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Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire.
Éléments d’histoire et enjeux actuels.
“Le syndicalisme universitaire
dans son rapport avec
le mouvement syndical.”
Par M. André VIDRICAIRE
professeur au Département de Philosophie,
trésorier du SPUQ
Fréquemment, resurgit la question de l’affiliation des professeurs de l’université du Québec à Montréal à une grande centrale syndicale comme la CSN. Quelles en sont les raisons ? Quels en sont les buts ? Où en est, en 1996, cette alliance des ouvriers de la construction avec des travailleurs du commerce, des spécialistes des communications, des professionnels de la santé et des services sociaux et des universitaires ? Est-ce que cette utopie du coude à coude n’est pas devenue caduque ?
Un peu d’histoire
Pour répondre à ces questions, il faut rappeler dans quel contexte sociopolitique est né ce syndicalisme. En effet, loin d’être une utopie, l’histoire de ce coude à coude sociétal de tous les groupes montre que cette concertation ne visait rien d’autre qu’à bâtir collectivement un Québec moderne. En effet, l’affiliation du SPUQ à la CSN se produisit au moment où la société québécoise se dotait d’organismes publics et parapublics dans le but d’assurer une meilleure (re)distribution des biens et d’offrir à toute la population des services universels. Cette mission impliquait la professionnalisation accrue des diverses fonctions de travail et l’exigence correspondante d’un personnel qualifié et compétent.
Des gens des professions libérales, des professions scientifiques et des professions techniques se sont identifiés à ce vaste projet social et démocratique du Québec. Ils ont mis à contribution leur expertise en se faisant les maîtres d’œuvre de [184] multiples réformes dans les secteurs de l’économie, de la santé, des services sociaux, de l’éducation et de l’aide juridique, voire même dans l’appareil administratif gouvernemental et municipal.
Mais ces grandes réformes mises de l’avant par l’État ont donné lieu à de multiples affrontements avec les professionnels qui voulaient négocier les conditions socio-économiques de leur participation. En effet, l’État, par delà ses déclarations de principe à la participation, en fixant unilatéralement les conditions de travail de ceux-ci, ne reconnaissait pas leur autorité sur l’organisation et l’exercice de leur champ d’activités et, conséquemment, leur autonomie professionnelle. C’est pourquoi les professionnels ont cherché à s’approprier l’organisation de leur travail pour obtenir des conditions de travail en rapport avec leur statut. Ce mouvement collectif a débuté avec les ingénieurs pour s’étendre à tous les professionnels de l’État à qui on refusait le droit de se syndiquer et enfin à d’autres groupes dont les professeurs d’université qui, sans chercher à obtenir le statut juridique de profession, ont tenté d’inscrire dans leur convention collective de travail, des garanties d’autonomie comparables à celles qui caractérisent l’organisation professionnelle de travail. Bref, tous ces groupes disaient oui à un État redistributeur de biens et fournisseur de services, à la condition que l’organisation et l’exercice des ces tâches soient sous leur responsabilité humaine, scientifique, technique ou administrative. Somme toute, au milieu des années 70, les professionnels salariés ont réclamé un contrat de travail qui s’accordait avec le contrat social de l’État-Providence et c’est ce qu’ils ont obtenu, suite à des négociations parfois virulentes [1]. L’UQAM se situe d’emblée dans ce contexte en faisant de cette université une université populaire, laïque, critique, ouverte sur le milieu et démocratique. Le corps professoral, au lieu d’être un corporatisme étroit qui se limite à défendre son pain et son beurre, a favorisé l’organisation participative aussi bien entre les professeurs d’un même département, d’une famille et à la commission des études, qu’entre le corps professoral et les autres groupes internes et externes. En résumé, les racines du syndicalisme universitaire des années 70 étaient en synergie avec le vaste projet social de démocratisation et de justice sociale. Deux mesures viennent illustrer cet objectif de démocratisation [185] de l’organisation et des savoirs : le service juridique et les services aux collectivités.
Le service juridique [2]
Le SPUQ a travaillé en étroite collaboration avec les fédérations auxquelles il est affilié, à savoir la FNEEQ dans les années 70 et 80, puis la FPPSCQ dans les années 90. Cette collaboration a porté sur les orientations syndicales, les conditions de travail des professeurs et sur d’autres questions de la vie syndicale tels l’examen des projets de négociation, les assurances, le régime de retraite, la constitution du syndicat, de même que ses statuts et ses règlements, etc. Elle a permis, en beaucoup de circonstances, de traduire des problèmes d’enseignement, de recherche et de services aux collectivités en débats sur la mission de l’université et sur son organisation qui ont mené à des ententes, des règlements et des décisions arbitrales. Bref, outre la gestion nécessaire mais insuffisante de la convention collective, le service juridique a été un instrument efficace pour défendre l’université en tant qu’acquis de la société. Il serait fastidieux d’énumérer tous les champs d’intervention. Certains sont pointus, d’autres plus vastes, mais tous sont importants parce que le syndicat s’occupe à la fois des problèmes individuels et collectifs. Cependant, il est utile de donner des précisions sur quelques matières.
En effet, l’expertise-conseil a été d’un apport important pour nourrir la réflexion syndicale et assurer à cette organisation et à ses membres des avenues claires sur des sujets pivots tels la qualité de l’enseignement, les relations entre les professeurs ainsi qu’entre ceux-ci ou le syndicat et l’université. Des lignes de conduite ont été balisées sur les relations entre le syndicat et l’université, entre les départements, les professeurs et l’université, sur leur rôle et leur compétence, sur l’évaluation, les tâches et l’embauche. De même, des dispositions des conditions de travail ont été débattues, y compris devant les tribunaux, par exemple le nombre de postes des professeurs à l’université, leur charge de travail et, plus récemment, le nombre des congés sabbatiques et les dettes de cours.
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Le cas par cas individuel, primordial et nécessaire en matière de syndicalisme, a été pris en compte, tout comme évidemment les enjeux collectifs, lors des rencontres fréquentes et régulières entre la fédération, par son rôle-conseil, et le SPUQ qui bénéficie à la fois d’une équipe de travail fédérative et des ressources humaines et techniques du service juridique de la CSN. En résumé, ce sont ces services-conseils qui, au fil des problèmes à résoudre, ont contribué à défendre une organisation démocratique dans cette université.
Les services aux collectivités
Outre la démocratisation de l’organisation, l’UQAM a aussi poursuivi le processus de démocratisation des savoirs en affirmant que le lien nécessaire avec les collectivités externes fait partie intégrante de la mission de l’université. Ainsi, en partenariat, notamment avec les groupes de femmes, les groupes populaires et communautaires, et les organisations syndicales généralement non desservis par les universités, les activités de formation, de diffusion et d’appropriation de connaissances visent à soutenir ceux-ci...
- ... dans leurs propres efforts pour améliorer leurs milieux de vie et y développer des environnements sains, sécuritaires et démocratiques correspondants à leurs propres desseins.
- Ainsi, au cours des trois dernières années seulement (1991-1994), la politique des services aux collectivités de l’UQAM a permis d’associer 82 professeures, professeurs et assistants de recherche étudiants de 15 départements différents à la production de 97 recherches réalisées en partenariat avec plus de 50 organismes. Ces recherches ont été rendues possibles grâce à divers programmes de subvention tels que le volet ‘recherche de type service aux collectivités’ du Comité d’aide financière à la recherche de l’UQAM, le Conseil de recherche en sciences humaines, le Conseil québécois de la recherche sociale, l’institut de recherche en santé et sécurité au travail, le [187] Fonds Famille, le Secrétariat d’État Canada, divers ministères et autres organismes. [3]
En même temps, ces expériences de partenariat suscitent non seulement des activités de production de connaissances nouvelles, mais encore contribuent au développement de nouveaux champs de recherche, voire de centres de recherche, tels sur la santé-sécurité du travail et sur la condition féminine. Bref, ce partenariat avec des collectivités qui n’ont pas accès à l’université constitue une voie nouvelle de diffusion et de production des savoirs.
Et aujourd’hui
Où en est-on en 1996 ? C’est un truisme de dire que la donne a changé : le chômage élevé permanent ; le virage technologique et la réorganisation d’entreprises qui occasionnent des mises à pied ; la précarisation accrue du travail ; l’accroissement de la pauvreté ; l’endettement, les compressions et les coupes des programmes sociaux et des services publics ; enfin, les médias qui rendent responsables les syndicats de tous les conflits de travail. De son côté, le néolibéralisme, [4] au nom de la performance, de l’efficacité et de l’efficience, se fait darwinien : la loi du plus fort... et de l’excellence. Nécessairement, ce capitalisme sauvage suscite un accroissement du nombre de regroupements de citoyens, d’associations et d’organismes volontaires qui cherchent de nouvelles formes d’entraide et de solidarité sociale et aussi de nouveaux moyens de protéger les services de santé et de sécurité, le travail, l’éducation et la culture, la qualité de vie, les droits, etc. Mais soulignons-le, face à ces nouveaux défis, il faut inventer des alternatives tant au niveau de l’action qu’au niveau des savoirs. Bref, à la différence des années 70, la collectivité québécoise est à la recherche d’un nouveau pacte social et politique. En d’autres termes, pour maintenir les grands acquis sociaux du passé, il lui faut redéfinir un nouveau contrat social qui recompose les rapports sociaux à [188] partir des valeurs de justice, de démocratie et de solidarité sociale.
Mais comment cela peut-il advenir quand les questions et les solutions sont de plus en plus complexes et que le consensus social est, sinon inexistant, du moins fort volatil ? En s’intégrant dans des lieux qui, favorisant l’exercice transparent de la démocratie, de la collégialité et de la communication concertée, parviennent à penser des solutions pour un secteur donné en solidarité avec les autres secteurs de la société. Mais quels sont ces lieux ?
Ces lieux sont les institutions qui ont une forte pénétration sociale et qui ont, sinon un pouvoir, du moins une influence déterminante sur l’orientation politique, sociale, économique ou idéologique. Au Québec, des institutions comme l'Église en matière de valeurs, les partis politiques en matière d’opinion publique, les entreprises en matière d’emploi, ont certainement exercé ce pouvoir. Au vingtième siècle, il faut ajouter notamment le rôle social des syndicats :
- Le syndicalisme, animé par le désir de justice sociale, a historiquement joué un rôle de premier plan dans l’amélioration des conditions de travail de l’ensemble des salariés et dans l’adoption d’un très grand nombre de mesures législatives bénéfiques pour leurs familles. Les centrales syndicales ont largement contribué, par exemple, à l’adoption des grands programmes sociaux canadiens et des mesures de redistribution des revenus. Leurs luttes passées témoignent qu’elles ont été un ingrédient essentiel de la démocratisation et de l’humanisation de notre système socio-économique. [5]
Cette utilité sociale du syndicalisme peut se poursuivre et se déployer à nouveau si l’éventail très diversifié des groupes de salariés affiliés en font un lieu de réflexion, de débat et [189] d’intervention. Il importe ici d’élucider cette piste en donnant l’exemple qui suit.
À la CSN, il existe divers comités nationaux, dont notamment un comité d’éducation qui réunit des représentants des fédérations. C’est ce comité qui a coordonné la présentation des mémoires de la CSN et des Fédérations aux États généraux sur l’éducation. En outre, ce comité national a suscité la création d’un comité d’éducation dans chacun des treize conseils centraux régionaux. Véritable regroupement intersyndical dans toutes les parties du territoire du Québec, la plupart de ces comités ont, à leur tour, présenté leur mémoire respectif lors des auditions régionales des États généraux. Ce sont ces mêmes comités régionaux d’éducation et le comité national qui, suite au rapport d’étape des commissaires, intitulé l’Exposé de la situation, vont défendre les propositions suivantes aux prochaines assises régionales et nationale :
- 1) Développer davantage le réseau existant des garderies qui sont un milieu éducatif spécifique pour la petite enfance ;
- 2) Arrimer les divers niveaux de la formation professionnelle et technique, de même que la formation des métiers semi-spécialisés ;
- 3) Avoir une politique de la formation continue à tous les niveaux et pour tous ;
- 4) Intégrer les employés de soutien dans les structures de décision pour qu’ils soient un véritable partenaire du projet éducatif ;
Consolider dans toutes les régions du Québec le plein développement d’universités qui offrent des activités de formation initiale et continue, de recherche et de services aux collectivités dans l’ensemble des grands domaines de savoirs et ce, aux trois cycles. Ces universités devraient relever d’un réseau indépendant de T État et êtres régies par des règles générales qui visent à la fois l’autonomie de chaque université et sa complémentarité avec les autres.
Précisons que ces propositions sont actuellement soumises à la discussion à la CSN et qu’il faut s’attendre à des modifications ainsi qu’à des ajouts. A cette étape-ci de la démarche, cet exemple permet de constater qu’au lieu d’aborder l’éducation en morceaux juxtaposés, elle est ici saisie dans son ensemble par des [190] acteurs qui, bien qu’appartenant à des secteurs différents, travaillent en concertation. Ce faisant, chacun d’eux trouve des réponses à ses propres problèmes qui s’inscrivent dans une vision commune de l’avenir de l’éducation.
Conclusion
Le coude à coude d’hier se poursuit en 1996. Aujourd’hui, c’est l’alliance de la jardinière d’enfants avec l’employé de soutien, le professeur de cégep, l’étudiante, la bibliothécaire, l’universitaire, le chargé de recherche, etc., pour que l’éducation soit au centre d’une stratégie de développement de la personne et des collectivités qui, face aux nouveaux enjeux et aux nouveaux défis, ont des besoins accrus de connaissances. Encore une fois, à la différence des années 70, ce projet est à bâtir dans un contexte néo-libéral qui discrédite l’utilité sociale des syndicats. Néanmoins, le syndicalisme universitaire continue d’appartenir et d’œuvrer dans un espace public d’idées et d’interventions comme le mouvement syndical, parce que c’est un lieu qui se mobilise autour des valeurs de justice, de démocratie et de solidarité dans tous les secteurs de la société, dont l’éducation.
[1] Mémoire de la FPPSCQ présenté à la Commission des États généraux sur l’éducation, Montréal, août 1995.
[2] Cette partie du texte nous a été communiquée par Me Jean-Yves Trempe, procureur pour le SPUQ de 1978 à 1987 et de 1991 à aujourd’hui.
[3] “L’Université partenaire de son milieu : la politique des services aux collectivités ”, Annexe au Mémoire de la direction de l’UQAM, Montréal, 18 juillet 1995 et aussi S.A.C, UQAM, no 14, automne 1995.
[4] Thérèse Jean : “Une cible : le néolibéralisme, un objectif: la solidarité sociale” dans Nouvelles CSN, 16 février 1996, no 405, p. 8-9.
[5] Jacques Rouillard: “L’image du pouvoir syndical au Québec (1950- 1991)” dans Recherches sociographiques, XXXIV, 2, 1993, p.279-304 et Michel Rioux: “La CSN, c’est une force du Québec - Louis O’Neill” dans Nouvelles CSN, 2 février 1996, no 404, p.8.
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