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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Léon Chestov, Spéculation et révélation. (1981)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Chestov, Spéculation et révélation. Traduction du russe par Sylvie Luneau. Lausanne, Suisse: Les Éditions L'Âge d'Homme, 1981, 241 pp. 1re édition posthume et bibliographie, 1964. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[7]

Spéculation et révélation

Préface

L’IDÉE FONDAMENTALE
DE LA PHILOSOPHIE
DE LÉON CHESTOV
 *

Léon Chestov était un philosophe qui philosophait de tout son être ; pour lui la philosophie n’était pas une spécialité académique, mais affaire de vie ou de mort. Il était l’homme d’une pensée unique. Et frappante était son indépendance par rapport aux autres courants de pensée de son temps. Il cherchait Dieu, cherchait comment libérer l’homme de l’emprise de la nécessité. Et c’était son problème personnel. Sa philosophie appartenait à un type de philosophie existentielle, c’est-à-dire qu’elle objectivait le processus de la connaissance, ne le détachait pas du sujet de connaissance, le liait au destin entier de l’homme. Avoir une philosophie existentielle signifie : tenir compte du caractère existentiel du sujet qui philosophe et met son expérience existentielle dans sa philosophie. Ce type de philosophie suppose que le mystère de l’être ne puisse être saisi que dans l’existence humaine. Pour Léon Chestov, la tragédie humaine, les horreurs et les souffrances de la vie humaine, le désespoir vécu sont la source de toute philosophie. Il ne faut pas exagérer l’innovation que représente ce qu’on appelle actuellement la philosophie existentielle grâce à certains courants de la philosophie allemande contemporaine. Cet élément se trouvait chez tous les philosophes importants et authentiques. Spinoza faisait de la philosophie à l’aide de la méthode géométrique et sa pensée peut produire l’impression d’une philosophie froide et objective. Mais la connaissance philosophique était pour lui œuvre de salut et son amor Dei intellectualis ne se rattache nullement aux vérités scientifiques objectives. À ce propos, il est fort intéressant de connaître l’attitude de L. Chestov envers Spinoza. Spinoza était son ennemi — l’ennemi avec lequel il lutta toute sa vie comme avec une tentation. Spinoza représente la raison humaine, il est le destructeur de la révélation. Mais en même temps, L. Chestov aimait beaucoup Spinoza, en parlait sans cesse, le citait souvent. Dans ses dernières années, L. Chestov eut une rencontre très importante avec Kierkegaard. Auparavant, il ne l’avait jamais lu, ne le connaissait que pour en avoir entendu parler, [8] de sorte qu’il ne saurait être question d’une influence de Kierkegaard sur sa pensée. Lorsqu’il le lut, il fut profondément ému, bouleversé de ce que Kierkegaard fût si proche du thème essentiel de sa vie. Et il le mit au nombre de ses héros qui étaient Nietzsche, Dostoïevski, Luther, Pascal et les héros de la Bible — Abraham, Job, Isaïe. Comme chez Kierkegaard, le thème de la philosophie de L. Chestov était religieux, comme pour Kierkegaard, son plus grand ennemi était Hegel. De Nietzsche il est venu à la Bible. Et de plus en plus, il se tournait vers la révélation biblique. Le conflit entre la révélation biblique et la philosophie grecque devint le thème essentiel de ses réflexions.

L. Chestov soumettait au thème essentiel de sa vie tout ce qu’il pensait et écrivait. Il ne pouvait regarder le monde, apprécier la pensée d’autrui que de l’intérieur de son propre thème. Il était bouleversé par ce thème. Comment le formuler ? Il était bouleversé par l’empire de la nécessité sur la vie humaine, nécessité qui engendre les horreurs de la vie. Ce qui l’intéressait, c’était non les formes grossières de la nécessité mais ses formes subtiles. La puissance de la nécessité inéluctable a été idéalisée par les philosophes en tant que vérité évidente et obligatoire. La nécessité est engendrée par la connaissance. L. Chestov est tout entier conquis par cette pensée que le péché originel est lié à la connaissance, à la connaissance du bien et du mal. L’homme a cessé de se nourrir de l’arbre de vie pour se nourrir de l’arbre de la connaissance. Et L. Chestov lutte contre la puissance de la connaissance qui soumet l’homme à la loi au nom de la libération de la vie. C’est là un élan passionné vers le paradis, vers la libre vie paradisiaque. Mais on obtient le paradis à travers l’aggravation du conflit, la rupture de l’harmonie et le désespoir. L. Chestov, au fond, n’est pas du tout contre la connaissance scientifique ni contre la raison dans la vie quotidienne. Son problème n’était pas là. Il est contre les prétentions de la science et de la raison à résoudre le problème de Dieu, à vouloir libérer l’homme de l’horreur tragique de la destinée humaine, alors que la raison et la connaissance rationnelle veulent en limiter les possibilités. Dieu est avant tout possibilités infinies, c’est la définition essentielle de Dieu. Dieu n’est lié par aucune vérité nécessaire. La personne humaine est la victime des vérités nécessaires, de la loi rationnelle et morale, la victime de l’universel et de l’obligatoire. A l’empire de la nécessité, à l’empire de la raison s’oppose Dieu. Dieu n’est lié par rien, n’est soumis à rien, pour Dieu tout est possible. C’est ici que L. Chestov pose le problème qui agitait déjà la philosophie scolastique médiévale. Dieu est-il soumis à la raison, à la vérité, au bien, ou la vérité et le bien ne sont-ils que posés par Dieu ? Le premier point de vue est celui de Platon sur lequel se fondait saint Thomas d’Aquin. Le second point de vue était défendu par Duns Scot. Le premier est lié à l’intellectualisme, le second au volontarisme. Il y a une parenté entre la pensée de L. Chestov et celle de Duns Scot, mais Chestov pose le problème de façon beaucoup plus radicale. Si Dieu est, alors toutes les possibilités sont ouvertes, alors les vérités de la raison cessent d’être inéluctables et les horreurs de la vie peuvent être vaincues. Là nous touchons à l’essentiel de la pensée de Chestov et au caractère profondément bouleversant qui la marque. Dieu peut-il faire que ce qui a été n’ait pas été ? C’est le plus inconcevable pour la raison. Il a été très facile de mal comprendre L. Chestov. Socrate empoisonné peut être ressuscité, les chrétiens y croient, Kierkegaard peut retrouver sa fiancée, Nietzsche peut être guéri de sa terrible maladie. Ce n’est pas du tout ce que veut dire L. Chestov. Dieu peut faire que Socrate n’ait pas été empoisonné, que Kierkegaard n’ait pas perdu [9] sa fiancée, que Nietzsche n’ait pas eu sa terrible maladie. La victoire absolue sur la nécessité est possible — cette nécessité dont la connaissance rationnelle charge le passé. Ce qui tourmentait Chestov, c’était l’irréversibilité du passé, l’horreur de ce qui, une fois, fut.

On retrouve le même thème de la vérité nécessaire et contraignante dans l’opposition entre Jérusalem et Athènes ou Abraham et Job, Socrate et Aristote. Lorsqu’on tenta d’unir la raison, découverte par la philosophie grecque, à la révélation, il fallut s’écarter de la foi, et c’est ce que fit toujours la théologie. On renonça au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob au profit du Dieu des théologiens et des philosophes. Philon fut le premier traître. Dieu fut soumis à la raison, aux vérités nécessaires et obligatoires. Alors, Abraham, le héros de la foi, fut perdu. L. Chestov est très proche de Luther, du salut de Luther par la foi seule. La libération de l’homme ne peut venir de lui, mais de Dieu seul. Dieu est le libérateur. Ce qui libère ce n’est ni la raison, ni la morale, ni l’activité humaine, mais la foi. Foi veut dire Miracle pour les vérités nécessaires de la raison. Les montagnes sont déplacées. La foi exige la démence. C’est ce que dit déjà l’Apôtre Paul. La foi est l’affirmation d’un conflit, d’un paradoxe, comme se plaisait à le dire Kierkegaard.

L. Chestov a exprimé, avec un grand radicalisme, un problème éternel. Le caractère paradoxal de sa pensée, l’ironie à laquelle il avait constamment recours lorsqu’il écrivait, empêchaient de le comprendre. Parfois, on le comprenait précisément à rebours. C’est ce qui arriva par exemple à un penseur aussi remarquable qu’Unamuno qui se sentait très proche de L. Chestov.

La pensée philosophique de L. Chestov éprouva une très grande difficulté à s’exprimer et cela engendra bien des malentendus. Cette difficulté se trouvait dans l’impossibilité d’exprimer par des mots le fruit des réflexions de L. Chestov sur le thème principal de sa vie, dans l’impossibilité d’exprimer l’essentiel. Le plus souvent, il avait recours à une forme négative d’expression et cela lui réussissait mieux. Ce contre quoi il luttait était clair. Une forme d’expression positive, au contraire, lui était plus difficile. Le langage humain est trop rationalisé, trop adapté à une pensée engendrée déjà par la chute — la connaissance du bien et du mal. La pensée de L. Chestov, dirigée contre le contraignant, prenait involontairement elle-même la forme du contraignant. Et c’était une arme facile aux mains des critiques. Nous sommes ici devant le problème très profond et trop peu étudié de la communicabilité de la pensée créatrice. Le tout primaire et l’ultime sont-ils transmissibles ou bien seulement le secondaire et le transitoire ? Ce problème est réellement posé par la philosophie existentielle. Pour elle, c’est là le problème du passage du « je » au « tu » dans une relation authentique. Pour une philosophie qui se considère comme rationnelle, ce problème n’est pas troublant, du fait qu’est admise une raison universelle. Une seule et même raison universelle rend possible une transmission adéquate de la pensée et de la connaissance de l’un à l’autre. Mais en réalité, la raison a des degrés, est de qualité variable et dépend du caractère de l’existence humaine, de l’expérience existentielle. La volonté détermine le caractère de la raison. C’est pourquoi se pose le problème de la possibilité de transmission de la pensée philosophique autrement que par la conception rationnelle. Et d’ailleurs, en réalité, les conceptions rationnelles n’établissent pas de relation de l’une à l’autre. L. Chestov ne s’est pas intéressé directement à ce problème et n’a rien écrit à ce sujet, il était tout entier absorbé par le rapport entre l’homme et Dieu et non par le rapport de l’homme à l’homme. [10] Mais sa philosophie pose ce problème de façon très aiguë, il devient lui-même problème de philosophie. Sa contradiction était dans le fait qu’il était philosophe, c’est-à-dire homme de pensée et de connaissance, et qu’il connaissait la tragédie de l’existence humaine tout en niant la connaissance. Il luttait contre la tyrannie de la raison, contre la puissance de la connaissance qui a chassé l’homme du paradis, sur le terrain même de la connaissance en recourant aux armes de la raison même. C’est là que se trouve la difficulté d’une philosophie qui veut être existentielle. Le mérite de L. Chestov est d’avoir mis l’accent sur cette difficulté. L. Chestov luttait pour la personne, pour l’individuel et l’unique contre la puissance de l’ensemble. Son plus grand ennemi était Hegel et l’esprit universel de Hegel. Il s’apparente ici à Kierkegaard et aussi par son thème, à Belinski dans ses lettres à Botkine et surtout à Dostoïevski. C’est dans cette lutte qu’est la vérité de L. Chestov. Il était si radical dans cette lutte contre la puissance de la nécessité que ce qui était juste et salutaire pour l’un, il le considérait comme faux et non obligatoire pour l’autre. Il pensait, au fond, que pour tout homme il y a une vérité individuelle qui lui est propre. Mais par là se posait le problème de la communicabilité. La communication entre les hommes est-elle possible sur la base de la vérité de la révélation, ou cette communication n’est-elle possible que sur la base des vérités de la raison adaptées à l’ordinaire, sur la base de ce que L. Chestov, après Dostoïevski, appelait « le commun » ?

Jusqu’à ses derniers jours, Léon Chestov conserva le feu de sa pensée, l’émotion et la tension intérieures. Il manifesta la victoire de l’esprit sur la faiblesse du corps. Ses meilleurs livres : Kierkegaard et la Philosophie existentielle, Athènes et Jérusalem, essai de philosophie religieuse, ont été écrits par lui dans la dernière période de sa vie. Ce n’est pas le moment de critiquer la philosophie de mon vieil ami Léon Chestov. Je ne voudrais dire qu’une chose : je comprends très bien la problématique de Léon Chestov et la raison de la lutte contre la puissance du « général » sur la vie humaine m’est très proche. Mais je n’ai jamais été d’accord avec lui dans son appréciation de la connaissance : ce n’est pas là que je vois la source de la nécessité qui pèse sur notre vie. Seule la philosophie existentielle peut apporter ici une explication. Les livres de Léon Chestov aident à donner une réponse au problème fondamental de l’existence humaine, ils ont une signification existentielle.

(Traduit du russe par Nikita Struve)



* Messager Orthodoxe. Paris, janvier-avril 1966 (n° 33-34). Article écrit par Berdiaev peu après la mort de Chestov et publié dans la revue Pout (La Voie), n° 58, 1938-1939. (Traduit du russe par Nikita Struve).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 10 septembre 2023 9:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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