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De l’esprit bourgeois.
Essais.
Introduction
“Nicolas Berdiaeff.
Brève esquisse de sa vie et de sa pensée.”
par Eugène Porret
Nicolas-Alexandrovitch Berdiaeff avait une longue et féconde carrière de philosophe et de publiciste derrière lui, lorsqu’il mourut subitement le 23 mars 1948. Sa mort a été néanmoins ressentie comme une perte immense, car sa voix indépendante toujours très écoutée sinon bien comprise ses ouvrages ont été traduits en quatorze langues manquera désormais dans notre monde pauvre en hommes vraiment libres, affranchis de tout préjugé. Dans le difficile dialogue avec le communisme, Berdiaeff avait une opinion nuancée qui faisait autorité parce qu’elle provenait de sa propre expérience en Russie. Il était un lien vivant entre l’Orient et l’Occident, et sa personnalité attachante lui avait valu de nombreux contacts avec l’élite intellectuelle du monde entier. Il suffisait de l’approcher pour être séduit par sa bonté rayonnante, son humilité et son désintéressement. On l’écoutait passionnément évoquer la situation du monde avec ce sens prophétique de l’histoire qui lui était particulier. [6] Il ne vivait que dans l’œuvre qu’il était en train d’écrire et ne se regardait pas penser, comme bien des philosophes. Chez lui, la pensée n’était pas un jeu de l’esprit, mais la vie même. C’est en ce sens qu’il peut être considéré comme un « existentialiste ». On a prétendu parfois qu’il était un communiste converti au christianisme. Son cas est infiniment plus intéressant : la recherche de la vérité l’a fait passer par le marxisme pour le conduire au christianisme. On pourrait prétendre, paradoxalement, que Marx l’a converti au Christ ! En effet, c’est Marx qui a provoqué en lui une crise de conscience dont il a trouvé le dénouement en Christ, et il n’est pas le seul à avoir suivi ce chemin, puisque tout un groupe de marxistes russes devait, en même temps que lui, proclamer les droits de l’esprit indépendamment des préoccupations sociales. Pour lui, le retour au Christ a signifié défendre l’image de Dieu en l’homme.
Le destin de l’homme le hantait. Il a fait un jour cette amère constatation : « La question se pose de savoir si l’être auquel appartient l’avenir continuera à s’appeler homme. » Sa philosophie ne sombre pas pour autant dans le désespoir ; au contraire, elle montre toutes les possibilités d’un christianisme authentique et dynamique, seul capable de sauver la personne humaine des nombreux périls qui la menacent. On s’attend peut-être à ce qu’il désigne le communisme comme l’ennemi numéro un. Qu’on se ravise ! Selon lui, le monde bourgeois présente aussi un très grand danger, et plus précisément encore l’esprit bourgeois qui est à la fois l’apanage des révolutionnaires et des réactionnaires, des athées et des gens [7] religieux. Il a lutté vigoureusement contre le bourgeoisisme dans plusieurs de ses ouvrages. Il y a discerné un véritable poison de l’âme et une dégénérescence des élans généreux. « Toute l’histoire du monde révèle une tendance fatale à se fixer dans le royaume du bourgeoisisme, à revêtir l’esprit bourgeois [1]. » Il va donc très loin : tout finit dans l’embourgeoisement. Nous verrons comment ce point de vue correspond à sa philosophie existentielle opposée à toute objectivation. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de l’entendre encore définir sa position : « La signification du bourgeois est plutôt spirituelle que sociale, bien qu’il se projette toujours sur le plan social. Il existe un bourgeoisisme dans toutes les classes, chez les nobles, chez les paysans, chez les intellectuels, dans le clergé, dans le prolétariat. L’abolition de toutes les classes, socialement désirable, mènera probablement à un règne général du bourgeoisisme [2]. » Les révolutions elles-mêmes sombrent dans ce règne ; tel fut le cas de la révolution française qui est à l’origine de la bourgeoisie capitaliste ; la révolution russe n’a pas non plus évité cet écueil : une nouvelle bourgeoisie de fonctionnaires et de stakhanovistes se forme déjà en U.R.S.S. « La démocratie est un des moyens de cristallisation du règne bourgeois. Ce règne du bourgeoisisme dans la démocratie est plus dépravé en France, plus vertueux en Suisse, mais on ne saurait dire lequel est le pire [3]. » Berdiaeff ne manque pas de malice ! Il fait souvent penser à Léon [8] Bloy, dont il connaissait l’œuvre depuis sa jeunesse, car, comme lui, il voit dans le bourgeoisisme la négation de l’esprit qui « peut se déguiser en défense de l’esprit, l’impiété en piété, la violation de la liberté et de l’égalité en défense de la liberté et de l’égalité [4]. »
Nous ne continuerons pas nos citations, car les deux premiers essais contenus dans ce volume vont développer en profondeur ce sujet si essentiel dans la pensée du philosophe russe. Mais ce serait le trahir que d’en rester à ces aspects plus négatifs que positifs. N’oublions pas que, s’il stigmatise le bourgeoisisme, c’est pour défendre la personne qui en est en quelque sorte l’antidote. Seul le personnalisme chrétien combat effectivement l’esprit bourgeois qui a comme conséquence désastreuse de réduire l’homme à l’esclavage des choses en général et de l’argent en particulier, à l’esclavage du monde visible. La réalisation de la personne, c’est la fin du bourgeois en l’homme. Le personnalisme est une philosophie très concrète qui invite chacun à prendre conscience de sa totalité, car « la personne, c’est la totalité de la pensée, la totalité du vouloir, la totalité des sentiments, la totalité de l’activité créatrice » [5]. Il s’agit d’un affranchissement de l’homme du monde extérieur, de la société qui cherche à l’absorber. « Qui dit personne dit activité, résistance, victoire sur la force écrasante du monde, triomphe de la liberté sur l’esclavage du monde... La personne est effort et lutte, prise de possession de soi-même et du monde [6]. »
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La philosophie personnaliste de Nicolas Berdiaeff n’aboutit donc pas à un nouveau système ; elle n’apporte pas non plus les bases d’un régime social nouveau, quoiqu’elle tende à rendre le monde plus humain en affirmant la primauté de la personne sur la société ; mais elle conduit à une nouvelle attitude en face des hommes et du monde. Preuve en soit la réponse si pertinente que Berdiaeff donnait, quelques jours avant la crise cardiaque qui devait le terrasser, à une enquête sur la crise du temps présent :
« La crise du temps présent m’apparaît à la fois comme le signe d’une décadence et comme l’annonce d’un progrès. Ce dont je suis convaincu et je l’ai écrit souvent c’est qu’il faudra passer par une époque de « nuit ». Entendez ceci au sens opposé à celui que contient l’expression « siècle des lumières ». Je crois à un drame et à une catastrophe plutôt qu’à une évolution. Mais ensuite pourquoi le jour ne reviendrait-il pas ?
« La nécessité historique est une chose, la fatalité en est une autre. On ne peut pas supprimer la nécessité historique ; on peut l’orienter et en quelque sorte l’améliorer. À plus forte raison la liberté humaine s’oppose-t-elle à une soi-disant fatalité. Sa mission est de spiritualiser et d’ennoblir les mouvements sociaux qui s’imposent. L’homme a le devoir de tenter cet effort, même s’il croit qu’il échouera.
« Le marxisme, bien qu’il fasse l’effet d’une doctrine relativement récente, est déjà vieux d’un siècle. Il contient une part de vérité, c’est certain. Il n’est pas moins certain qu’il ne tient pas compte de tous les [10] éléments humains. Pour des intellectuels pris dans un processus massif il n’est souvent pas facile de choisir et d’opérer efficacement. Il me semble pourtant que le développement des techniques, des forces matérielles implique le sacrifice des libertés économiques et une limitation au point de vue politique. Mais il est essentiel de lutter à l’intérieur de tous les systèmes totalitaires pour la liberté spirituelle et intellectuelle : non pas la liberté formelle, bien entendu. Je pense à la liberté concrète de culture et de création.
« Etre spectateur, à l’époque actuelle, ne suffit pas. Les intellectuels eux-mêmes doivent agir. Et l’un des secteurs principaux sur lesquels ils doivent faire porter leur action est celui de la guerre. Une nouvelle guerre verrait la défaite de tout le monde, un désastre pour l’ensemble de la civilisation. Il ne faut pas accepter la division du monde en deux blocs. Personnellement je me refuse à l’admettre : je suis partisan d’une fédération européenne ou mondiale qui comprendrait l’U. R. S. S. Mais cette fédération, je m’en rends compte, n’est réalisable que si l’on a d’abord raison du mal moral et spirituel dont nous sommes dévorés. Le monde est pénétré de haine et de mensonge. Chacun se figure ou est incité à croire que l’adversaire n’ayant pas la qualité humaine, il a le droit sinon le devoir de l’anéantir. À cet égard la décadence présente est effroyable. La Russie ne désire pas la guerre ; elle en a peur. Cette peur la pousse à restreindre encore la liberté : cercle vicieux. Inversement les anticommunistes, qui ne souhaitent pas plus la guerre que les autres, y sont entraînés par peur de la révolution. Le [11] monde entier est dominé par la peur. Voilà la psychose qu’il s’agit de dénoncer. Voilà le plus impérieux devoir des intellectuels. »
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Une fois de plus, Nicolas Berdiaeff reprenait dans son dernier message deux thèmes qui lui étaient familiers : la lutte contre la fatalité et pour la liberté concrète de l’homme total, la nécessité de spiritualiser les mouvements sociaux pour empêcher leur dégénérescence, thèmes qu’il a développés, tout au cours de son existence mouvementée, dans de multiples ouvrages, articles et conférences, en payant souvent de sa personne. En effet, il ne fut pas du tout un professeur de philosophie installé dans une chaire, à l’abri de toute vicissitude, mais il s’apparente plutôt à un soldat par son esprit combattif et à un moine par son mysticisme.
Il y a d’ailleurs, dans son ascendance, à la fois des officiers et des nonnes (sa grand’mère paternelle faisait partie d’un tiers-ordre orthodoxe et sa grand’mère maternelle se retira au couvent après la mort de son mari). Les Berdiaeff appartenaient à la noblesse militaire. On ne saurait dire exactement d’où ils venaient ; sur leur blason figure un château du Moyen-âge, symbole qui n’est ni russe ni polonais, mais indique peut-être une origine lithuanienne. L’arrière-grand’mère de Nicolas, la comtesse Patotska, était polonaise. Quant à son père, Alexandre Mikhaïlovitch, fils d’un héros de la guerre contre Napoléon, il servit quelque temps dans la garde impériale, comme ses ancêtres parmi lesquels on compte plusieurs [12] généraux. Cet homme très cultivé s’intéressait beaucoup à l’histoire ; sous l’influence de Voltaire, il devint, vers la fin de sa vie, de plus en plus libéral, tout en étant à la tête de la noblesse du district. Il épousa une princesse Koudachev, Aline Serguevna, dont la mère, d’origine française, était une comtesse de Choiseul, femme du monde, qui fréquentait la cour de Napoléon III.
Alexandre Mikhaïlovitch passait une bonne partie de l’année dans ses terres, à Obouchovo, près de Kiev. C’est dans ce village que Nicolas naquit le 6-19 mars 1874 [7], quinze ans après son unique frère Serge, poète très doué qui entrait parfois en transes et prophétisait. Il lui arriva même, dans un de ces moments, de parler de Nicolas en ces termes : « Un sage de l’Orient a dit que tu seras très célèbre en Europe. » Serge mourut encore jeune.
Nicolas-Alexandrovitch fut un enfant adoré par son père qui l’emmenait fréquemment en voyage ; dès l’âge de six ans, il apprit le français, la langue préférée de sa mère, toujours en étroit contact avec la France. Quoique orthodoxe, Aline Serguevna lisait ses prières dans des bréviaires catholiques romains ; elle n’était d’ailleurs pas très portée à la piété et aimait les réceptions mondaines.
L’influence familiale fut minime sur le jeune Nicolas, qui se sentait étranger dans un tel milieu aristocratique. C’est là, du reste, un trait fondamental de sa nature : il n’a pas d’affinité avec sa parenté de sang ; il apparaît [13] comme un homme d’un autre monde tombé sur notre planète, d’où son amour de la solitude et son penchant à la méditation. Enfant déjà, il est d’un caractère fier et ne pleure jamais, se conduisant de manière à ne pas s’attirer des remarques qu’il ne supporterait pas. À dix ans, il entre, selon la tradition familiale, à l’école militaire de Kiev, mais il ne s’y plaît pas ; tout ce qui est de l’armée lui répugne. Par contre, très tôt, il se met à faire des lectures philosophiques qui dépassent de beaucoup le niveau intellectuel des garçons de son âge. Schopenhauer, Kant et Carlyle le passionnent, sans parler de Dostoïevski qui, comme il l’a dit lui-même, a greffé son âme plus qu’aucun autre écrivain ou philosophe. « Si, de très bonne heure, précise-t-il encore, les problèmes philosophiques se sont posés devant ma conscience, la raison en est sûrement dans ces « maudites questions » de Dostoïevski. »
Plus tard, admis à l’Université de Kiev, il s’inscrit à la faculté des sciences naturelles, mais s’adonne surtout à la philosophie. Il découvre Marx, et cette rencontre détermine pour ainsi dire sa vie. C’est, comme il l’appelle, le maître social de sa jeunesse. Or, avec un tel maître on [ne] se borne plus à interpréter le monde, on essaie de le transformer, et on cesse l’étude en tant que distraction de l’esprit pour passer à l’action révolutionnaire, encore bien timide certes, mais déjà poursuivie par la police. Mêlé au mouvement social-démocrate, il est arrêté parce qu’il fait de la propagande socialiste parmi les étudiants et même parmi les ouvriers. Cette activité illégale lui vaut d’être exclu de l’Université et banni à Vologda, dans le [14] nord de la Russie. Comme on peut s’y attendre, sa famille n’est pas d’accord avec ses idées subversives ; elle se montre pourtant tolérante à son égard, et son père ira même lui rendre visite dans sa résidence forcée. Nicolas Alexandrovitch aurait pu échapper au bannissement, grâce aux relations d’un cousin de son père avec le grand-duc Michel. Au lieu de Vologda, on lui proposa de choisir une ville universitaire du Sud, mais il refusa ces propositions, car il ne voulut pas bénéficier de meilleures conditions que ses camarades. Si cet exil de trois ans fut physiquement supportable, il devint pour lui une épreuve morale très sensible, à différents points de vue.
Les révolutionnaires ne le considèrent pas comme un des leurs. Il y a, entre autres, Lounartcharski, le futur commissaire du peuple, qui est un marxiste totalitaire. Or, Berdiaeff, tout en acceptant les vérités sociales du marxisme, en repousse les conclusions philosophiques athées. Voici ce qu’il écrit, repensant aux discussions de ces années-là : « J’ai toujours cherché à donner à mon socialisme une base idéaliste et morale. Le bas niveau de culture d’un grand nombre de marxistes révolutionnaires m’a toujours choqué. Je ne me sentais pas à l’aise dans leur milieu, et ce sentiment de malaise s’est encore aggravé pendant les années de mon exil dans le Nord. Mon attitude à l’égard des marxistes était double, et je n’ai jamais pu adhérer au marxisme totalitaire... Au cours de ces discussions, dans lesquelles je mettais beaucoup d’ardeur et d’enthousiasme, j’insistais toujours avec force sur l’existence du vrai et du bien, comme [15] valeurs idéales, indépendantes de la lutte de classes, du milieu social ; autrement dit, je me refusais à admettre la subordination de la philosophie et de la morale à la lutte de classes révolutionnaire. Je me suis toujours attaché à montrer que ce sont la vérité et la justice qui déterminent mon attitude révolutionnaire à l’égard de la réalité sociale, au lieu d’être déterminées elles-mêmes par cette attitude [8]. »
Bien entendu, aux yeux des marxistes tels que Lounartcharski et Plekhanov, qui, lors du fameux congrès de Londres en 1903, devait se séparer des bolcheviks (majoritaires) pour devenir le chef des mencheviks (minoritaires), Berdiaeff apparaît comme un hérétique indigne de se réclamer encore de Marx. A vrai dire, il n’a jamais été un marxiste « pur », puisqu’il adopta, dès le début, une attitude critique basée sur l’idéalisme kantien, et son exil à Vologda lui donna les loisirs nécessaires à la rédaction de son premier livre Le Subjectivisme et l’Individualisme dans la Philosophie sociale, où il tenta d’établir une synthèse entre le marxisme et la philosophie idéaliste allemande.
De retour à Kiev, Berdiaeff s’oriente peu à peu vers le christianisme, suivant ainsi le même chemin que d’autres penseurs tels que Serge Boulgakov et Simon Frank. L’influence du grand philosophe chrétien Vladimir Soloviev se fait sentir sur de nombreux intellectuels à la recherche de la vérité. Selon eux, la vérité ne saurait avoir un but utilitaire ni servir la société ; « elle n’est [16] au service de personne et de rien, c’est elle qui se sert de tous et de tout ». Une telle position met notre chercheur en conflit avec l’intelligentzia aussi bien libérale que marxiste qui se servait de la philosophie pour des fins intéressées, et l’engage dans une lutte sérieuse contre l’athéisme et le matérialisme.
Les drames d’Ibsen précisent en lui ce qu’il ressentait déjà fortement : l’opposition entre la personne et la société, ce que nient les marxistes qui subordonnent l’homme à la société. Nietzsche, dans sa condamnation du rationalisme et du moralisme (autrement dit dans sa haine du bourgeoisisme qui s’en réclame), attire profondément son attention, alors qu’il lui paraît aussi faux que Marx quant au problème de la vérité. Mais devenu chrétien, Berdiaeff ouvre les yeux sur le Christ tel que Dostoïevski le présente dans « La Légende du Grand Inquisiteur ». La liberté, l’homme et son activité créatrice deviennent alors les thèmes essentiels de sa philosophie. Il se met à lutter contre tout ce qu’incarne le Grand Inquisiteur, c’est-à-dire l’autoritarisme quel qu’il soit, religieux, étatique ou socialiste, adoptant une position qui le rapprocherait des anarchistes s’il ne partait pas du christianisme.
Parmi les amis kieviens de Nicolas Berdiaeff, on ne saurait passer sous silence Léon Chestov. Amitié bien étonnante quand on connaît la pensée de chacun d’eux. Ce n’est donc pas dans le rapprochement des idées qu’il faut en chercher la source, puisqu’il est impossible à établir. En effet, ce que l’un nie, l’autre l’affirme. On ne peut pas trouver une opposition plus fondamentale. [17] Chestov, adversaire de toute philosophie systématique, voit dans la connaissance un mal inhérent à la chute, tandis que Berdiaeff y trouve un chemin vers la communion, un moyen d’atteindre un stade supérieur de l’être. Mais ce qui a lié ces deux hommes, c’est, à part un destin commun, un égal amour du paradoxe et la même manière de s’exprimer en aphorismes, pour faire part de leur expérience profonde de l’existence.
Tous deux, pour des motifs différents (car ils diffèrent toujours dans leurs opinions, mais non dans leur attitude !) sont devenus adversaires du communisme et ont partagé le même exil à Paris, où ils ont reçu l’un et l’autre un chaleureux accueil dans les milieux intellectuels. Léon Chestov assistait régulièrement aux réceptions dominicales de son ami de jeunesse. C’est là que je l’ai rencontré plusieurs fois. Je ne peux pas oublier sa silhouette : il était très grand, avait un visage maigre et tourmenté, des yeux perçants et une barbiche blanche qui lui donnait l’air d’un professeur en retraite. Drôle de tête pour un homme qui rejetait à journée pleine l’enseignement ou, pour employer son propre terme, la « prédication » des philosophes ! Il parlait peu et se déplaçait beaucoup. Quand il lui arrivait de discuter avec Nicolas Alexandrovitch, il aboutissait presque toujours à cette constatation qui revenait comme un refrain : « Je vois que tu ne me comprends pas ! » Berdiaeff a éprouvé un immense chagrin à la mort de son plus fidèle et meilleur ami qui lui rappelait toute sa jeunesse inquiète, à la recherche de l’homme vrai, en dehors de tout conformisme.
En 1903, Nicolas Berdiaeff se maria avec une jeune [18] noble qui, quoique très active dans les cercles révolutionnaires, manifestait des aspirations religieuses profondes ; elle fit même plusieurs séjours en prison. C’était Lydia Judithovna Trouchev, fille d’un riche et brillant avocat ; sa sœur Evgenia partageait les mêmes idées. Toutes deux rencontraient souvent le professeur Serge Boulgakov, connu à ce moment-là pour ses idées sociales avancées (dans la suite il abandonna complètement la philosophie sociale pour se vouer à la sophiologie et à la prêtrise). Boulgakov mit les deux sœurs Trouchev en relation avec son ami Berdiaeff, et c’est ainsi que Judithovna devint la digne épouse de Nicolas Alexandrovitch. Nature mystique, elle écrivit de nombreux poèmes qui sont encore inédits. Pendant la Révolution, très ébranlée par la faiblesse de l’Église orthodoxe en face du communisme victorieux, elle se fit catholique romaine, sans toutefois adopter, comme la plupart des convertis, une attitude hostile à l’égard de son ancienne confession. Au contraire, elle garda toujours le sens de l’Église universelle. Elle était œcuménique, comme son mari, et faisait sienne la « religion de l’Esprit », dont il a donné une si remarquable définition dans Dialectique existentielle du divin et de l’humain [9], ouvrage dédié à la mémoire de celle qu’il appelle son amie bien-aimée. Lydia Berdiaeff mourut en octobre 1945. Par suite des circonstances, sa sœur, devenue Madame Rapp, vécut à ses côtés pendant une quarantaine d’années et resta foncièrement attachée [19] à la foi orthodoxe ; elle fut sans doute, dans l’entourage de Nicolas Alexandrovitch, la personne qui l’a le mieux compris. Aujourd’hui, elle est la seule survivante de cette famille qui a pris, bien à contre-cœur, le chemin de l’exil.
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Comment suivre maintenant Nicolas Berdiaeff dans tous les méandres de sa nouvelle orientation ? Nous le trouvons en 1905 à Saint-Pétersbourg, où il fonde avec Serge Boulgakov une revue intitulée « Problèmes de vie ». C’est la première fois, dans la vie intellectuelle russe, qu’un périodique traite à la fois de la question sociale et des préoccupations religieuses. Le radicalisme social n’est donc pas incompatible avec un christianisme débarrassé de son caractère officiel, c’est-à-dire dégagé de l’esprit du Grand Inquisiteur. La revue devient aussi un des organes de la renaissance littéraire telle qu’elle se manifeste en Russie au début de ce siècle. Berdiaeff crée les éditions Put (La Voie) et participe activement aux réunions tenues dans « la tour de Venceslas Ivanov » ; ainsi désigne-t-on l’appartement du plus grand poète symboliste russe autour duquel se groupent les meilleurs écrivains de l’époque, Mérejkovski, Rozanov, Biéli, Blok et Sologoub, pour ne citer que les plus connus. Berdiaeff réagit parfois violemment contre les éléments décadents qui s’introduisent au sein de ce mouvement déjà trop enclin à s’occuper de problèmes esthétiques alors que la révolution gronde dans la rue. Elle ne tarde pas à éclater, mais sans succès, [20] dans des circonstances assez étranges. Ce qui n’est que partie remise, pense Berdiaeff qui annonce, dans un retentissant article publié en 1907, que si la révolution doit revenir, elle donnera la victoire aux bolcheviks. Il prédit aussi que ce sera terrible, ce qui ne l’empêche pas de fonder la même année une société de philosophie religieuse. Puis, après avoir passé un hiver à Paris, il s’établit définitivement à Moscou, où il s’intéresse à la société Soloviev, fondée en mémoire de l’illustre philosophe.
Au cours de cette période, vers 1908, Nicolas Berdiaeff rentre dans le giron de l’Église. Cela ne signifie pas pour lui un apaisement, voire même une réconciliation avec les éléments réactionnaires. C’est, au contraire, l’ouverture d’un nouveau front dans la bataille qu’il mène. Avec une vigueur inaccoutumée, il va secouer du dedans l’orthodoxie statique et lui révéler ses forces latentes, celles que Khomiakov [10] avait déjà analysées un demi-siècle auparavant. Mais en même temps qu’il discute avec les hauts dignitaires ecclésiastiques, il entre en contact avec de nombreux mystiques issus du peuple qui viennent lui raconter leurs expériences spirituelles. Chez lui, il y a toujours une dialectique, une polarité tant dans sa vie que dans sa pensée. Il se compromet dans la mêlée sociale et se passionne simultanément pour le problème de la vérité qui l’éloigne de ses camarades de combat. Il est attiré par Marx et lit avec avidité Nietzsche. Il se rapproche [21] de l’Église officielle et découvre les manifestations spontanées de la vie religieuse du peuple russe. Il m’a raconté un jour la profonde impression que fit sur lui la visite d’un berger. Cet homme tout simple, venu de la campagne la plus reculée, lui parla de la descente de la lumière dans son âme, et son récit était aussi beau et profond que celui d’un grand mystique.
La révolution avortée de 1905 a réveillé bien des consciences. L’intelligentzia est en pleine crise. Berdiaeff et ses amis dénoncent le danger : l’amour de la justice égalitaire a paralysé l’amour de la vérité. Ils poussent un cri d’alarme dans un ouvrage collectif intitulé « Jalons » (en russe : Viekhi), car c’est bien cela qu’ils désirent : poser des jalons, des bornes, pour marquer la frontière entre leur position intellectuelle inspirée du christianisme et l’attitude des révolutionnaires athées. Ce recueil eut un certain retentissement ; s’il ramena quelques-uns à reconsidérer le problème, il provoqua une vive indignation dans les rangs de l’extrême-gauche.
Berdiaeff, quoique qualifié de « réactionnaire » par les bolcheviks, n’en continue pas moins son combat paradoxal. Dans un véhément article, dont le titre est significatif : Ceux qui étouffent l’Esprit, il attaque le Saint-Synode de triste mémoire. On instruit un procès contre lui. L’issue ne fait pas l’ombre d’un doute : ce sera l’exil perpétuel en Sibérie. Mais cette sinistre perspective disparaît quand la guerre éclate. La période catastrophique, dont Berdiaeff a eu si fortement le pressentiment, met fin à toutes les iniquités de l’ancien régime, avant d’en créer d’autres. Mais, pour notre philosophe, elle [22] n’arrête pas son activité intellectuelle. Au contraire, il peut maintenant s’exprimer plus librement.
En 1916 paraît sa première œuvre importante, Le Sens de l’acte créateur, écrite quelques années avant la guerre, lors d’un séjour en Italie. Il est sous l’influence du mystique allemand Jacob Boehme qui l’oriente vers la solution du problème irrationnel de la liberté dans l’Ungrund, dans le néant divin qui a précédé la création. Nous sommes en pleine théologie apophatique, celle que Berdiaeff préfère, parce qu’elle se refuse à réduire les mystères divins en dogmes rationnels. Ce livre termine sa période de « Sturm und Drang ». Il exprime sa propre conception philosophique, à savoir que l’homme est appelé à répondre par un acte créateur à l’amour de Dieu. L’acte créateur, c’est la libération, la victoire de l’homme sur la nécessité. Il faut une renaissance chrétienne qui soit créatrice. Toutefois, comme l’homme peut tout aussi bien travailler pour le diable que pour Dieu, on doit s’attendre à une terrible période de ténèbres avant de parvenir à la nouvelle lumière, à la création religieuse.
Avant la première guerre mondiale, Berdiaeff annonçait déjà, avec un sens prophétique extraordinaire, la fin d’une époque historique, la fin de la Renaissance humaniste et le commencement d’un nouveau Moyen-âge caractérisé par un retour aux sources de l’être, c’est-à-dire par un réveil du christianisme transfigurant toute l’activité humaine. Il a repris cette thèse dans l’ouvrage qui l’a fait connaître au public français, Un Nouveau Moyen-âge. Cet essai, dont certaines conclusions se sont [23] révélées si vraies, lui a valu une place de choix parmi les penseurs de notre temps.
La Révolution la grande, cette fois, celle d’octobre 1917 n’a du reste pas surpris le prophète du nouveau Moyen-âge. Il y était préparé, mais il ne put s’y rallier. Sa première réaction est même très négative, car les tendances démoniaques lui paraissent prendre le dessus. Et cependant il accepte la Révolution dans un réel esprit chrétien. « Le bolchevisme, écrit-il [11], c’est mon péché, ma faute. C’est une épreuve qui m’est infligée. Les souffrances que m’a causées le bolchevisme sont l’expiation de ma faute, de mon péché, de notre faute commune et de notre péché commun. Tous sont responsables pour tous. Seule cette façon de vivre et de concevoir une révolution peut être regardée comme inspirée par la religion, seule elle apporte une lumière spirituelle. »
Et cet homme qui a toujours le sentiment de ne pas être adapté à la vie quotidienne manifeste un calme et un courage admirables pendant les jours les plus sombres de la Révolution. Il se trouvait à Moscou, avec André Biéli et Vasili Rosanov. Mérejkowski habitait Saint-Pétersbourg, Boulgakov était en Crimée et Chestov à Kiev.
Tantôt ce sont des bombes qui éclatent devant la maison où il habite, tantôt c’est une grenade qui tombe, sans exploser, au-dessous de son bureau. Rien ne l’empêche de continuer à écrire. Dans la rue, il réagit avec [24] le même calme. Des bolcheviks ont arrêté quelques passants et les ont alignés pour les fusiller. Berdiaeff, toujours maître de lui-même dans les situations catastrophiques, se place entre les deux groupes, et, par son intervention courageuse, sauve des innocents. Un jour, les bolcheviks (certains d’entre eux, quoique athées, discutaient volontiers religion, ce que n’aimait pas Lénine, car il estimait que c’était du temps perdu !) annoncent une conférence contradictoire sur le christianisme. Du côté de l’Église, par crainte, et par mépris, personne ne se dérange, bien qu’une invitation ait été adressée à des prêtres et à plusieurs personnalités chrétiennes. Seul Berdiaeff répond à la convocation, et ses adversaires apprécient sa hardiesse.
Mais un soir d’hiver, en 1919, après avoir été obligé dès cinq heures du matin à casser la glace sur la voie ferrée, en compagnie de sa belle-sœur (c’était l’une des nombreuses corvées réservées aux bourgeois !), il est arrêté par la Tcheka et conduit à Lubianka, la prison centrale de Moscou. On croit qu’il est impliqué dans l’organisation contre-révolutionnaire dite le « Centre tactique », ce qui est faux. Sa détention ne dure pas longtemps. Interrogé par Dirjinski, le redoutable président du tribunal révolutionnaire, il n’a pas peur de répondre que c’est parce qu’il est chrétien qu’il s’élève contre le bolchevisme. Sa sincérité fait impression sur le Robespierre de la révolution russe, et comme on ne trouve aucun autre crime en lui, on le libère immédiatement.
Il est évident que la soviétisation de la Russie n’a pas eu lieu en un jour. Certains secteurs restent même plusieurs [25] années en mains libérales. C’est le cas de l’Université le Moscou qui appelle Berdiaeff comme chargé de cours à la faculté de philosophie et d’histoire. Cette activité officielle lui permet d’exposer sa propre conception de la liberté, tout en dirigeant un séminaire sur Dostoïevski [12], pendant l’hiver 1920-21. Mais le froid et la faim sont terribles. Douze écrivains désignés spécialement reçoivent des rations supplémentaires ; notre philosophe, devenu professeur, figure parmi eux. Il ne se plaint jamais de la situation ; quoique maladif (il l’a été toute sa vie), il supporte les privations avec dignité.
Pendant ces années-là, on s’en doute bien, Berdiaeff, l’homme au tempérament de chevalier, n’hésite pas à condamner avec force les tendances totalitaires du bolchevisme, qui devient la nouvelle religion du peuple, et à prendre la défense des vraies valeurs spirituelles. Dans un recueil d’articles, qui paraît encore à Moscou au début de 1918 sous le titre Le Destin de la Russie, il analyse non sans amertume la situation tragique de son pays vaincu par l’Allemagne. Le peuple russe est, selon lui, victime de sa passivité, l’abandon à l’autorité lui étant plus naturel que la prise de conscience de ses responsabilités, et le collectivisme lui paraissant plus facile que l’activité personnelle. Il brosse un pénétrant tableau des contradictions de l’âme russe disposée aussi bien pour le [26] servilisme total que pour la liberté spirituelle illimitée et la recherche de la vérité divine. Mais la Russie et c’est ce qui la rachète aux yeux de notre essayiste reste le pays le moins bourgeois du monde. Elle a encore une mission à remplir parmi les peuples, mais elle ne le pourra que lorsqu’elle aura vaincu sa féminité naturelle si bien exprimée dans le mot de Rozanov : « Le Russe se sent toujours femme devant celui qui gouverne. » Et cela ne sera possible que par une renaissance spirituelle.
Berdiaeff n’est pas un théoricien ; aussi, pour maintenir et développer la culture spirituelle menacée par le bolchevisme, il ouvre, sans en demander l’autorisation à personne, une académie libre, où conférences et discussions obtiennent le plus franc succès. Bien qu’elles ne soient pas annoncées dans les journaux, elles attirent un si grand nombre d’auditeurs qu’on doit refuser du monde. L’académie subsiste trois ans. Mais indépendamment de cette activité quasi publique, Nicolas Alexandrovitch, malgré toutes les interdictions, groupe dans son appartement des gens de toutes opinions et s’entretient avec eux de questions religieuses, philosophiques et littéraires. Il fait tout ce qu’il peut pour encourager la vie spirituelle en ces temps difficiles. « Il ne faut pas éteindre l’Esprit », aime-t-il à répéter. À Moscou, ces réunions, fréquentées chaque jeudi par une soixantaine de personnes, étaient uniques en leur genre.
La Philosophie de l’inégalité fut écrite au cours de l’été 1918, dans une atmosphère de terrible tension spirituelle, mais elle ne put être publiée qu’en Allemagne [27] cinq ans plus tard. Il en est de même de la monographie sur Constantin Leontieff [13]. Ces ouvrages expriment la réaction aristocratique de Berdiaeff en face du nivellement auquel aboutit une démocratisation excessive. Bien qu’ils puissent être jugés « réactionnaires », on n’y trouve cependant jamais le moindre appui à une restauration quelconque de l’ancien régime, ni aucun préjugé de classe. Il s’agit d’une attitude dictée par des motifs d’ordre spirituel. Mais Berdiaeff n’est pas resté sous cette impression négative. Il devait, dans la suite, se faire une opinion moins pessimiste de l’avenir de son peuple. Pensant à cette période douloureuse entre toutes, il a reconnu, à la fin de sa vie, qu’il avait alors exprimé sa désapprobation « avec trop de passion, souvent d’une façon trop injuste ».
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Vers le milieu de l’année 1922, Nicolas Alexandrovitch est de nouveau l’objet de vexations policières. On perquisitionne dans sa maison et on l’arrête parce qu’il ne se rallie pas au régime. Les geôles soviétiques ne lui ont pas laissé un bon souvenir. Il me disait avec humour : « Il y avait une grande différence entre les emprisonnements avant et après la révolution. Dans les prisons tzaristes, j’étais considéré avec respect, parce qu’aux yeux des gardiens je figurais parmi les amis du peuple. Dans les prisons soviétiques, c’était tout autre chose : on me traitait comme un ennemi du peuple ! »
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Au début de l’automne, il est expulsé, comme adversaire idéologique du communisme, en même temps qu’une vingtaine d’écrivains et de savants, parmi lesquels se trouvent ses amis Simon Frank et le prince Serge Troubetzkoï, philosophes très proches de lui, l’agronome Ougrinov et un prêtre catholique romain, le Père Abrikosov, pour ne citer que quelques noms. De Pétrograd le bateau les conduit à Stettin, et les exilés reçoivent un sympathique accueil à Berlin. Des ministres socialistes demandent même à voir ces victimes du bolchevisme. Heureusement, Nicolas Berdiaeff a pu emporter, en cachette, quelques manuscrits, mais il a dû abandonner en Russie sa très riche bibliothèque. Il ne tarde pas à reprendre son activité, grâce à l’aide des Y.M.C.A. (Unions Chrétiennes de Jeunes Gens) qui lui donnent la possibilité de fonder, pour les émigrés russes dont elles s’occupent, une académie de philosophie religieuse. Il prend part aussi au mouvement des étudiants chrétiens russes, mais bientôt son audience est élargie dès que ses premiers ouvrages paraissent en allemand et en français. Parmi ses éminents lecteurs, il faut signaler le comte Hermann de Keyserling à qui il révèle certains aspects du christianisme.
Mais comme Paris est devenu le principal centre d’émigration russe en Occident, notre philosophe, qui aime beaucoup cette ville depuis sa jeunesse, vient s’y installer, et c’est dans la banlieue, à Clamart, qu’il habite pendant près d’un quart de siècle, vivant très modestement et poursuivant sa débordante activité d’écrivain et de conférencier. Il traverse, selon son propre [29] aveu, « une nouvelle crise psychique, crise de réaction aussi bien contre les éléments russes émigrés que contre la société européenne, bourgeoise et capitaliste. »
Le règne du petit bourgeois, amateur de confort tant matériel que spirituel, qui « croit au bonheur enchaîné dans le fini », voilà sa grande crainte, la menace qu’il redoute plus encore que le communisme, car c’est le triomphe du monde superficiel et conventionnel sur le monde personnel, on pourrait presque dire que c’est le péché contre l’Esprit. Dans tout son comportement, Berdiaeff est, nous le savons déjà, profondément anti-bourgeois, et il le reste plus que jamais, car, comme exilé, il se sent davantage encore « étranger et voyageur sur la terre ». Pour lui, la vie terrestre n’est qu’un moment dans la vie éternelle. Il va même jusqu’à dire : « Toute la vie d’un homme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, n’est qu’une journée arrachée à une vie entière, infinie et éternelle [14]. » On ne comprend rien à sa position philosophique, si l’on ne tient pas compte de la perspective eschatologique dans laquelle il vit. Il aspire de tout son être à l’éternité, non pas dans une attente passive, mais dans une activité créatrice qui, ne s’accommodant pas de l’état donné du monde, en veut un autre. En conséquence, « la perspective eschatologique n’est pas seulement celle d’une fin plus ou moins précise du monde : elle est celle de chaque instant de la vie. À chacun de ces instants il faut achever l’ancien monde et commencer le [30] nouveau. L’Esprit souffle à travers toute cette œuvre [15]. »
Commencer le nouveau monde ! Mais il y a la vie quotidienne qui vient briser tous les élans, il y a le présent dans lequel il faut vivre, il y a l’impossibilité de faire entrer l’éternité dans le temps. « Il y a dans l’homme, écrit-il, un rêve passionné de paradis, c’est-à-dire de joie, de liberté, de beauté, d’essor créateur, d’amour. Ce rêve prend tantôt la forme d’un souvenir de siècle d’or dans le passé, tantôt celle d’une attente messianique tournée vers l’avenir. Mais c’est un seul et même rêve, celui d’un être existant que le temps a blessé et qui a soif de sortir du temps [16]. »
Berdiaeff supporte mal les servitudes de la vie quotidienne qui le retiennent captif du temps et du monde. Il ressent d’une façon morne les contraintes de l’existence ; il ne sait pas défendre ses intérêts et toutes les affaires matérielles l’accablent. Comme l’a très bien dit Madame Bellençon, la traductrice de ce volume : « D’un envol spirituel audacieux, il était tel un enfant effrayé, perdu et égaré parmi les petites besognes journalières. Le monde lui paraissait être, comme il le disait, un élément hostile, un chaos déchaîné. Il subissait un voyage en chemin de fer comme une sorte de catastrophe apocalyptique et se débattait entre médicaments et courants d’air. Mais les moments décisifs de sa vie le trouvaient calme, maître de soi, héroïque. »
Dans sa nouvelle existence parisienne, il doit pourtant [31] s’organiser, comme pour réagir, contre le chaos qui l’environne. Il se met avec ponctualité à sa table de travail dès le matin. La correspondance, quoique toujours volumineuse, ne lui prend pas beaucoup de temps ; il n’est pas épistolier ; ses réponses sont brèves. Il ne lit presque pas les journaux. Mais il s’adonne aux lectures substantielles qui alimenteront sa méditation. Puis il écrit avec une rapidité extraordinaire, sans jamais se reprendre. Tout le livre qu’il rédige est présent à son esprit. Il ne se préoccupe guère des répétitions. Et les pages s’accumulent, couvertes d’une fine écriture très régulière. Il les relit à peine, et dès qu’il a achevé un ouvrage, il en commence un nouveau. L’après-midi, il aime à se promener dans la forêt, à se reposer un peu, et il ne reprend son travail que vers quatre heures, à moins qu’il ne reçoive un ami, un écrivain de passage ou un étudiant désireux de s’entretenir avec lui. Il est très hospitalier, facilement accessible, et sait se mettre au niveau de ses visiteurs. Les seules personnes qu’il ait refusé de recevoir, pendant la dernière guerre, étaient des gens connus pour leurs sentiments germanophiles.
Chaque semaine, il se rend au boulevard Montparnasse, où son académie de philosophie libre a été transférée. Dans des cours toujours très vivants, il y expose sa pensée existentielle qui n’est qu’un reflet de son ardente vie intérieure. Il essaie souvent d’exprimer l’inexprimable, au risque d’être obscur. Mais quel effort de clarté dans toute sa philosophie à la fois tournée vers Dieu et vers l’homme ! Il y a chez lui un souci constant de saisir le sens de toutes choses, d’arriver à une profondeur telle [32] qu’on découvre la vie authentique, débarrassée de ses artifices, de lutter au nom de l’esprit contre la nécessité, d’amener la conscience à un changement d’orientation, car « de fausses orientations sont une source d’esclavage pour l’homme ».
Sa réputation dépasse bien vite le milieu parfois décevant des émigrés plus agités par la politique une politique réactionnaire sans issue, une espérance vaine dans le rétablissement de leurs anciens privilèges qu’animés de réels sentiments chrétiens. Il entre en relations avec des croyants de toutes tendances et organise des rencontres œcuméniques où toutes les confessions sont librement représentées. On y voit Jacques Maritain, le Père Laberthonnière, l’archiprêtre Boulgakov, le pasteur Marc Boegner, et bien d’autres encore. Il prend part au mouvement Esprit et collabore à la revue. Il ne manque pas non plus de contact avec des communistes notoires. Sa conception de la liberté diffère de la leur, et cela donne lieu à de longues conversations avec les plus philosophes d’entre eux, tel Paul Nizan, auteur d’une critique acerbe et moqueuse de la philosophie bourgeoise Les chiens de garde. Plus souvent qu’il ne le désire, il quitte Paris pour faire des conférences dans des universités françaises et étrangères, pour participer à des congrès philosophiques ou œcuméniques, ce qui l’oblige à des voyages parfois très fatigants dans la plupart des pays d’Europe. Invité à plus d’une reprise en Amérique, il ne s’y est jamais rendu. La dernière fois qu’il sortit de France, ce fut au début de septembre 1947, pour répondre à l’invitation des Rencontres Internationales de Genève, [33] où il eut un vif succès en parlant de L’homme dans la civilisation technique, mais il n’en tirait aucune fierté, car il était certain d’avoir été mal compris, surtout dans ses interventions au cours des entretiens concernant le marxisme.
Partout où il parle, il rencontre la plus large audience, mais il n’a nullement le sentiment de son importance. Quand on fait allusion à sa célébrité mondiale, il s’en étonne, car il a très mauvaise opinion de lui-même. « J’irai en enfer, disait-il en plaisantant, je ne crois pas à l’enfer pour les autres, mais pour moi il y en aura un ! » Quand il a tort, il ne cherche jamais à se justifier ; au contraire, il exagère avec plaisir ses défauts. « Je me sens fautif pour tout », répétait-il souvent, en quoi il était vraiment dostoïevskien.
N’oublions pas, dans son immense labeur régulier, la rédaction de la revue de philosophie religieuse russe Put (La Voie) qu’il a fondée en 1925, avec l’aide d’un de ses admirateurs américains, le Dr John Mott, président de l’Alliance universelle des U.C.J.G. La revue paraît jusqu’à fin 1939, alimentée sans cesse par de nombreuses études, notes et bibliographies très intéressantes de son principal animateur. La direction d’un tel périodique, auquel collaborent les meilleurs écrivains et penseurs de l’émigration, n’est pas toujours facile. Les uns trouvent la position de son rédacteur trop à gauche ; les autres, au contraire, le considèrent comme un réactionnaire de droite. Ces contradictions à son sujet ne l’étonnent pas, parce qu’elles ne sont pas nouvelles. Mais il lutte toujours avec la même énergie pour la liberté que les émigrés ont [34] tendance à mépriser, et n’hésite pas à souligner, au grand scandale de certains, les aspects positifs du régime soviétique. Il prend aussi la défense de l’Église orthodoxe patriarcale, rattachée à Moscou, à laquelle il a adhéré dès sa fondation, et qui est combattue par les orthodoxes dissidents. Mais nous ne pouvons pas entrer dans le détail de ces querelles intestines, qui ont souvent attristé Nicolas Alexandrovitch.
C’est pendant cette période de sa vie passée en Occident que Nicolas Berdiaeff a écrit la plupart de ses ouvrages philosophiques. Nous ne saurions, dans le cadre de cette introduction, les mentionner tous. Il nous suffira d’indiquer succinctement le cours de sa pensée. Sa philosophie sociale, négative quand il fallait réagir contre le bolchevisme, se précise et aboutit à un socialisme personnaliste, qui reconnaît à la fois la nécessité de la transformation de l’homme en tant que personne et de la structure sociale. C’est à cette unité qu’il faut arriver. « Lorsqu’on s’applique à réaliser la perfection de la vie humaine, en partant de la perfection de la vie religieuse et morale individuelle, on constate que ce but ne peut être atteint que par le moyen de transformations sociales et de perfectionnements de la vie sociale, et lorsqu’on veut obtenir le même résultat en partant de transformations sociales et de perfectionnements sociaux, on se trouve devant la nécessité de réaliser la perfection intérieure des hommes [17]. » Il n’y a donc pas opposition entre la transformation individuelle (ce que postule le christianisme) et [35] la transformation sociale (ce que réclame le socialisme), mais convergence en vue d’un monde nouveau où la dignité de la personne ne sera pas niée par la société.
Dans de nombreuses études, Berdiaeff a développé ce point de vue. Certaines ont été recueillies dans le volume Christianisme et Réalité sociale [18], qui fut pour beaucoup de jeunes une excellente initiation au problème social examiné du point de vue chrétien. D’autres de ses écrits dans la même ligne ont contribué à éclairer les esprits sur les rapports entre le communisme et le christianisme.
Mais il a révélé aussi aux Occidentaux la philosophie religieuse russe que préoccupent le sens de la vie et le problème de l’homme dans l’histoire. Dans Esprit et Liberté [19], il a exposé avec ampleur sa conception théandrique du christianisme. Pour lui, il n’y a pas seulement le mouvement de Dieu vers l’homme mais aussi le mouvement de l’homme vers Dieu ; toute la vie est, par conséquent, action réciproque de la nature divine et de la nature humaine que la foi en Christ, le Dieu-Homme, postule. L’éthique de l’acte créateur a fait l’objet de l’un de ses plus importants ouvrages, De la destination de l’homme [20], où il expose une morale à la fois personnelle et sociale.
Un autre aspect de sa pensée, c’est la défense de sa patrie contre les préjugés et les attaques de l’Occident. Non seulement il nous aide à comprendre le christianisme russe (si différent du moralisme chrétien occidental), mais encore il nous introduit dans la psychologie slave [36] qui n’a rien de commun avec la nôtre. On remarque particulièrement son amour de la patrie russe, dont il a été séparé malgré lui, dans les pages qu’il a écrites pendant la dernière guerre, au cours de laquelle, subissant l’occupation comme tous les Français, il reçut deux fois la visite de la Gestapo et risqua le camp de concentration. On trouve ces articles dans Au seuil de la nouvelle époque [21], livre plein d’angoisse et d’espérance, dans lequel il montre que le communisme ne peut être régénéré, spiritualisé que de l’intérieur et qu’il est vain de dresser contre lui un front provoqué par une crainte stérile. Mais même si la lutte sociale s’apaise, la lutte spirituelle continuera. C’est la lutte de l’acte créateur contre l’objectivation.
Nous arrivons ainsi à la grande idée de Berdiaeff, celle qu’il a développée de plusieurs manières dans ses derniers ouvrages (Esprit et Réalité, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Essai de Métaphysique eschatologique au sous-titre plus explicite : Acte créateur et objectivation) [22], à savoir l’opposition entre l’existence et l’objectivation, entre la vie et la chose, la personne vivante créée à l’image de Dieu et le monde social, extérieur, anonyme. En d’autres termes, le monde objectivé, c’est le monde déshumanisé, transformé en un objet sans âme, qui fait fi de l’homme en tant que sujet existentiel. Le grand malheur, c’est que tout tend à l’objectivation : l’État, [37] l’Église, Dieu, l’Esprit, la religion, la science, la technique, la philosophie. Tout devient objet sans lien intime avec la personne humaine. L’embourgeoisement est la conséquence de l’objectivation de l’esprit.
La vraie philosophie, fondée selon lui sur un christianisme qui croit à la déification du monde (c’est la doctrine de la theosis, base du théandrisme), cherche à se créer un passage à travers l’objectivation pour atteindre les réalités authentiques, la personne et la communion (qui n’est possible qu’entre personnes), la liberté, le mystère de l’Esprit, l’éternité. « Si l’effort créateur de l’homme peut vaincre le monde de l’objectivation, c’est uniquement parce que Dieu participe à cet effort » [23], affirme Berdiaeff, dont la philosophie existentielle s’achève dans une « nouvelle mystique », titre de l’ouvrage qu’il a projeté le jour même de sa mort. Mais l’essentiel de sa vision des choses dernières, il l’a donné dans ses précédentes œuvres. « Quand nous serons proches de l’éternel royaume de l’Esprit, les contradictions douloureuses de la vie seront résolues [24]. » Le monde sera alors transfiguré par l’Esprit, et c’est bien ce à quoi il aspire. « Mon salut suppose celui des autres, dit-il, celui de mes prochains, le salut universel, le salut du monde entier, la transfiguration du monde [25]. »
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Au terme de cette introduction, je me rends compte [38] qu’il y aurait encore beaucoup à dire. J’ai brossé un bien pâle portrait de cet homme que j’ai pourtant bien connu et qui m’a honoré de son amitié. Mais j’ai voulu simplement rappeler son souvenir au début de ce premier ouvrage qui sort de presse sans qu’il l’ait revu. Il relisait, en effet, soigneusement toutes les traductions françaises de ses livres, soucieux qu’il était de leur exactitude.
Je n’ai pas la prétention d’avoir donné une idée complète de sa pensée, mais mon seul désir a été de montrer qu’une telle philosophie était profondément enracinée dans l’espérance chrétienne et capable d’apporter plus qu’un système : une nouvelle manière de poser le problème de l’homme à la conscience chrétienne [26].
Les essais contenus dans ce volume sont significatifs à plus d’un point de vue. Quoique la plupart aient été rédigés il y a déjà quelques années, ils n’en restent pas moins très actuels, car la crise qu’ils dénoncent continue à jeter le monde dans de terribles convulsions tant qu’on s’en tiendra à des solutions partielles et inopérantes, sans voir que le mal est d’ordre spirituel. C’est ici qu’apparaît la position difficile de Berdiaeff qui n’appartient ni à la réaction anticommuniste ni au camp prosoviétique. La dernière étude de cet ouvrage porte un titre qui indique clairement cette attitude : « Troisième issue » [27]. Le monde n’est pas seulement [39] enfermé dans le dilemme « bloc occidental-bloc oriental ». Il y a une troisième possibilité : la rencontre d’un christianisme authentique avec un socialisme non moins authentique, le socialisme personnaliste. Ce sera avant tout un front moral qui luttera pour la vérité, et non pas nécessairement une nouvelle formation politique genre « Troisième force ». La « Troisième issue » est déjà ouverte dans le monde, là où l’on mène un combat désintéressé pour la justice, la paix et la liberté et contre le fatalisme de la guerre et de l’esclavage économique, tout cela en fonction de la défense de la personne humaine.
On fera bien, avant d’émettre un jugement sur la pensée de Berdiaeff, de lire ce recueil d’essais jusqu’au bout. On trouvera dans le dernier article, le plus important peut-être que le philosophe ait écrit dans les mois qui ont précédé sa mort, certains correctifs et certains compléments qui précisent sa position vis-à-vis du monde bourgeois et du monde communiste.
Nicolas Berdiaeff n’a d’ailleurs pas dit son dernier mot, puisque plusieurs de ses ouvrages sont encore inédits. Il s’agit notamment de L’Idée russe (déjà paru en russe), de Vérité et Révélation (ce livre au sujet duquel il m’écrivait : « Toutes les orthodoxies seront contre moi »), du Royaume de César et Royaume de l’Esprit, le dernier qu’il ait achevé, et enfin de son Autobiographie spirituelle écrite pour lui-même pendant les mois les plus sombres de la guerre.
Lorsque, le jour de Vendredi-Saint, ses amis l’ont conduit au cimetière, il a fallu creuser encore la tombe [40] qui était trop étroite pour recevoir sa dépouille mortelle. N’est-ce pas là, comme une de ses proches en a fait la remarque, un saisissant symbole de l’envergure de cet homme génial que les limites de cette vie terrestre étouffaient jusque dans la mort ?
Couvet (Neuchâtel), juin 1948.
Eugène PORRET.
[1] Esprit et Réalité (Aubier), p. 150.
[7] La première date est celle du calendrier grégorien.
[9] Janin, éditeur. C’est l’ouvrage que Berdiaeff écrivit après la mort de sa femme.
[10] Alexis Khomiakov (1804-1860), chef de l’école slavophile. Berdiaeff a écrit en 1912 une monographie sur lui.
[11] Un Nouveau Moyen-Age (Plon), p. 186.
[12] Voir son ouvrage, L’Esprit de Dostoïevski (Stock). « La liberté, dit-il, c’est le destin tragique de l’homme et du monde, le destin de Dieu lui-même ; elle réside au centre même de l’être, comme un mystère originel (p. 99). »
[13] Cet ouvrage a paru en français chez Desclée en 1937.
[14] Esprit et Réalité, p. 148.
[15] Essai de métaphysique eschatologique, p. 284.
[17] Dialectique existentielle du divin et de l’humain, p. 145.
[21] Paru dans la même collection, Delachaux & Niestlé, éditeurs.
[22] Parus en 1942 et 1946 chez Aubier.
[23] Esprit et Réalité, p. 248.
[24] Dialectique existentielle, p. 244.
[26] Pour un exposé plus complet, voir mon ouvrage : La philosophie chrétienne en Russie : Nicolas Berdiaeff (Collection Etre et Penser, La Baconnière).
[27] Cet article a paru d’abord dans la revue « Cheval Blanc » (été 1948).
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