Ouanessa Younsi
Médecin résidente en psychiatrie, Université de Montréal
“Camus pour mieux comprendre le suicide
chez les personnes âgées”.
Un article publié dans LE DEVOIR, Montréal, édition du samedi, le 31 janvier 2010, page C6 le devoir de philo.
[Autorisation formelle accordée par l’auteure le 31 janvier 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]
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Photo : Agence Reuters Will Burgess.
Partout est présentée une jeunesse fanfaronnant, la vieillesse est déridée à grand renfort de crème antirides, de risible marketing, la mort est exclue de nos (in)consciences collectives, les cimetières sont enterrés, la valeur d’un homme se réduit à son apparente utilité sociale, l’histoire est réécrite sans leur concours. Le monde n’est plus à leur mesure.
Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine, nous soulignons la mort d'Albert Camus, il y a 50 ans, avec un texte d'une médecin résidente en psychiatrie, fervente de philosophie.
Si le suicide chez les adolescents choque notre imaginaire individuel et collectif, chacun exprimant son incompréhension devant cette incongruité (« il avait la vie devant soi ! »), le suicide chez les personnes plus âgées semble parfois banalisé. Pourtant, il s'agit d'un phénomène inquiétant, qui persiste. Et si, paradoxalement, il constituait de façon tout aussi déroutante une révélation de l'absurde, lorsque la révolte s'éteint, lorsque l'amour se divorce, lorsque la liberté devient une «marque de yogourt» (dixit Falardeau) ? Qu'en penserait donc Albert Camus (1913-1960)?
Tout d'abord, aux yeux de Camus, tel qu'exposé dès les premiers mots de son essai Le Mythe de Sisyphe, « [il] n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie». L'immensité de la commande n'a d'égal que sa nécessité. Effectivement, la question du sens de la vie demeure au centre de notre va-et-vient et, même si nous tentons maladroitement de l'évacuer de nos pensées, elle se terre dans nos souterrains les plus intimes, prête à resurgir à la moindre collision: «Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme [...]. Un jour seulement, le "pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. » L'absurde frappe à notre porte et nous osons finalement ouvrir. Ce jour est réversible, mais si l'on refuse la nuit de l'endormissement, il n'y a plus de retour possible. Voici l'âge de la conscience, et pour Camus, tout comme pour Kierkegaard avant lui (dans le Traité du désespoir), tout débute par celle-ci sur le plan du problème qui nous préoccupe. L'homme créa le regard et il vit que cela était bon. Mais qui dit bon ne dit pas forcément aisé. L'homme se heurte à l'absurde, il touche une pierre et elle lui est parfaitement étrangère, les objets lui donnent la «nausée», le monde est englué et il est condamné à «se boire sans soif», tel que l'énonce Sartre. Selon Camus, l'absurde représente somme toute un état de séparation : « L'absurdité est surtout le divorce de l'homme et du monde. » L'homme est en inadéquation avec ce qui l'entoure; il crie à l'écho, il apostrophe farouchement le ciel, mais ne récolte que du silence.
Voilà à partir de quelle prémisse la lecture de Camus peut éclairer notre compréhension du suicide chez les personnes vieillissantes. En effet, qui plus que les aînés, ces grands bâtisseurs, ces révolutionnaires tranquilles, connaît le mieux cet absurde, alors qu'à l'orée de la retraite, ils y plongent les poings noués, les rêves liés. Partout leur est présentée une jeunesse fanfaronnant, la vieillesse est déridée à grand renfort de crème antirides, de risible marketing, la mort est exclue de nos (in)consciences collectives, les cimetières sont enterrés, la valeur d'un homme se réduit à son apparente utilité sociale, l'histoire est réécrite sans leur concours. Le monde n'est plus à leur mesure. Il y a dissemblance ; le divorce augmente avec l'âge. Et à quoi diable se raccrocher désormais, quand le bébé fut jeté avec l'eau bénite, quand le couple en apparence si solide s'effrite lorsque la retraite chamboule l'intimité ? Le métro-boulot-dodo préservait ironiquement quelque peu l'existence, et lorsqu'il arrive à son terme, le «pourquoi» devenu ouragan ne peut plus être balayé sous le tapis de la conscience. Crise de sens. Crise de «sans», car les générations subséquentes s'avèrent déjà trop occupées à virevolter dans leur propre tourbillon. Voici les personnes âgées reléguées progressivement aux oubliettes de la société, là où germe le désespoir. Le vieillissement est dès lors présenté comme une maladie. Absurdité, je lis ton nom partout.
Or, si l'aliénation ontologique est omniprésente, voire omnipotente, quelle conclusion devons-nous en tirer? Doit-on, tel Sisyphe condamné aux enfers, rouler sans relâche notre rocher jusqu'au sommet d'une montagne pour mieux l'y voir redescendre dans un mouvement absurde, ou doit-on plutôt refuser cet aller-retour à tout prix ? L'absurde, mené jusque dans ses retranchements, conduit-il logiquement au suicide ? Voilà pour Camus l'origine du raisonnement absurde. Celui-ci implique un devoir de cohérence entre l'homme et ses réponses. Il ne peut subsister une dichotomie entre la conscience et l'existence: il s'agit pour un coeur clair d'incarner jusqu'au bout la philosophie qu'il professe. On saisit aisément qu'aux yeux de l'auteur, un oui ou un non devrait prendre force d'injonction. Certes, Camus soulève que le corps possède sa réalité bien à lui et tend instinctivement vers sa préservation. Néanmoins, lorsque la pensée définitive surpasse l'inertie première de la chair, l'esprit retrouve le dernier mot. Et quel est-il ?
Espoir
Avant tout, abordons ce qu'il n'est pas. Les esquives à l'interrogation fondamentale suggérée par Camus (le suicide est-il la solution à l'absurde ?) demeurent nombreuses et relèvent toutes d'une forme d'évasion. La plus mortelle de toutes, la plus venimeuse, c'est l'espoir. Ce concept développé par l'auteur suscite derechef quelques réflexions par rapport au suicide chez les personnes plus âgées dans nos sociétés. En effet, carburer à l'espoir pendant des années donne de multiples raisons de vivre, et l'on s'accroche à des idéaux qui ne renvoient pas nécessairement à la réalité telle qu'elle est, crûment et cruellement. Or, alors que la mort surgit à l'horizon, l'espoir se bute à une finitude qu'il ne se risquait pas à confronter, et à son corollaire inévitable: l'inachèvement. Le jour trébuche dans la nuit et le désespoir creuse alors son nid entre les branches du crépuscule. Ainsi, instiller de l'espoir à tout vent, à tout cran, donne assurément des raisons de vivre, mais comme le souligne Camus dans L'Homme révolté : « Ce qu'on appelle raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir. » Est-ce affirmer qu'il faut alors désespérer d'emblée pour éviter la chute ? Non, évidemment. Il importe plutôt de ne pas espérer, ce qui ne renvoie pas nécessairement au désespoir. La nuance reste subtile, mais elle n'en est pas moins fondamentale dans l'oeuvre de Camus. Espérer, c'est se soustraire au problème absurde, c'est vouloir le résoudre en enlevant seulement un terme de son équation et, pour le philosophe, cela s'apparente plutôt à une erreur qu'à une solution : « Car s'il y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être pas tant d'en désespérer que d'espérer une autre vie, et se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci. » Tel est précisément le piège à éviter.
Poussons maintenant le rocher du raisonnement de Camus jusqu'au sommet. Selon l'auteur, «l'absurde n'a de sens que dans la mesure où l'on n'y consent pas». D'un côté, nous ne pouvons abdiquer devant l'absurde, s'y résigner fatalement, mais de l'autre, tel qu'illustré précédemment, nous ne pouvons en détruire l'équation fondamentale en s'y dérobant, par l'espoir par exemple. La conscience ne tolère aucun retour à la caverne, on ne peut la nier; au contraire, il s'agit de pleinement s'y appuyer. Par conséquent, la position cohérente pour Camus se révèle la révolte, qui n'est ni acquiescement à l'absurde, ni évitement de celui-ci. L'auteur réfute alors le suicide, car ce dernier suppose un consentement. Comme Camus le proclame dans La Crise de l'homme : « C'est parce que le monde est malheureux dans son essence que nous devons faire quelque chose pour le bonheur, c'est parce qu'il est injuste que nous devrons oeuvrer pour la justice ; c'est parce qu'il est absurde enfin que nous devons lui donner ses raisons. »
Certes, il appert que, de nos jours, la révolte est généralement tarie à la source, puisque la conscience s'avère maintenue dans un état de somnolence, avec le ronflement des modèles de l'année et les vagues rumeurs des « Boxing Day ». La consommation des objets détourne l'homme de lui-même, de son statut de sujet. Voici l'âge du silence plus bruyant que jamais. Voici le temps de la révolte révolue. Et voilà l'appel de Camus qui doit plus que jamais claironner au chant du cygne et de la retraite.
Cependant, au sens strict de la raison pure, cette position camusienne, qui paraît dire à la fois oui et non, dégage une certaine contradiction. Or, pour l'auteur, celle-ci résonne avec les paradoxes inhérents à l'homme réel, qui s'avère constitué de conciliations invraisemblables, d'écartèlements souvent insoutenables, de « réconciliation batailleuse », tel que le scande Miron lorsqu'il marche à l'amour, plongé tour à tour dans le rationnel et l'irrationnel qui se répondent au coeur de l'homme et donc de son existence. « L'absurde est sa tension [de l'homme] la plus extrême, celle qu'il maintient constamment d'un effort solitaire, car il sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi. »
Parallèlement, Kierkegaard, dans le Traité du désespoir, pond une image des plus évocatrices qui facilite, par analogie, notre compréhension de la thèse de Camus : « supposez une coquille échappant à un auteur, une coquille douée de conscience [...] et qu'en révolte alors contre l'auteur elle lui défende par haine de la corriger et lui jette, dans un défi absurde : non ! Tu ne me bifferas pas, je resterai comme un témoin contre toi, comme un témoin que tu n'es qu'un piètre auteur ! » Choisir de subsister et, mieux, de vivre n'équivaut donc pas à une perpétuation implicite de l'absurde, mais plutôt à une révolte contre cet état de séparation entre l'homme et le monde.
Selon Camus, cette conscience de l'absurde et la révolte qui s'ensuit créent une liberté d'action qui n'est plus entravée par l'illusion de la liberté d'être. L'homme est affranchi du lendemain, de ses rôles, des buts qu'il concevait comme signifiants; le voici assez étranger à sa propre existence pour l'accroître de cette nouvelle indépendance. La révolte et la liberté se choisissent passionnément contre le monde. «Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort et je refuse le suicide.» Et nous aussi.
En somme, une lecture contemporaine de Camus, où les concepts de l'absurde, de l'absence d'espoir, de la révolte et de la liberté s'échangent leurs répliques, permet de mieux saisir la question du suicide, de même que sa corrélation particulière avec le vieillissement actuel de la population, simultanément par-delà la psychiatrie et la sociologie, et avec elles. Ainsi, il ressort que la philosophie contribue effectivement à la compréhension du monde dans lequel nous nageons. Plus singulièrement, celle de Camus, si nous osons l'écrire, aide possiblement à vivre, contre l'absurde et avec lui, car après tout, voilà bien de quoi il s'agit, vivre, au gré du levant et du couchant, au fil du bitume et de nos amertumes, avec tous les petits bonheurs qu'il nous faut ramasser. Tel que le conclut éloquemment Meursault dans L'Étranger : « devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. » La lucidité ne s'oppose pas au bonheur, elle le permet. Oui, il faut imaginer le vieillissement heureux.
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Ouanessa Younsi
Médecin résidente en psychiatrie
Université de Montréal
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