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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Zacklad, Pour une Éthique. Livre III. L'Alliance. (1985)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Zacklad, Pour une Éthique. Livre III. L'Alliance. Paris: Textes et travaux, 1985, 83 pp. Collection: Les Dix Paroles. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée par le fils de l’auteur, Manuel Zacklad, professeur titulaire de la Chaire Expressions et cultures au Travail du CNAM, le 2 décembre 2010, de diffuser toutes les publications de son père dans Les Classiques des sciences sociales.]


[9]

POUR UNE ÉTHIQUE.

Livre III. L’Alliance. (1985)

Présentation

Tout commença sans doute par un jeu de mots. Pour coordonner des pièces mobiles dans l'édifice, on use de ces clavicules, sortes de clous. Pour assembler sur la brique les messages, l'écriture cunéiforme fait une avalanche de petits clous. D'où le jeu de mots : la cohésion de la réalité, assurée par les joints, en nous, autour de nous est le redoublement de la cohésion des messages, informations jointes ; la cohésion établie par le palais royal et le temple redouble celle à laquelle le scribe s'applique.

Critique et continuation : pour l'Hébreu, troisième gramme du Tétragramme, le « clou », le « vav » reste en position centrale, ne concentre plus en lui le tout de la réalité. Ce qu'il joint est à considérer au même titre que le joint lui-même. Au mélange de certitude impavide et d'angoisse - tout est lié (par le roi et le prêtre) mais tout s'écroulera par l'érosion des briques - succède, avec l'Hébreu, l'autre mélange de satisfaction immédiate et d'infinie patience. Minuscule, un indéfectible lien existe déjà au sein des rondes de démembrements et de remembrements. Quant à l'ultime - une extension de l'indéfectible, un remembrement irréversible, sa venue est indéfiniment repoussée. Aux multiples pactes, entre la nature, les dieux et les hommes - succède « l'idéologie » de l'alliance...

... à laquelle, objectera-t-on, d'autres références se substitueront pour la dépasser, la contester, l'approfondir - ce qui revient à réifier l'acte de la sortie de Our en Chaldée. Car la question n'est pas : quelle formation historique, avec les Hébreux, succède à la ville en Mésopotamie, mais que voulons-nous que nos civilisations urbaines et rurales soient. Non pas : comment un groupe s'organisa plus ou moins selon le schème de l'alliance, mais quelle configuration prendras-tu, prendrai-je, prendra notre rapport au cas où nous souhaiterions le rapport de confiance propre à de francs et sûrs alliés ? Loin de nous orienter selon notre stade actuel, questionnons : « qu'est-ce, s'orienter, l'un eu égard à l'autre ? ». Il se vérifiera ensuite que cette orientation est en filiation, en rupture avec d'autres que nous n'interprétons pas, que nous déchiffrons comme tentatives plus ou moins réussies d'ainsi remanier le monde de nos relations.

[10]

En d'autres termes, il serait peu fécond de penser l'alliance comme une essence identique à elle-même, anthropo-logique ou métaphysique, ou simplement comme une figure historique, réactive ou dynamique, de lui conférer une auto-subsistance ou de la lui dénier. Pensons-la : code selon lequel entreprises et messages sont interrogés dans l'intention de détecter leur validité cachée.

Nous fûmes initialement alliés parce que nous excédâmes la ville mésopotamienne. Nous continuâmes de l'être parce que, régulièrement, nous nous sûmes en excès sur les entreprises et messages qui jalonnent l'histoire. Les décoder ? Leur attribuer des justifications plus pertinentes que celles qu'ils se donnent eux-mêmes afin de remembrer tout ce qu'ils possèdent de valide ? - C'est le bénéfice qui se retire d'être en position excédentaire ; sans quoi on se retrouverait piégé dans la guerre des interprétations mutuelles. L'inconvénient est l'inconfort. L'excès ne se définit pas à partir de ce qu'il excède et la double tension est à assumer. Pour le rendre perceptible, la tentation est de l'exprimer et le vivre à la manière de l'ambiance : une « différence », une inflexion à ce que tout un chacun reconnaît comme respectable. Et pour maintenir sa spécificité, le garder contre l'affadissement, la tentation est alors de l'apparenter aux rêves des visionnaires ! Somnambulisme du « monde » de l'alliance : marche décidée selon ses critères internes... sachant que la justification de ces critères leur sera - bientôt - conférée par l'acquiescement général. Bien légers sommes-nous, qui ne déterminons pas les entreprises et messages qui mènent le monde ; bien légers, en retour, ceux-ci qui tournoient sans sûre référence dans la ronde des démembrements et remembrements.

1761, la Nouvelle Héloïse ; 1762, le Contrat Social. Que rajouter ? Sorti des gonds conventionnels, l'individu enfin innocenté trouve en lui-même le fond des choses. Il est lien avec ses concitoyens et amour homme-femme-enfant. L'alliance ne lui est pas surimposée. La Loi et la Grâce lui sont consubstantiels. On ne contestera pas que l'amour est plus dans le triangle homme-femme-enfant que dans les patriotismes, que la délibération et l'équité jouent plus dans la question de la souveraineté que dans la parenté. On déplorera néanmoins que l'individu soit scindé : « expression » lyrique dans le récit personnalisé, déduction rationnelle intemporelle pour la cité. L'immanence du cœur ne rejoint pas la transcendance de l'état de fait occidental que la doctrine met à jour.

[11]

Romantique, on redonnera chair aux liens vécus. Scientiste, on fera jouer les liens en de multiples systèmes. Nouveau clivage qui recopie celui que l'expérience suggère. On ne se tirera d'embarras ni en réinterprétant l'expérience, ni en spéculant hors de l'expérience mais en pointant ce que l'expérience censure. L'alliance en tant que telle ? - La politique, la religion, les mœurs en sont vivifiées, la maintiennent à la lisière. Toi et moi sommes liés en des liens d'alliance. Tout, dans l'expérience y conspire et l'atteste : halo ontologique empêché de se préciser en une image nette.

Nous baignons en des liaisons, dangereuse et rassurantes, durables et éphémères. Plus que pluralité d'instances hétérogènes, la psyché est tissage de liaisons. Ce qui se joue ainsi dans la Matière montre et censure le noyau fiable des liaisons, grâce à quoi chacun est fondé à se fier à son allié.

« Construisons une tour (de Babel) qui atteigne le ciel » aurait-on comploté en Mésopotamie. Chacune des briques est peu sûre mais leur assemblage leur donne une consistance globale. L'assemblage est plus un magma qu'une véritable structure mais la solidité de chacune des briques garantit la cohésion du quasi-ensemble. Ainsi, en cette foule de liaisons, échoue-t-on à désenclaver le lien d'alliance. Les termes compensent leur immaturité en s'absorbant dans leurs relations - qui compensent leur labilité par leur inscription en des termes quasi-substantiels : image des psychologie et sociologie « ordinaires » que nos propres scribes analysent.

Rompre avec Sumer, jadis, ce fut décréter que les liaisons qui ne participent pas du lien relevaient de l'animal. Ce fut réinterpréter le sacrifice : amener patiemment l'animalité à l'humanité pour une divinité qui promet une issue à cette émergence. L'homme sera-t-il un animal politique lorsque la politique sera moins animale ? Nous en sommes loin. L'alliance pourtant qui, originellement, s'affirmait contre un cours des choses réprouvé, pour nous, est éparse sous mille aspects dans le cours des choses, apte à surmonter ce que l'on réprouve. Il n'est que de ré-envisager sous un angle de visée différent ces aspects, de réorienter tel cours des choses. Toutes « Causes » convergent dans la « Cause suprême » de l'alliance ? On impute à fanatisme, vue la manière dont on la pratique, l'alliance monothéiste. N'écrase-t-elle pas le pluralisme culturel ? Ne méconnaît-elle pas les charmes et splendeurs de toutes liaisons modulées ? Totalitarisme de l'infini ? L'objectif, de fait, ne consiste pas à opposer [12] Un lien, valide et éthique, à des liaisons fugaces et compromettantes, à les intégrer en un centralisme théocratique mais à déceler en toutes liaisons leur participation à une splendeur plus essentielle en ce qu'elles recèlent de virtualités encore ineffectuées. Le remembrement n'est ni une visée impériale à partir de l'instance la plus « profonde », ni l'aspiration de l'état de fait par l'utopie la plus pure mais la convergence des multiples rajouts à ces liaisons déjà existantes qui évoquent leur stabilisation en un lien plus vaste.

Alliance ? - Pour des volontés soucieuses d'outrepasser les coexistences aléatoires. Ne s'en tiendra-t-on pas plutôt aux faits comme ils sont : des volontés occupées à résoudre méthodiquement les problèmes locaux au fur et à mesure qu'ils se posent ? Poser des étais auprès des schizes, répartir les gratifications, introduire du liant... rationalisations techniques qui n'ont rien de « scientifique ». Positivisme face aux soupirs de l'éthique ? La difficulté ici est que les deux impératifs, technique et scientifique jurent. Force est de laisser aux liaisons toute leur charge d'ambiguïté si l'on se propose d'intervenir à leur propos ou simplement de les décrire. Affaire de tact et d'entregent. Symbolisme aux suggestions diverses : un niveau d'analyse en évoque aussitôt un autre : un sujet déplace subrepticement des rapports objectifs, des réifications sournoises rongent l'expression subjective. Si, à l'inverse, on plaque des modèles quantifiés et structurés sur les phénomènes humains, ce n'est que la part d'interaction de nos liaisons qui se montre. Où disparaît la liaison avec l'Autre si l'on considère le fonctionnement de son Image au sein de la petite machine psychique ? Où disparaissent les exigences d'individuation si l'on considère la façon dont la grande machine collective malaxe les particuliers ? Étrange mélange que celui de la clinique ! Ou bien elle résoud des problèmes... qui ne se posent pas : qui concernent les organigrammes d'où nous-mêmes et nos liens sont absents. Ou bien elle doit chercher la solution en dehors du fait, dans le lien virtuel qui n'existe encore qu'à titre de vœu.

Ni le positivisme, ni l'éthique ne sont fondés à se fermer en univers clos. Je me sens impérativement sollicité à intervenir, à m'engager ou sinon à invoquer une délicatesse océanique au nom de laquelle j'ai scrupule à jouer un rôle compromettant : j'en suis au-delà des liens effectifs entre toi et moi. Ou bien je mesure ma capacité à modifier le fonctionnement des appareils en leurs interactions réglées et je suis bien en deçà. Le jumelage du yogi et du commissaire n'est pas contourné.

[13]

L'alliance est fait historique attesté, oh combien malmené par les flux et reflux des liaisons aléatoires. Le cours de la civilisation élabore des connexions fortes à perpétuer, à révolutionner, qui se refusent à une polarisation univoque : quasi-alliances locales ou partielles, granulés de messages et d'entreprises. Et l'on hésite entre deux stratégies. Présentons-nous comme les épigones de la Tradition pour rejoindre ensuite les débats en cours. Ou immergeons-nous dans ces débats ; de leur sein la nécessité d'un recours à la tradition de l'alliance apparaîtra. Nous avons choisi, médiane, la stratégie la plus périlleuse : celle qui consiste à supposer le problème résolu. En tel point virtuel, l'alliance et les liaisons sont attendues en leur intersection. L'alliance ne sera pas seulement un drapeau destiné à maintenir haut les cœurs. Les liaisons ne seront pas seulement la piste des glissements sur laquelle, de loin, des saluts s'échangent.

Voilà de quoi susciter la double suspicion. N'est-ce pas falsifier la tradition d'alliance que de la référer aux débats en cours avant de se situer en sa continuité historique, en ses vêtements longuement tissés et patinés ? N'est-ce pas souscrire à un dogmatisme larvé que de postuler l'existence d'une solution avant d'avoir fait le tour des questions ? Non seulement nous serons mal entendus mais on se fera une vertu de ne pas entendre car, entre les connexions fortes de la culture et la marche somnambulique de la tradition d'alliance, chacun identifie l'existence d'une zone d'enfer. Des somnambules trébuchent, des connexions se dénouent pour manigancer la subversion du creux. Des quatre sages qui visèrent la solution, rappelle-t-on, l'un mourut, l'autre délira ; le troisième verse dans la félonie...

On s'est gardé ces dernières années en éludant, en vertu d'une sorte de morale de l'abstention : énoncer en prenant garde de rester incompréhensible, prendre parti en suggérant qu'éventuellement on saurait prendre parti, se lier selon l'indication que le lien réel est ailleurs. Manière de flotter - arche de Noé - en des signifiants flottants. Est en jeu maintenant l'entreprise de situer l'Hébreu au sein des savoirs, les savoirs en regard de l'Hébreu...

... avec ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n'y croyaient pas. Le terme science dans « sciences humaines », si l'on croit au ciel, a même sens que dans « sciences exactes ». Auquel cas, point n'est besoin de chercher recours hors des disciplines scientifiques. Et si l'on ne croit pas au ciel, l'exactitude devra procéder, non de l'analyse du donné mais [14] d'une démarche volontariste à inaugurer à partir du donné. Il est plus question de conférer exactitude et logique à un « homme » qui en manque par l'inauguration de neuves démarches que de les chercher, vainement, au sujet des démarches anciennes. Que serait une analyse en « profondeur » de la psyché qui, en une démarche prospective, indiquerait les voies de l'individuation plutôt que (en détectant l'inexactitude des symbolismes, en soulignant les contradictions du pré-individuel) de plaquer une cohérence savante sur une cohérence spontanée ? Ce qui est réellement inconscient, c'est la déductibilité logique, enfouie dans la chair, masquée et contredite par la cohérence des « interprétations ».

Croire au ciel de l'inconscient individuel, au ciel d'une socialité sans écriture également où, là aussi, le symbolisme foisonne et des « cohérences » font la loi. Interpréter par exemple le livre de la Genèse comme une production mythique, parapluie pour la cohérence (endogame) d'une société archaïque, plus que pénétrer en elle, ce n'est guère que pénétrer en notre propre mentalité ! C'est en celle-ci que les recours aux mythes fondateurs et le besoin de subordonner les désirs de rationalité à la sécurité des cohérences artificielles fonctionnent. Rêvons au discours que tiendrait l'homme d'une société sans écriture sur les nôtres qui rétorquerait aux monographies qu'on lui consacre. Les outils dont il se servirait ne seraient ni la familiarité tendre pour la nature, ni les catégories primordiales des classifications et des permutations, ni le chiasme nature/culture (nostalgies européennes), mais le pressentiment que, soi-même, on a à exister en un ordre où les nécessités du monde muet et celles de la loquacité convergent. A faire parler les présences et les absences muettes, à incarner les discours dans les êtres et paysages muets, on donne chance à « l'homme » de s'ordonner, invention et répétition conjointes.

Le livre de la Genèse indique en quelles circonstances le patriarche Jacob érigea quelque menhir (G. 31,47) et la tradition oralement en explique la signification. Il serait naïf de croire qu'ainsi ce sont les intentions de tous les constructeurs de menhirs qui nous sont dévoilées. Mais comment, en revanche, pourrait-on imaginer que le « système » de la Genèse se soit établi sans que cet établissement ne soit simultanément une réponse directe à la mentalité d'une société sans écriture ! Comment imaginerait-on que cette optique, qui va patronner une histoire, se pose sans sous-entendre un jugement sur les optiques d'avant l'histoire ? Et, si la signification de la geste de Jacob se trouve exclue de notre contexte culturel historique, n'est-ce point que cette sorte de [15] sagesse qui faisait vivre dans l'intersection du muet et du loquace est incompatible avec les remembrements et démembrements ultérieurs ? Avant que nos débats se déroulent entre des formations culturelles synchrones et successives tels que la nature et le divin n'en soient que des alibis, le débat de l'homme avec l'homme s'inscrivait simultanément en des rapports avec la nature et le divin ; car c'est au prix d'un anachronisme que l'on soutiendrait que l'érection d'un menhir par Jacob trouve place dans le cadre de l'évolution d'une mentalité religieuse. Sous l'un de ses aspects, l'Hébreu est écrit comme sur un palimpseste : évocation de la préhistorique tentative de vivre ensemble sous le texte des coexistences historiques. Le théologien interprète Jacob en fonction d'une évolution spirituelle pendant que c'est en fonction de sa propre problématique que Jacob - ou ses descendants - évalue les trajets théologiques.

La scolastique institue la théologie reine des sciences, connaissance de l'être suprême, fondation des connaissances conditionnelles, paradigme d'un monde stabilisé, prétendant à l'immobilité. Un schème inverse préside aux rapports entre les savoirs et l'Hébreu. Celui-ci développe en-dessous des savoirs une assurance et une connaissance exhaustive de la coexistence paradigmatique, mais logées en une discursivité infime : parvenant rarement à s'expliquer à eux-mêmes, fort en peine de s'expliquer à d'autres. Trace ténue, dans le mode du déjà plus et du pas encore, d'une alliance et d'une présence. Que les savoirs explicites et discursifs pivotent - « révolution » - sur eux-mêmes, les glissements sont patents. Ne l'est point leur centre de rotation. De la théorie de l'alliance, nous n'attendons ni qu'elle intervienne dans les glissements de sens, ni qu'elle les couronne en une ontologie générale mais qu'elle figure, comme tradition invariante, l'axe sous-jacent qui prémunit contre les égarements et assure de la consistance de l'idée d'un happy end. Les sciences de l'homme deviennent sciences dans la mesure où l'homme veut s'identifier allié...

Les configurations de l'alliance se dessinent postérieurement à la décision volontariste : je serai ton allié comme tu seras le mien ; ce qui ne relève pas seulement du registre de l'éthique. Ce qui constitue une « nature humaine ». À enquêter sur les « profondeurs », gageons que deux « natures humaines » se découvriront. Ni nature et grâce, ni nature et culture, ni chute et rédemption, ni faits et valeurs... : deux Maîtres tels que, échappant à l'un, on vient se placer sous l'obédience du second. Je suis accaparé/accaparateur, soumis aux fatalités qui modulent les [16] renversements, les « dépassements », les persévérations... Prononcerais-je vœu de pauvreté, me soumettrais-je aux législations qui limitent l'accaparement, je resterais la proie d'agressions et d'angoisses, symboliques et physiques. Il est dans la « nature humaine » de s'orienter, consentant ou résistant, vers les apocalypses, faisant fi des sages remontrances et des tendresses rongées par la cruauté.

En regard, on se donne la tâche de désenclaver cette autre « nature humaine » qui ne devient effective que lorsqu'on y croit. Par nature je suis ton allié, consubstantiel à toi ; ce qui se manifeste si, ayant toutes raisons de nous fier l'un à l'autre, nous effectuons notre alliance par l'institution d'un univers - nature/culture - qui est nôtre, se déploie selon sa logique intrinsèque.

Me fierai-je à toi en dépit de toute logique ! Inversement, restant rationnel, évaluerai-je tes réactions d'une manière probabiliste ? Quelle irrésistible dynamique résulterait, en regard, de la certitude que l'alliance est fondée en raison, que le fait et la théorie se corrobent réciproquement ! L'entreprise qui fut risquée dans la foi et la bonne foi trouve ses fondements ; l'engagement qui fut rétracté devra légitimement être maintenant avancé !

Nous allons raisonner, essentiellement sur les quatre premiers chapitres de la Genèse, soucieux de nous plier à des exigences de déductibilité. Dure ascèse : tenir à l'écart tant les aspects de notre existence concrète et les implications du sentiment que l'érudition et les expériences hébraïques qui sous-tendent le jeu des raisons. L'intention est pragmatique : montrer que la thématique hébraïque est universalisable en affirmant la crédibilité de l'ancienne/nouvelle alliance. Quatre chapitres sont muets sur les modalités concrètes de l'alliance mais, croyons-nous, hautement significatifs quant à son bien-fondé. Souhaitons que, a-pragmatiques, des « spécialistes » explicitent la pure théorie de l'alliance, mais tout autant que l'assurance non explicitée des non spécialistes morde sur l'existence concrète.

On ne doutera évidemment pas que notre jeu des raisons est soutenu par une expérience de socialité. Que celle-ci, ces dernières années, progresse, aidée et empêchée, fondée sur quelqu'assurance « somnambulique », animée par une jubilation menacée et redoublée, c'est le verso du jeu des raisons, deuxième gage de crédibilité, vécu au jour le jour.

[17]

Au jour le jour, une tradition se perpétue. Sécurité ; aventure à haut risque également car une tradition ne se transmet pas comme un ballot. Quel est son corps invariable et quels sont ses vêtements occasionnels ? Quelle est la différence entre un acte d'obédience, du bout des lèvres et un acte, ni passéiste, ni opportuniste de transmission ? Quel indice que son contenu, loin de se concréter en un catéchisme coïncide avec la plus pure animation d'une recherche individuelle ? On attend de la tradition de l'alliance qu'elle se prête au délicat réglage par lequel ses infinies virtualités s'ajustent ponctuellement à des prises de position effectives mais limitées : un « point » en lequel la pureté radicale s'ajuste aux dynamiques familières. Alors que bien d'autres « traditions » devinrent les servantes des gros corps sociaux, comment leur rester présent sans s'y inféoder, sans s'en désolidariser pourtant ?

En droit, la tradition de l'alliance est la part heureuse d'Adam. Aux yeux des réconciliations frelatées, elle est l'histoire de la « conscience malheureuse » - comme si, de subir la tension entre des exigences qui deviennent très lentement compatibles était malheur, comme si de jouer la carte d'une Cause unilatérale, dans l'attente de l'empoignade avec la Cause adverse était bonheur ! Epuisez jusqu'à la lie l'aventure tragique, l'apothéose de l'ultime, un jour, consolera ! !

Pourtant Job existe. Pourtant le haut risque de la tradition de l'alliance implique qu'un jour tel perde. Roulette russe ? Est-ce par hasard, absurdité, effroyable logique ou plage vide désertée par les hommes et les dieux si, un temps, les bourreaux ont les mains libres, si l'échec immérité trouve place aussi dans le paysage de l'alliance ? Moïse élève les bras au ciel et Amalec est vaincu (Ex. 17,11). Moïse, parfois, disparaît-il ? Se fatigue-t-il ? Ne reçoit-il plus de réponse ?

Or le ciel est bien haut pour des bras d'hommes. Le pur noyau de l'alliance, jurons qu'il est totalement efficace pour repousser le malheur, que les innombrables conséquences heureuses découlent de l'engagement originaire. Il reste que, de se transporter vers les régions originaires demande un long et constant consentement, qu'on se détourne des débats au jour le jour tout le temps nécessaire pour les ré-envisager ensuite d'une façon pertinente ; de sorte que, tout le temps où l'on s'approche du lieu d'où les innombrables conséquences découleront, on se trouve provisoirement privé de toute fécondité. De quoi alimenter l'incrédulité. Tant que le lieu, origine de toutes fécondités n'est seulement qu'approché, la croyance règne qu'il est le lieu parfaitement infécond ; [18] ce pourquoi on se détournera de l'Hébreu au profit des langages vernaculaires. Les bourreaux ont les mains libres parce que tous ceux qui leur auraient fait obstacle s'abstiennent, parce que la fécondité de l'alliance a cessé d'être patente, parce que l'affirmation d'un virtuel dont l'actualisation est interminablement différée cesse d'être mobilisatrice. Judaïsme allemand.

Jeu sur les deux tableaux d'une actualisation de l'alliance. Alors que les doctrinaires se veulent « poissons dans l'eau » au sein des « masses » en ce qu'ils sont « entre deux eaux », ni en une déduction étayée, ni auprès de la bonne foi multiforme des populations, l'énonciation de l'alliance devra être ici et là. Ici, il est question d'embrasser du regard les millénaires et les continents, d'élaborer une Idée de ce qu'est une individuation aboutie - ce qui engage à un travail « ésotérique » sur les algorithmes ; là, de recueillir les plus minimes, les plus tangibles manifestations de l'alliance. Ce n'est pas la « bonne volonté » abstraite que l'on loue au jour le jour, ou la capacité de se mobiliser mais ces métamorphoses multiformes qui transforment diligemment mais d'une manière infinitésimale de la barbarie en alliance. Multiple splendeur de ces assemblages grâce auxquels cela enfin sonne juste en un collectif, en un individu. Par là, l'homme à l'image de Dieu ?

Cela ne sonnait pas juste lorsqu'on professait la croyance en Dieu sans le percevoir correctement comme Allié, lorsqu'on ne savait nouer alliance - agnostique - que dans la contingence de nos affaires, lorsqu'on juxtaposait versions « transcendante et immanente » de l'alliance. Pourquoi ? - La relation duelle est rarement juste du premier coup. J'avance les questions et les réponses. A question mal posée, la réponse satisfaisante se dérobe ; je conclus qu'il n'y en a point ou j'en produis une, ventriloque. Ou bien je me complais dans le soliloque : je filtre parmi les voix extérieures ce que j'aurais moi-même envie de proférer. Or, l'alliance est ajustement adéquat du connu et de l'inconnu, du visible et de l'invisible. Plus une face est précisément et fortement marquée, plus elle est accueillante à ce qui lui répond ; plus l'attente et l'écoute sont vigilantes, plus elles incitent à désenclaver le meilleur de sa propre expression. On en conclura que la meilleure stratégie n'est pas d'inaugurer à partir d'une thèse sur l'Autre, humain ou divin, quelque part entre le déisme et sa neutralisation, qu'elle est une pédagogie de la posture d'alliance, ni une gymnastique auto-correctrice, ni une passivité docile : l'inauguration d'une aventure suite à bien d'autres telle que la méditation du passé n'autorise la prévision que d'un des deux [19] côtés des choses. Du deuxième, l'Autre en décidera à raison de la véracité de l'alliance.

On vérifiera dans les pages qui suivent que nous maintenons et approfondissons notre même filiation. Nous continuons à étudier – et citons - les « Liqouté ha Gra », les aphorismes du Gaon de Vilna et nos développements peuvent légitimement être considérés comme l'explicitation de la page 326 (« des deux faces du réel, c'est l'une d'elles qui est expliquée par la répétition d'Elohim au premier chapitre de la Genèse »... ). Texte d'une parfaite clarté –indéchiffrable en son langage très spécial. Un parti pris pour coïncider avec les catégories du texte biblique, sans nulle concession à l'égard des catégories culturelles : un langage au point zéro de la communication. Pendant que les Hassidim quêtaient fébrilement l'écoute et la compréhension de quiconque, mass media avant la lettre, nos Lithuaniens opéraient le choix inverse l'intégralité d'un message pharamineux - devenu incommunicable; pour nous, la certitude que l'Idée de l'alliance est intangible, hors de toutes contaminations et compromissions - de quoi surmonter les « Saintes Alliances » des rapaces. Inventer des conciliations entre l'exigence de rigueur et les bons côtés de l'air du temps est tout à fait légitime à condition d'évoluer aussi vite que les modes et d'en discerner leur part de sérieux ; légitime et agréable. A côté, la voie étroite par laquelle la familiarité à Soi la plus intime se découvre auprès de ce qui, au prime abord, est le plus étrange et le plus paradoxal a du prix en ce qu'elle offre la chance de revenir des errances au gré de l'air du temps. Du XVIIIe siècle du Gaon de Vilna aux totalitarismes contemporains, l'errance n'a-t-elle pas été la dominante de la modernité ? N'empêche que nous gardons l'espoir de pouvoir faire état  - par un appareil de notes érudites - des sources scellées qui se descelleront au fur et à mesure que l'errance se surmontera...

Se réclamer directement d'une filiation plutôt par Vilna qu'indirectement par le Tamud ou le Zohar n'est pas, pour nous, dénué de signification. Ce n'est pas un puritanisme de principe qui engage à choisir la voie austère. Plus que failles, trois crevasses : - entre l'utopie et la prise au sérieux du cours du monde actuel, - entre la raison spécialisée des sciences exactes et celle qui se fraye une voie dans les affaires courantes, - entre l'histoire juive et les problématiques générales nous délogent des installations douillettes. Précieuses sont ces trois vocations monastiques qui font cultiver l'utopie, la science, la judaïté pour elles-mêmes en reportant pour des temps meilleurs la question de leur impact [20] sur l'existence séculière, mais toutes trois laissent sans recours tous ceux qui, tombés dans la crevasse, échouent à conjuguer les visages de l'absolu - le fondement - et les joies laïques - le fondé. La chute dans la crevasse nous altère. Est-ce plus une agitation idéique et émotive ou un rationalisme morbide qui nous saisissent quand on éprouve en sa chair l'incompatibilité entre le fondement, triplement visé, et le fondé ?

Nous nous proposons là-dessus une « normalisation ». Entre les attitudes marginales et dérisoires et le retour au giron des formes archaïques, une alliance contemporaine « normale » est à consolider, opératrice des normalisations, non pour reconstituer des socialités orthodoxes, mais pour servir de repère aux relations évolutives. La voie étroite et puritaine sera justifiée si, grâce à elle, des carrefours se dessinent du côté des avenues plus faciles.

À se demander si l'occasion d'une pratique « normale » de l'alliance fut jamais offerte. Sans doute, face aux célébrations barbares, la chaîne des concélébrations ne s'est pas brisée. Alors que le triomphe d'une Cause mi-humaine, mi-bestiale atteste la gloire d'un dieu ou la puissance d'un destin, sa célébration barbare chante l'intégrité mythique du sein du démembrement. « Toi, ô roi, tu regardais, et voici une grande statue qui était immense, sa splendeur extraordinaire » (Daniel 2,31), et cette statue consacre et assemble en une vaste histoire en laquelle l'humain et le pré-humain, le métal et l'argile, indiscernables se mêlent : d'autant plus de « transcendance » que la bête gronde. En réaction, on célèbre ses propres œuvres en des musées imaginaires, sources d'identification : ce producteur est porte-voix de tous - en retour, chacun est magnifié par les productions de quelques-uns. L'alliance a été empêchée d'être « normale » en ce que l'évocation de l'Allié met à l'écart notre propre splendeur, en ce que celle-ci cache celle de l'Allié. L'intégrité à l'échelle humaine s'empêche elle-même faute de se polariser sur ce qui fonde la dimension de l'échelle humaine ; sinon, l'Allié non humain est encensé à partir de l'expérience de la dislocation (mal, culpabilité, abandon... ).

Est-ce le soleil platonien (la valeur au-delà de l'être) qui réclame l'éloge, principe d'ordre qui concentre en lui tous pouvoirs bienfaisants ? Ni homme, ni dieu, ni rhétorique, ni déduction, ni voix intime, ni réquisition des Institutions, à courte distance du Moïse de Philon ? Peut-être figure-t-il la nostalgie de l'alliance normale au cœur de l'anormal : nostalgie de la relation duelle là où elle ne jouait pas ? Un « Bien » [21] qui ne serait pas simplement réactif eu égard à la barbarie ne se poserait pas comme l'Unité du bien lié à l'encontre des dislocations mais, du sein du monde disloqué, il viendrait s'accoler à toutes présences qui émergent hors de la puissance du faux. Si la modernité multiplie ces émergences, ce n'est point pour s'abriter sous Une doctrine, Une ligne d'action à identifier au Bien mais pour que mille bonifications locales témoignent de leur compatibilité mutuelle. L'alliance « normale » se démultiplie en perfections ponctuelles qui outrepassent les prises de position mitigées « globalement positives », instaure une véracité qui outrepasse toutes vraisemblances. La « crainte de Dieu » de « l'Ancien Testament » n'est pas la reconnaissance de la suprématie d'un Maître, elle est crainte d'effacer la frontière entre les interventions selon l'alliance, qui seraient parfaitement « bonnes », et toutes autres qui parviendraient à être globalement bonnes : un « Bien » ajusté à quelque contexte que ce soit plutôt que l'invitation à se détourner du contexte pour évoquer une pure bonté.

Ou impure, ou abstraite, la célébration « anormale » s'accommode de la constitution archaïque des célébrants ; ils se devinent encore insignifiants, encore occupés à de futiles bricolages, tentés donc d'aduler l'Image compatible avec la vacuité des individus et des masses. Plutôt soucieux de démythologiser, on risquera d'être simplement rabattu sur la pratique de nos besogneux aménagements ; et seule, la certitude que, à leur occasion, tous clivages surmontés, un individu, un groupe, cela sait exister en son intégralité redonnera le goût des apothéoses : être ensemble, alliés, normalement. [1]



[1] Nos références aux « Tiqounim » et aux « Liqoutim » utilisent les mêmes textes qu'« Éthique I et II » respectivement : édition de Vilna, 1867, édition de Varsovie, 1889, reproduits récemment en Israël, ces ouvrages sur lesquels, depuis de longues années, notre étude et notre socialité se sont établies.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 18 novembre 2011 16:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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