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Le sens de la création
Essai de justification de l’homme
Avant-propos du traducteur
Le livre que nous publions aujourd’hui est à la fois un des premiers ouvrages de Nicolas Berdiaev, et peut-être celui qui exprime le mieux sa pensée. Dans son « Essai d’autobiographie philosophique », terminé en 1940 (il n’y ajouta qu’un chapitre, allant de 1940 à 1947), Berdiaev s’exprime, en effet, en ces termes : « L’expérience vécue par moi de la découverte de la création, qui est la découverte de l’homme, et non pas celle de Dieu, trouva son expression dans le livre : Le Sens de la création. Un essai de justification de l’homme. Le livre a été écrit d’un seul élan, presque en état d’extase. Et je pense qu’il constitue, sinon mon œuvre la plus réussie, du moins celle qui contient le plus d’enthousiasme, et en qui j’ai trouvé pour la première fois une expression à ma pensée philosophique originale. J’y ai déposé ma thèse fondamentale, mon instinct premier de l’homme. »
Berdiaev s’explique ensuite ainsi sur l’époque qui précéda la naissance du livre, et qui va de 1910 environ à la guerre de 1914 : « C’était pour moi une période de réaction contre le milieu pravoslave de Moscou. Je quittai la Société de Philosophie religieuse, cessai d’assister à ses séances. De même, je quittai la rédaction du « Pout » (le Chemin). J’entrai dans une solitude créatrice. C’est alors que nous voyageâmes tout un hiver en Italie. Nous séjournâmes à Florence et à Rome. Sur le chemin du retour, rappelés en Russie par la maladie de ma mère, nous nous arrêtâmes à Assise. Je ressentis l’Italie d’une manière particulièrement aiguë et forte. C’est en Italie que j’écrivis une partie de mon livre, Le Sens de la création. En moi s’éveillaient un monde de pensées sur la création de la Renaissance. Je considérais cette création comme un échec, mais un échec prodigieux... »
Le livre, commencé en 1911, s’achève, comme le montre la date inscrite au bas de l’Introduction qui va suivre, en février 1914, quelques mois avant la guerre, trois ans, jour pour jour, avant la Révolution.
En fait, cette Révolution, qui va bouleverser son existence, le jeune Berdiaev, dès longtemps, était préparé à la recevoir. [10] Né en 1874, à Kiev, d’une famille d’officiers nobles, comme beaucoup de jeunes aristocrates de cette époque, il s’enflamme très jeune pour le socialisme. Son grand-père maternel, le prince Serge Koudachev, a épousé à Saint-Pétersbourg Mathilde de Choiseul-Gouffier, née en 1805, fille du comte de Choiseul-Gouffier, pair de France héréditaire, chambellan de l’Empereur de Russie, morte en 1867 : Berdiaev a du sang français dans les veines. Élevé au corps des pages, il passe ensuite à Kiev les examens de l’Université. Il est social-démocrate et marxiste, tout en demeurant l’adepte d’un idéalisme philosophique. Arrêté en 1898 pour une affaire social-démocrate, puis relâché, il sera, en 1900, envoyé en exil dans le Nord de la Russie ; et c’est à Vologda, où il purge sa peine, au milieu d’un groupe de penseurs et d’artistes, que paraîtra son premier livre : Subjectivisme et individualisme dans la philosophie générale. Il est âgé de presque trente ans, lorsqu’en 1903 il peut reprendre le cours de son existence normale. Entre ce retour d’exil et la crise à laquelle il va aboutir quelques années plus tard et qui, comme ce fut le cas pour Descartes et d’autres penseurs, se cristallisera en une nuit, nuit d’été, à la campagne, où, couché dans son lit, il perçut avec une force et une lumière extraordinaires que l’homme devait surmonter la notion du péché et vivre par l’élan créateur, Berdiaev a mené à Moscou et à Saint-Pétersbourg la vie de l’intelligentzia de son temps. Sur le plan littéraire, il fréquente les cercles assez hermétiques de ce symbolisme russe du début du XXe siècle, auquel appartiennent Alexandre Blok, Vyaceslav Ivanov, André Biély, pour ne citer que les plus illustres. Sur le plan politique, il est affilié à des sociétés et à des revues clandestines, dont il va, du reste, se détacher peu à peu, faute de sentir ses idées tout à fait à l’unisson de celles de ses compagnons. C’est en évoquant ce temps qu’il écrira : « Mon anarchisme avait une base métaphysique, et une teinture mystique. » Parmi ceux qui l’entourent, beaucoup seront les fondateurs du parti « cadet » et siégeront à la Douma de 1907. Berdiaev s’éloigne, au contraire, de la politique active. Il est membre, pourtant, de l’ « Union des Libérateurs », et assiste à l’un de ses congrès qui se tient à Schaffhouse ; il demeure ainsi, comme il l’a dit, un révolutionnaire « sur le plan de la libre spiritualité ». La somme de ses réflexions, à cette époque, il va la donner dans un recueil d’articles philosophiques intitulé : La crise spirituelle de l’intelligence, Saint-Pétersbourg, 1907. C’est dans les années qui vont suivre, ainsi qu’on l’a indiqué, que va s’élaborer, par le voyage et la méditation sur l’art, Le Sens de la création, que [11] nous apportons aujourd’hui au lecteur, et duquel l’écrivain Rosanov, cet homme extraordinaire à l’aspect d’un « moujik de Kostroma », dont Berdiaev admirait les dons magnifiques, bien que leurs conceptions fussent diamétralement opposées, blâmait « l’esprit d’Occident ». La notion de la liberté qui a mûri définitivement en Berdiaev est plus éthique que sociale ; mais cette liberté immanente à l’homme, elle se forge comme l’autre dans une sorte d’épopée, dans les combats héroïques livrés à tous les ordres établis, quels qu’ils soient. Et précisément, au début de l’été 1914, Nicolas Berdiaev va passer en jugement à cause d’un article paru contre le Saint-Synode et intitulé : Les persécuteurs de l’esprit. Sans doute, l’article eût-il valu à son auteur un exil éternel en Sibérie.
Mais déjà c’est la guerre. Et quand la Révolution, de février d’abord, d’octobre ensuite, s’abat enfin sur son grand pays déchiré, il semble que rien dans les préoccupations de Berdiaev, ni dans son passé spirituel, ne l’en séparât irrémédiablement. En 1919, il est nommé professeur à la Faculté d’histoire et de philologie de l’Université de Moscou. A la même date, on l’élit président de l’ « Académie libre de culture spirituelle ». Le désir qui est depuis longtemps le sien d’écrire un livre sur Dostoïevski se réalise alors sous la forme d’un cours, qu’il publiera en lui donnant comme titre : La conception du monde de Dostoïevski. « Les leçons de séminaire, que j’ai dirigées au cours de l’hiver 1920-1921, écrira-t-il dans la préface du livre, datée de « Moscou, le 23 septembre 1921 », m’ont finalement incité à réunir mes méditations sur ce sujet. »
Si j’aborde ce dernier thème, ce n’est pas seulement parce que Berdiaev serait incompréhensible sans son amour pour Dostoïevski, et tout ce qu’il lui prête, sans son interprétation géniale de la Légende du Grand Inquisiteur, à propos de laquelle il déclare : « La figure du Christ était liée pour moi à la liberté de l’esprit », c’est aussi parce que c’est ici que commencent mes souvenirs personnels. Ayant lu, en mars 1927, dans la Revue Universelle, un article de Brian-Chaninov intitulé La Troisième Rome, et où figuraient des citations de l’ouvrage de Berdiaev sur Dostoïevski, qui me frappèrent, je lui écrivis pour lui proposer de le traduire. Il y avait alors cinq ans que, en même temps qu’un groupe de savants et d’écrivains, Nicolas Berdiaev avait dû quitter le territoire des Soviets. Après deux années passées à Berlin, il était arrivé à Paris et s’y était fixé définitivement. Le jeune esthète de la Fontanka, commentateur de Leontiev et de Soloviev, l’étudiant de Heidelberg assidu aux leçons de [12] Wilhelm Windelband, l’agitateur d’idées enfin, des réunions de Moscou autour de Boulgakov et de Strouve, s’était transformé dans sa retraite, pour devenir le philosophe de Clamart. À partir de cette date, et durant vingt et un ans, nous avons entretenu des relations que les traits de son esprit fulgurant, comme le charme et la bonté de sa personne, rendaient parfaites, et j’ai gardé, aux jours les plus sombres de ma vie, le souvenir de son amitié réconfortante et de ses vues prophétiques. Avant et après la guerre, mon mari et moi avons participé aux réunions qui se tenaient chez Berdiaev, à Clamart, d’abord dans la maison de la rue de Saint-Cloud, puis dans celle de la rue du Moulin de pierres, qu’entoure un poétique jardin. Sa femme, Lydia Berdiaev, et sa belle-sœur, Gena Rapp, prodiguaient à leurs invités, avec le thé russe, un nombre incroyable de pâtisseries que ces créatures exquises fabriquaient de leurs mains, j’allais dire : de leurs ailes. À présent, Gena Rapp est seule dans la maison. De ces mêmes mains, elle fait surgir des tiroirs les notes, les manuscrits, les fragments, débrouillant le nœud serré des énigmes, penchée inlassablement sur le double secret de l’écriture et de la pensée : de cette pensée qui est essentiellement que l’univers et tout le processus cosmique n’a de sens que si l’homme découvre au fond de soi sa vocation de créateur, et dont nous espérons, par ce livre, donner la source.
Lucienne JULIEN CAIN
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