[7]
Essai d’autobiographie spirituelle
Préface
Ce livre, il y a longtemps qu’il est conçu. Sa conception me paraît originale. Les ouvrages autobiographiques, les mémoires sont souvent irritants par leur caractère égocentrique. L’auteur se remémore les hommes et les faits, mais c’est surtout de lui-même qu’il parle. Il existe plusieurs types de livres écrits sur soi et sur sa propre vie. Il y a avant tout le journal qu’on écrit au jour le jour, année par année. La forme en est très libre et aujourd’hui les Français la préfèrent à tout autre. Le Journal d’Amiel est un exemple remarquable ; parmi les modernes, il faut citer le Journal d’A. Gide. Il y a ensuite la confession dont Saint Augustin et J.-J. Rousseau offrent les exemples les plus célèbres. Puis ce sont les mémoires une littérature immense qui fournissent des documents à l’Histoire. Le livre Passé et Méditations de Herzen est le plus brillant de ce genre. Et c’est, enfin, l’autobiographie, le récit dans l’ordre chronologique des événements extérieurs et intérieurs d’une vie. Tous ces ouvrages tendent à raconter et à fixer le passé de façon plus ou moins véridique et exacte. Les pensées et les sentiments de leurs auteurs appartiennent aussi au passé. Mon livre ne se classe entièrement dans aucune de ces [8] catégories. Je n’ai jamais écrit de journal, je n’ai pas l’intention de me confesser publiquement, je ne désire point évoquer le souvenir des événements de mon temps tel n’est pas mon but essentiel. Ce livre ne sera pas une autobiographie dans l’acception courante du mot, offrant le récit de ma vie dans l’ordre chronologique. Et si cependant c’est une autobiographie, ce sera une autobiographie philosophique, l’histoire d’un esprit et d’une connaissance de soi.
Le souvenir ne saurait être passif, reproduire exactement le passé, c’est là ce qui le rend suspect. Le souvenir est actif ; un élément créateur, transfigurateur le distingue et c’est ce qui cause son inexactitude, son incomplète véracité. La mémoire accomplit une sélection, elle met des choses en avant et laisse beaucoup d’autres dans l’oubli, parfois inconsciemment, parfois délibérément. Ma mémoire à moi sera sciemment active à l’égard de ma vie et de ma voie, autrement dit, ce sera un effort créateur de ma pensée, de ma conscience d’aujourd’hui. Entre les faits de ma vie et le livre qui les relatera, se situera l’acte de la connaissance qui est ce qui m’intéresse le plus. Goethe écrivit un livre autobiographique portant le titre admirable : Poésie et Vérité de ma vie. Tout n’y est pas vrai, la création du poète y a sa part. Quant à moi, je ne suis pas poète, je suis philosophe. Le livre que j’écris sur moi-même ne contiendra pas d’invention, mais une interprétation et une connaissance philosophique de mon moi et de ma vie. Cette connaissance et cette interprétation ne sont pas une réminiscence du passé mais c’est un acte créateur se produisant dans le moment présent. La valeur de cet acte est déterminée par le degré de son élévation au-dessus du temps et de sa participation au temps existentiel, c’est-à-dire à l’éternité. La victoire sur le temps meurtrier fut l’idée essentielle de ma vie. Ce livre est franchement et consciemment égocentrique, mais ici l’égocentrisme, qui est toujours quelque peu déplaisant, [9] est à mon sens compensé par le fait que de moi et de ma vie je fais un objet de connaissance philosophique. Je ne désire pas exhiber mon âme ni extérioriser la matière brute de mon psychisme. Selon son idée initiale, ce livre sera consacré aux problèmes philosophiques : il s’agit de la connaissance de soi, du besoin qu’on éprouve de se connaître, de déterminer son propre type et son destin particulier. La philosophie soi-disant existentielle, dont la nouveauté me paraît exagérée, conçoit la philosophie comme connaissance de la vie humaine, comme connaissance du monde à travers l’existence de l’homme. Or, c’est notre propre existence qui est la plus existentielle qui soit. En se connaissant soi-même, l’homme entre en contact avec les mystères qui lui restent cachés dans sa connaissance d’autrui. J’ai pénétré le monde et son évolution historique, de même que les événements de mon époque, comme faisant partie de mon microcosme et comme constituant ma propre voie spirituelle. Dans la profondeur mystique, tout ce qui se produisit dans le monde, se produisit avec moi, et c’est là que je me heurte aux oppositions fondamentales de ma nature contradictoire. D’une part, tout événement de mon époque, toute destinée mondiale créent ma vie à moi et mon propre destin ; d’autre part, je me sens douloureusement étranger à ce monde, éloigné et séparé de tout et de tous. Si je tenais un journal, quelques mots s’y répéteraient continuellement : cela m’est étranger... je n’ai jamais connu la fusion... nostalgie du transcendant... toujours et encore la nostalgie !... Ma vie tout entière se passa sous le signe de cette nostalgie transcendante.
Il m’a fallu vivre à une époque désastreuse pour ma patrie, ainsi que pour le monde. J’ai assisté à la ruine de mondes entiers et à la naissance de mondes nouveaux. J’ai pu observer l’extraordinaire vicissitude des destinées humaines, constater les transformations, les conformismes, les [10] trahisons de l’homme, et c’est cela, sans doute, qui me fut le plus douloureux. De mes épreuves je suis sorti avec la foi en la protection d’une Force suprême qui ne m’a pas laissé périr. Les époques aussi riches en événements et en transformations, il est convenu de les considérer comme intéressantes et de grande portée, mais ces mêmes époques sont néfastes et douloureuses pour l’individu en particulier, aussi bien que pour les générations entières. L’Histoire ne ménage pas la personne humaine, elle ne l’aperçoit même pas. J’ai passé par trois guerres, dont deux mondiales, par deux révolutions russes, la petite et la grande, et par la renaissance spirituelle du début du XXe siècle en Russie. Ensuite ce fut le communisme russe, la crise de la civilisation mondiale, le coup d’état en Allemagne, la chute de la France et son occupation par les vainqueurs ; mon expulsion et l’exil, qui n’est pas encore terminé. J’ai beaucoup souffert de la terrible guerre contre la Russie et je ne vois pas la fin des cataclysmes mondiaux. C’est trop d’événements pour un philosophe. Emprisonné quatre fois (deux fois sous le régime ancien et deux fois sous le nouveau), je fus exilé dans le nord pendant trois ans ; un procès m’exposait à l’exil à perpétuité en Sibérie ; expulsé de mon pays, c’est en exil que probablement je finirais ma vie. Et pourtant je ne fus pas un homme politique. J’eus bien des contacts, sans jamais appartenir entièrement ou m’abandonner à quoi que ce soit, sauf à ma création. Le fond de mon être appartenait à autre chose... Non seulement les problèmes sociaux ne me laissaient pas indifférent, mais ils me peinaient, car je possédais le « sens civique » ; néanmoins et dans une acception plus profonde, je fus asocial, jamais je n’ai été « homme de vie sociale ». Je n’ai jamais complètement adhéré aux courants sociaux. Je fus toujours « anarchiste » et « individualiste » et me plaçai uniquement sur le plan spirituel.
[11]
Ce livre, je l’ai écrit librement, sans l’entrave d’un plan systématique. Il contient des souvenirs, mais ce ne sont pas eux qui comptent le plus. Les événements et les hommes y alternent avec la pensée et c’est la pensée qui occupe la place prépondérante. Je n’ai pas disposé les divers chapitres dans l’ordre strictement chronologique, comme c’est l’usage dans les autobiographies ; je les ai ordonnés selon les sujets et les problèmes qui firent la préoccupation de ma vie. Cependant, l’enchaînement dans le temps n’est pas sans importance. L’écueil principal consiste, à mon avis, dans la répétition possible du même thème dans des chapitres divers. Cela n’est justifié que par la différence du contexte. Si je me décide à mettre en avant ma personne, ce n’est pas seulement que j’éprouve le besoin d’exprimer et de fixer ma propre physionomie, mais aussi de contribuer à la mise au point et à la solution du problème de l’homme et de son destin, de même qu’à la compréhension de notre époque. J’éprouve également le besoin d’interpréter mes contradictions. De tels livres sont liés à la mémoire, puissance des plus mystérieuses : Souvenir et oubli se succèdent. Il y a bien des choses que j’oublie pour un temps et qui disparaissent du champ de ma conscience, conservées à une plus grande profondeur. L’oubli m’est un tourment constant. Ce ne sont pas seulement des faits importants, mais aussi des personnes ayant joué un rôle dans mon existence que j’oublie. J’ai toujours trouvé que c’était mal. La mémoire possède une puissance de résurrection, elle veut vaincre la mort. Or, à un moment donné le souvenir me revenait. Ce souvenir était de nature active et transfiguratrice. Je ne suis pas de ceux qui vivent dans le passé, je suis tourné vers le futur ; pour moi, le passé tient son importance de l’avenir en gestation. Je ne suis pas un homme chagrin, comme le sont ceux qui marchent le regard tourné vers le passé. L’état nostalgique qui m’est propre, signifie tout autre chose que le chagrin. Mon [12] autobiographie se ressent de ma nature plus dramatique que lyrique. En songeant à ma vie, j’en déduis que ce ne fut pas la vie d’un métaphysicien dans l’acception courante du mot. Elle fut trop passionnée, trop pleine de faits dramatiques, d’ordre personnel et social. Je cherchais la vérité, mais ma vie ne fut pas celle d’un sage ; la raison n’y dominait pas, il y avait en elle trop d’inconséquence et trop d’éléments irrationnels. Les périodes sereines alternaient avec des périodes sombres et douloureuses, les périodes d’exaltation étaient suivies de dépression. Mais jamais et à aucune époque, l’intensité et l’effort mental ne cessèrent. Ce sont les périodes sereines et créatrices de ma vie que j’aurais voulu par-dessus tout ressusciter. J’avais désiré que le souvenir surmontât l’oubli de tout ce qui a du prix dans une vie. Or, c’est sciemment que j’évite ici de mentionner les personnes qui ont le plus marqué dans ma vie personnelle et ma voie spirituelle. Ma mémoire les garde pour l’éternité. Marcel Proust qui avait consacré toute son œuvre au problème du temps, dit au dernier chapitre de son livre Le Temps retrouvé : « J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. » Ces mots, je pourrais les prendre pour épigraphe de ce livre, car ils expriment l’expérience de ma propre vie.
Ce livre est contradictoire du fait même que c’est un homme des plus renfermés qui s’applique à s’ouvrir. C’est très difficile. La discrétion m’empêche de parler de ce qui fut d’une portée immense tant pour ma vie intérieure que pour ma vie extérieure. Il est malaisé de mettre en formule l’enrichissement procuré par la communion avec une autre âme, ou de traduire le tragique secret d’une vie.
Malgré un élément occidental inhérent à ma nature, je sens mes attaches avec « l’intelligentzia » russe en quête de vérité. Je suis héritier des traditions slavophiles et occidentales, de Tchadaiev et de Khomiakov, d’Herzen et [13] de Biélinski, même de Bakounine et de Tchernichewsky, malgré la divergence de nos vues, mais par-dessus tout de Dostoïewsky, de L. Tolstoï, de W. Soloviev et de N. Fedorov. Je suis un penseur et un écrivain russe et mon universalisme, mon aversion pour le nationalisme, sont un trait du caractère russe. Je me reconnais en outre comme un penseur aristocratique ayant admis la vérité socialiste. On m’a appelé porteur de l’esprit aristocratique socialiste. En écrivant ce livre, je fus guidé par un grand désir de simplicité et de droiture, sans aucun voile artistique. Les passages portant le caractère de mémoire, de matière biographique sont écrits de manière sèche et quelque peu schématique. Ces passages, j’en avais besoin pour traduire l’atmosphère variée dans laquelle se déroulait mon évolution spirituelle. Mais cela n’a pas grande importance : ce qui compte, c’est la connaissance de soi-même, de la spiritualité et des recherches spirituelles qui nous sont propres. Ce n’est pas tant la marque caractéristique du milieu, que celle de mes réactions au milieu, qui m’intéresse.
Écrit à Clamart et Pilat-Plage en 1940.
[14]
|