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Le sens de la création
Essai de justification de l’homme
Préface
Nicolas Berdiaev n’était pas un catholique. Les catholiques pourraient être surpris de le voir soutenir telles opinions qui semblent aller à l’encontre de ce qu’enseigne leur Église, et aussi bien, d’une manière générale, l’Église orthodoxe. Berdiaev cependant est resté en communion avec son Église, ce qui ne l’empêchait pas de la critiquer, non, certes, sur son essence, mais dans son comportement historique, dans ses timidités, sa passivité surtout, sa peur d’éployer ses ailes divines au milieu ou au-dessus de « ce monde » et, avant tout, dans sa servilité à l’égard du pouvoir temporel. Sa première dénonciation de l’équivoque résultant de cette connexion officielle des deux gouvernements, profane et religieux, dans ce prétendu Saint-Synode qui mettait en fait l’Église de Russie sous le contrôle d’un tsar, attira sur Berdiaev un mandat d’expulsion que la révolution russe, éclatant soudain en 1917, vint annuler. Au Synode, qui pouvait consacrer abusivement un pouvoir autocratique, le philosophe chrétien opposait l’Église patriarcale, telle qu’elle a été rétablie depuis.
Plusieurs ne s’en étonneront pas moins, à la lecture de bien des pages de cet extraordinaire ouvrage, écrit avant 1914 mais où Berdiaev est déjà entier, que l’Église orthodoxe n’ait point, à son tour, exclu de sa communauté le philosophe indocile qui en était [14] l’auteur. Assurément sa foi, comme sa noblesse spirituelle, restait hors de cause, mais Berdiaev jugeait avec tant d’indépendance la hiérarchie ecclésiastique et jusqu’à la théologie officielle sans au reste éprouver le moindre besoin d’atténuer sa pensée, j’écrirais volontiers : au contraire, qu’il eût semblé naturel de voir cette hiérarchie ecclésiastique, avec ses théologiens, s’en affecter. Mais, en Russie, l’Église orthodoxe, dont le magistère se borne plus ou moins à méditer sur les Pères grecs et à prêcher l’ascétisme, et qui n’a pas eu de tradition proprement scolastique, s’effarouche moins que nos théologiens catholiques de formulations aventureuses comme il s’en trouve à foison dans les livres de Berdiaev. Non que la hiérarchie ait jamais fait sienne aucune des vues de Berdiaev ni même qu’elle n’ait pas, à l’occasion, mis en garde les fidèles, ici ou là, contre l’esprit révolutionnaire ou frondeur d’un homme que tous admiraient pour son érudition, sa sincérité irréductible et sa valeur morale, mais qui passait pour un original, un isolé, ce qu’il était, peut-être pour un illuminé, ce qu’il se sentait être.
Illuminé, oui, car c’est du cordonnier allemand Jacob Bœhme, l’auteur du De signatura rerum, ainsi que l’avait fait avant lui, en France, Louis-Claude de Saint-Martin qui eut tant d’influence sur les esprits les plus distingués à la fin du XVIIIe siècle, et du poète mystique Angelus Silesius, que se réclamait en premier lieu Nicolas Berdiaev. Il se réfère plus souvent à Bœhme ou à son commentateur catholique, François Baader, qu’à saint Paul ou même à saint Basile. Lorsqu’il nomme saint Thomas d’Aquin, c’est comme s’il parlait d’un notaire, c’est-à-dire d’un de ces maîtres de l’objectivation, « réalistes naïfs » qui se sont [15] figuré que l’on pouvait immobiliser une doctrine qui doit être insaisissable et pur mouvement. C’est ainsi que Nicolas Berdiaev n’a point l’air de se rappeler que saint Thomas a cette définition de Dieu, propre à répondre dans l’absolu à tout ce que lui, en tâtonnant, cherche si passionnément à évoquer : l’Acte pur. Mais, répétons-le, Berdiaev n’était pas catholique, ou plutôt, je le répète, il n’était pas un catholique, et il n’eut jamais souci de le paraître.
Alors pourquoi, demandera-t-on, les catholiques s’intéressent-ils à lui ? C’est bien simple. L’esprit de Berdiaev, qui est la noblesse même j’y insiste, se fraie des passages dans l’obscurité qui font étinceler des splendeurs où nous nous étions habitués à ne rien voir. Et son cœur est si droit que, à travers des propositions inacceptables pour le catholique, il apporte à celui-ci mille raisons de se renouveler dans la foi. J’irai plus loin. Je ne crois pas tellement hérétiques les hérésies de Berdiaev. Mais son culte de la Liberté est si impérieux qu’il ne veut pas s’enclore dans une « orthodoxie » contraignante. Ce serait faire injure à la seule « dame de beauté » qu’il ait résolu de servir et qu’il doit, à tout instant, élire à la place de la déesse Nécessité, laquelle ne se présente au chrétien, pense-t-il, que comme une tentation. Par fidélité à la divine Liberté, Berdiaev est un esprit qui refuse la maîtresse facile qui s’offre à nous sous les formes communes de la pourvoyeuse de sécurité. Même s’il a la vocation de l’orthodoxie, il lui faut échapper à ses objectivations, sous peine de trahir cette seule chose qui, en nous, selon Berdiaev, soit incréée, étant de la nature divine de l’esprit, parce que de l’Esprit divin lui-même, la Liberté.
C’est ici que le métaphysicien pourra reprocher [16] à Berdiaev de tout fonder sur un postulat : la Liberté est avant l’Être. Il en serait du moins ainsi en Dieu, et, par le phénomène du reflet, nous retrouverions ce processus dans notre psychisme subjectif. Cet Urgrund de Jacob Bœhme, cet Un absolu de Plotin, ce Non-Être primordial des mystiques spéculatifs, porte chez Berdiaev le caractère de liberté. Et, tout le long du présent ouvrage, c’est la liberté qui apparaît comme le moteur divin de cette création spirituelle que Dieu attend de nous. Là est d’ailleurs le thème central du Sens de la création et l’unique sujet, en deux temps : liberté, création, des autres livres du philosophe russe. Or le fait que ce soit la liberté comme telle qui, en Dieu, précède l’être, et non pas un anté-être qui serait, comme d’autres l’ont dit, l’« être avant que d’être », et où le couple liberté-nécessité ne se présente nullement comme contradictoire, mais comme liberté (que seul a Dieu) de ne pas être du non-être, ce qui est nécessaire à qui est l’Être, cependant, pour qu’il soit cause de lui-même, et il n’est point d’autre liberté ; le fait que Dieu doive être en propre liberté et non point être (cet « être » n’étant, au demeurant, pour Berdiaev, qu’une objectivation d’un esprit créé, limité, un concept fatalement inadéquat, parce que pour Berdiaev l’analogie est trompeuse) laisse entendre que le philosophe de la « liberté créatrice » s’est fait de l’Être même une idée kantienne, qu’il a été privé, comme les philosophes modernes dans leur généralité, de cette « intuition de l’être » (et non de l’un de ses attributs) qui sacre le métaphysicien. En un mot ce dialecticien n’est pas un métaphysicien. Et c’est probablement pourquoi ses hérésies n’en sont pas d’authentiques. Mais, ce qui est authentique en lui, c’est une vertu, ou la vertu, le courage, disait-il, [17] qui détermine son choix. Son raisonnement peut s’accommoder de formulations hérétiques, en fait sa volonté choisit le vrai. C’est là un phénomène plus insolite qu’on ne le croit. On va me juger paradoxal, mais je ne peux m’empêcher de sentir ceci, et je me fais un devoir de le noter : une déviation doctrinale chez un philosophe catholique contemporain de Berdiaev est plus grave, ou me paraît plus grave, que plusieurs erreurs formelles aux yeux de la théologie exprimées par Berdiaev. Et mon jugement se motiverait de la sorte. La moindre déviation doctrinale dans la pensée d’un philosophe catholique diminue la portée de la doctrine, elle rogne sur un tout. Les pseudo-hérésies de Berdiaev ne sont jamais des choix mutilants ; elles procèdent d’une pensée insatisfaite, d’une pensée « géniale », qui est toujours augmentante. C’est que Berdiaev est schismatique par principe, comme le chevalier se met en marge de « ce monde » qui est réservé aux profiteurs de la terre et à ceux qui les envient, aux bourgeois accomplis ou aux bourgeois en devenir (les Russes, depuis qu’ils ont lu Karl Marx, ont identifié dans le bourgeois, le « petit-bourgeois », tout ce qui défie non plus seulement le progrès social mais bien davantage l’infini), et Berdiaev habille ses vérités, nos vérités, en « hérésies » pour les aimer librement. Et sa dialectique a beau accumuler les risques d’hétérodoxie et de scandale, ce qu’il veut dire est toujours juste, profondément et sublimement juste.
Aussi se forge-t-il de la philosophie une idée très éloignée de celle d’Aristote ou de saint Thomas. La philosophie n’est pas chargée de « connaître » : c’est le rôle de la science, avec laquelle toute jonction, aux yeux de Berdiaev, est néfaste. Il écrit en 1914, avec [18] beaucoup de pertinence, que chez Bergson les références à la science de son temps déshonorent sa belle philosophie. La sienne refuse même de s’embarrasser de logique, elle est l’art de la pensée, son génie plus exactement. En réalité, elle est, pour Berdiaev, la manifestation intellectuelle de la liberté incréée mais créatrice qui est dans l’homme, plus profondément que tout le reste, ainsi qu’il est dit que dans le principe, ἐν άρχ?, le Verbe était en Dieu. C’est le même Verbe, le même élan spirituel et créateur, qui est venu dans l’homme, et que l’homme ne veut pas recevoir aussi longtemps qu’il refuse d’être enfant de Dieu et de partager sa liberté (la « liberté des enfants de Dieu »). La philosophie, pour Berdiaev, est un acte de l’esprit, qui crée des valeurs vraies, parce qu’il émane, parce qu’il monte, de l’Urgrund, de l’abîme de la liberté, ce quelque chose de sans fond antécédent à l’être. On comprend, dès lors, que pour Berdiaev la philosophie, la sienne celle de la liberté créatrice, ne soit plus qu’une expression de la spiritualité, une illumination du cosmos, qu’elle débouche normalement sur le mystère et soit contiguë, d’une part, à la prophétie et, d’une autre part, à la magie. Tout cela ressort en clair des pages qui suivent.
Ainsi nous pourrions appliquer au philosophe russe ce qui a été dit, au XVIe siècle, du jeune Pic de la Mirandole : qu’il a introduit l’esprit de tournoi et de chevalerie dans la philosophie. Et l’auteur du Sens de la création en a parfaitement conscience. C’est comme aristocrate que sa « dame de beauté » l’a toujours amené à défendre, non pas en considération des principes démocratiques, dont il avait horreur, mais de la seule dignité de l’image et ressemblance de Dieu qu’est l’homme, qu’est tout homme, enfin de la « personne [19] humaine », pour s’exprimer avec la banalité du langage moderne, ceux qui attaquent la fausse paix du monde. Berdiaev était pour la lutte sociale et pour la guerre spirituelle. S’il figurait parmi les révolutionnaires et les hommes de gauche, c’est parce qu’il se plaçait philosophiquement du côté du changement. Il était nous allons en voir la raison ennemi de toute immobilité, de tout contentement « bourgeois », de toute sclérose artistique, bref, de tout statu quo. Pour lui l’immobilité n’est qu’un ensorcellement ; le héros sera cet homme qui mettra fin, par son acte de créateur, aux enchantements de la forêt de Brocéliande. Il fut un des rares penseurs du vingtième siècle qui osèrent préférer la vérité du romantisme à celle du classicisme. Il rejoint sur ce point les positions d’Ernest Hello, qui s’était abreuvé, il est vrai, aux mêmes sources allemandes que lui. « La parole est un acte, c’est pourquoi j’essaye de parler », avait écrit Hello, qui attendait peut-être de ce mot, proféré solennellement en tête d’un de ses livres, comme un renouvellement de la création.
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Mais Berdiaev est d’un temps où les artistes ne font plus gronder les nuées et descendre les éclairs sur des formes effarées ou pâmées, il appartient à son époque, même si elle lui déplaît ; il raffole de Botticelli, de Léonard, mais il accepte d’être contemporain de Picasso. Il a été un des premiers à parler de celui-ci, à distinguer les linéaments de l’avenir dans les efforts du futurisme et les opérations chirurgicales du cubisme. Lui aussi tourne le dos à la tradition pour [20] faire tomber les murs qui masquent l’inconnu du lendemain. Et sa philosophie chevaleresque procède comme la peinture de Braque et de Picasso, mais c’est à la pensée, non à l’art, qu’il adapte cet esprit d’aventure. Et pas à n’importe quelle pensée : à la plus grave, à la pensée que l’homme peut avoir librement sur Dieu et, une fois qu’il a éprouvé en lui comme une naissance de Dieu, sur l’homme, ressemblance et image de Dieu. C’est là que son « génie », ou son système de la « génialité », tout compte fait, ce n’est rien d’autre, pour lui, que la philosophie : une « génialité », et il emploie le mot à tout instant quand il veut louer une pensée, une expérience spirituelle, trouve à s’exercer pleinement. C’est ici, également, que ses propositions, pour un catholique, sont les plus aventureuses, mais nous serions impardonnables de ne pas faire avec elles un bout de chemin, ne fût-ce que pour les redresser aux lumières (si l’on peut dire que ces très lumineuses obscurités sont des lumières) de la mystique expérimentale et des données de la foi. Quand Berdiaev, débarrassé de toute logique préventive et de tout appareil théologique, s’engage, au nom de son amour de chevalier, sur les pistes des découvreurs de Dieu, il rencontre une dualité, toujours la même : Dieu et l’Homme. Pas n’importe quel homme : l’Homme absolu, la « véronique », la véritable image et ressemblance de Dieu, l’Adam Kadmon des anciens, cet Adam que Dieu (et homo factus est) s’est fait, ou que Dieu veut se faire : le Christ. Pour Berdiaev, s’il y a Dieu et l’homme, quand il veut regarder Dieu, c’est tout de suite le Christ qu’il a en vue. Il ne parle guère de Duns Scot, mais l’idée scotiste du Christ éternel, de l’Homme éternel, dans ce sens, eût pu et dû le séduire. [21] Car, s’il reproche tant au christianisme de ne pas avoir d’anthropologie et s’il voit là le secret de sa faiblesse dans les temps actuels, c’est que lui est tout prêt à lui substituer une christologie qui répondrait, pense-t-il, à tous les besoins de l’humanité. Pour Berdiaev, en effet, ce que Dieu attend de nous, ce n’est pas que nous nous perdions en lui, dans une effusion mystique qu’il pouvait juger panthéiste, mais que nous acquérions cette taille de l’Homme absolu, que l’obsession du péché et du salut à gagner, du salut individuel, phobie du penseur russe, nous empêchera toujours d’atteindre. Est-ce que Berdiaev conseillait de ne pas s’occuper du péché pour être pleinement homme, à l’instar de trop de pseudo-mystiques, en se souciant peu de le commettre ? Nullement. Pour Berdiaev, ne pas s’occuper du péché consiste pratiquement à renoncer à lui, à s’en aller de lui. Le chapitre sur la sexualité et le mariage, au malthusianisme si hardi, ne manquera pas de dérouter les chrétiens modernes. Et pourtant comme il est évangélique dans sa simplicité purificatrice, dans son grand élan pneumatique ! Mais ici encore les idées de Berdiaev ne sont admissibles que dans leur rapport avec l’esprit de création que Dieu nous a insufflé pour entreprendre ce que le philosophe appelle « l’œuvre du huitième jour ».
Ce doit être là l’œuvre de l’homme. Dieu ne nous aurait créés, de son éternité, que pour être créateurs, dans le temps, à son image. Et c’est là que Berdiaev se montre si nouveau, car il ne s’agit pas à ses yeux de productions artistiques ou scientifiques, les unes et les autres n’étant que des symboles : c’est la réalité d’une création spirituelle qui est prévue et désirée pour nous par Dieu, ou du moins par CE qui est [22] créateur en Dieu, le Mouvement intérieur qui fait que Dieu en trois personnes, tri-un, n’est point une impassibilité comme il a semblé, mais un dynamisme créateur, un Dieu qui, si l’on reprenait le mot de Nietzsche sur l’homme, serait, de façon ineffable, quelque chose l’Être qui entend se surmonter éternellement. Folie sans doute, et Berdiaev n’écrit pas cela, mais il m’a l’air de le penser et, quand il dit qu’il faut que l’Homme naisse en Dieu comme Dieu naît dans l’Homme, pour que nous ayons une christologie parfaite, une anthropologie absolue, il prévoit une autre union que celle du mystique à Dieu, il prévoit un échange d’amour entre deux personnes, comme il existe en Dieu, et l’on voit se dessiner, allant de l’un à l’autre, le Saint-Esprit réalisant la transfiguration du monde.
Mais, pour que le Royaume arrive, le Dieu de Berdiaev veut que dans l’intervalle nous passions par la fin du monde, la fin de « ce monde » pour qui le Christ n’a pas prié, car il est un obstacle à sa gloire, à l’établissement du Royaume, si l’on préfère : au règne du Saint-Esprit par l’Homme. Dans cette optique nous ne lui demandons pas des précisions matérielles qu’il ne pourrait pas nous fournir, mais dont nous avons des indices obscurément révélateurs dans les successions non-évolutionnelles mais librement contrastées de l’histoire. La philosophie de Berdiaev ne cesse de nous être présentée par son auteur comme une eschatologie. Mais cette dernière, dans son esprit de chrétien, n’a pour but que de nous délivrer de « ce monde » des contraintes, de « ce monde » des limites, de « ce monde », en un mot, de la nécessité, qui doit être abattu. Malheureusement, avant l’action du chevalier, tous les faussaires de l’Absolu, tous les [23] possédés (ceux de Dostoïevski), autrement dit les démons, s’attaquent aux limites de « ce monde » dans un esprit totalement contraire à celui de la liberté. En 1900, le jeune Berdiaev, qui avait exorcisé son marxisme et combattu son matérialisme, dans une œuvre qui en Russie avait fait du bruit, Subjectivisme et individualisme dans la philosophie générale, le chevalier Berdiaev n’avait pas fait l’expérience du communisme bolcheviste, il n’avait pas assisté à l’éclosion du fascisme et à l’apparition du hideux blasphème nazi. Avant de mourir il devait en éprouver un grand accablement, une douloureuse amertume. « Après le bouleversement intérieur lié à l’expérience d’exaltation créatrice par laquelle j’étais passé, je n’ai jamais trahi ma foi dans la vocation créatrice de l’homme. Mais mon espoir d’une nouvelle époque créatrice, que j’avais crue imminente, faiblit en raison des événements catastrophiques. » C’est ainsi qu’il s’exprimera dans son Autobiographie spirituelle. Ces catastrophes historiques, qu’il avait toujours prévues, ne « créeront pas » des « mondes absolument nouveaux », elles n’en donneront que « l’impression ». Cependant, ajoutait-il, « elles se montrent nettement défavorables à la création, telle que je la concevais, telle que je l’imaginais pour l’imminente époque nouvelle, religieuse-créatrice ». La Parousie est ajournée.
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Mme L. Julien Cain, qui a traduit avec autant de soin que d’intelligence le Sens de la création, nous rappelle que Berdiaev avait écrit ce livre d’un seul jet et, disait-il lui-même, « presque en état d’extase ». [24] Ceci est d’importance, car il prouve que, s’il y a chez Berdiaev du génie, c’est dans le présent livre qu’il sourd avec le plus de spontanéité, par conséquent de « liberté ». Le philosophe insiste, se révèle, se développe, ne se reprend pas. On touche sa pensée à nu dans cet ouvrage que son auteur estimait capital et qu’il ne comparait qu’à cet autre livre, écrit beaucoup plus tard, en France, De la destination de l’homme. Au temps où il rédige son Sens de la création, il fait penser lui-même à ces hommes de la Renaissance qu’il voyait « débordants de forces créatrices ». Il est alors inspiré ; il a saisi quelque chose d’éblouissant et d’inconnu entre Dieu et l’Homme. « J’admettais, écrit-il, parlant de son livre, que l’homme détient ses dons créateurs de Dieu, mais il y a un élément de liberté inhérent aux actes créateurs de l’homme qui n’est déterminé ni par le monde ni par Dieu. La création est la réponse de l’homme à l’appel de Dieu. »
Si l’on juge cette assertion bien prétentieuse, Berdiaev répond, ce qui est incontestable, que, « si l’œuvre de rédemption et de salut peut se passer de création », de création humaine, « pour le Royaume de Dieu l’action créatrice de l’homme est indispensable ». Enfin Dieu nous sollicite pour une collaboration qui est inscrite, si l’on veut, in aeternum, dans le fait, qui a eu lieu, même si le péché de l’homme l’a provoqué, de l’Incarnation du Verbe divin. Le christianisme pour Berdiaev ne sera réalisé ce qui se produit dans la vie des saints que lorsqu’il le sera « en tant que religion de l’humaine divinité ». Le philosophe a, reconnaît-il, « l’audacieuse conscience du besoin que ressent Dieu de l’acte humain créateur, de la nostalgie de l’homme créateur ressentie [25] par Dieu ». Il s’explique : « La création humaine continue la création du monde. La continuation et la perfection de la création du monde est une œuvre humano-divine : Dieu œuvrant avec l’homme, l’homme œuvrant avec Dieu. » La réalisation plénière d’un chrétien ne consiste-t-elle pas à faire fructifier l’héritage du Christ, Verbe incarné, Verbe créateur incarné ? Et que l’on n’aille pas nous dire, comme trop de catholiques timorés, qu’il suffit de faire ici-bas son salut, car c’est un jeu de leur rétorquer l’impitoyable parabole des talents. Le Maître des dons s’y affirme sévère et cupide : il faut que les talents reçus produisent au minimum leur double. Celui qui, craignant Dieu, enterre son talent pour le sauver, perdra ce qu’il avait reçu, au profit du meilleur « réalisateur », comme l’autre (ou le même) perd sa vie pour la vouloir sauver. Cette parabole, que Berdiaev, je crois, a négligé de citer, est le meilleur argument chrétien, christologique, en faveur de sa thèse.
Ce philosophe n’aimait pas le panthéisme, l’évolutionnisme ; ces doctrines consistent à vouloir que le destin se fasse nécessairement, automatiquement, en privant de leur liberté les rouages d’un tout qui échappent au mécanique dès l’instant que, grâce et beauté, ils savent qu’ils ont le pouvoir non seulement de faire, mais aussi d’aimer la chose à faire : les hommes, ces images et ressemblances de Dieu. Quant à la doctrine courante des spirituels et même des mystiques, orthodoxes ou hétérodoxes, ceux de l’Inde plus spécialement, qui tient qu’il suffit à l’homme de mourir à soi-même et de laisser la place au Bien-Aimé, elle lui semblait, avec raison, incomplète, si, comme il le suppose, l’union s’arrête à la mort mystique de la créature et ne mène point à la résurrection de la vivante finitude [26] immolée. Les apparences sont trompeuses (le Christ après la Résurrection se confond pour l’Amoureuse elle-même avec le jardinier), mais il n’est pas injuste de traiter d’incomplète une opération qui laisserait le Saint-Esprit sur sa faim et ne conduirait pas le mystique jusqu’à la récupération, sous une forme à peu près indescriptible, (les catholiques disent cependant : union transformante) d’une personnalité que son sacrifice divinise mais n’anéantit pas. Et l’on comprend que Berdiaev ne se plaise pas à imaginer un Tout-Puissant qui crée un monde pour le regarder tourner comme un manège perpétuel, sans que les vivants aient rien d’autre à faire que mourir docilement et chacun à son tour. Ce n’est pas pour rien que Dieu vous donne la vie, écrirait Berdiaev, c’est pour témoigner que vous êtes ses créatures en devenant créateurs comme lui. Il regrette que le christianisme ait l’air de prendre pour zéro ce que l’homme, sous le regard de Dieu, peut faire de ses facultés, de son esprit, de son cœur, de ses mains, comme si la création avait à être justifiée : c’est elle qui est justifiante, c’est elle qui prouve que nous sommes « des dieux par participation » (sainte Catherine de Gênes). Et, si l’homme reçoit ce pouvoir d’un Dieu qui l’aime comme lui-même et le veut tel que Lui, c’est que tout a été fait pour l’homme, image et ressemblance de Dieu, à travers le Christ. Il y aurait un « humain prééternel en Dieu ». C’est là le fond de la pensée de ce chrétien excentrique mais fidèle. Il déclare : « L’humain est inhérent à la seconde Personne de la Sainte Trinité. » Mais, naturellement, à lui aussi, Berdiaev, est venu ce sentiment d’étonnement incoercible qui nous angoisse à la vue de l’homme réel, palpable, tel qu’on l’a sous les yeux, fût-il d’une [27] moralité correcte, d’une intelligence un peu déliée et d’un physique agréable ce qui est loin d’être toujours le cas. Et sa foi n’en a pas moins ce mot désinvolte : « La bassesse de l’homme empirique ne saurait ébranler ma conviction à ce sujet. J’ai le pathos de l’humanité, bien que je sois de plus en plus persuadé du peu d’humanité dans l’homme. »
Et c’est ici que Berdiaev se penche et nous oblige à nous pencher sur le mystère d’un gouffre que peut-être Jacob Bœhme avait déjà exploré à sa manière, et les kabbalistes avant lui, certainement, et que les humanistes ont tout fait pour obstruer : ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, ce n’est pas l’homme. Et c’est le « sens de l’acte créateur » qui nous l’apprend, et, du coup, porte l’homme à se chercher au-dessus de lui-même, non point dans le « surhumain » de Nietzsche, qui est aussi fallacieux et décevant que le sous-humain des matérialistes imposé à tous par le monde actuel avec son numérotage anthropométrique. Si ce n’est pas en Dieu que tu te cherches, tu ne te trouveras point. Berdiaev le répète souvent, il nous l’assure et son œuvre le démontre à satiété : « Dieu est humain, mais l’homme est inhumain. »
Voilà pourquoi, par delà l’Évangile, qui ne manifeste pas toute l’anthropologie que pressent Berdiaev mais qui la donne substantiellement dans l’Homme-Dieu, c’est-à-dire dans le Christ, en la tenant plus voilée sur sa croix qu’au Thabor, le chevalier philosophe postule un supplément de révélation et en ferait volontiers, comme d’autres y ont songé avant lui, de Joachim de Flore à Léon Bloy, cet Évangile du Saint-Esprit qui ouvrirait un âge que les faussaires parodient et que les catastrophes déchaînées par les ennemis de l’homme, les mêmes que ceux de [28] Dieu, retardent autant qu’elles peuvent. Cet âge serait celui d’une terre et d’un ciel nouveaux. Est-il encore du temps et de notre vie mortelle, ce plus beau des mondes que dessine à grands traits, à la fin de son livre, l’impatience de Berdiaev ? On y passe, en effet, de « l’Église du Golgotha », comme il définit la nôtre, à ce monde transfiguré que les Russes ont toujours tendance à faire partir de Pâques. « L’amour ne s’est montré dans l’Église que symboliquement et non réellement, dans la liturgie et non dans la vie », écrit ce philosophe impitoyable. Mais lui-même traite plutôt l’Église, ici, comme un symbole d’objectivation que comme une réalité mystique. Les signes efficaces que sont nos sacrements, s’ils sont soutenus par une liturgie, fournissent toutefois la vie réelle à des âmes réelles. Ce n’est d’ailleurs pas à la vie sacramentelle que Berdiaev s’en prend dans sa critique de l’Église orthodoxe, ou de l’Église romaine, c’est à des formes sociologiques de religion. Quand il dit : « Le centre religieux se sera déplacé ; de la sphère ecclésiastique et conservatrice, il passera dans la sphère prophétique et créatrice », on n’est pas si loin de l’Apocalypse johannique : « Dieu fera toutes choses nouvelles. » Mais, avec Berdiaev, on ne sait pas très bien si le Royaume de Dieu, appelé à remplacer, avec notre aide active, « ce monde », doit s’accomplir dans un temps comme celui qui nous est octroyé ou post mortem. Il apparaît vague sur ce point. Mais le philosophe est sûr, quant à lui, que son intuition ne le trompe pas : des temps d’homme adviendront, qui ne seront plus contrariés par tout ce que Berdiaev abomine et qui empêche le Créateur de trouver dans l’Homme ce regard pur d’une image de Dieu libre de créer en Dieu cette réponse humaine que Dieu [29] sollicite de toute éternité et qui ne peut être proférée que par une volonté libre. C’est vraisemblablement cela, et le renouvellement de l’Univers qui en résulte, que Berdiaev entendait par cette énigmatique naissance de l’homme en Dieu.
Stanislas FUMET.
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