Jeudi, le 7 octobre 2010
À qui de droit,
Le rang de chevalier de l'Ordre national du Québec pour Jean-Marie Tremblay,
Comment diffuser à l'étranger les travaux québécois en sciences humaines? En ouvrant à grands frais une librairie québécoise à Paris? Cela, notre ministère des Affaires culturelles l'a fait, deux fois plutôt qu'une. Avec des résultats qui n'ont satisfait personne. Et voilà que Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au collège de Chicoutimi, décide d'offrir à tous les chercheurs du monde les Classiques de sciences humaines qu'il a déjà numérisés pour ses étudiants. Aujourd'hui son site offre plus de 4200 titres et fait une place croissante aux auteurs québécois, dans le sillage des classiques, ce qui est de bonne pédagogie.
À l'occasion d'une tournée de conférences dans la région du Saguenay, je me suis rendu il y a quelques années à la résidence de Jean-Marie Tremblay pour voir de mes yeux la pile de numériseurs qu'ils avaient mis hors d'usage, lui et sa femme, à force d'en faire usage pour numériser des livres de sciences humaines. Le bénévolat, qui fit et continue de faire son succès, il l'a d'abord pratiqué lui-même dans le sous-sol de sa maison.
Le mérite de Jean-Marie Tremblay est d'autant plus grand qu'il a accompli son oeuvre dans un étrange vide politique et institutionnel. On était en droit de s'attendre à ce que le Québec se dote d'une politique d'édition sur Internet de même que d'une politique de diffusion du livre sur Internet. J'ai moi-même mené, de 1995 à 1998, une recherche sur la question au terme de laquelle nous avons recommandé au Gouvernement du Québec de faire pour Internet l'équivalent de ce qu'il avait fait pour le livre, le cinéma, la radio et la télévision. Nous attendons encore cette politique. Les industries culturelles traditionnelles sont si bien établies au Québec qu'elles semblent conspirer pour empêcher que l'État ne s'intéresse à Internet comme il s'est intéressé aux anciens médias au moment opportun. Un haut fonctionnaire des Affaires culturelles, avec qui je discutais de ces questions, m'a répondu, c'était il y a quelques années, vers 2006: « Nous ne voulons pas prendre le risque de réviser notre politique du livre.»
Jean-Marie Tremblay a pris le risque de remplir ce vide. Il aurait eu bien des raisons de perdre courage en cours de route, notamment quand il a pris, il y a quelques années, connaissance de l'ampleur du projet Google Books. Bien des titres qu'on lui avait confié, sans lui donner de droits exclusifs de numérisation, allaient se retrouver dans la gigantesque librairie Google et apparaître au premier rang dans les résultats de recherche. Jean-Marie a poursuivi son oeuvre avec le même dynamisme, persuadé que ses lecteurs du monde entier lui resteraient fidèles.
Il mérite de recevoir le titre de Chevalier de l'Ordre national du Québec. Et voici une autre raison de lui accorder ce titre: qu'il serve d'exemple d'une résistance créatrice au monopole américain sur Internet. Il s'agit là de l'opération d'impérialisme culturel la plus efficace de tous les temps.
Merci de votre attention,
Jacques Dufresne
Philosophe
Fondateur de la revue CRITÈRE et de l’Encyclopédie de l’Agora
http://agora.qc.ca/