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Essais sur l’expérience libératrice
Préface
de Mircea ELIADE
Le terme d’« expérience libératrice » ne manquera pas d’étonner nombre de lecteurs occidentaux. Depuis le XIXe siècle, la pensée scientifique européenne a poursuivi plutôt un but opposé : découvrir et préciser les mécanismes qui conditionnent l’expérience humaine. Chaque grande découverte scientifique, et surtout les vogues culturelles qui s’en suivaient, mettaient en vedette un nouveau « conditionnement », appelé mainte fois à expliquer l’homme en sa totalité. Les générations évolutionnistes ont connu l’homme « conditionné » par ses instincts et partant expliqué à la lumière de son héritage zoologique. D’autres générations ont connu l’homme « conditionné » par son système nerveux, ou par ses glandes à sécrétion interne, ou par ses complexes psychiques infantiles. A côté de la biologie, de la physiologie et de la psychologie, deux autres jeunes disciplines, l’anthropologie et la sociologie, ont présenté leurs propres explications de l’homme ; mais c’était toujours sur la base de conditionnement : c’était la société, la culture, l’histoire. Dernièrement, on vient de découvrir l’importance de l’Histoire : l’homme est un être historique, un être conditionné par l’Histoire et surtout par sa [8] propre histoire. Découverte d’une importance considérable et qui constitue d’ailleurs le problème majeur de la pensée contemporaine. Mais découverte qui est loin d’être assimilée ; c’est dire qu’elle n’est pas encore intégrée et, par ce fait même, dépassée.
Rectifiés et intégrés, tous les systèmes de « conditionnements » découverts depuis plus d’un siècle, continuent à être vrais. L’homme est, en effet, un être conditionné : par son héritage zoologique, par ses glandes à sécrétion interne, par son psychisme infantile, par sa « situation historique » (conditionnements économique, sociologique, culturel etc.). Mais le problème reste toujours ouvert : est-ce que l’être humain est vraiment épuisé par ces conditionnements ? Le jivan mukta indien, le « délivré dans la vie », affirme qu’il connaît une expérience non-conditionnée, une parfaite spontanéité créatrice. Une telle prétention a incité le Dr Godel à se rendre aux Indes et à observer de près deux de ces jivan muktas. Les Essais qu’il publie aujourd’hui sont en grande partie le résultat de ses méditations et de ses recherches entreprises à la suite de ces rencontres.
Médecin, psychologue, passionné par les méthodes de la pensée scientifique contemporaine, le Dr Godel a très justement choisi l’Inde comme champ de ses observations. En dépit des idéologies et des situations historiques différentes, une certaine analogie existe entre, d’une part, les métaphysiques et les techniques indiennes de méditation, et, d’autre part, les découvertes scientifiques européennes du dernier siècle : à savoir, l’intérêt montré, aussi bien dans l’Inde que par les élites scientifiques européennes, à l’égard des « conditionnements » de l’être humain. Avec cette différence, qui est considérable : les sages et les contemplatifs indiens s’efforçaient de découvrir la nature et le mécanisme des « conditionnements » pour mieux apprendre à échapper à leur [9] emprise et non pas pour trouver une « explication de l’homme ». En elle-même et pour elle-même, cette explication ne les intéressait pas. L’être humain, en tant que « conditionné », faisait partie du devenir cosmique et partant ne pouvait pas constituer l’objet de la « connaissance suprême ». L’effort de la pensée indienne s’est concentré, au contraire, à distinguer ce qui était conditionné dans l’être humain de ce qui ne l’était pas, de son véritable Etre.
Depuis des millénaires, la pensée indienne s’est appliquée à démasquer les fausses identifications de l’homme avec son corps, sa vie psycho-mentale, sa personnalité ou son histoire ; en dernière instance avec tout ce qui, aux yeux d’un Occidental, le « conditionnait » et parfois même le définissait en tant qu’être humain. Neti, neti ! s’écrie le sage des Upanishads : « Tu n’es pas ceci ! » ; c’est-à-dire, tu n’es pas ton corps, ni ton système psycho-mental, ni ton ego, ni ton « histoire ». On rencontre un message similaire dans la prédication de Bouddha. Tout ce qui est conditionné, n’est pas réel, répète infatigablement le Bouddha ; mais il n’oublie jamais d’ajouter : « ceci n’est pas moi » (na me so attâ). Car lui, le Bouddha, est identique au Dhamna, à la vérité universelle et non-conditionnée, et par conséquent il est atemporel (âkaliko). Pour ces raisons, l’essentiel de toute technique indienne de méditation porte sur l’analyse et, partant, sur la destruction de l’ego : le but ultime est la conquête d’une « situation impersonnelle », non-conditionnée, parfaitement spontanée (sahaja) [1].
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Devant le jivan mukta qui lui parlait de la nécessité d’intégrer spontanément une « situation impersonnelle », le Dr Godel s’est rappelé que le physicien moderne a déployé un effort semblable afin de penser la matière d’une manière plus adéquate. « Une certaine parenté de l’esprit, écrit-il, rapproche le physicien moderne, le mystique occidental et le Sage indou. Et cette homologie tend de plus en plus à forcer l’attention des philosophes de notre temps. Le dénominateur commun qui les unit dans une même famille c’est la position impersonnelle de leur conscience ». Le Dr Godel attend que le psychologue moderne imite l’exemple de son collègue, le physicien. Si le psychologue « devait appliquer rationnellement les données acquises par les sciences exactes, il soumettrait ses propres structures cérébrales à l’analyse impitoyable qui volatilise toute matière ». Un tel effort le rapprochera en bien des points du sage indien en quête de la conscience trans-personnelle.
« De même que le physicien doit vaincre l’inertie et la viscosité de l’esprit, se délivrer héroïquement de lui-même, afin de pouvoir forger sans entraves de nouvelles formes de pensée, l’homme en quête d’un état de conscience « libérée » soumettra le mécanisme de ses fonctions mentales, le jeu de ses images intérieures à un travail de correction. Il expérimentera non pas dialectiquement, mais dans une prise de conscience effective la relativité de l’ego [...] Echapper à l’emprise des phénomènes perturbateurs en les neutralisant à leur source, tel est l’avantage primordial qui s’attache à l’état de conscience-Témoin ». Ceci a déjà été fait, et depuis très longtemps par les rishis indiens. Tandis que l’Occident [11] vient à peine de découvrir l’importance du subconscient, la structure et le dynamisme des vâsânas constituent, depuis des millénaires, le but des recherches attentives des yogîs. Il n’est pas sans intérêt de remarquer combien la pensée indienne a anticipé, sur ce point précis, les découvertes récentes de la psychologie occidentale portant sur les complexes qui « conditionnent » en profondeur le dynamisme de la psyché.
Saisi par les analogies qu’il venait de découvrir entre la « situation méthodologique » du physicien moderne et celle du jivan mukta, le Dr Godel s’est efforcé de tirer toutes les conséquences qui lui semblaient légitimes d’une telle rencontre. On lira avec intérêt ses pénétrantes analyses concernant le moi et le « principe régulateur », inné en tout être vivant et dont le moi a fini par « usurper la place ». Pour rendre compréhensible la « situation impersonnelle » du jivan mukta, l’auteur fait surtout état de deux principes de la recherche moderne : le principe de complémentarité, et la notion de centre d’intégration. D’après Oppenheimer, en vertu du principe de complémentarité « on reconnaît que diverses façons de rendre compte d’une expérience physique peuvent avoir chacune leur validité, chacune être nécessaire pour une description adéquate du monde, tout en s’opposant réciproquement dans un rapport de contradictions mutuelles ». Quant au « centre d’intégration », cette notion s’est imposée à l’auteur par des considérations biologiques : « elle découle des recherches opérées par Gesell et ses collaborateurs, ainsi que par Burr Northrop, sur le champ électrodynamique et sur le déroulement prédéterminé de l’être vivant à travers ses phases de maturation ».
Nous n’avons aucune compétence pour juger la validité de tels rapprochements avec la méthode et les résultats de la science moderne. Mais pour un historien des religions, le principe de complémentarité [12] et le centre éveillent des résonances familières. Il se rappelle que des symboles et des mythes du monde archaïque essaient de représenter la réalité ultime par des images du « Centre » et de la coincidentia oppositorum. Si la physique contemporaine utilise le principe de complémentarité pour obtenir une description adéquate du monde, les innombrables mythes et symboles de la coincidentia oppositorum, de la bi-unité et de la réintégration poursuivent un but similaire, bien que sur un tout autre niveau : ils s’efforcent d’exprimer la totalité du réel, la réalité ultime. Quant au symbolisme du « Centre » et son rôle dans les multiples ruptures de niveau que nécessite l’expérience spirituelle des peuples archaïques, nous lui avons dédié tout un livre : le symbolisme du « Centre » nous semble d’une importance capitale pour la compréhension de la mentalité « primitive » et traditionnelle.
Nous nous gardons bien de tirer aucune conclusion de cette rencontre entre les méthodes de la science contemporaine et les mythes et les symboles du monde archaïque. Mais elle ne manque pas de signification. Pour rendre compte de la réalité ultime, l’esprit archaïque s’efforce, sur le plan qui lui est propre, de dépasser les positions « conditionnées » et de rejoindre une « situation impersonnelle ». Que cette nostalgie de l’absolu, exprimée à travers les mythes et les symboles du monde archaïque, correspond à une nécessité profonde de l’être humain, le prouvent, chacun à sa manière, aussi bien le jivan mukta que le physicien moderne : l’un s’ « installe » dans une telle situation impersonnelle, l’autre l’utilise pour mieux comprendre et décrire le monde.
Il aurait suffi de ce double éclairage de la « situation impersonnelle » et de la « conscience-Témoin », pour faire un livre passionnant et hautement instructif. Mais les Essais qui suivent sont encore plus [13] riches en vues nouvelles et en comparaisons fécondes : nous laissons au lecteur le plaisir de les découvrir tout seul.
MIRCEA ELIADE.
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[1] On sait que toutes les mystiques poursuivent un but semblable. L’Occident a connu, et connaît encore, la destruction successive des « conditionnements » : mais c’est la voie mystique qui aboutit à la sainteté. L’Orient, bien qu’il n’ignore nullement la mystique et la sainteté, a développé encore une voie qui lui est propre : celle du jivan mukta. C’est surtout cette méthode indienne, à certains égards très proche de la mystique, mais qui ne se confond pas avec elle, qui a retenu l’attention du Dr Godel.
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