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Les commencements et les fins
Préface
Si étrange que cela puisse paraître au premier abord, il est indubitable que le trait humain le plus caractéristique est la peur de la vérité. Depuis qu’ils ont appris à penser, les hommes ont toujours regardé la vérité avec suspicion, les uns secrètement, les autres ouvertement. Et habituellement, ceux qui en paroles se déclarent les défenseurs les plus ardents de la vérité sont ceux qui en fait la redoutent le plus. Il ne sera peut-être pas exagéré de dire que ceux qui ont pris à partie la vérité sont les seuls à s’être résolus à s’approcher d’elle jusqu’à un certain point. Mais en général, je le répète, depuis l’Antiquité s’est enracinée parmi les hommes la solide conviction que la vérité est terrible et qu’il faut la fuir à tout prix. On la comparait à la tête de Méduse, entourée de serpents, et on disait que tous ceux qui portaient les yeux sur elle étaient transformés en pierre. Ou bien on la comparait au soleil, qu’on ne pouvait regarder fixement sans perdre la vue. C’est ainsi, vraisemblablement, que s’explique l’opinion si ancienne, incompréhensible elle aussi et même énigmatique, selon laquelle les hommes ne cherchent pas la vérité de leur plein gré, et que c’est seulement en se soumettant à la nécessité ou à l’invincible impératif catégorique qu’ils cessent de se leurrer et trouvent l’audace de regarder la vérité en face. « Tu ne dois pas mentir », se répète à tout instant le chercheur scientifique, et pourtant il ne peut vaincre en lui une terreur instinctive et il ment, il ment, il ment. Et ce n’est pas pour des considérations de mesquin intérêt personnel dans le genre de primum vivere, deinde philosophari [1], ces cas-là ne nous intéressent nullement ici. Le chercheur scientifique ment, mu par les considérations les plus élevées, [8] en se soumettant aux décrets de sa conscience. Il lui semble que s’il commence à dire la vérité, si la vérité est révélée aux hommes, la vie sur terre deviendra absolument impossible. Vous entendrez énoncer pareil jugement par les représentants des conceptions les plus diverses, par des gens qui ne pourraient se mettre d’accord sur aucun autre point. D’un côté, Nietzsche et Oscar Wilde ont célébré le mensonge, de l’autre, les adeptes des innombrables théories de la connaissance surgies après Kant nous proposent en guise de vérité un certain nombre de ses succédanés, sous forme de jugements obligatoires pour tous, c’est-à-dire, encore une fois, le mensonge. Oscar Wilde et Nietzsche, d’un côté, les néokantiens contemporains, de l’autre (et avec eux tous leurs adversaires, jusqu’aux positivistes et aux matérialistes), sous une forme ou sous une autre, secrètement ou ouvertement, prêchent le mensonge, sans lequel, d’après eux, la vie est impossible. Si nous observons plus attentivement les hommes religieux de notre époque, nous nous convaincrons qu’eux aussi, pour la plupart, craignent la vérité et la fuient et c’est pourquoi ils croient. Il en résulte habituellement que les hommes croient en ce qu’on leur a enseigné dès l’enfance, en ce à quoi ils sont plus ou moins habitués. Celui qui est né dans le catholicisme, s’il croit, croira infailliblement en l’Église une, sainte et catholique, celui qui est né dans le protestantisme ne reconnaîtra le christianisme que dans l’interprétation de Luther, le mahométan de naissance confessera fermement Allah et Mahomet. Les cas de conversion sincère ne s’observent que chez les sauvages. Les gens cultivés, eux, savent qu’il est terrible de vivre sans foi aussi ils cherchent la foi quand même [2], plus préoccupés de la nécessité de croire que du désir de trouver une vérité religieuse. Une question se pose naturellement : cette conviction de l’homme est-elle juste ? La vérité est-elle vraiment si terrible et si néfaste ? La vaste diffusion de cette opinion ne peut en aucune façon servir de preuve de sa véridicité. Combien de préjugés n’ont-ils pas connu une large diffusion !
Je ne veux d’ailleurs nullement contester l’utilité et l’importance pratique du mensonge. Wilde, Nietzsche et les gnoséologues allemands ont raison à leur manière : le mensonge est utile et même très utile. Mais je ne vois absolument pas la nécessité de poser le dilemme : ou le mensonge, ou la vérité. Que le mensonge prospère, que même les gnoséologues le célèbrent comme la seule vérité possible, la meilleure, la plus haute, est-ce que c’est là un argument contre la véritable vérité ? Les gens croient que si on laisse échapper la vérité elle va tout de suite dévorer le mensonge, comme jadis les vaches maigres de la Bible ont dévoré les vaches grasses. Aussi je me fais une agréable obligation de déclarer ici que ces appréhensions sont très exagérées et qu’elles ne reposent sur rien. Bien que des vérités errent constamment de par le [9] monde, l’épais mensonge continue à fleurir, à prospérer et à apporter tous ces « profits » que les hommes exigent de lui si avidement. La vérité n’a absolument pas les forces nécessaires pour extirper le mensonge. Peut-être la vérité n’a-t-elle pas d’animosité contre le mensonge, peut-être que c’est elle qui l’a mis au monde ? Cette dernière supposition n’est pas aussi invraisemblable qu’elle peut le paraître au premier abord...
D’ailleurs, ce n’est pas là le point important. Et surtout, les idéalistes n’ont pas à s’inquiéter : leur alliance solide avec le mensonge assure aux deux parties contractantes tous les avantages possibles, et cela pour fort longtemps, in saecula saeculorum. C’est pourquoi il n’y a pas grand mal à ce que parfois la vérité, elle aussi, se risque à jeter un coup d’œil sur le monde. Il est vrai qu’elle ne nous promet pas des profits immédiats. Mais je peux vous assurer que les chercheurs de la vérité sont loin d’être aussi naïfs et désintéressés que le pensent les idéalistes avec leur myopie et que dans leurs aspirations, ils ne sont pas menés uniquement par des idées « pures ». Même s’ils tendent leur tête aux coups (souvenons-nous, mettons, de Tchekhov, pour prendre en exemple un écrivain dont il est parlé dans le recueil présent) eh bien, vraiment, ce n’est pas par dévouement ni par vénération envers le gourdin. J’ai déjà eu l’occasion de montrer un jour qu’une tête cassée est souvent la première page de l’histoire de l’évolution d’un génie. Et, bien entendu, on ne m’a pas cru surtout pas les idéalistes qui savent de façon certaine (les idéalistes, en général, savent une multitude de choses de façon certaine) qu’une tête cassée est une tête cassée, un point, c’est tout. Je pourrais, à l’appui de mon opinion, me réclamer de l’ouvrage du célèbre psychologue James : The varieties of religious experience, mais dans une préface il convient d’être bref. Que celui qui le désire lise ce livre remarquable à bien des égards. James est un Américain, un homme pratique qui accorde beaucoup de crédit au bon sens. Et pourtant, presque tout son livre est consacré à l’éloge de la folie. Quand un homme ignorant et sot fait alliance avec la folie, il n’y a là rien de bien intéressant. Mais quand un homme très intelligent, un savant, cherche ouvertement la vérité auprès de la déraison et même de la folie, ce spectacle est digne d’attention, d’une attention toute particulière.
Il est temps de terminer. Je dirai encore deux mots à propos du titre de ce recueil. Les Commencements et les fins, autrement dit, tout, sauf le juste milieu. Si nous n’avons pas besoin du juste milieu, ce n’est pas parce qu’il ne sert à rien. Dans ce bas monde, tout sert un jour à quelque chose. Mais le juste milieu nous trompe : ayant ses propres commencements et ses propres fins, il ressemble au tout. Et dans cet état qu’il accepte volontiers et dont se soucient tellement pour lui les personnes pieuses de toute espèce, parmi celles dont il a été question plus haut, il ne peut plus prétendre à une reconnaissance. Toute imposture provoque la protestation et la colère même lorsque, comme dans le cas présent, elle contient [10] un élément comique. Le juste milieu n’est pas le tout, il n’est même pas la plus grande partie du tout ; malgré toutes les théories de la connaissance qu’ont bâties les Allemands, nous ne les croirons pas. Nous irons vers les commencements, nous irons vers les fins, quoique nous soyons à peu près sûrs de n’atteindre ni le commencement ni la fin. Et nous soutiendrons que la vérité, au bout du compte, peut être plus utile que le meilleur mensonge quoique, bien entendu, nous ne connaissions pas et sans doute ne connaîtrons-nous jamais l’ultime vérité. C’est déjà bien que nous sachions que tous les succédanés de la vérité inventés par les hommes ne sont pas la vérité !
Il y a beaucoup de choses dans le ciel et sur la terre que la science des plus savants n’a pas même rêvées !
[1] Nous mettons en italiques les mots ou phrases dans une langue autre que le russe et les titres des ouvrages, en petites capitales les mots soulignés par l’auteur.
[2] En français dans le texte.
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