Introduction
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Le don existe-t-il (encore [1]) ?
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- Le don n'existe pas. Le don est partout
- Dangers et refus du don
- Quand le don forme système
- Les biens au service des liens
« Les temps sont durs mais modernes »
Retour à la table des matières du livre.
« Les temps sont durs mais modernes », dit un proverbe italien rapporté par Sloterdijk (1983). L'individu moderne veut bien qu'on lui reproche beaucoup de choses, mais certainement pas d'être naïf. Il serait même tout sauf ça. Il sait bien, lui, ce qui se cache derrière les histoires de dieux, derrière les mythes, derrière les beaux et grands récits de tous les pays et de tous les temps. L'individu moderne est réaliste. Il sait donc aussi ce qui se cache derrière le don. Ayant le triste mais moderne privilège de regarder la réalité en face et de n'être pas abusé par les faux-semblants, il sait bien que ce qui motive la production et l'échange des biens, ce n'est pas l'altruisme ou la générosité mais l'intérêt matériel ; que la politique n'est pas affaire d'idéaux mais de pouvoir et de violence, et que les affects ne sont pas commandés par les sentiments, mais d'abord par le sexe. Plus généralement, l'homme moderne entend n'obéir qu'au principe de réalité, et celui-ci énonce que seuls la matière et le corps existent réellement. Le reste n'est qu'invention de l’esprit ! Alors le don, cette simulation ou cette affectation de l'ineffable, on a toujours le droit d'en rêver dans l'intimité ou dans l'obscurité d'une salle de cinéma. Mais il ne saurait être question de s'en soucier dans l'analyse de la dure réalité.
On a tout compris lorsqu'on a compris cela. Et si l'on affirme autre chose, c'est qu'on n'a pas su voir ce qui se dissimule derrière les apparences. Après Freud, Marx, Lévi-Strauss ou Bourdieu, pense l'homme moderne cultivé, l'innocence n'est plus possible, sauf « avec ironie ». C'est-à-dire justement, précise Umberto Eco, d'une façon « non innocente ». « L'homme pense, Dieu rit », ajoute Kundera. Bien sûr, la recherche d'une nouvelle clé pour comprendre le monde, d'une nouvelle grille de lecture de la modernité, est tentante, louable et sympathique. L'utilitarisme, le marxisme, le structuralisme sont bien tristes et « désenchantants ». Peut-être même sommes-nous tous floués par la modernité. Mais c'est comme ça. L'innocence est perdue pour toujours. Il faut s'y faire, ne pas succomber à des nostalgies passéistes, être un brave petit moderne. Or, assumer la modernité (ou la post-modernité), c'est avant tout confesser l'inexistence ou l'inconsistance du don. « À la dure réalité seule tu croiras, aux mirages et aux tentations du don tu te garderas de succomber » Tel pourrait être le premier commandement d'un petit catéchisme à l'usage des modernes.
Le don n'existe pas. Le don est partout
On comprend mieux dès lors l'étonnant jeu de bascule et de renversement dont témoignent les réactions suscitées par le projet d'écrire un livre sur le don. C'est que, pour nos interlocuteurs, à la fois le don n'existe pas, puisque ne sont réels que le corps et l'intérêt, et en même temps il existe encore trop. Écoutons ces premières réactions avant de tenter une première formulation de nos hypothèses : prenant l'esprit moderne au mot, nous refuserons de le croire sur parole et étendrons le soupçon au soupçon lui-même, pour nous demander ce qui se cache derrière cette insistance à nier l'existence du don.
Le don n'existe pas (plus)
« Le don, mais ce n'est pas sérieux. Tu veux étudier la charité, la bienfaisance ? Ou alors la générosité ? Alors ça, c'est un bon sujet ! Mais ça n'existe à peu près plus, malheureusement. » Ou heureusement, pensons-nous à peu près tous. Que le don ait fait place à l'échange marchand et au calcul, il est encore possible d'affecter de le déplorer au nom du regret ou de l'espoir d'un monde plus chaleureux, humain et fraternel. Mais personne ne se plaint que la justice ait remplacé la charité et que les droits à l'assistance, garantis par l'État-providence, se soient substitués à l'aumône. En ces matières, si le don n'existe plus, c'est tant mieux.
La générosité a disparu elle aussi ; elle a été remplacée par le calcul égoïste, dit-on encore. Égoïsme, c'est le mot clé des premières réactions spontanées. « Les gens sont tellement égoïstes ! » Alors, outre la charité et les références religieuses, vient à l'esprit le « don de soi ». Spontanément, on allie l'idée de don à celle de don de soi. Et cela semble tellement saugrenu et dépassé...
« Un livre sur le don ? Donne-moi un exemple. » Après quelques instants de réflexion, celui-ci vient à l’esprit : « Je viens de t'offrir l'apéritif Tu m'as dit : d'accord, mais alors je paye le vin. Pourquoi cette contrepartie ? C'est ce genre de question que nous traiterons. » Un malaise suit habituellement ce type de propos. Qui ne surprendra pas les habitués de la littérature théorique sur le don, dont une des conclusions principales est que, à la différence de celui du marché, l'univers du don requiert l'implicite et le non-dit. La magie du don n'est susceptible d'opérer que si ses règles demeurent informulées. Sitôt qu'elles sont énoncées, le carrosse redevient citrouille, le roi se révèle nu, et le don équivalence. Aussi, après quelques instants de silence et de réflexion, notre interlocuteur se ressaisit et rétorque : « Mais, justement, ce n'est pas un don, puisque je vais payer le vin. » À quoi l'on peut répondre : « Mais est-ce vraiment la même chose que si nous avions partagé les additions de l'apéritif et du vin, et cela, même en supposant que, pécuniairement, le bilan comptable soit le même ? Et si c'est la même chose, pourquoi se compliquer la vie ainsi ? »
D'une certaine manière, tout le problème est là. Si le don et le contre-don sont inégaux, alors il y a un gagnant et un perdant, et probablement exploitation et tromperie. Si, au contraire, ils sont équivalents, alors il n'y a apparemment pas de différence entre le don et l'échange marchand intéressé et rationnel. Bref, le don paraît soit illégitime, soit inexistant ou illusoire. Telle est la conviction moderne qu'exprime cet interlocuteur. Celle que toute tentative de dénier la loi de l'équivalence comptable soit au mieux suspecte ou dérisoire. Il faudra nous demander au contraire si la formation du lien social n'obéit pas à des règles qui nous échappent, et qui n'entretiennent avec la logique économique que des rapports étranges et paradoxaux. Combien de temps Robinson et Vendredi auraient-ils survécu sur leur île s'ils n'avaient entretenu que des rapports d'affaires, à l'exclusion de tout autre lien ? Peut-être le vin équivaut-il à l'apéritif, mais si les deux convives n'avaient pas eu en tête d'autres motivations que le partage de l'addition, ils ne se seraient même pas rencontrés et la question de l'équivalence ne se serait simplement pas posée.
À l'évocation d'un projet de livre sur le don, la première réaction spontanée est donc celle du déni. Le don n'existe plus. Ou alors il n'est qu'une manière de faire des manières et de simuler la gratuité et le désintéressement là où ne règnent, comme partout, que l'intérêt et l'équivalence.
La deuxième réaction spontanée est faite de gêne ou de défiance. Comme si, dans une soirée, un inconnu se mettait inopinément à vous questionner sur votre vie sexuelle ou à s'enquérir du montant exact de votre revenu. « De quoi se mêle-t-il ? », inclinerez-vous à penser. Vous tenterez probablement de désamorcer la question par quelque plaisanterie, mais vous resterez mal à l'aise. Ce sont les mêmes réflexes de défense que suscite la thématique du don. Cela ne laisse pas d'intriguer. Naguère, les « choses cachées » étaient l'argent et le sexe. Les sciences humaines en ont déduit que ces choses devaient, puisque cachées, constituer la réalité ultime, le lieu de la vérité par excellence. Or, par un étrange renversement, le don, autrefois sujet obligé des discours édifiants, est devenu plus obscène que l'obscénité même. De ses conquêtes financières ou sexuelles, il devient presque obligatoire de parler. Le don, par contre, est désormais tabou, interdit de discours. Au minimum, comme la religion, c'est une affaire privée qui ne regarde personne. Voilà qui incite à poursuivre l'investigation dans l'espoir, puisque le don fait rougir, de trouver quelque chose de caché... sous le don.
Le don est partout
Après quelques explications, les premières réactions font place à un intérêt grandissant. Souvent même, « l'aveu » remplace l'indifférence et le malaise. Et alors le don, qui n'était nulle part, surgit de partout. Telle personne qui avait affirmé « que le monde actuel n'est qu'égoïsme » se révèle particulièrement généreuse, à en croire ses amis : « Je suis étonnée qu'il ait réagi de cette façon. Robert est tellement généreux ; il donne beaucoup. Il m'a même offert récemment de payer pour l'école de ma fille parce qu'il sait que je traverse des moments difficiles financièrement. » Ou encore on apprend de la bouche même de ceux qui, dans un premier temps, avaient nié l'existence ou l'importance du don :
- • qu'un fonctionnaire à la retraite, athée et rationaliste, laïc convaincu, fait du bénévolat auprès des petits Frères des pauvres : « Tu sais, je reçois plus que je ne donne », précise-t-il aussitôt, comme pour se justifier devant le tribunal de la raison utilitariste de se laisser aller à de tels comportements. « Souvent, je ne dis rien, c'est la personne que je visite qui parle seule. » Le message est évident, et tant qu'il reçoit plus qu'il ne donne, tout va bien, il est en règle avec les exigences de la liberté moderne. Notons au passage un élément qui pourrait surprendre davantage : parler est considéré comme un don. Le premier peut- être.
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- • qu'un professeur de faculté à l'humour cynique fait du bénévolat auprès des sidéens. Commentaire d'une amie : « Il a le cœur tellement grand, et pourtant il est toujours distant avec ses meilleurs amis. Mais il travaille avec les sidéens. Personne ne le sait. »
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- • qu'une de ses amies est bénévole à Tél-Aide, un service d'aide téléphonique personnelle. Avant même d'avoir commencé, elle affirme recevoir déjà beaucoup de la formation qu'on lui donne. « Je veux, dit-elle, rendre un peu de ce qu'on m'a donné dans la vie. J'ai beaucoup reçu. »
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- • que la mère d'une amie « a été littéralement sauvée par les Alcooliques anonymes », groupe entièrement fondé sur le principe du don. « Elle est transformée depuis qu'elle est dans les AA. »
À certains égards, ces illustrations de la réalité du don sont presque trop belles. Du don, elles montrent une facette purifiée et apaisée à l'excès. Non qu'il y ait lieu de jeter le doute sur la sincérité des gestes. Même les modernes les plus caustiques admettent qu'il existe de « braves gens ». La coloration vaguement méprisante attachée à ce qualificatif est d'ailleurs là pour en témoigner. Ce qui gêne dans ces exemples, c'est leur trop grande simplicité, qui désarme le commentaire. Ils mettent en scène, en effet, une symétrie trop parfaite avec la négation du don qui vient spontanément à l'esprit des modernes. « Le don n'existe pas, tout est égoïsme », souffle l'esprit du temps. « Le don existe bel et bien, et l'altruisme aussi », semblent montrer les cas cités ce que bien d'autres pourraient confirmer à l'envi. L'esprit moderne peut toujours se contenter de voir dans cet altruisme une manière comme une autre que l'on a de se faire plaisir. Mais au minimum cet égoïsme, dont la satisfaction passe par l'altruisme, est bien différent de l'égoïsme premier et fruste dont la modernité postule l'universalité.
Le débat se révélerait ainsi circulaire et sans fin. Ce qui montre assez que les dés sont pipés. Si la modernité refuse de croire à l'existence du don, c'est qu'elle se le représente comme l'image renversée de l'intérêt matériel égoïste. À ses yeux, le « vrai » don ne saurait être que gratuit. Et comme la gratuité est impossible (« There is no such thing as a free lunch [2]», et jamais on ne rasera gratis), le don, le vrai don est également impossible. D'où, à l'inverse, l'insistance de ceux qui sont effectivement dévoués à protester qu'ils y trouvent leur compte. D'une part, comme nous l'avons dit, cela leur permet de sacrifier au moralisme égoïste de l'époque. Mais, plus profondément, en niant la gratuité de leurs motivations, ils attestent la réalité de leur don. En effet, comme le montre Mary Douglas (1989), le don gratuit n'existe effectivement pas ou alors de manière asymptotique à l'asocialité. Car le don sert avant tout à nouer des relations. Et une relation sans espoir de retour (de la part de celui à qui l'on donne ou d'un autre qui se substituerait à lui), une relation à sens unique, gratuite en ce sens et sans motif, n'en serait pas une. Au-delà ou en deçà des moments abstraits de l'égoïsme et de l'altruisme, de l'antithèse figée entre un moment supposé réel de l'intérêt matériel calculé et un moment supposé idéal mais inaccessible du désintéressement radical, il faut penser le don, non pas comme une série d'actes unilatéraux et discontinus, mais comme relation. Plus encore que le capital selon Marx, le don est, non pas une chose, mais un rapport social. Il constitue même le rapport social par excellence, rapport d'autant plus redoutable qu'il est désirable. L'idée que le don serait toujours intéressé et celle qu'il devrait toujours être gratuit ont en commun de fournir du don une représentation aseptisée. Et d'interdire de comprendre que s'il est à ce point conjuré et dénié par les modernes, c'est qu'il est dangereux.
Dangers et refus du don
« J'ai refusé le cadeau que mon patron m'offrait, dit une secrétaire. Il ne mérite pas que j'accepte ses cadeaux. Cela supposerait un type de rapports dont je ne veux pas. » On sait que les Grecs sont redoutables lorsqu'ils sont porteurs de cadeaux : Timeo Danaos et dona ferentes. Marcel Mauss a relevé que, dans les langues germaniques, le mot « gift » désigne à la fois le don et le poison. Simple hasard ? La chose est peu probable, puisqu'on retrouve la même signification double dans le grec « dosis », d'où vient notre « dose », dose de produit toxique notamment. « J'en ai eu ma dose », dit-on encore couramment.
Quoi qu'il en soit, il est clair que les cadeaux sont particulièrement empoisonnés lorsque leur donateur est empoisonnant : « Un ami m'a offert, ainsi qu'à plusieurs autres, un livre qu'il a publié à compte d'auteur. Personne ne l'a lu, tous ont refusé. Il est très vexé. C'est dramatique. Mais son livre est illisible ; il faut consulter le dictionnaire dix fois par page, c'est un vrai cadeau empoisonné ! Au fond, son livre, on le ressent tous plutôt comme une demande de sa part, comme une demande de reconnaissance dans tous les sens du terme : qu'on reconnaisse sa valeur, et qu'on manifeste de la reconnaissance, de l'estime, en travaillant très fort pour lire son livre, pour recevoir son cadeau, et manifester ainsi qu'on l'aime. » Ce don est en fait indirectement une demande de contre-don. Cela n'est pas dans les règles du don et les amis résistent à un cadeau aussi exigeant et aussi « obligeant ».
Pour son anniversaire, Nadine a offert des confitures maison à Jérôme, dont elle s'est récemment séparée. Elle est vexée par la réaction de Jérôme : « Je n'ai eu aucun commentaire. J'ai fini par lui demander s'il avait apprécié. Il m'a seulement répondu que j'avais touché sa corde sensible. Même pas un mot de remerciement ! » Le donataire sort d'une relation difficile avec la donatrice. Cette relation l'a menacé dans son intégrité. Il craint que ce don puisse être un geste de reconquête. Il est donc incapable de dire merci. Cela reviendrait à dire « J'accepte de nouveau d'être à ta merci. » Il lui explique même qu'elle touche sa corde sensible, c'est-à-dire le lien qui attache. Nous sommes ici en présence d'une magnifique illustration de la puissance d'expression du vocabulaire courant, tout anodin qu'il paraisse au premier abord. Tout se passe comme si des mots tels que « merci » et « s'il vous plaît », dans leur évolution sociale vers des niveaux superficiels, formels, n'étaient neutralisés qu'en apparence et gardaient toujours leur puissance d'expression originelle liée au sens des rapports qui ont présidé à leur naissance. On peut considérer le mot « merci » comme une sorte d'ellipse pour dire que le fait de recevoir un cadeau peut rendre en quelque sorte dépendant, nous mettre à la merci de celui qui le donne. Le cheminement historique du mot vers la formule de politesse et sa superficialité apparente ne l'empêche pas de conserver sa force, qui se manifeste lorsque le mot « tombe dans le mille», pour ainsi dire. Cet exemple est aussi une remarquable illustration du fait que le cadeau est un bien au service du lien social ; cela n'empêche pas les confitures d'être délicieuses, sans aucun doute. Et c'est d'ailleurs parce qu'elles sont délicieuses, et faites par la donatrice elle-même, cristallisant quelque chose de sa personne, donc parce qu'il est de grande qualité que le bien peut ainsi se mettre au service du lien. C'est ainsi en effet qu'il contient nécessairement le lien, qu'il le renferme, et devient dangereux pour le donataire, dont il « touche la corde sensible ». D'où la difficulté de dire « merci ». Le mot « reste dans la gorge » du receveur.
À y réfléchir superficiellement, ces trois exemples pourraient sembler dénués de mystère. Chaque fois le don est refusé, ou n'est pas reconnu comme don, parce que l'accepter serait reconnaître l'établissement d'une relation personnelle dont justement on ne veut pas ou dont on ne veut plus. Mais une telle explication n'explique rien puisqu'elle considère comme allant de soi ce qui, précisément, fait problème. Elle tient pour évident que le don est symbole et, en quelque sorte, « performateur » des relations de personne à personne, catalyseur et marqueur des affinités élues. Surtout, elle tient pour évident que le don oblige et qu'il ne peut pas ne pas être rendu. Voilà qui est bien étrange d'un point de vue rationnel. Pourquoi ne pas accepter le livre empoisonnant et dire qu'on aime bien son auteur mais pas ce genre de littérature ? Pourquoi ne pas accepter les confitures et dire qu'elles sont bonnes, mais que ce qui est fini est fini ? Bien sur, dans les cas présentés, il y a lieu d'envisager des représailles affectives. Mais en examinant les deux cas suivants, on ne peut que s'étonner de la puissance avec laquelle se manifeste l'obligation de rendre, alors même que nulle sanction d'aucune sorte n'est envisageable et que le donataire n'a même pas à redouter l'instauration d'une relation qui risquerait d'être ennuyeuse ou sans attrait.
De retour d'Haïti, Albert se dit frappé par l'espèce de nécessité qui existe au Québec de ne rien devoir à personne, alors qu'en Haïti, c'est le contraire. (Ce qui pose évidemment des problèmes d'un autre ordre.) Il donne l'exemple suivant : « Ma fille vient de recevoir un bon bulletin scolaire. Pour la récompenser, ma femme et moi-même sommes allés lui acheter quelques friandises chez le marchand du coin. Nous y avons rencontré un de ses camarades d'école à qui nous en avons offert également. Dix minutes plus tard, il arrive chez nous avec un dollar que son père lui a dit de me remettre. »
Et que dire de l'exemple suivant : « Un homme frappe à ma porte. Sa voiture est en panne en face de chez moi et il voudrait téléphoner. Il me demande aussi de l'eau. En partant il sort 20 $ de sa poche et me les offre. Je refuse. Il me présente alors sa carte en me disant : " J'espère bien pouvoir vous remettre ça un jour... le plus vite possible " ». Le point de vue utilitaire dominant aujourd'hui aurait dû conduire l'automobiliste à considérer que « c'était toujours ça de gagné ». Or, tout se passe comme si les dettes, même dérisoires, étaient intrinsèquement dangereuses et insupportables. À moins que l'on éprouve, tout simplement, un certain plaisir à rendre. Face aux dangers inhérents à tout don, l'argent et le recours à une logique marchande sont les antidotes à la fois contre-dons et contrepoisons par excellence.
Françoise raconte : « J'ai eu tellement de problèmes avec un cadeau récemment. Une personne m'avait fait un très beau présent pour mon anniversaire. C'était maintenant le sien et, normalement, je devais lui offrir quelque chose d'équivalent. Mais je n'en avais vraiment pas envie, je n'en étais pas capable, je bloquais. Car notre relation ne méritait pas cela, ça n'allait pas. Je n'arrivais pas à me décider entre le fait que je lui devais en un sens un cadeau équivalent mais que, par ailleurs, un tel cadeau aurait signifié quelque chose qui n'existait plus, ou si peu. Je ne pouvais pas ne pas tenir compte de notre relation en faisant le cadeau ; c'est lié. Finalement je lui ai offert quelque chose d'une assez grande valeur, mais neutre, quelque chose que n'importe qui aurait pu lui offrir ; ce n'était pas personnel. » Cette personne a trouvé la solution à son problème par un jeu sur le double système de référence : le système du marché, où les choses valent entre elles seulement, et le système du don, où les choses valent ce que vaut la relation et la nourrissent. Françoise ne voulait pas que le bien nourrisse le lien. Elle a donc choisi un objet ayant une valeur marchande équivalente à celle du cadeau qu'elle avait reçu, mais un objet neutre, que n'importe qui aurait pu offrir. Dans notre société, ce jeu est fréquent. Il est possible par exemple d'utiliser le rapport quasi marchand pour interrompre une chaîne de dons. Ainsi, un couple invité à dîner apporte un cadeau tellement important (deux bouteilles d'un très bon vin) que cela est interprété par les hôtes comme une volonté de ne pas rendre l'invitation. La suite leur donne raison.
En suivant simplement l'ordre des réactions de nos interlocuteurs à l'évocation du don, nous avons, assez bizarrement, accompli le parcours que suit le don effectif. Au départ, rien n'existe sauf des individus séparés qui, en tant que tels, ne suivent que leur propre intérêt. Puis apparaît le don, presque trop beau, tonitruant, ou bien modeste et insidieux. Mais qui crée un sentiment d'obligation. Soit l'obligation de rendre est assumée, et alors un circuit de relations de personne à personne est établi, au sein duquel les biens nourrissent le lien. Soit elle est refusée grâce à un contre-don monétaire immédiat, et l'on se retrouve à la case départ. À cette différence près que l'état initial de séparation des individus égoïstes et calculateurs, qui semblait tout naturel et premier, apparaît désormais comme ce qu'il est aussi, le résultat d'un refus de relations, terme aussi bien qu'origine, conséquence et effet tout autant que cause première.
Nous avons désormais assez d'indices de la persistance du don, de ses séductions et de ses dangers dans la société moderne, pour tenter une première généralisation et hasarder quelques hypothèses.
Quand le don forme système
À écouter ces premières réactions à l'idée d'un livre sur le don, on éprouve des sensations qui ne sont sans doute pas très éloignées de celles qu'a dû connaître Marcel Mauss lorsqu'il réunissait les matériaux, tirés de l'ethnographie et de l'histoire des religions, qu'il présente dans son célèbre Essai sur le don (1932-1934), le plus grand livre, probablement, de l'anthropologie moderne. « Dans bon nombre de civilisations archaïques [...], écrit-il au tout début de l'Essai, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux en théorie volontaires mais en réalité obligatoirement faits et rendus » (1950, p. 147).
La pérennité du don dans la société moderne
Malgré la prudence de sa formulation initiale et l'interdiction que, faute de matériaux suffisants, il se faisait à lui-même de généraliser à l'ensemble des sociétés archaïques, ce que Mauss découvrait, au-delà de la multiplicité des témoignages et des exemples, n'était rien d'autre que l'universalité du don dans les sociétés anciennes. Universalité qu'il convient d'ailleurs d'entendre dans un double sens. Le don concerne toutes les sociétés, et il concerne la totalité de chacune d'entre elles. Là où les spécialistes ne pouvaient que détailler des exemples particuliers, Marcel Mauss commence à déceler les contours d'une forme générale et à deviner la généralité de sa prégnance. De même, une fois dépassé le moment des dénégations initiales, les réactions de nos interlocuteurs incitent à penser qu'aujourd'hui encore, malgré toutes les bonnes raisons qu'il y aurait de croire à sa disparition définitive et inéluctable, le don est partout. Si tel est bien le cas, et si l'on veut commencer à décrire et à penser cette ubiquité, il faut surmonter un deuxième réflexe de prudence scientifique de Marcel Mauss. Malgré son désir de revivifier l'esprit de don pour en faire le socle sur lequel pourrait être édifiée une société solidaire, à égale distance de l'égoïsme d'un libéralisme désocialisant et des violences d'un socialisme bureaucratique, Mauss semble avoir eu du mal à reconnaître que le don existe encore aujourd'hui autrement que sur le mode d'une sorte de survivance, illustrée par l'exemple, somme toute marginal, des cadeaux d'anniversaire ou de nouvel an. De même, pour éclairer le concept de réciprocité, Claude Lévi-Strauss (1967, p. 68 et suiv.) décrit la pratique de l'échange des bouteilles de vin dans les petits restaurants du Midi de la France. L'exemple est sympathique et parlant, c'est vrai. Mais si le don ne se manifestait plus que sous ces aspects mineurs et marginaux, il ne serait guère utile de s'en préoccuper, sauf par nostalgie ou par goût des études folkloriques.
Or, l'idée qui s'est peu à peu imposée à nous est que le don est aussi moderne et contemporain que caractéristique des sociétés archaïques ; qu'il ne concerne pas seulement des moments isolés et discontinus de l'existence sociale, mais sa totalité même. Aujourd'hui encore, rien ne peut s'amorcer ou s'entreprendre, croître et fonctionner qui ne soit nourri par le don. À commencer par le commencement, autrement dit par la vie elle-même, au moins pour quelque temps encore, ni achetée ni conquise, mais bel et bien donnée, et donnée, généralement, au sein d'une famille, légitime ou illégitime. Or, tout porte à croire, quoi qu'en disent les sociologies de l'intérêt et du pouvoir, que les familles se dissoudraient instantanément si, répudiant les exigences du don et du contre-don, elles en venaient à ne plus ressembler qu'à une entreprise ou à un champ de bataille. À continuer par les relations d'amitié, de camaraderie ou de voisinage qui, elles non plus, ne s'achètent ni ne s'imposent par la force ou ne se décrètent, mais présupposent réciprocité et confiance. À finir, provisoirement et pour ne pas allonger une liste qui menacerait d'être interminable, par les entreprises, l'administration ou la Nation, dont il est clair que toutes péricliteraient rapidement si des salariés ne donnaient pas plus que ce que rapporte leur salaire, si des fonctionnaires ne faisaient pas preuve de quelque sens du service public et si un nombre suffisant de citoyens n'étaient pas prêts à mourir pour la Patrie.
Que, loin d'être mort ou moribond, le don soit donc encore bien vivant, voilà qui doit maintenant paraître plausible. Mais sans doute convient-il d'aller au-delà du simple constat et de faire l'hypothèse que cette pérennité ne résulte pas seulement et négativement de l'universelle nécessité d'apporter un supplément d'âme aux seules logiques solidement constituées qui seraient celles de l'intérêt marchand et du pouvoir d'État, mais qu'elle témoigne du fait que le don, lui aussi, comme le marché et l'État justement, forme système.
De cette systématicité, le meilleur indice est sans doute celui que fournit une rapide réflexion sur le statut et la fonction de la parole. Pour illustrer l'importance du don, nous avons donné des exemples d'échanges de biens et de services. Mais ce sont d'abord des mots, des phrases et des discours que le sujet humain produit et échange avec les autres. Assurément il arrive, et de plus en plus, qu'on ne parle que pour communiquer des informations ou pour donner des ordres. Mais, avant d'informer ou de viser à faire en sorte que les autres se conforment à nos objectifs, la parole est d'abord destinée à l'autre en tant qu'autre. Comme les biens précieux archaïques, elle ne peut circuler que si, entre l'un et l'autre, entre les uns et les autres, a préalablement été créée et symbolisée la relation même qui autorise la parole celle qui permet d'être en speaking terms et se nourrit d'elle. C'est ainsi qu'on « donne » la parole à quelqu'un ou que, si on refuse de vous la donner, vous la « prenez ». Et puis on la reprend, non sans avoir dit « pardon », « merci », « gracias », « grazie », « thanks », puisqu'il faut aussi bien remercier l'autre du don qu'il vous fait en vous parlant que signifier qu'en parlant on se met à la merci de l'autre, et que c'est ainsi qu'on s'expose aussi bien à « l'obliger » qu'à devenir son « obligé », « muito obrigado ». Pour pouvoir échanger des biens et des services, il faut instaurer avec l'autre une confiance minimale, qui implique généralement qu'on « donne sa parole» et qu'on ne peut la « reprendre » sans raison grave. L'art de la conversation doit permettre à chacun de parler. Doit accorder à chacun, donc, le plaisir de donner ce qui, pour ne rien coûter apparemment, n'en est pas moins précieux : des mots, des mots simples, des bons mots, sinon des gros, ou des idées rares, des formules bien ciselées qui ont une chance de rester dans l'esprit des interlocuteurs. La règle est que personne ne monopolise la parole et que, si quelqu'un la garde un certain temps, ce soit en vue de la charger de plus de valeur encore lorsqu'elle sera rendue.
Il apparaît ainsi que la conversation, chez les modernes, fonctionne exactement comme la kula, l'échange cérémoniel des Trobriandais, longuement décrit par B. Malinowski (1922). De même que les vaygua's, biens précieux des Trobriandais, les mots qui circulent n'ont pas d'abord une valeur utilitaire. Observer qu'il fait beau ou mauvais n'apprend rien à personne. La première fonction de la parole est d'abord de circuler, d'être donnée et rendue, d'aller et de venir. De même qu'il serait infamant pour un Trobriandais, explique Malinowski, qu'on dise de lui qu'il a confondu le registre de l'échange cérémoniel avec celui du troc, de même, rien ne serait plus malséant que de réduire la conversation à un simple échange d'informations utilitaires. Et même au sein du domaine le plus utilitaire, celui des affaires, on fait plus en parlant d'autre chose dans les déjeuners du même nom, que dans les réunions d'experts réduites au traitement de la seule information brute.
Ainsi surgit une question, de prime abord étrange, celle de savoir s'il existe un rapport entre le don de la vie, l'art de la conversation, l'amour familial ou patriotique, le goût du travail bien fait, l'esprit d'équipe, le don du sang et les déjeuners d'affaires.
Sous le marché et l'État, le système invisible du don
L'examen des premières réactions suscitées par la thématique du don pourrait s'interrompre sur un constat empirique sans grandes conséquences. Celui qu'il existe encore aujourd'hui des périodes consacrées à l'échange de cadeaux, qu'il subsiste des occasions d'être charitable, d'offrir des tournées, de se sentir endetté, d'être « en reste » ou, au contraire, de se libérer de dettes symboliques contraignantes en recourant à la marchandise et à l'argent. Mais ces occasions peuvent sembler éparses, îlots isolés sur une mer de calculs utilitaires. C'est cette hypothèse d'une simple survie occasionnelle et discontinue du don que nos dernières observations ne permettent plus de tenir. Bien plutôt faut-il concevoir le don comme formant système, et ce système n'est rien d'autre que le système social en tant que tel. Le don constitue le système des relations proprement sociales en tant que celles-ci sont irréductibles aux relations d'intérêt économique ou de pouvoir.
Ce qui empêche de percevoir cette presque-évidence, c'est la manière dont la tradition de pensée de l'utilitarisme, dont nous dépendons tous, conduit à formuler les questions. Rappelons que, pour elle, le don n'existe pas parce que seul le don véritablement désintéressé serait un vrai don, et que le désintéressement est impossible. Ou encore, le don authentique suppose un altruisme véritable. Or, celui-ci est inconcevable parce que l'altruiste doit bien avoir un intérêt égoïste à être altruiste. Ces tautologies dichotomiques, qui excluent l'existence d'un troisième terme, brouillent tout. De retour de Moscou, un journaliste du magazine Time affirmait récemment : « Le problème avec le communisme, c'est que ça ne fonctionne pas. C'est une noble idée, mais l'individu est égoïste. Parce que nous ne sommes pas des saints, nous en faisons souvent le moins possible » (31 juillet 1989 ; notre traduction). Voilà comment, en général, on juge l'échec actuel du communisme, c'est-à-dire selon la seule alternative de la sainteté et de l'égoïsme, dont la traduction sociale concrète est : travailler pour la bureaucratie, ou pour le marché. Mais, après avoir écrit son article, le journaliste, rentrant chez lui, entend dans sa voiture une chanson d'amour qui l'émeut beaucoup. À son arrivée, il embrasse sa femme et ses enfants, à qui il consacre la plus grande partie de ses revenus une fois l'impôt prélevé pour la collectivité. Autrement dit, la vie du journaliste contredit ce qu'il vient d'écrire. Il travaille très peu pour lui seul, mais beaucoup pour les autres : pour sa femme et ses enfants, pour que son père soit fier de lui, et même pour l'État ! Mais il continuera à écrire sur l'Europe de l'Est en n'y voyant, en toute bonne foi, que l'opposition entre la bureaucratie et le marché. L'éclatement de la vie communautaire a entraîné cette incapacité de penser la façon dont se rencontrent et fusionnent concrètement, dans toute société, l'individuel et le collectif. On ne voit pas que c'est seulement face à une solidarité qu'il n'a pas voulue, qui lui est imposée de l'extérieur, que l'individu devient nécessairement égoïste, et qu'il est confiné au seul espace du marché. Entre une collectivisation forcée des rapports humains et le marché, entre une autorité extérieure à ses liens « communautaires » et le marché, il préférera toujours le marché, certes. Mais cela ne lui suffit pas. En marge du marché ou de la bureaucratie centralisée, il continue par ailleurs à vivre, souffrir et aimer, à travailler pour ses amis et ses enfants. Il continue à vivre la société, la communauté et les réseaux sociaux, qui sont un mélange d'égoïsme et d'altruisme.
Les sciences sociales nous ont habitués à interpréter l'histoire et le jeu social comme étant les produits des stratégies d'acteurs rationnels qui cherchent à maximiser la satisfaction de leurs intérêts matériels. Telle est la vision « utilitariste » et optimiste dominante. À peine contrebalancée par la vision plus noire, complémentaire, d'inspiration à la fois machiavélienne et nietzschéenne, qui rapporte tout à la quête du pouvoir. La combinaison de ces deux traditions de pensée conduit à considérer qu'il existe deux grands systèmes d'action sociale, et deux seulement : le système du marché, où s'affrontent et s'harmonisent les intérêts individuels, et le système politique, structuré par le monopole du pouvoir légitime [3] (Max Weber). Or, il est bien évident que personne ne vit d'abord et avant tout du marché et de l'État, dans le marché ou dans l'État. Marché et État représentent les lieux de ce qu'il est possible de nommer une socialité secondaire, celle qui relie des statuts et des rôles plus ou moins définis institutionnellement. Dire que la socialité marchande et politique est secondaire n'implique nullement qu'on puisse la considérer comme inessentielle, comme étant de l'ordre d'une superstructure. C'est rappeler simplement qu'avant même de pouvoir occuper des fonctions économiques, politiques ou administratives, les sujets humains doivent avoir été constitués en personnes, c'est-à-dire non pas comme des sommes plus ou moins hétérogènes de rôles ou de fonctions particulières, mais comme des unités autonomes dotées d'un minimum de cohérence propre. Et cette constitution des individus biologiques en personnes sociales ne s'opère pas d'abord dans la sphère plus ou moins abstraite du marché et de l'État, même si celle-ci y contribue à sa façon, mais dans le registre de la socialité primaire ; celui où, dans la famille, dans les relations de voisinage, de camaraderie, d'amitié, se nouent, justement, des relations de personne à personne (Caillé, 1982).
Deux économistes hétérodoxes, François Perroux (1960) et Serge Christophe Kolm (1984), ont bien su distinguer trois systèmes économiques complémentaires, celui du marché, régi par l'intérêt, celui de la planification, régi par la contrainte, et celui du don. La limite de cette distinction, dont même Marcel Mauss ne s'est pas assez clairement affranchi, tient à ce qu'on fait encore du don un système économique. On ne pose pas de façon suffisamment claire que le système du don n'est pas d'abord un système économique, mais le système social des relations de personne à personne. Il n'est pas le complément du marché ou du plan, mais celui de l'économie et de l'État. Et il est même plus fondamental, davantage premier qu'eux, comme en témoigne l'exemple des pays désorganisés. Là, à l'Est, ou dans le tiers monde, où le marché, et l'État ne parviennent pas ou plus à s'organiser, subsiste encore, ultime garde-fou, le réseau des relations interpersonnelles cimenté par le don et l'entraide qui, seul, permet de survivre dans un monde en folie. Le don ? Ce qui reste quand on a tout oublié, et avant qu'on ait tout appris ?
De quelques raisons de l'occultation du don
Si ces affirmations ne sont pas trop éloignées de la vérité et si, même dans les sociétés modernes, apparemment individualistes et matérialistes, le don forme système et constitue la trame des relations sociales interpersonnelles, la question se pose de savoir pourquoi un fait aussi massif et important n'est pas plus visible et mieux reconnu. Pourquoi les sociologues et les économistes ne raisonnent-ils qu'en termes d'intérêt et de pouvoir, ou de culture, ou de tradition héritées, mais jamais en termes de don ? Pourquoi les hommes et les femmes non versés dans les sciences sociales se pensent-ils souvent eux aussi comme des individus séparés, et rarement comme des donateurs ou des donataires ? À cette occultation de la réalité du don, il est possible de trouver trois raisons principales.
La première a déjà été signalée dans les pages qui précèdent. Mais elle est tellement importante qu'il est nécessaire d'y revenir rapidement. C'est elle, en effet, qui fait paraître incompréhensible le projet même d'une réflexion sur le don aujourd'hui. « Tu t'embarques dans quelque chose d'impossible, de trop gros, de trop difficile à traiter. C'est trop délicat », disent certains interlocuteurs. « Il faut laisser ça aux poètes, aux artistes, aux chanteurs, à tous ceux qui, à longueur de journée, parlent d'amour, écrivent et décrivent des sentiments qui sont les moteurs du don. » Et si on leur répond que le don n'est pas l'amour mais une forme d'échange, ils s'exclament : « Mais alors tu nies la générosité, la gratuité. Si c'est un échange, ce n'est plus un don. Un don doit être unilatéral, sans attente de retour. » Nous avons déjà noté que cette image du don, qui vient spontanément à l'esprit de tous aujourd'hui, représente l'exact pendant et le complément de l'imaginaire utilitariste dominant et légitime. Au don est impartie la tâche impossible d'incarner l'espoir absent d'un monde sans espoir, l'âme introuvable d'un monde sans âme. Un monde dont, depuis la Réforme, la grâce a été expulsée pour être rejetée dans l'extériorité radicale de la transcendance. Seul Dieu peut donner véritablement sa grâce de façon gracieuse, être gracieux et généreux. Le don ne saurait donc être de ce monde. Par où la conception utilitariste du don rejoint son interprétation religieuse. Au moins celle qui prévaut depuis la Réforme et la Contre-Réforme. Les hommes doivent s'efforcer d'imiter le Christ, sans doute, mais il est clair qu'ils ne sauraient prétendre l'égaler. Il faudra en arriver à une conception plus réaliste du don, qui échappe aussi bien à son imputation au pôle d'une transcendance ineffable et hors du monde qu'à sa réduction aux intérêts profanes, trop profanes, en le pensant comme système d'échange social plutôt que comme une série d'actes unilatéraux et discontinus.
Pour ce faire, il faudra rompre aussi bien avec les explications de la pratique humaine que propose l'utilitarisme alias l'individualisme méthodologique ou la théorie des choix rationnels qu'avec les diverses variantes du nietzschéisme ; avec celles qui présentent le sujet humain comme un égoïste naturel, aussi bien qu'avec celles qui veulent voir en lui, au moins dans sa variante occidentale moderne, un assoiffé de pouvoir. Non pas que ces théories manquent absolument de pertinence. Ne serait-ce d'ailleurs que parce qu'elles sont largement tautologiques. On voit mal en effet comment les individus pourraient agir délibérément contre leurs intérêts, ou sans « de bonnes raisons ». Mais de telles théories, du seul fait qu'elles centrent systématiquement l'action sur l'individu isolé, sur « ego » (à moins qu'elles ne l'imputent au contraire aux « appareils de pouvoir » dont se constitue la socialité secondaire), ne peuvent que manquer le don puisque, par hypothèse, celui-ci est une relation. Et même, serait-on tenté de dire, une relation sociale synthétique a priori, qu'il est vain de vouloir réduire aux éléments qu'il relie. On pressent cependant le danger de cette dernière formulation, qui pourrait nous faire taxer de penchants holistes discutables, et d'un oubli de la liberté et de l'autonomie des individus. Tel n'est nullement le propos. Mais celui-ci ne sera éclairé que par la troisième raison de l'oubli du don par la modernité.
Qui pourrait se dire en peu de mots. Les sociétés archaïques et traditionnelles se sont pensées dans la langue du don. C'est à travers les mots de celle-ci qu'elles ont nommé leur être-au-monde, leurs particularismes, faits de divers modes de prédominance de la socialité primaire, leur refus de basculer dans l'historicité radicale. C'est donc dans l'espace imaginaire et parfois proprement idéologique du don qu'elles ont vécu et pensé aussi bien la communauté des humains et leur égalité, que l'autorité, la loi, la hiérarchie, l'exploitation, la domination et le pouvoir. Comme la modernité se définit au premier chef par son refus absolu de la tradition, il est naturel qu'elle ait cru pouvoir s'en affranchir en se débarrassant du langage qui semblait coextensif à la tradition, le langage du don, et qu'elle n'ait pas eu de mots assez durs ni de sarcasmes assez acérés pour discréditer et délimiter les exigences de la générosité ou de la noblesse comme celles de l'amour chrétien.
Il est possible de débattre longuement des causes historiques du développement de l'économie de marché et des États-nations bureaucratiques modernes. Mais il est peu douteux qu'elles ont beaucoup à voir, sinon tout, avec l'horreur croissante des modernes pour les communautés closes, soudées par les dons obligatoires qui affermissaient les hiérarchies immémoriales. En ce sens, le marché et l'État de droit moderne, bureaucratique, sont avant tout, en tant que machines à détruire les traditions et les particularismes, des dispositifs anti-dons. Que cette destruction ait été une bonne chose ou non, à la limite il ne vaut plus la peine d'en discuter. Elle a été indissociable du mouvement, décrit par Tocqueville, de l'égalisation des conditions, dont sont nées les démocraties modernes. Et ce mouvement est irréversible, sauf à basculer dans l'horreur. Modernes nous aussi, nous n'avons pas le moindre doute quant aux vertus libératrices du marché et de l'État abstrait. À tout le moins les jugerons-nous toujours préférables à un ordre communautaire non choisi ou à des obligations de don imposées. Qu'on ne soupçonne donc dans les pages qui vont suivre nul passéisme, ni aucune apologie discrète d'un monde idyllique supposé et, de toute façon, révolu. Les tentatives de réinstituer les sociétés modernes dans l'ordre d'une socialité primaire fantasmée se nomment totalitarisme.
À l'inverse, pourtant, il y a lieu de remarquer qu'aucune société ne peut fonctionner sur le seul registre de la socialité secondaire ni dissoudre le système du don dans ceux du marché et de l'État, à moins de sombrer dans ce despotisme que Tocqueville redoutait de voir poindre à l'horizon de la démocratie. L'erreur de la modernité n'est certainement pas de viser à l'autonomie des individus et à l'universalisme. Elle pourrait être de croire que le système du don est intrinsèquement lié aux sociétés traditionnelles et archaïques, et que l'on pourrait donc en faire l'économie, alors que le don n'est rien d'autre que le système des relations sociales de personne à personne. Si bien qu'à vouloir l'éradiquer, on risque de produire une société radicalement désocialisée et des démocraties au mieux vides de sens. Mais nous touchons ici aux implications éthiques, philosophiques et politiques d'une réflexion sur le don dans les sociétés modernes, dont il importe maintenant de fixer et de rassembler les hypothèses et les présupposés principaux avant de poursuivre la route.
Les biens au service des liens
En un sens, le présent livre n'est rien d'autre qu'une tentative de prendre au sérieux l'Essai sur le don de Marcel Mauss. Il serait intéressant de se demander pourquoi un livre de cette importance n'a guère eu de postérité véritable, en dépit des multiples hommages qui lui ont été rendus. On ne saurait compter dans sa descendance, en effet, les innombrables monographies ou analyses ethnologiques consacrées à l'étude du don dans telle ou telle peuplade. Dans ces études, anglo-saxonnes pour le plus grand nombre, le nom de Mauss est à peine mentionné. Et c'est naturel, car Mauss ne livre pas de grille d'analyse empirique particulière. Son apport réside dans l'éclairage qu'il projette sur un matériau largement disparate et dans les questions qu'il ouvre. Et que ne reprennent que ceux qui visent à une théorie anthropologique générale, Claude Lévi-Strauss, Georges Bataille, Karl Polanyi, Marshall Sahlins par exemple. Il ne serait sans doute pas trop difficile de montrer que chacun de ces auteurs, à sa façon, s'est montré largement infidèle aux leçons de l'Essai sur le don. Mais une telle observation laisse entière la question de savoir ce qui a rendu l'infidélité possible. Une bonne partie de la réponse tient sans doute aux hésitations et incertitudes de Marcel Mauss lui-même, qui l'ont conduit à rester trop timide sur deux points essentiels qu'il aurait fallu aborder de front pour donner à l'Essai toute son ampleur. Pour lui permettre notamment d'accomplir la tâche que lui assignait en fait Mauss, celle d'amorcer une alternative scientifique et philosophique à l'utilitarisme, et de trouver une solution pratique et non seulement spéculative aux problèmes agités par la philosophie morale et politique depuis 2500 ans, en touchant « le roc », celui de la « morale éternelle [...] commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur et aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer » (1986, p. 283-284).
Pour tenter d'avancer dans la réalisation d'un tel projet, il faut tout d'abord surmonter la première timidité de Marcel Mauss et, nous l'avons suggéré, formuler l'hypothèse que le don ne concerne pas seulement les sociétés archaïques, mais tout autant, quoique sous une forme transposée qui reste à analyser, la société contemporaine. Ou, pour dire les choses différemment, que le don doit intéresser le sociologue autant ou plus que les seuls ethnologues ou spécialistes de l'histoire ancienne. Si effectivement la logique du don est perdurable, alors elle doit éclairer non seulement le passé, mais aussi bien le présent et l'avenir. La deuxième timidité de Mauss qu'il faut dépasser est relative à la théorie du sujet et de l'action humaine. Là encore, Mauss a formulé l'essentiel. En notant, par exemple, que « la notion qui inspire tous les actes économiques des Trobriandais n'est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l'échange purement intéressé de l'utile, mais une sorte d'hybride » (p. 287). Ou qu'« intérêt et désintéressement expliquent également cette forme de la circulation » (p. 288). Encore faut-il tirer toutes les implications d'une telle formulation. Si le don est perçu comme un cycle et non comme un acte isolé, comme un cycle qui s'analyse en trois moments, donner, recevoir et rendre, alors on voit bien par où pèche l'utilitarisme scientifique dominant : il isole abstraitement le seul moment du recevoir et pose les individus comme mus par la seule attente de la réception, rendant ainsi incompréhensibles aussi bien le don que sa restitution, le moment de la création et de l'entreprise comme celui de l'obligation et de la dette.
L'idée centrale qui inspire ce livre doit paraître maintenant assez simple. Elle n'est autre que l'hypothèse selon laquelle le désir (drive) de donner est aussi important pour comprendre l'espèce humaine que celui de recevoir. Que donner, transmettre, rendre, que la compassion et la générosité sont aussi essentiels que prendre, s'approprier ou conserver, que l'envie ou l'égoïsme. Ou encore que « l'appât du don » est aussi puissant ou plus que l'appât du gain, et qu'il est donc tout aussi essentiel d'en élucider les règles que de connaître les lois du marché ou de la bureaucratie pour comprendre la société moderne. On envisagera ici la société comme composée d'ensembles d'individus qui tentent perpétuellement de se séduire et de s'apprivoiser les uns les autres en rompant et en renouant des liens. S'apprivoiser, « c'est créer des liens », dit le renard au Petit Prince. C'est rendre quelqu'un unique. Rien n'est plus banal assurément. Mais en passe de raréfaction. Car le temps manque, et apprivoiser prend du temps. C'est pourquoi les hommes achètent des choses toutes faites chez le marchand, des signes d'apprivoisement qui sont eux-mêmes apprivoisés, et confient leur quête d'une « solution unique » à la solidarité du grand nombre, à l'État-providence... ou aux psychanalystes.
Ce livre est un essai qui se demande s'il est possible à un adulte de prendre le Petit Prince au sérieux, et au sociologue d'accorder effectivement la priorité aux liens sociaux dans ses schémas d'explication. Nous tenterons de comprendre pourquoi cette société qui affirme plus qu'aucune autre que chaque personne est unique tend systématiquement à supprimer les liens sociaux primaires dans lesquels les personnes affirment et créent leur unicité, au profit des liens abstraits et secondaires qui rendent, au moins en théorie, les individus interchangeables et anonymes, quitte à produire ensuite, industriellement et bureaucratiquement, de la personnalisation fictive. Mais nous tenterons également, et même principalement, de montrer comment les personnes réagissent à cette entreprise en maintenant et en faisant vivre des réseaux régis par le don qui s'infiltrent partout dans les interstices des systèmes « officiels » secondaires et formellement rationalisés du marché et de l'État. Et cela parce que le don seul est susceptible de surmonter pratiquement et non seulement dans l'imaginaire et dans l'idéologie l'opposition entre l'individu et le collectif, en posant les personnes comme membres d'un ensemble concret plus vaste.
La seule hypothèse qu'il soit nécessaire de nous accorder à cette étape est qu'il existe dans la société moderne, comme dans la société archaïque ou traditionnelle, un mode de circulation des biens qui diffère intrinsèquement du mode analysé par les économistes. « J'ai retrouvé chez des amis le cadeau que j'avais offert à François pour son anniversaire quand on était ensemble. Il le leur a même vendu. C'est répugnant ! », dit une interviewée. Pour comprendre ce dégoût, il suffît de penser que, dans le don, le bien circule au service du lien. Qualifions de don toute prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes. Nous nous proposons de voir comment le don, ainsi caractérisé comme mode de circulation des biens au service du lien social, constitue un élément essentiel à toute société.
Dans la première partie, le lecteur est invité à se familiariser avec les formes multiples que prend le don dans les différentes sphères de la société libérale moderne. Vient ensuite une présentation du don dans les sociétés archaïques, présentation qui conduit à une réflexion sur cette étrange obligation d'être spontané, suivie d'une réflexion sur les conséquences de l'organisation du marché dans la société occidentale. La troisième partie est consacrée à une réflexion générale, à partir notamment de la notion de gratuité. Le paradoxe de la liberté et de l'obligation y est également traité, et on se demande comment il est possible d'élaborer une théorie d'un phénomène qui, par définition, échappe à toute formalisation. Au sujet du don, doit-on se satisfaire de la métaphore, telle l'allégorie des trois Grâces, qui, depuis l'Antiquité [4], a constitué pour l'Occident une figure emblématique des trois moments du don : donner, recevoir, rendre ?
[1] Une version antérieure de cette introduction a été publiée dans la Revue du MAUSS (n° 11, 1991, p. 11-32).
[2] Un repas gratuit, cela n'existe pas.
[3] À ces deux systèmes, il conviendrait d'en ajouter un troisième, celui des « représentations sociales », ou de « l'imaginaire » ou du « symbolique » (selon les auteurs). Mais le caractère disparate de ces qualifications indique assez bien qu'à ce troisième système on ne prête généralement, et au fond, ni efficace propre ni cohérence intrinsèque véritable. Sauf à retomber dans un fonctionnalisme culturaliste peu satisfaisant.
[4] Comme le montre admirablement Vidal, 1991.
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