parfait", tous les producteurs se commercialiseraient. C'est donc, selon cette vision, la production résidentielle monétarisée qui fait problème et qui exige une explication - trouvée précisément dans les imperfections et les échecs du marché. Or, nos définitions nous mènent directement à la proposition inverse. La production de la ferme familiale est intrinsèquement et indéfiniment résidentielle, même en présence du marché, à moins qu'une ou des forces extérieures ne viennent infléchir sa trajectoire linéairement résidentielle. Par conséquent, monétarisée ou non, la production résidentielle de la ferme familiale ne requiert pas d'explication. C'est le changement, le mouvement hors de la production résidentielle, c'est-à-dire la commercialisation, qui ne va plus de soi. En d'autres termes, au lieu d'apercevoir la commercialisation comme une tendance naturelle que le paysan monétarisé actualiserait avec le perfectionnement du marché, notre axiomatique nous conduit à postuler chez le paysan une résistance à la commercialisation, résistance que Clark et Aymard, entre autres, ont déjà notée empiriquement.
Mais avant d'aborder la question de la commercialisation, déduisons de la définition de la production résidentielle un deuxième corollaire. Cette production vise à satisfaire au moins la consommation intra-résidentielle, dans tous ses besoins, donc elle se veut autarcique, même si elle n'y arrive que rarement, notamment dans le cas de l'Europe. Pour la clarté de la démonstration, plaçons-nous toujours dans la situation expérimentale décrite plus haut et examinons de plus près cette demande extra-résidentielle non-coercitive monétarisée. Si, au lieu de doter implicitement le producteur de visées commerciales frustrées, comme le font les formalistes, on lui suppose des visées autarciques, ses rapports au marché résultent, non pas des échecs de celui-ci, mais de l'incapacité de la production résidentielle à réaliser ces visées autarciques. Ce sont les imperfections et les échecs d'une production résidentielle à visées autarciques qui propulsent les paysans sur le marché, ce que quelques historiens, encore une fois, ont clairement pressenti. Si le paysan réussissait à se suffire complètement à lui-même, il se passerait du marché. La production paysanne, monétarisée ou non, est donc presque toujours quasi-autarcique. Ceci nous oblige à définir d'abord les modalités du rapport paysan au marché, ensuite la façon dont il faut se représenter la fraction de la production résidentielle écoulée sur le marché.
Le producteur résidentiel
dans ses rapports au marché
En reformulant les rapports du paysan au marché en termes d'échecs d'une production résidentielle, comme nous y conduit notre axiomatique et comme l'ont fait récemment Pruitt et Aymard [Pruitt 1984, Aymard 1983], on doit en inverser la représentation du sens commun pour en mesurer les conséquences. Le paysan produit pour la consommation de son groupe résidentiel et, si certaines denrées échappent à sa production, il ira les chercher en tant que consommateur. Simple constat tautologique aussi longtemps qu'on n'en apprécie pas les suites. Au marché, le paysan va également se procurer de l'argent, à ses yeux une marchandise parmi d'autres. C'est le grand mérite de Merrill de l'avoir perçu, mais le grand défaut de son cadre théorique est de ne pas lui avoir permis d'en extraire tous les corollaires. En d'autres termes, même lorsqu'il va vendre ses produits sur le marché, le paysan n'agit pas comme producteur, mais comme consommateur de numéraire, consommateur d'une marchandise que seul le marché peut lui offrir. Mais cette marchandise est douée de propriétés particulières qui la rendent à la fois attrayante et menaçante, de sorte que le producteur résidentiel ne la recherchera pas à tout prix. Il en a besoin, certes, mais l'argent lui fait également peur et il préférera souvent le troc lorsque cela lui est possible. Cependant, il n'a pas toujours le choix du mode de transaction. Confronté à la nécessité d'obtenir du numéraire, il se comportera en consommateur avisé et cherchera le meilleur prix.
Dans la mesure où un marché monétarisé est régi par l'activité de marchands, ses transactions sont commerciales. Mais aussi "commercial" que soit le raisonnement paysan face au marché, il est celui d'un consommateur. Jusqu'ici, on a toujours voulu, ou lire dans son comportement envers le marché la rationalité commerciale d'un producteur (interprétation néo-classique), ou lui nier toute rationalité commerciale dans sa production. Or entre ces deux attitudes s'insère un troisième terme que Merrill a pressenti mais que personne n'a développé, à savoir une théorie des rapports paysans au marché selon une rationalité commerciale de consommateur. Une telle interprétation nous permet d'emprunter les outils même de la microéconomique contemporaine (théories du comportement du consommateur) pour analyser ces rapports.
Depuis une trentaine d'années, la microéconomique vit une véritable révolution. Alors que l'analyse économique classique prêtait au consommateur une connaissance des prix, de la qualité des biens consommés ainsi que des quantités disponibles chez les détaillants, la microéconomique contemporaine repense toute la rationalité de l'agent économique à partir de l'axiome contraire, celui d'un manque d'information se traduisant par un manque de certitude. Le consommateur commercial, dans cette microéconomique de l'incertain, perçoit désormais le monde d'un oeil étrangement différent : il ne connaît pas nécessairement le niveau de son salaire d'une année à l'autre, il ne sait pas où se procurer à meilleur compte les articles qu'il veut acheter, il ignore si les magasins les ont en stock, et ignore souvent la qualité des différentes marques d'un même produit, sinon celle du produit lui-même. Si une connaissance complète de tous ces éléments définissait pour la microéconomique classique une situation de certitude, ce manque d'information définit pour la microéconomique contemporaine un manque de certitude que, pour des raisons de commodité, on traduit en termes de risque [Chaffee & McLeod 1973, Hey 1979] [6].
À cette incertitude qui entoure sa consommation, l'acheteur ne peut remédier que par une recherche d'information qui n'est pas sans lui coûter quelque chose (du temps, de l'argent). Plus le consommateur se livre à une prospection de marché (quête d'information), plus s'élèvent les coûts de l'information et plus diminue l'incertitude. Il s'établit de la sorte un certain niveau optimal de prospection où le coût d'une unité additionnelle de temps de recherche ne vaut pas le gain additionnel de certitude [Hey 1979]. Le consommateur arrête alors de magasiner (trad. québécoise de shop around). Mais sur quoi porte exactement l'incertitude ? Fondamentalement, elle concerne la disponibilité du produit, sa qualité, ainsi que l'éventail des prix auxquels on peut l'obtenir. Or, supposons notre consommateur à la recherche de numéraire. Doute-t-il le moins du monde de la disponibilité de cette denrée. Non. Il sait où en trouver avec certitude lorsqu'il en veut. Est-il incertain à propos de la qualité de l'argent ? Encore une fois non, puisque l'argent vaut ce qu'il vaut. Manque-t-il d'information sur l'éventail des prix que l'on demande pour cette marchandise ? Nous prétendons au contraire qu'il sait pertinemment où trouver l'argent à meilleur marché et, pour comprendre sa situation, prenons l'exemple de cet habitant de Saint-Justin qu'étudiait Léon Gérin, premier ethnologue québécois, dans son chef-d'œuvre ethnographique, L'habitant de Saint-Justin [Gérin 1898].
A mi-chemin entre Trois-Rivières et Montréal (deux centres urbains), les rives du Saint-Laurent s'écartent en dessinant un renflement qui porte le nom de Lac Saint-Pierre. Sur la rive nord de celui-ci, à environ 30 kilomètres de Trois-Rivières, s'accroche un bourg du nom de Maskinongé. À environ 10 kilomètres au nord, à l'intérieur des terres, se trouvent Saint-Justin et la famille Causaubon étudiée par Gérin. Saint-Justin est géographiquement représentatif d'un grand nombre de villages québécois du XIXe siècle, assez proche d'un bourg mais relativement éloigné d'un centre urbain. Essayons d'imaginer la prospection de marché à laquelle se livre l'habitant de Saint-Justin dans sa quête de numéraire. Ses possibilités sont limitées. Il peut négocier avec les marchands locaux des environs, avec ceux du bourg (Maskinongé, à 10 kilomètres ou encore mieux Louiseville, à environ 16 kilomètres) ou avec ceux du centre urbain le plus proche, à savoir Trois-Rivières. Or le paysan sait que le marchand local obtient sa marchandise du bourg ou de la ville, et que les marchands du bourg s'approvisionnent surtout à la ville. À l'église, le dimanche matin, ses parents et amis l'informent des prix qu'on demande ici et là. Il sait que le numéraire, comme toute autre denrée, lui coûte plus cher chez le marchand local qu'au bourg et, fort vraisemblablement, plus cher au bourg qu'en ville (puisque les marchands, s'ils acceptent des produits agricoles contre de l'argent, devront alors transporter ces denrées au bourg ou à la ville).
À tout moment l'habitant de Saint-Justin sait où trouver l'argent à meilleur marché, de sorte que pour lui le coût de l'information sur le numéraire est en fait nul. Mais face à la variation des prix dans le temps, l'habitant est incertain. Il connaît le prix de l'argent aujourd'hui, mais non son prix la semaine prochaine, le mois prochain, l'hiver prochain. Or la recherche d'information n'a de sens que si elle peut diminuer le degré d'incertitude, ce qu'elle parvient quelquefois à faire lorsqu'on peut comparer des choses qui existent. S'il y a douze magasins de chaussure en ville et qu'on les visite tous, on a la certitude de savoir quel prix est le moindre, parce que l'information est complète. Mais comment réduire l'incertitude face au prix qui n'existe pas encore ? Bien sûr, l'expérience a enseigné au paysan que ses produits se vendent en général plus cher en hiver qu'en été, il a détecté des tendances à la baisse ou à la hausse selon les saisons mais, à un moment donné, il ne peut jamais savoir avec certitude si le blé sera plus ou moins cher le mois suivant.
Si donc il y a un sens à magasiner, la prospection allégeant l'incertitude et conférant ainsi à la quête d'information un coût fini, il n'est guère possible, surtout en milieu paysan, de réduire sensiblement l'incertitude quant à un prix futur. Même l'étude de marché la plus complète, de nos jours, peut révéler que le prix de la pomme de terre a une probabilité égale de monter ou de descendre. S.H. Chaffee et J.M. McLeod ont découvert “qu'une incertitude trop grande peut supprimer, plutôt que stimuler, la quête d'information et la prise de décision" [1973 : 402, traduction libre] et qu'une étude de marché peut augmenter l'incertitude plutôt que de la réduire, ce que J.D. Hey entérine implicitement lorsqu'il conclut qu'essayer d'atteindre une décision “optimale” peut encourir des coûts si élevés qu'il est même mieux de procéder "à vue de nez" [1979 : 62].
En d'autres termes, si le coût de l'information relative au numéraire est nul pour ce qui concerne un instant donné mais infiniment trop élevé pour ce qui est de ses variations dans le temps, la microéconomique de l'incertain nous permet d'en déduire qu'un consommateur commercial de numéraire qui déciderait de ses achats d'argent en fonction des mouvements des prix dans le temps se comporterait de façon irrationnelle. La rationalité commerciale du paysan en tant que consommateur de numéraire ne prescrit donc ni une "sensibilité aux signaux du marché", ni un éloignement du marché (les antithèses classiques), mais une périodicité spécifique du rapport au marché. Le calendrier de la consommation de numéraire (c'est-à-dire de la vente de produits agricoles sur le marché) suivra le calendrier des besoins de la consommation, avec souvent des achats sous le coup de l'impulsion [Kollat 1966]. Nous entendons par là que le paysan achète lorsque ses provisions sont presque épuisées, sans plan préétabli. Son comportement vis-à-vis de l'argent est comparable à celui du consommateur qui remet à plus tard l'achat d'une nouvelle paire de souliers, jusqu'à ce que le besoin en devienne urgent, ou qu'une occasion propice se présente de façon imprévue. Le besoin de numéraire se fait sentir sporadiquement, avec une urgence variable, et le plus souvent le paysan choisira son moment pour aller le chercher au marché. Ce ne sont pas les fluctuations des prix qui modulent ses visites au marchand, mais les exigences de sa consommation et du calendrier de sa production. Puisque le travail agricole ralentit au moment où l'argent se vend meilleur marché, c'est-à-dire pendant l'hiver, le paysan choisira souvent ce moment pour vendre, mais il ne prospectera pas le marché pour s'assurer du meilleur prix. Il achète le numéraire quand il en a besoin, quand sa production le lui permet et au prix que l'on demande, à l'intérieur de certaines limites bien sûr. Car même s'il n'étudie pas dans le détail la fluctuation des prix pour choisir le moment le plus profitable, il se tient néanmoins au courant des prix et, sauf nécessité absolue (ce qui malheureusement n'est pas rare), il n'acceptera pas d'acheter si le prix ne lui paraît pas "raisonnable".
Nous pouvons donc inférer de la théorie microéconomique du comportement de consommation commerciale en situation d'incertitude que le paysan n'est pas influencé dans sa décision de vendre par le mouvement des prix, sauf de façon négative lorsque le prix de l'argent lui semble déraisonnable. Elle permet également de comprendre ce qui, du point de vue de la rationalité commerciale, frise l'absurdité. Poussons plus loin la métaphore des souliers utilisée précédemment. Le consommateur contemporain ira rarement prospecter le marché pour une paire de souliers seulement. À mesure que ses souliers s'usent, ses chemises, ses pantalons s'usent également, de sorte qu'à intervalles plus ou moins réguliers il doit remplacer plusieurs choses à la fois. Il décidera donc souvent d'aller faire ses achats lorsque le remplacement de plusieurs articles de consommation usuelle sera devenu urgent. D'autres fois, par contre, il ira acheter un seul produit au moment précis imposé par la nécessité. Empruntons un autre exemple à la vie actuelle. A Montréal, les magasins d'alimentation ferment à six heures du soir les lundis, mardis et mercredis, mais certains commerçants, appelés dépanneurs, sont détenteurs d'une licence qui leur permet de rester ouvert beaucoup plus tard. Tout Montréalais sait qu'il en coûte plus cher d'aller chez eux que de s'approvisionner au supermarché, mais ils sont plus nombreux. Lorsqu'un consommateur a besoin sur l'instant d'un litre de lait et de 500 g de beurre, il accepte le prix plus élevé du dépanneur parce qu'il en coûte trop cher de son temps d'aller au supermarché (durée du déplacement et attente à la caisse). Mais lorsqu'une fois la semaine il remplit le réfrigérateur, l'économie réalisée au supermarché fait plus que compenser la perte de temps. Selon la nécessité et l'ampleur de l'achat, le consommateur adopte des comportements différents.
L'analyse néo-classique dépeint le paysan comme un producteur quand il vend ses produits, et comme un consommateur quand il achète, distinguant chez lui entre l'activité de vente, censément dictée par les "signaux du marché>, et l'activité d'achat, imposée par les besoins de consommation. Revenons à la famille Causaubon de Saint-Justin. Selon la logique néo-classique du producteur commercial, Causaubon devrait aller écouler ses produits agricoles dans un bourg assez rapproché (par exemple Louiseville). Il y trouverait un prix à peine moins avantageux qu'à Trois-Rivières, mais il y gagnerait énormément quant à la distance (moitié moindre). Et surtout, il pourrait renouveler ses visites plus souvent, de façon à pouvoir suivre de près le mouvement des prix. Or, selon Gérin, avant que les marchands ne viennent solliciter sa marchandise à domicile, Causaubon allait vendre son "surplus" deux ou trois fois l'an à Trois-Rivières, pendant l'hiver. Aucune mention de transactions à Louiseville, ou même à Maskinongé. Un tel comportement est irrationnel pour un producteur, mais parfaitement logique de la part d'un consommateur. Causaubon peut négocier avec les marchands locaux, avec ceux du bourg (Maskinongé ou Louiseville) ou avec ceux du centre urbain (Trois-Rivières), mais lequel choisira-t-il ? Comme l'analyse précédente le soulignait, il agira selon l'urgence, selon le nombre et l'importance des produits et il tiendra également compte de la possibilité de troquer. Merrill a démontré que le producteur résidentiel du Nord-Est américain troquait avec le marchand local soit des produits, soit des services. Pour la majorité des petits achats urgents ou pour ceux dont il sait qu'il pourra les payer "en services", Causaubon rendra visite au marchand local. Mais deux ou trois fois l'an, il se comporte comme le consommateur actuel évoqué plus haut. Au lieu de parcourir les magasins pour trouver des chaussures, de les visiter une deuxième fois pour des pantalons, une troisième pour des chemises, et une nième fois pour un nième article, il attend que se multiplient ses besoins et que se présente un moment opportun dans le calendrier de sa production. Il prend alors le chemin de Trois-Rivières, ce supermarché qui lui offre plus de produits, et à de meilleurs prix.
Cependant la distance impose un transport et, lorsque Causaubon va à la ville, on pourrait parler de coûts de transport à ajouter aux coûts de financement, en les considérant comme des coûts de production additionnels qui inhibent la commercialisation. Mais ce serait encore une fois déformer la réalité vécue. Le centre urbain offre à Causaubon une plus grande gamme de produits, un plus grand choix de magasins et donc la certitude des prix les plus bas. Mais même si Gérin n'en parle pas, ces visites à la ville sont également l'occasion d'une randonnée, d'un divertissement - c'est ce que montrent les romans de l'époque et les Western. Causaubon a accepté de se payer un loisir, de sorte que le bilan est nul. Si le transport paie le loisir, alors son coût n'ajoute rien au prix des autres denrées, qu'il paiera moins cher à la ville que chez le marchand local. On peut objecter que si cela vaut pour Causaubon, perdu dans l'arrière-pays, cela ne s'applique pas aux paysans établis à proximité de la ville. Reprenons donc l'analyse de leur point de vue.
En deçà d'un certain rayon, on peut penser que se rendre à la ville est pour le "paysan banlieusard” ce que se rendre au village est pour l'habitant des "rangs" [7] : une promenade de santé, qui a vraisemblablement perdu l'attrait qu'elle exerce sur l'habitant de l'arrière-pays, mais qui n'en demeure pas moins un divertissement au coût à peu près nul. De plus, le voisinage d'un centre urbain comporte certains autres avantages. Le producteur ira par exemple écouler directement ses produits sur la place du marché, sans l'entremise du marchand, réduisant d'autant le prix auquel lui revient le numéraire. L'absence d'intermédiaires marchands concourt également à séparer l'achat de numéraire de celui des autres denrées. Pour rendre plus sensible cette conséquence, comparons le paysan banlieusard au père Causaubon. À Trois-Rivières, celui-ci échange la plus grande partie de ses produits contre la marchandise qu'il désire acquérir, qu'il passe ou non par le truchement de l'argent dans cette opération. Les années de vaches grasses, il reviendra à Saint-Justin avec quelques douars en plus de ce qu'il s'est acheté mais, le plus souvent, il rentrera les mains pleines et les poches vides. Pour le producteur vivant à proximité du centre urbain, les deux événements - se procurer du numéraire sur la place du marché et acheter quelques articles de consommation lors d'une promenade en ville - se situent à deux moments différents. Par rapport à son homologue de l'arrière-pays, il est relativement avantagé, en ceci que son loisir (visite à la ville) ne lui coûte presque rien, et que le numéraire lui coûte moins cher (puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire marchand). Une interprétation formaliste du paysan comme producteur commercial doit en inférer une commercialisation inversement proportionnelle à la distance au marché. Dans les faits, il n'en est rien. Certains de ces paysans banlieusards se commercialiseront, mais pour des raisons qui ne se réduisent pas à la simple proximité d'une forte demande extra-résidentielle. Proche ou éloignée de la ville, la production de la ferme familiale demeure résidentielle. Le banlieusard jouit cependant de conditions supérieures de consommation et, comme la consommation de numéraire est pour lui détachée de celle d'autres denrées et que l'argent lui coûte moins cher, il peut en devenir friand. Cette situation peut en faire un gros consommateur de numéraire, c'est-à-dire un producteur résidentiel fortement monétarisé, sans qu'il en soit pour autant "commercialisé". En un mot, le voisinage du marché pourra développer une propension à la consommation de numéraire, donc à la monétarisation, mais ne déterminera pas une commercialisation.
Dans les rapports paysans au marché, il est également nécessaire de prendre en compte le rôle du marchand. Causaubon convient qu'il va de plus en plus rarement à Trois-Rivières depuis que le marchand vient solliciter sa production. Le comportement du marchand, toute l'histoire du Québec le révèle, a un effet direct sur les prix, ainsi que sur l'écoulement des produits agricoles sur le marché. Son initiative peut faire varier l'un autant que l'autre. Il va quelquefois au-devant de l'habitant, il se rend chez lui sans attendre que ce dernier décide d'aller au marché. Le marchand “agressif”, comme le vendeur à domicile, stimule la circulation des produits.
En somme, toutes les contradictions, tous les dilemmes de l'histoire et de l'ethnologie de la paysannerie monétarisée semblent se dissoudre dans cette formule simple mais détachée du sens commun : producteur résidentiel et consommateur commercial. Telle est l'étrange combinaison que représente notre paysan monétarisé. Voilà métamorphosé l'hybride en une catégorie désormais facile à penser, voilà qui l'apprivoise, qui le réintègre à nos schèmes malencontreusement dichotomiques.
Mais, peut-on objecter, vous empruntez les mêmes dichotomies que le discours classique et vous vous exposez aux mêmes répliques : la production n'est pas ou résidentielle ou commerciale et l'on trouve dans la réalité une gradation infinie entre l'une et l'autre forme, selon la proportion de produits cultivés pour le marché. Il n'y a pas discontinuité, mais continuité. Malgré ces objections du sens commun, notre modèle nous achemine directement vers la position contraire. Nos définitions nous conduisent axiomatiquement à affirmer l'existence d'une certaine discontinuité entre la production résidentielle et la production commerciale, et à repousser toute idée de continuum.
Bien sûr, le paysan semble quelquefois produire pour le marché. Il cultive plus de blé qu'il n'en a besoin pour se procurer du numéraire ; il cultive même un produit qu'il ne consomme pas parce qu'il sait qu'il en tirera de l'argent à bon marché. Dès lors que le paysan cultive certains produits pour les écouler sur le marché, ne peut-on pas dire qu'il y articule une fraction de sa production, et que divers paysans pourront y articuler diverses fractions, dessinant ainsi une ligne continue allant d'une portion infime à une portion importante, un continuum de commercialisation ? Rappelons la distinction établie plus haut : la commercialisation n'est pas la monétarisation - que mesurerait la quantité de produits écoulés sur le marché. La sensibilité aux signaux du marché si chère aux formalistes ne nous est d'aucune utilité, puisqu'elle ne définit ni la commercialisation ni même la monétarisation. Le paysan est toujours sensible aux signaux du marché mais cela ne nous est d'aucun recours dans l'analyse ou l'explication.
Bref, notre économique de la production résidentielle nous conduit à affirmer que la commercialisation ne peut être un phénomène graduel sur le plan individuel. Elle peut cependant apparaître telle au niveau collectif, ne se produisant pas spontanément sur tout le territoire. Si les dichotomies mènent habituellement aux continuums, la distinction que nous opérons n'y conduit pas parce qu'elle distingue la monétarisation de la commercialisation, en reconnaissant que le producteur résidentiel peut être monétarisé, et même complètement monétarisé. S'il y a continuité, c'est du côté de la monétarisation. On peut donc parler d'une monétarisation graduelle ou continue de la production résidentielle, mais on devrait aussi constater que le passage de la production résidentielle à la production commerciale est relativement abrupt - ce que nos recherches présentes tentent de vérifier.
Mais revenons à notre propos principal : si les rapports qu'entretient avec le marché le paysan monétarisé expriment la rationalité commerciale d'un consommateur, ils impliquent également qu'un produit y est écoulé. Dans le cadre d'une production résidentielle, comment se représenter ces produits qui rejoignent le marché ?
La perception paysanne du produit vendu
On peut supposer, s'il y a vente, que la production dégage un excédent, un surplus. Mais cette formulation est-elle adéquate, respecte-t-elle la pratique de l'habitant ? À la recherche de ce qu'il appelle la rationalité d'une économie paysanne, économie qu'il caractérise par une production visant à satisfaire les besoins de consommation du groupe résidentiel auquel appartiennent les producteurs (notre "production résidentielle"), Chayanov avance un certain nombre de propositions. D'abord, une telle production doit satisfaire des besoins minimum de consommation, un minimum vital en deçà duquel la survie physique du groupe est menacée. Ensuite, la production qui correspond à cette consommation repose essentiellement sur l'effort musculaire. Entre ces deux faits, Chayanov établit une relation. Le producteur oppose à l'effort que représente la production une résistance augmentant avec la peine qu'il lui coûte. Il surmontera cette résistance aussi longtemps que le minimum vital n'est pas assuré ; au-delà, c'est le rapport entre le coût physique de la production (la fatigue) et le plaisir anticipé d'une consommation plus variée qui déterminera s'il continue ou non de travailler [Chayanov 19661. En termes caricaturaux, le sucre dans le café vaut-il l'heure additionnelle de travail quotidien nécessaire pour se le procurer ?
Intuitivement séduisante, l'idée de Chayanov nous semble néanmoins inverser les rapports que régit la rationalité d'une production résidentielle. Elle suppose que le paysan ne continuera à travailler au-delà d'un minimum nécessaire que pour accroître sa consommation. Dans les faits, ce postulat soulève des problèmes de calculs fort épineux. Comment le paysan va-t-il mesurer la valeur d'une heure additionnelle de travail ? Quand sait-il avoir satisfait la consommation essentielle à la survie ? En fait, les formules de Chayanov sont plus adaptées à la situation d'un producteur employé à son propre compte, et particulièrement à un producteur de services dans notre propre univers commercial. Que l'on songe à n'importe quel dentiste, ou vétérinaire, ou à tous ceux qui dans nos sociétés peuvent à loisir raccourcir ou augmenter leurs heures de travail, et l'on comprend spontanément cette exploitation de soi dont parle Chayanov. Ces producteurs ont en effet une excellente idée de la valeur d'une heure additionnelle de travail. Mais la formule de Chayanov suppose un calcul monétaire que même un paysan fortement monétarisé ne peut exécuter qu'avec extrême difficulté. Et pour le paysan peu monétarisé, elle est vide de sens. De plus, l'économique de Chayanov nous dépeint des agents économiques qui calculent d'abord et avant tout le niveau de leur production alors que les calculs d'un producteur résidentiel nous paraissent porter essentiellement sur le niveau de sa consommation.
La thèse n'est toutefois pas sans mérites. D'une part, quoiqu'elle fasse l'hypothèse d'une consommation potentiellement inassouvissable, donc infiniment gonflable, Chayanov montre que cette consommation est concrètement freinée, plafonnée par l'effort à déployer. D'autre part, elle suppose qu'aussi longtemps que la consommation minimale n'est pas satisfaite, le paysan continuera à s'exploiter lui-même, sans égard à la valeur marginale de son labeur en fin de journée. Mais là s'arrête sa contribution à la compréhension de la rationalité paysanne, et c'est, nous semble-t-il, dans l'ouvrage de Gérin, L'habitant de Saint-Justin, que nous trouverons les éléments nous permettant de poursuivre la réflexion.
Gérin nous présente le discours paysan dans sa transparence première et, ce faisant, il nous fournit le code pour traduire une économique de la production en une économique de la consommation. Ce qui, du point de vue d'une économique de la production apparaît comme investissement dans les moyens de production apparaît, du point de vue d'une économique de la consommation, comme consommation différée. L'habitant de Gérin se meut dans un univers où tout se réduit aux dimensions du travail, de l'effort musculaire, et de la consommation, immédiate ou différée. Dans l'immédiat, l'habitant doit répondre aux besoins de son groupe résidentiel. Mais ce groupe grossira, et les enfants devenus adultes formeront à leur tour de nouveaux groupes résidentiels qui multiplieront sans cesse le niveau de la consommation. Les parents eux-mêmes, avec l'âge, pourront ne plus être en état de produire mais continueront à consommer, situation contre laquelle il leur faut se protéger. Cette multiplication démographique et ce vieillissement engendrent des besoins de consommation différée. C'est à l'intérieur de ce cadre que doit s'interpréter une économique de la production résidentielle.
La famille besogneuse des Causaubon dément dès l'abord la thèse de Chayanov et l'idée selon laquelle la production paysanne, ou l'auto-exploitation, s'ajusterait à des exigences de consommation intra-résidentielle qui, au-delà du nécessaire vital, suivraient une définition individuelle et peut-être même culturelle des besoins. L'ethnographie de Gérin nous conduit plutôt à inverser la thèse chayanovienne et à supposer chez le paysan un niveau de production "optimale" et une consommation, non pas indéfiniment extensible, mais relativement compressible. Examinons les faits.
La production paysanne est limitée par un certain nombre de facteurs : taille et productivité de la terre, qualité des instruments aratoires, nombre des producteurs et quantité de travail que peut fournir chacun, méthodes agraires (type d'assolement, drainage ou non, utilisation d'engrais, etc.). Dans l'hypothèse d'une technologie relativement archaïque - ce qui est le cas avant la mécanisation de l'agriculture - la force musculaire et la terre apparaissent comme les deux principaux moyens de production. Or, cette force s'épuise. Un producteur peut dépenser en une journée une certaine quantité de travail - qui peut être définie en termes d'énergie, ou de calories brûlées. Au-delà, la fatigue accumulée réduit l'énergie disponible le jour suivant. Cette quantité de travail varie d'un individu à l'autre, en fonction de la force physique, voire même de certaines dispositions psychologiques, mais toujours à l'intérieur de limites assez rapprochées. La quantité totale de travail fournie par les membres du groupe de production (qui est inclus par définition dans le groupe résidentiel) définit ainsi un niveau optimal de production, ou niveau raisonnable, une banque de calories que le groupe peut utiliser à divers degrés selon la terre à sa disposition. Là où la terre est plus abondante que l'énergie musculaire disponible, un groupe résidentiel donné verra son niveau de production osciller selon les caprices du climat et des populations microbiennes, pour se stabiliser autour d'une moyenne assez constante en période de calme climatique et épidémiologique.
Nous affirmons donc que chaque ferme familiale atteindra, bon an mal an, son niveau raisonnable de production, qui ne s'accroîtra ou ne diminuera que graduellement, selon l'évolution démographique de l'ensemble des producteurs-consommateurs. A certaines phases de son développement, sa production dépassera amplement ses besoins immédiats mais, à quelque moment que ce soit dans la vie du groupe, on ne peut parler d'"excédent" qu'en faisant intervenir un contrôle de la consommation. Car si la production flotte autour d'un niveau raisonnable et si la consommation peut s'amplifier indéfiniment, le groupe résidentiel consommera facilement toute sa production annuelle et jamais rien ne subsistera qu'on puisse appeler excédent. En d'autres termes, pour satisfaire une consommation à la fois immédiate et différée dans le cadre d'une production qui, aux yeux de ses propres producteurs, donne ses meilleurs rendements dans la limite du bon sens, il faut nécessairement contrôler la consommation.
C'est précisément ce que Gérin illustre remarquablement, en soulignant la frugalité de la famille Causaubon et des familles agricoles québécoises en général. C'est cette frugalité, observe-t-il, et non pas une amélioration des techniques de production, qui a fécondé toutes ces, épargnes indispensables à la consommation différée. Voilà une économique paysanne non-chayanovienne, une économique qui opère sur le mode du piston en comprimant la consommation lorsque le groupe doit vendre ses produits pour obtenir du numéraire, une économique qui crée du surplus en diminuant la consommation, où frugalité et épargnes s'érigent en clefs de voûte et se voient dotées d'une valeur transcendante. La frugalité est une qualité qui s’accroît par soustraction, qui se nourrit de privations. Sa valorisation découle directement d'une rationalité de production résidentielle où ce qui peut surtout varier, mais dans le sens d'une diminution, c'est le niveau de la consommation. L'épargne, qui selon cette rationalité est privation de consommation, résultat d'une soustraction, c'est ce qu'une rationalité commerciale perçoit comme un excédent, un surplus à réinvestir.
Au total, puisque des besoins de consommation différée correspondent en fait à un accroissement de consommation, le producteur résidentiel devra progressivement y répondre par des économies, ce que rendra plus facile une production accrue. Mais comment arrivera-t-il à intensifier sa production ? Il peut le faire en augmentant sa quantité de travail, mais sa marge de manœuvre est en la matière assez mince. En fait, cet accroissement se fera essentiellement de lui-même, puisque les besoins de consommation différée sont proportionnels au nombre des enfants. D'abord consommateurs improductifs, ceux-ci viendront ajouter leur force musculaire au stock énergétique du groupe de production. Pour utiliser au maximum cette nouvelle force de travail, le paysan devra avoir transformé par son épargne son autre moyen de production principal, la terre, et, pour ce faire, quatre stratégies se présentent à lui : il peut augmenter la productivité de la terre (par l'assolement, le drainage, l'utilisation d'engrais) ; améliorer la productivité du travail (par la modernisation de l'équipement aratoire, ce qui n'est possible que marginalement au début du XIXe siècle, et le devient surtout avec la mécanisation) ; augmenter à la fois la productivité de la terre et celle du travail ; enfin, il peut maintenir constantes les productivités de la terre et du travail mais agrandir les aires de culture. Or, pour un producteur résidentiel qui peut encore avoir accès à des terres libres (ce qui correspond à la situation québécoise au XIXe siècle) les trois premières options sont irrationnelles parce qu'elles sous-utilisent systématiquement le potentiel de travail des nouveaux membres du groupe de production même si elles augmentent la quantité produite à surface constante. Dans la mesure où existent encore des terres vacantes, la façon la plus rationnelle d'utiliser au maximum une force de travail accrue est d'étendre les surfaces cultivées, donc de défricher, d'acquérir de nouvelles terres et d'étendre son domaine. Dans le cadre d'une production résidentielle, même monétarisée, et en présence de terres encore incultes, la "conquête du sol" [Séguin 1976], c'est-à-dire cette agriculture extensive si typique du Québec et de l'Amérique du Nord, et dont se plaignait R. Blanchard jusque dans les années trente, constitue la stratégie la plus intelligente [Blanchard 1948].
La consommation de terres, comme l'historiographie récente commence à le découvrir, porte ses propres corollaires. Elle est d'abord proportionnelle à l'épargne qui, elle, varie d'un groupe résidentiel à l'autre selon les facteurs de production. Le nombre de fils qui atteignent la maturité, les dimensions originelles de l'exploitation, la qualité du sol, les avatars démographiques et épidémiologiques et mille autres facteurs concourent pour déterminer le niveau de l'épargne. Les groupes qui économisent le plus établissent leurs enfants dans de meilleures conditions, qui leur donnent un avantage au départ. D'autres groupes résidentiels débutent avec trop peu de terres et, frappés par la maladie ou la mort, se voient acculés à la vente. Certains paysans quitteront la terre pour se fondre dans le prolétariat urbain alors que, par ailleurs, pourront se constituer des lignées de paysans mieux nantis. En d'autres termes, il n'y a rien dans une économique de la consommation qui prescrive le nivellement économique, les producteurs résidentiels jouissent de différents niveaux de fortune. Que ces écarts de fortune ne se perpétuent pas indéfiniment va également de soi. Certains, qui commencent défavorisés par l'héritage, se verront favorisée par la santé, la force physique, une famille large et puissante alors que les favorisés de la fortune se verront quelquefois défavorisés par la nature. Mais parce que ces inégalités résultent dans une certaine mesure des aléas de la nature, elles en sont d'autant soustraites aux processus d'accumulation typiques de la production capitaliste, ou même commerciale, et ne se perpétuent, ou ne s'accentuent, que là où le hasard travaille dans la même direction [8]. Le plus souvent, le sort agira pour rabaisser à une génération ce qu'il avait élevé à la précédente, si bien qu'on verra la richesse onduler au fil des générations, même si elle arrive à se déposer ici et là dans une lignée particulière.
Le lien étroit entre démographie et physiologie d'une part et niveau de fortune d'autre part explique également que la richesse, en régime de production résidentielle, suive de plus ou moins près le cycle de la croissance, comme l'avait suggéré Chayanov et comme certains historiens de l'Amérique du Nord le confirment [Henretta 1978, Paquet & Wallot 1986]. Tant que les fils peuvent d'une façon ou d'une autre consommer de nouvelles terres, ce lien demeurera parce qu'ils préfèreront la pauvreté temporaire du producteur agricole, qui réussit à accumuler un certain avoir au cours de sa vie, à la pauvreté viagère du salarié. On achète de nouvelles terres non pas pour y attirer une main-d'œuvre salariée qui transformerait la ferme familiale en groupe de production capitaliste, mais pour que la famille les consomme. On achète des terres pour satisfaire une consommation résidentielle différée et non pour investir dans les moyens de production en vue d'une production toujours croissante en quantité et en qualité.
Aussi, ceux qui consomment de façon autarcique et qui arrivent à satisfaire leurs visées d'autosuffisance sont également ceux qui sauront le mieux satisfaire leur consommation différée en acquérant le numéraire qui leur permettra de se procurer la terre et les autres moyens de production qu'ils ne fabriquent pas. On peut de la sorte expliquer, comme un corollaire de la production résidentielle, que les paysans plus riches soient à la fois les plus autarciques et ceux qui écoulent le plus de produits sur le marché, c'est-à-dire les plus monétarisés [Pruitt 1984, Dessureault 1987].
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Bien d'autres corollaires découlent de cette axiomatique. Mais nous arrêterons provisoirement ici cette réflexion pour, en conclusion, en évaluer les acquis et les promesses. Nous avons vu que tout ce que l'historiographie nord-américaine a pu découvrir à propos de ses paysans se déduit logiquement de leur organisation sociale en matière de propriété et de production. Notre approche permet également de dégager un certain nombre de nouvelles hypothèses qui, au-delà des faits recueillis, dirigent les recherches vers de nouvelles problématiques, des hypothèses que viendra confirmer ou infirmer la recherche à venir - des hypothèses réfutables, disait K. Popper, des hypothèses rectifiables, écrivait G. Bachelard.
Mais ses promesses débordent le cadre géographique dans lequel nous nous sommes jusqu'ici situés. La situation nord-américaine apparaît en quelque sorte expérimentale, nous l'avons souligne à maintes reprises mais, pour cette raison même, nous croyons qu'elle peut servir à éclairer certains aspects de l'histoire rurale européenne. En introduisant dans le modèle expérimental les limitations et contraintes spécifiques de l'Europe - la rareté des terres, la densité démographique, les caractéristiques du réseau routier, du marché, et surtout une demande extra-résidentielle coercitive beaucoup plus forte à certains moments - on pourra peut-être mieux saisir des scénarios inconnus de l'Amérique du Nord-Est mais qui se déduisent facilement de ses prémisses. Qu'advient-il par exemple lorsqu'on retire au paysan la propriété de sa terre pour en faire un fermier à bail ou un métayer ? On peut aborder le problème d'une façon purement déductive. Si les fermiers ou les métayers jouissent d'un droit d'usufruit stable tant que le bail est respecté, ils répondent à notre définition du producteur résidentiel, même si l'organisation de la propriété s'en écarte. Toutefois, cet écart n'est pas sans conséquences. Il s'accompagne automatiquement d'une forte demande extra-résidentielle de nature coercitive dont on pourrait, presque a priori, mesurer certains effets : réduction de l'épargne, donc de la consommation immédiate et différée, difficulté d'établir les enfants sur des terres, avec toutes les contraintes qui s'ensuivent. Mais tout cela déborde notre propos immédiat. C'est précisément ici que l'histoire européenne intervient, en faisant jouer une vaste série de variables qui complexifient le modèle de base. Chaque région aura ainsi son scénario propre où la diversité des circonstances viendra imprimer à l'agriculture sa trajectoire singulière.
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[1] Le propriétaire d'un titre à la propriété, à l'intérieur d'une seigneurie, se dénommait au Québec habitant, l'historiographie a respecté ce titre.
[2] Cette expression n'est pas ici utilisée dans un sens marxiste, mais dans le sens qu'elle peut prendre dans une anthropologie sociale classique, en faisant référence à la façon dont se forment les groupes dans l'activité de production agricole ou animale, et à la propriété des principaux moyens de production - ici la terre.
[3] Le ménage est la “personne ou le groupe de personnes (autres que les résidents étrangers) occupant un même logement et n'ayant pas de lieu de résidence habituelle ailleurs au Canada" [Statistique Canada 1982 : 78].
[4] Dans de précédents travaux [Verdon 1979c, 1987] nous avons clairement établi que la composition du groupe résidentiel est totalement indépendante de la nature résidentielle, commerciale ou capitaliste de la production.
[5] Nous utiliserons désormais le terme de "paysan", familier aux observateurs du monde rural occidental, en le préférant uniquement pour des raisons de commodités à l'expression "producteur résidentiel", plus neutre et de signification plus vaste.
[6] La notion de risque est à distinguer de celle d'incertitude. La première présuppose qu'on puisse attacher une probabilité à l'occurrence d'un événement, alors que la seconde suppose le contraire [Hey 1979]. La microéconomique doit donc faire l'hypothèse d'une situation de risque, sous peine de se heurter à des raisonnements difficiles, voire impossibles [id.].
[7] L'habitat québécois suit des modèles assez particuliers. Les fermes s'alignent le long de "rangs", souvent assez éloignés de l'agglomération villageoise (le "village” proprement dit). Au XIXe siècle, la paroisse englobait généralement le village et les range avoisinants.
[8] Même commercialisée et riche en capital, la production de la ferme familiale n'en est pas pour autant capitaliste, dans la mesure où le groupe de production n'est pas essentiellement recruté sur la base du travail salarié permanent.
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