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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'ACTION. Tome I. Le problème des causes secondes et le pu agir. (1936).
Préparatif du départ et mise en mouvement de la recherche
- Originalité et dualité du problème de l’action


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, L'ACTION. Tome I. Le problème des causes secondes et le pu agir. (1936). Paris: Félix Alcan, Éditeur, 1936, 492 pp. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Préparatif du départ et mise en mouvement de la recherche - Originalité et dualité du problème de l’action


I. — En quoi l’action fait-elle problème et comment cette étude de l’agir se rattache-t-elle à l’ensemble de la recherche philosophique ?

II. — Prospection des difficultés à surmonter ; comment contenir un agir qui soit dégagé d’un fond de passivité ?

III. — Caractères spécifiques de la méthode appropriée à l’objet original de notre enquête.

IV. — Perspectives ouvertes sur l’itinéraire à parcourir.

V. — Pour quelle raison l’étude de l’agir comporte-t-elle deux traités distincts, soit pour spécifier la nature essentielle de l’action, soit pour examiner l’exercice ou recueillir les leçons de l’action effective ?


Selon l’opinion commune, l’action semble plus facile à saisir que l’invisible et fuyante pensée, plus directement connaissante que l’être, toujours mystérieux en son fond. Volontiers on se persuade que, se traduisant en résultats palpables, l’action se prouve elle-même, sans qu’on ait à revenir sur l’évidence obvie des faits incontestables qui servent de données et d’appui aux analyses scientifiques et aux spéculations ultérieures de la philosophie. Mais les philosophes eux-mêmes ont-ils, plus que le vulgaire, replié leur réflexion sur ce qu’il y a de direct, d’initiateur, de spécifique en tout agir, quelle que soit la diversité des applications qui peuvent être faites d’un élan dont les uns pensent avoir tout dit quand ils l’ont qualifié de créateur, dont les autres estiment avoir fait justice quand ils le ramènent à l’entrecroisement des impulsions passives et au déterminisme universel ? On a donc plutôt étudié les multiples aspects des faits particuliers auxquels on applique le terme d’action qu’on ne s’est attaché à l’agir [10] lui-même ; et peut-être s’est-on moins soucié de définir « l’acte d’agir » (si l’on ose risquer ce pléonasme) que d’examiner les productions ou les divers modes de l’action.

Notre premier devoir est donc ici de montrer que, au sens fort et singulier du mot, l’action fait problème ; et nous devons d’abord, sans que le lecteur ait à se décourager devant une difficulté vraiment captivante, entrevoir dès le seuil l’étendue du champ à explorer, le sens et la portée des solutions à procurer. Les questions en effet se pressent devant nous : elles peuvent au premier abord paraître ardues, mais on ne saurait en méconnaître l’intérêt vital, non plus que l’importance spéculative, puisqu’il s’agit d’une réalité coextensive à tout ce qui est, à tout ce qui pense. Et pourtant qui est en état de répondre à cette simple demande : qu’est-ce qu’agir, sans risquer de restreindre, de dénaturer, de contaminer la pure et entière signification de ce petit mot, si employé, si net, et néanmoins si réfractaire à une définition.

Agir, c’est vite dit, mais d’où procède, en quoi consiste précisément, où tend, par où passe, à quel but va l’action ? Est-elle toujours simplement transitive, ne comportant d’autre nature essentielle que celle d’un mouvement qui ne peut s’arrêter sans cesser d’être lui-même et qui ne saurait donc constituer une perfection ? Ou bien l’action est-elle concevable comme immanente à elle-même, comme une vie intimement féconde et absolument déterminable et spécifiée en soi, sans que cet éternel achèvement et cette parfaite définition soient incompatibles avec la pure essence d’un Agir absolu ?

Dès l’abord, nous apercevons donc, au moins obscurément, l’importance, la difficulté d’un tel problème. Il est si délicat qu’il semble avoir été rarement abordé de front. Parfois même a été méconnu ce qu’il a de légitime, d’original d’impérieux. Tour à tour on a prétendu soit que, [11] pour le philosophe, l’action se ramène à l’idée de l’action, soit, au contraire, que, dans l’ordre spéculatif et pratique, l’action précède, prépare, nourrit, vérifie, enrichit, achève la pensée. Mais y a-t-il entre la pensée et l’action une causalité réciproque, une promotion alternante comme dans un mouvement cycloïdal ? L’action et la pensée parviennent-elles, pour nous, à se rejoindre dans une claire, connaissance ou dans une réelle possession ? Leur dualité, est-elle réductible à une véritable unité ? n’y a-t-il pas au contraire une contradiction entre définir et agir, c’est-à-dire entre stabiliser des contours précis et produire du nouveau ? Et quels conflits intestins surgissent encore, soit que nous voulions fournir un objet original et clairement délimité à une étude philosophique de l’action, soit que nous essayions de ramener à l’unité notre sentiment même de l’agir ! Car l’action nous paraît tantôt liée à l’évidence d’une opération successive qui ne pourrait être figée dans un concept sans se contredire, tantôt affirmée comme une perfection transcendante qui, au-dessus de toute passivité et de tout changement, semble le privilège incommunicable de l’Etre absolu, le seul qui puisse être nommé l’Acte pur. Mais alors comment comprendre ou bien qu’il y ait des causes secondes en même temps qu’agissantes, ou bien que ces agents contingents, procédant de ce pur Agir, deviennent capables de retourner et de participer à lui.

Afin de nous acquitter d’une telle tâche, nous devrons donc ne point reculer devant des obstacles auxquels on s’est plus souvent dérobé que directement heurté : sera-t-il possible de rendre quelque peu intelligible l’affirmation d’ailleurs inévitable d’un agir absolu, pur de toute passivité et pourtant éternellement fécond ? Et si oui, restera-t-il possible de comprendre à quelque degré l’originalité de causes secondes et d’initiatives réelles dans un monde qu’il faudra bien appeler une gratuite « création » ? Et [12] quelle peut être la finalité de l’Agir souverain qui, excluant tout besoin, toute limitation, toute relation, semble pourtant réaliser hors de lui des agents véritables, des êtres libres et pour ainsi dire des rivaux éventuels de sa propre omnipotence ? Tout cela comporte-t-il un sens rationnel, une explication philosophique ?

Pour nous préparer à cette rude entreprise, où d’ailleurs chaque pas apportera plus de récompense que d’effort, il ne nous sera pas inutile d’offrir, comme viatique et comme lumière, diverses anticipations sur la méthode appropriée à l’objet de notre présente étude, sur les attirants problèmes qu’elle nous réserve, sur la nature des solutions à espérer. C’est avec un esprit libre et, si l’on ose dire, des yeux frais qu’il nous faut dévoiler certaines difficultés dissimulées : ainsi seront justifiées sans doute les démarches où nous serons entraînés.


I. — En quoi l’action fait-elle problème et comment cette étude de l’agir
se rattache-t-elle à l’ensemble de la recherche philosophique ?

Agir : mettons-nous une idée claire et distincte sous ce mot si prodigué ? Est-il même possible de trouver une notion commune à la diversité des applications de ce mot et des emplois qui paraissent incohérents entre eux ? Même à nous restreindre au sens apparemment fort et précis de ce terme, concevons-nous qu’une définition réelle fixe les traits spécifiques et les caractères essentiels de ce qui est source d’inépuisable et d’imprévisible fécondité ? Dès l’abord le sentiment plus ou moins obscur de ces difficultés risquerait de nous arrêter si de précédentes recherches sur la Pensée et sur l’Etre ne nous avaient enhardis et pour ainsi dire obligés à regarder en face un [13] problème impossible à supprimer ou à ramener à d’autres aspects de l’enquête philosophique.

C’est sans doute la crainte des obstacles à surmonter ou la méconnaissance des questions que laissent à résoudre l’étude de la pensée et celle de l’être qui ont masqué trop souvent la légitimité, l’originalité, la nécessité même d’aborder de front le problème de l’action. Comprenons bien dès le début les raisons qui ont fait écarter une telle étude, comme si les préoccupations philosophiques ne pouvaient qu’y rester étrangères. En méditant un peu sur les causes ou les prétextes de ce refus d’examen, nous éclairerons sans doute l’entrée qui nous conduira vers les vraies perspectives tout en nous mettant en garde contre les confusions ou les fausses échappatoires (1) [1].

Si, en 1888, on avait opposé à un projet de thèse sur « l’Action » une fin de non recevoir, en faisant remarquer que ce mot ne figure même pas dans le dictionnaire philosophique d’Adolphe Franck (le seul qui fût alors usité en France), et si en effet Descartes avait déclaré qu’il ne mettait point de différence entre l’action et l’idée de l’action afin de ramener la philosophie de l’agir à celle de la pensée et de la connaissance, d’où venait cette réduction dont s’autorisait la spéculation pour escamoter, si [14] l’on ose dire, ce qui semblerait d’abord le plus ample, le plus vital, le plus émouvant des problèmes ? Agir ne serait-ce donc point un objet pour la science qui prétend à connaître, embrasser, dominer toute la réalité ? Agir, pour le philosophe, devrait-il se borner à projeter, à construire des plans, des rêves, à former des systèmes de concepts, sans même aller jusqu’à des velléités ou à des ébauches d’exécution ? Mais, paradoxe plus injustifiable, produire des idées et les organiser, ne serait-ce pas profondément encore ou déjà des actes véritables ? Il n’y a pas moyen de comprendre que la pensée, en tant que simplement inactive, supplée et se substitue à des actes sans lesquels il faudrait se tenir à des assertions aussi fausses et inintelligibles que celle-ci : l’idée réside et se déroule en mon esprit inerte, sans qu’il y ait lieu d’établir de distinction entre le connu et le connaissant, entre la vivante intelligence et les notions qui s’imposent à elle, sans qu’il faille s’étonner de ce défilé de fantômes, ni du théâtre où ils passent, ni de la lumière intérieure qui les éclaire.

Comment néanmoins a-t-on pu soutenir qu’il n’y a point de différence entre « l’action » et « l’idée de l’action » ? Cette affirmation tranchante n’a de sens que si l’on abaisse le terme action à désigner la diversité successive ou simultanée des apparences pour ainsi dire cinématographiques, abstraction faite des causes profondes et des fins réellement transcendantes à toute cette phénoménologie en laquelle, en effet, le spectacle et le spectateur semblent se confondre superficiellement. Mais c’est précisément à prévenir cette forme d’hypnose, qu’on voudrait vainement ériger en idéalisme, oui, c’est à dissocier l’image accaparante et l’initiative authentique de l’action qu’il importe souverainement de travailler, car il ne doit pas être question ici du va-et-vient incessant des images, des idées et des réactions passionnelles ; c’est du principe [15] même de toute activité véritable et de l’unité des moyens et des buts chez tout agent digne de ce nom que nous devons discerner les conditions, la nature et la destinée.

Dès ce premier contact avec notre problème, on comprend déjà que, même réduit à l’essentiel, il présente une extension et une compréhension immenses ; au point qu’il semble extrêmement malaisé de le spécifier et de le traiter précisément en ce qu’il a d’universel et de défini. Songeons en effet à ces deux adages traditionnels qui ne laissent aucune échappatoire entre eux : ce qui n’agit pas n’est pas ; tout ce qui est agit. Mais alors, dira-t-on, la science de l’action est diffuse partout et ne se détermine nulle part en une discipline originale ? — C’est contre cette fausse évidence que nous aurons à montrer la spécificité et à déployer le contenu de la doctrine répondant au titre de cet ouvrage. Ne nous laissons donc pas troubler d’avance par quelque objection confuse comme celle-ci dont l’aspect spécieux nous a été maintes fois opposé : est-ce que l’idée même n’est pas, à la fois, avant, pendant, après l’action ? est-ce que l’être ne contient pas l’agir, comme l’agir se borne à suivre, à manifester, à réaliser l’être ? et comment dès lors prétendre appliquer à l’action une méthode sui generis, faire de l’agir un objet formel et distinct des autres aspects du problème philosophique ? et si l’action offre quelque chose d’irréductible, n’est-ce pas cela seulement qui échappe à la spéculation rationnelle et tombe dans la promiscuité des faits qu’examinent et organisent les disciplines positives ? On le constate donc : nous avons à conquérir l’objet philosophique et, si l’on peut dire, l’état civil de la science métaphysique et éthique de l’action. [16]


II. — Prospection des difficultés à surmonter ;
comment contenir un agir qui soit dégagé d’un fond de passivité ?


Toutefois le bref aperçu et les précédentes indications dont une première réflexion nous munit ne suffisent pas à nous faire soupçonner les diverses et complexes difficultés de notre entreprise. Déjà, en d’autres études, nous avions dû nous mettre en garde contre la trompeuse aisance avec laquelle on s’appuie sur des formules, comme si elles donnaient la solution, alors qu’elles masquent les problèmes réels ou qu’elles proposent l’incompréhensible. Pour le philosophe, la première vertu de l’intelligence c’est de ne point cacher sous les mots et de ne point intelliger l’inintelligible. En ce sens on a eu raison de faire du pouvoir de s’étonner, mirari, le mérite initial du métaphysicien et du savant, en attendant qu’à la fin de l’enquête critique la raison réussisse à réintégrer ce qui était d’abord déconcertant. Le sage, dit Aristote, s’étonnerait que les choses fussent autrement qu’elles ne sont. Mais, avant de parvenir à cet assentiment, à cette adhésion pacifiante, quelles péripéties rencontre une recherche soucieuse de ne laisser rien perdre de la réalité ! En ce qui concerne notamment l’action, combien d’équivoques, de confusions, de partialités, de satisfactions hâtives sont à écarter ! Et parce que nous ignorons les sujétions profondes et les concours indispensables, combien nous restons exposés à célébrer la beauté de l’action là où dans le fond se dissimule la passivité des forces aveugles ou la violence des passions tyranniques. N’y a-t-il donc point là un dépouillement à tenter, de mensongères apparences dont il faut faire justice ? et comment est-ce possible dans l’indéfinie série des influences inconnues et des oppressions ignorées ? Combien donc il semble malaisé, non seulement d’analyser [17] « les indéfinis ingrédients de l’agir », ainsi que le notait Aristote, mais davantage encore d’énoncer le vrai problème à poser, ou même, si l’on peut dire, d’embrayer la discussion, de manière à extraire de toutes les passivités qui nous enserrent une simple parcelle de véritable initiative et de propre agir.

Afin d’aider notre lecteur à deviner ce qui l’attend et aussi afin d’entretenir son attention ou même son courage durant tout le cours de notre exploration, il ne sera sans doute pas inopportun de proposer ici une sorte d’allégorie : on excusera l’étrangeté des images employées pour peu qu’elles contribuent à présager et à orienter notre investigation aux phases diverses.

Nous venons d’employer un mot dont la philosophie n’a pas encore abusé. Mais puisqu’il s’agit de l’agir et puisque tout agir semble impliquer une initiative interne et pour ainsi dire automobile, c’est bien d’une mise en train, d’un embrayage intérieur que déjà nous avons à scruter la secrète origine. Mais comment ne pas voir ce qu’il y a d’apparemment abusif dans cette métaphore qui attribue à une chose la puissance de se déplacer d’elle-même et par elle-même ? Que de pièces mécaniques ont besoin d’être construites, ajustées, actionnées par des forces étrangères, afin que tout ce matériel passif puisse faire figure d’énergique activité ! N’en serait-il pas de même pour ces causes secondes telles que les agents physiques où nous logeons par notre science, toujours subjectivement métaphorique, des forces vives ? même aussi dans les organismes où la spontanéité apparente dérive d’excitations merveilleusement accumulées ? — Admettons pourtant qu’en effet ces causes secondes soient vraiment des sources au moins partielles d’action véritable, de même que le moteur d’une automobile devient le principe d’une intense vitesse qu’il n’y a plus qu’à orienter : n’apparaît-il pas que tous ces mouvements utiles supposent [18] encore et constamment l’appui du sol, le concours des résistances et des frottements sans lesquels la machine patinerait vainement ? toutes conditions qui maintiennent l’apparente action sous la dépendance d’un fond de passivité. — Mais, libérons-nous davantage, quittons le sol ou la surface des flots ; enlevons-nous dans l’air comme notre pensée décolle des sujétions empiriques pour affranchir notre effort par la science et la spéculation : cette fois ne planons-nous pas avec un entier affranchissement ? Non pas ; sans la résistance de l’air, sans la pesanteur, sans toutes les passivités emportées dans notre machine ou retrouvées dans la plus haute atmosphère, notre triomphant agir viendrait écraser sa victoire apparente sur l’inerte matière d’où elle avait pris son élan.

Ne voit-on point par là l’immense difficulté de réaliser l’idée et le fait d’un agir vrai ? Mais, nous répondra-t-on, n’est-ce point qu’au-dessus des causes secondes qui y participent, il y a une Cause première, un agir pur de toute passivité ? — C’est précisément ce qu’il faudra examiner, en nous rendant compte des objections soulevées contre cette solution, et cela à un double point de vue : 1° Comment est-il possible de concevoir, de définir, de spécifier ce que traditionnellement on a volontiers nommé l’« Acte pur », sans introduire dans la notion même de l’agir une obscurité inscrutable, alors que nous devrions découvrir dans le clair-obscur de ce mystère un principe de solution intelligible et réalisatrice ? 2° Puis encore reste la question qui nous concerne et, avec nous, toutes les causes dites secondes : comment concevoir que nous puissions emprunter ou recevoir une participation de l’activité première, au point que les êtres, tout contingents et passifs en leur fond originel, comportent une dignité causale et, si l’on peut dire, une initiative, une responsabilité autochtone et autonome ? N’y a-t-il point là un paradoxe aussi étrange que serait la prétention de voler dans le [19] vide céleste, au-dessus de toute atmosphère pesante et soutenante, sans le secours du moteur et des carburants, éteints d’ailleurs dans le vide ?

Peut-être ce bizarre apologue servira-t-il du moins à nous faire mesurer dès l’abord la gravité, trop peu remarquée, des difficultés réelles et rationnellement inévitables qu’implique le problème de l’action, envisagé dans son intégralité et dans ses connexions nécessaires, — même quand on se borne, pour commencer, à le considérer sous son aspect théorique et à chercher les caractères essentiels qui spécifient la notion originale de l’action. Avant de nous engager dans cette exploration spéculative, il importe encore de réfléchir sur la méthode qui convient à cette recherche formelle et qui doit en effet s’adapter exactement à l’objet original de notre présente étude.


III. — Caractères spécifiques de la méthode appropriée
à l’objet original de notre enquête.


S’il est vrai que l’action n’est point réductible à l’idée de l’action et qu’agir est autre chose encore que penser, nous ne pouvons nous contenter ici de la méthode applicable à l’analyse ou à la synthèse des perceptions, des notions et des constructions mentales. Sans doute la vie intellectuelle est elle-même une forme d’activité ; mais l’acte même de penser, fût-il étudié sous son aspect dynamique et génétique, n’en offre pas moins un caractère d’abstraction, des contours définissables, une fixité plus ou moins stabilisée. Quoique, selon l’assertion d’Aristote, l’exacte définition d’une vérité ou d’une réalité connaissable ne puisse être complètement établie qu’au terme du mouvement par lequel s’actualise la forme, la dialectique de la pensée, même dans sa phase itinérante, s’attache [20] à des points successifs et à des phases distinctes dans l’orientation continue du devenir. C’est même pour cela que la science de la pensée et l’étude de la connaissance comportent une méthode d’implication, grâce à laquelle les idées s’appellent et s’enchaînent dans une cohérence où elles s’éclairent et se justifient mutuellement. En une telle discipline, la spéculation peut légitimement prendre du recul ou de l’avance afin de prévoir, de préparer, de recueillir ce que l’effort de l’abstraction et de la théorie a pu supputer, esquisser et vérifier.

Mais en est-il de même en face ou au dedans de l’agir ? Quels sont en effet les traits inaliénables de l’action effectivement produite ? Ce n’est plus un projet, un croquis, un devis, c’est un tout où l’agent s’engage tout entier, selon le précepte auquel nul n’échappe jamais complètement : age quod agis. Bien plus encore, l’agent ne se lance pas seulement lui-même en ce qui ne peut plus être supprimé une fois que c’est accompli ; mais cette action, si infime ou partielle qu’elle semble, modifie le milieu où elle s’insère, provoque des résistances ou des réactions, subit la pression universelle et, pour s’insérer, refoule en quelque mesure et domine ce poids de l’univers. Jamais donc notre action ne s’opère en vase absolument clos ; jamais, physiquement, elle n’échappe à la gravitation universelle et à maintes autres sujétions du déterminisme. Jamais non plus, au point de vue métaphysique, elle ne se dérobe à la vérité du principe dont elle surgit, à la pérennité de ce qui, ayant été posé dans l’être, demeurera éternellement comme ayant été, comme une initiative dont les contrecoups porteront à l’infini la responsabilité de l’agent (2).

Impossible maintenant de ne pas voir qu’une méthode d’implication simplement rationnelle ne saurait suffire à étudier l’action sur son propre terrain et en son originalité spécifique. Il a été nécessaire sans doute de suivre en ses développements la dialectique de la pensée, d’exhiber en [21] sa rigueur la normative de l’être ; mais il faut à présent voir s’épanouir la croissance organique et les exigences internes de l’action qui condense en elle tout ce que la logique de la pensée, tout ce que la canonique de l’être, tout ce que les obligations et les sanctions d’une vie qui ne se recommence pas deux fois imposent finalement à l’agent spirituel, arbitre de sa destinée.

On s’étonne peut-être de nous voir restreindre — en apparence et provisoirement — le problème de l’action à cette question si importante qu’elle soit du destin des esprits. C’est qu’en effet notre recherche ne peut commencer qu’où nous sommes. Mais de ce centre de perspective, premier par rapport à nous, nous verrons s’étendre en bas et en haut le problème total de l’agir — soit qu’il s’agisse des causes secondes dont les formes inférieures servent d’appui et de condition à nos propres initiatives, — soit surtout que nous ayons nécessairement à poser le problème de la Cause première et de son acte toujours pur en soi et pur aussi dans son œuvre. Partout nous devrons nous inspirer de cette méthode d’efférence et de totalité qui ne permet d’envisager l’agir que comme une fécondité réelle, comme une unité productrice tota simul, que comme une participation ou une circumincession par laquelle l’être s’accomplit dans une intégration où se retrouve toujours ce trait, cette intention commune à tout ce qui est : omnia intendant assimilari Deo. C’est pourquoi une étude de l’agir est comme le lieu géométrique et le point de convergence où se rencontrent et s’unissent toutes les voies qui conduisent à la Cause première, qui la traversent en quelque sorte sous le voile du mystère et qui partent d’elle comme pour confirmer dans un parfait circuit la marche ascendante et les routes descendantes, la preuve de la cause efficiente et celle de la cause finale, toutes les exigences de la raison et toutes les aspirations de l’âme (3). [22, itinéraire à parcourir]


IV. — Perspectives ouvertes
sur l’itinéraire à parcourir.


Les précédentes analyses ont déjà servi à nous montrer que les procédés discursifs et logiques de la pensée, tout véritables et indispensables qu’ils sont, ne suffisent pas à sauvegarder l’originalité de l’action, ni à en procurer l’étude intégrale qui doit s’appliquer à ce qu’elle a toujours de singulier et d’universel à la fois dans son unité et son unicité concrètes. Si, en effet, penser est en un sens une action, agir est cependant autre chose encore que penser. Agir enferme soit des virtualités que la connaissance n’explicite pas toujours dans les causes secondes, soit l’unité de l’Etre en la parfaite actualité de tout ce qu’il est. C’est pourquoi nous ne pouvons nous borner à examiner les modes et les phases de l’agir, comme si une étude des faits équivalait a une science de l’action ou suffisait à discerner par la phénoménologie des structures essentielles, de manière à passer alternativement de l’exercice à la spécification ou de la nature intelligible aux applications pratiques ; car, pas plus qu’on ne recompose le mouvement avec des photographies instantanées, on ne saurait pénétrer l’intime et riche simplicité de l’agir, fût-ce en accumulant toutes les étapes et tous les linéaments extérieurs du devenir. Si habile que soit le cinéma, il ne réussit que par des approximations qui ne recomposent l’apparence objective que grâce à des complicités physiologiques et à des restitutions subjectives ; et encore cette apparente recomposition n’est qu’une figuration factice du mouvement réel, tout différent d’elle et véritablement irréversible. Ce n’est donc pas l’idéologie imaginative de l’action qui peut nous donner la vérité authentique de l’agir, puisque cet agir même est irréductible à la représentation des phénomènes dont la synthèse est tout à [23] fait hétérogène et extrinsèque à la vivante action et à l’unité profonde de son efficience. Si nous venons de recourir à la métaphore du cinéma, c’est pour nous faire mieux discerner comment, même dans le spectacle réel des faits déroulés sous nos yeux, il y a, derrière les perceptions offertes à la science, une réalité métaphysique qui relève d’autres méthodes d’investigation : les faits ne doivent pas se confondre avec l’intime des actions ; et c’est d’un problème ultérieur à l’épistémologie scientifique aussi bien qu’à la connaissance empirique que nous devons nous emparer ici.

Le philosophe n’a pas le droit de tabler sur des à peu près, ni de se fier à des vues qu’il sait anthropomorphiques, là surtout où il s’agit d’une réalité dépassant l’ordre expérimental. Par cela même que tout agir implique moins un rapprochement constatable du dehors qu’une initiative unitive, la science positive, qui peut bien déterminer et procurer les conditions de l’efficience, ne saurait produire réellement l’action vraiment causale. Cette primordiale vérité que supposait déjà Aristote lorsqu’il déclarait l’impossibilité d’épuiser les ingrédients de l’action, cette thèse essentielle dont S. Thomas a précisé la formule métaphysique, Bacon en a fait aussi la loi et la borne des prétentions scientifiques en remarquant que, si nous pouvons mettre les forces naturelles en présence les unes des autres, cependant l’opération réelle demeure absolument inaccessible à notre expérience et à notre pouvoir. C’est, dit-il, la nature elle-même qui, secrètement, après que toutes les circonstances sont réunies, réalise le reste, c’est-à-dire le principal ou l’agir lui-même dans une impénétrable intimité : natura intus transigit caetera. Il y a donc lieu, en laissant aux sciences positives tout le domaine des conditions à déterminer, de revendiquer l’inaliénable champ des causes véritables, le principe même de tout agir auquel ce terme s’applique sans [24] fausse métaphore ni impropriété d’expression.

Ainsi peu à peu nous sommes amenés à découvrir le sens restreint, mais aussi l’immense portée et la profonde difficulté d’une étude authentique de l’action. On aperçoit la raison pour laquelle nous employons ce terme au singulier, dans son acception la plus forte et la plus précise (4). On devine aussi que des compétitions vont s’élever, comme déjà pour l’emploi du mot être nous avions été pour ainsi dire écartelés entre les réalités contingentes et l’unique Substance qu’une pensée trop sèchement rationnelle voudrait investir exclusivement de ce grand nom d’Etre. Ici donc encore les données de l’expérience, sans lesquelles nul problème ne se poserait, paraissent d’abord se trouver en conflit avec les exigences rationnelles que suscite la pure idée de l’agir. Ici, plus que jamais, l’intransigeance doit être intégralement maintenue entre l’évidence du caractère mixte des causes contingentes et les privilèges imprescriptibles de l’unique Cause première. Dès lors aussi surgissent, devant nos regards, encore lointains, les problèmes que la recherche philosophique n’a jamais désertés, même quand elle paraît les abandonner parfois, mais pour les reprendre ensuite avec des difficultés nouvelles et des forces accrues. Plus, en effet, on fait descendre en bas les racines et plus on place en haut les cimes de l’action, plus il semble malaisé de justifier la paradoxale, l’illogique expression de cause seconde ; plus il devient urgent de voir non seulement ce que l’on a nommé le scandale d’un libre arbitre sous la motion d’une toute-puissance n’abdiquant jamais, mais encore le mystère d’un pur Agir qui semble n’avoir rien à produire s’il est parfait ou n’être jamais achevé s’il a toujours à agir ; plus s’impose la question de la compatibilité du nécessaire et du contingent, celle aussi d’une relation concevable entre deux ordres aussi incommensurables que l’initiative des créatures et l’incommunicable souveraineté [25] de Dieu. Déjà des problèmes analogues s’étaient imposés à nous en ce qui concerne la pensée et l’être ; mais maintenant c’est, plus visiblement encore, de notre destinée et de la signification totale du monde qu’il s’agit. Nous sommes embarqués, remarquait Pascal. Il faut donc aborder coûte que coûte. Et pour qu’une solution intervienne, lumineuse et bonne, il ne suffit pas de décrire des exigences contraignantes, contre lesquelles se dresserait une intime protestation ; il faut au contraire justifier cette contrainte elle-même, en la montrant non seulement juste parce qu’elle est rationnelle, mais intelligible parce qu’elle est bonne et parce que ceux mêmes qui la subissent ne peuvent cesser de la ratifier dès que se révèle à eux la plénitude de son sens et de son excellence.

Nous ne sommes pas seulement les témoins appelés à voir, à comprendre, à prodiguer ou à refuser des applaudissements, à devenir le théâtre même du spectacle et des conflits tragiques auxquels nous n’aurions point à prendre part ou dans lesquels nous serions dispensés de prendre parti : nous sommes inévitablement des acteurs placés à la fois dans une nécessité et dans une obligation de coopérer, de tenir la barre et de répondre du dénouement de ce drame. Embarqués, ce n’est donc pas assez dire, puisqu’il faut que, consentant au voyage et gouvernant notre action, nous abordions ou au port ou à la perte, sans pouvoir échapper à cette alternative volontaire ni recommencer l’expérience. Combien donc l’action est plus exigeante, accaparante, enlaçante que tout ce que nous avait encore imposé l’étude de la pensée et de l’être ! Et, pour comble de difficulté, nous allons d’avance indiquer quelle dualité elle recèle, quelle double démarche requiert l’étude à en faire et quelle fissure ouvre encore au fond de nous-même la science aussi approfondie que possible de l’action. [26]


V. — Pour quelle raison l’étude de l’agir comporte-t-elle deux traités distincts, soit pour spécifier la nature essentielle de l’action, soit pour examiner l’exercice ou recueillir les leçons de l’action effective ?

Nous venons d’annoncer un double aspect qui s’impose à notre étude de l’agir. Il y a donc lieu d’expliquer en quoi consiste, d’où dépend, à quoi doit aboutir cette dichotomie, analogue à celle qu’avait déjà rencontrée notre enquête sur la pensée et sur l’être. Il ne faudrait pas croire que cette dualité se ramène à l’opposition ou à la relation de deux objets, d’un côté le pur agir de la Cause première, de l’autre les actions contingentes et subordonnées des causes secondes. Tout autre est le sens du diptyque qui nous a fait répartir en deux tomes distincts nos recherches sur l’action. Chacun de ces tomes envisage les deux objets que nous venons de mentionner, mais ce sont les perspectives de cet examen qui sont et qui doivent être symétriquement inverses à partir d’une ligne où la suture ne saurait être complète. Expliquons-nous donc sur cette délicate et profonde dissociation, solidaire pourtant d’une tendance incoercible vers l’union désirable.

— De telles indications préliminaires n’ont point seulement à justifier la séparation, peut-être un peu surprenante d’abord, de notre investigation sur l’agir en deux volumes différenciés ; — elles doivent servir aussi à faire comprendre la place et la fonction d’une étude de l’action dans l’ensemble de la doctrine philosophique ; — elles contribuent à relier sans les confondre les deux parts, spéculative et pratique, du rôle primitivement et traditionnellement attribué au philosophe, savant et viril ; — elles réserveront enfin l’entrée qui doit rester ouverte, dans et [27] par la philosophie, au problème spécifiquement religieux.

Ainsi s’éclaire le plan de nos deux tomes sur l’action et leur place dans l’ensemble de la doctrine philosophique. Toute l’étude de la Pensée et de l’Etre aboutit au problème de l’Action, du salut ou de la perte ; mais, en un autre sens, être et penser impliquent un secret et préalable agir, selon l’adage médiéval, omne ens est activum, nam, quod non agit, non est. Mais, d’autre part, toutes les ressources de l’être et du penser doivent finalement concourir à l’action, s’achever ou se ruiner en elle et par elle : in actu, perfectio aut perditio et privatio, comme déjà l’avait remarqué Aristote. On peut sans doute distinguer profondément, en un sens divisé, pensée, être et agir ; mais, en un sens composé et pleinement réaliste, il y a finalement union fonctionnelle et causalité réciproque entre ces diverses constituantes de l’être. C’est pourquoi l’enquête philosophique peut procéder légitimement à partir d’un de ces termes pour retrouver les autres, sans les confondre pour cela et sans méconnaître leur rôle spécifique ni leur priorité alternative. C’est de cette interdépendance que nous cherchons constamment à suggérer la véritable idée et l’efficacité réelle, sans que jamais l’on doive ou l’on puisse impunément se restreindre à l’un ou l’autre de ces aspects ni prétendre les réduire ou les substituer l’un à l’autre.

Avant d’entrer dans l’étude théorique de l’action et pour justifier la distinction ou même l’opposition apparente des perspectives où chacun des deux tomes consacrés à l’agir nous place successivement, il convient encore de montrer comment s’opère ce retournement et pourquoi l’action sert en quelque façon de charnière à toute l’entreprise d’une philosophie intégrale.

Sans doute la philosophie oscille partout de la spéculation essentiellement théorique, noétique et directrice à [28] une sagesse fortifiante pour l’esprit vivant de la vérité et respirant pour ainsi dire l’idéal qui s’incarne peu à peu dans ses épreuves et dans ses actes. Mais où cherche à s’accomplir cette union instructive et tonifiante de la vue et le la vie, de la plus haute science et de l’ascèse la plus vigoureuse ? C’est manifestement dans l’agir et par l’agir qui n’est pas seulement une application accidentelle et inadéquate de principes généraux, mais qui réalise, précise, exige de plus en plus la norme à la fois transcendante et immanente dont l’action doit être le véhicule, le réceptacle ou même l’expression exemplaire.

S’il y a une vérité dans la distinction communément admise entre la théorie et la pratique, entre la spécification notionnelle et l’exercice effectif de nos diverses facultés, il y a donc cependant lieu d’éviter une séparation, fût-elle toute spéculative, là surtout où l’on ne saurait étudier l’objet formel de la recherche sans le dénaturer radicalement par une telle dichotomie entre sa nature essentielle et son exercice normal. Comment en effet concevoir l’action en dehors de l’agir effectif et réduire à une définition stabilisée ce qui, par définition même, est toujours force vive, initiative jaillissante, le contraire de l’inertie, du tout fait, de l’immobilité stagnante ? Là réside ce qui, dès l’abord, avait apparu comme le paradoxe d’une science de l’action, plus encore que celui d’une science pratique. Mais c’est à tort qu’on désespérerait de rapprocher, de relier même ces deux termes, tout incommensurables qu’ils semblent. Quel doit donc être le résultat de notre exploration, même s’il nous conduit par deux routes différentes à des bords voisins mais séparés par un abîme ? Nous essayerons de le comprendre plus tard. Dès à présent il est bon de marquer les deux voies qui s’ouvrent à nous et de considérer les rives opposées que la spéculation ne réunit pas, mais où l’action passe sans cesse et nous force à poursuivre notre route, sans [29] possibilité de recul non plus que d’évasion définitive.

— Il faut d’abord nous attacher à sauvegarder la pure idée de l’action, sans la laisser contaminer par de trompeuses métaphores ou des compromis hybrides. Dans toute la mesure possible nous essaierons de spécifier la notion même du pur Agir et les conditions qui peuvent rendre concevables des causes secondes, des êtres contingents, une liberté ébauchée, des initiatives originales en des agents finis et imparfaits. Mais cette recherche ne peut aboutir spéculativement qu’à marquer de mystérieux desiderata ou même nos réelles impuissances, en dépit d’évidentes productions et de responsabilités certaines.

— C’est alors que, nous retournant vers la pratique effective et l’action réellement vécue, nous devrons, dans un autre tome, non plus procéder à une recherche spéculative et spécificatrice, mais partir de notre action humaine, d’une réflexion expérimentalement nourrie. Et nous aurons à rectifier, d’après ces enseignements de la pratique, notre intention dans le sens même où l’exercice normal de nos facultés oriente progressivement notre vie, découvre et prépare notre destinée. Car, si nos actes humains supposent la lumière d’idées qui les suscitent et les guident, il y a aussi des clartés qui naissent des initiatives raisonnables ; il y a des leçons de la pratique et des idées qui surgissent de l’action même ; il y a, entre la réflexion et la prospection, un échange de force et de vérité dont il importe de recueillir et d’employer les leçons alternatives et solidaires, même alors que le passage et l’accord de l’une à l’autre demeurent obscurs et énigmatiques.

— Voilà donc les deux enquêtes à poursuivre distinctement : recherche spéculative pour établir la théorie de [30] l’action et pour tenter une spécification formelle, une définition intelligible de l’agir ; expérience méthodique de l’action fidèle à la lumière de la conscience droite et cohérente jusqu’au bout de son exercice avec sa loi interne. Or il semblerait d’abord que, comme deux équipes perforant un tunnel à partir des côtés opposés de la montagne, les deux enquêtes théorique et pratique devraient se rencontrer et ouvrir clarté et passage. Comment et pourquoi il n’en sera pas tout à fait ainsi, c’est ce que nous aurons finalement à décrire et à expliquer. On pourrait d’abord croire que ce demi-échec résulte de l’inadéquation entre la théorie qui est transcendante et les impuissances d’une pratique incapable d’égaler la règle idéale : il faudra cependant ne point nous contenter de cette interprétation qui, malgré une part de vérité, méconnaît doublement les services et les richesses de l’action. Car nous aurons à montrer que si théorie et pratique, spécification et exercice de l’agir ne bouclent pas en pleine clarté, c’est moins par déficience de nos actions à l’égard de nos idées que parce que, sous le voile à demi-transparent qui recouvre l’obscur raccord de nos facultés maîtresses, l’action comporte des stimulations et des apports soulevant notre destinée au delà du cycle clos où nous enfermerait une solution humainement adéquate du penser, du vouloir et de l’agir. Non pas que la philosophie soit réduite à constater, devant cette déficience, une totale obscurité. Nous verrons au contraire que le mélange de richesses et de pauvreté qui de fait constitue notre action prépare, si l’on ose emprunter un mot de Platon, l’hymen fécond grâce auquel la plénitude du pur agir pourra conférer à l’infirmité de la cause seconde que nous sommes une énergie efficiente et finaliste, une libre participation au dessein transcendant où seulement se concilient la souveraine et gratuite initiative de la Cause créatrice avec la réelle action des créatures. [31]

Sans doute de telles perspectives semblent-elles prématurées, presque arbitraires, en tout cas énigmatiques. Il ne semble néanmoins pas vain de les proposer dès l’introduction, afin d’orienter et de soutenir l’attention vers les buts les plus élevés que la spéculation rationnelle et l’effort spirituel puissent viser. Enigme, en effet, mais qui n’est point le fait d’une doctrine téméraire, car c’est le mystère même du dynamisme universel et de sa finalité qui s’impose à toute réflexion consciente de sa tâche normale et complète. La philosophie ne doit pas reculer devant de telles questions vitales parce qu’en fait nous ne nous y dérobons pas. En définitive, pourquoi donc cette énigme ? en quoi consiste-t-elle au juste ? pouvons-nous en deviner la nature, la raison d’être, la solution désirable ? C’est à justifier ces questions et à définir, sinon à réaliser les conditions concourant à les résoudre que doit s’employer notre double étude de l’Action, — l’une s’efforçant d’en définir la nature essentielle pour se rapprocher des conclusions effectives, — l’autre tâtonnante à partir de la pratique pour réaliser cette sagesse qui a toujours été le vœu suprême de la spéculation et de l’aspiration humaine, — toutes deux néanmoins restant partiellement distinctes et dissociées, comme pour imposer un champ libre à d’ultérieures démarches de la pensée et de la vie.

Nous justifions par là le dessein de cet ouvrage et la répartition de notre tâche en deux tomes. Le premier consacré à la recherche de ce qui constitue essentiellement l’agir en Dieu et aussi l’action des créatures élevées à la dignité d’être causes, elles aussi, en coopérant à leur propre destin. Le second tome montrera comment peut et doit s’accomplir cette destinée, à partir des plus humbles origines d’une bonne volonté ignorante ou incertaine encore de ses voies et de sa fin suprême et qui, usant de l’ordre universel comme d’un moyen pour s’élever jusqu’à son but transcendant, peut ainsi s’ouvrir ou se fermer à l’accueil [32] de l’action qui la libère et lui donne de réaliser son agir spirituel. C’est ce que nous appelions tout à l’heure conquérir l’objet formel et établir l’état civil d’une science propre de l’action.

Mais, de ces vues lointaines, il est temps de redescendre au niveau du seuil d’où peut partir notre exploration. Plaçons seulement devant nos yeux la carte initiale de notre itinéraire. De même que pour étudier la pensée et l’être nous avions laissé de côté les applications diversifiées à l’infini afin de considérer le penser et l’être en ce qu’ils ont de foncier, d’intelligible, d’universellement vrai, de même ici nous étudierons non point les actions particulières, mais la possibilité métaphysique, la réalité ontologique, la dignité de l’agir, sauf à envisager ces problèmes fondamentaux sous deux aspects symétriques. — D’abord en recherchant si l’action comporte une définition essentielle, une spécification propre à conférer une intelligibilité réelle à notre certitude d’une Cause pre­mière comme aussi à notre certitude de causes secondes : compatibilité dont la justification demande, semble-t-il, à être rationnellement poussée plus loin qu’on ne le fait communément. — Mais, d’autre part, nous devrons aussi ne point nous tenir à cette recherche spéculative parce qu’elle n’épuise pas les richesses et les leçons que l’action, après avoir reçu et tout en recevant les lumières et les ressources de la pensée et de l’être, apporte à la connaissance, aux obligations, au mérite et à la valeur des êtres spirituels que nous sommes. Au départ, nous devons (si l’on nous permet de reprendre un instant la comparaison précédemment employée) rouler sur le sol affermi, en évitant l’ornière des mots équivoques, en gardant une allure modérée, en nous attachant d’abord aux réalités physiques et aux causes secondes les plus matérielles. C’est peu a peu seulement que nous serons entraînés vers des causes [33] plus hautes et, semble-t-il, plus libres de leur propre mouvement. C’est par cette vitesse même, progressivement acquise, que nous serons promus au plan supérieur où forcément le problème de l’agir devra se poser dans sa pureté et son intégralité ; c’est alors qu’il sera possible de découvrir, pour les causes secondes et pour les agents spirituels, les conditions auxquelles est subordonnée la solution du problème que posent leur existence et leur efficience. [34] [35]



[1] Ainsi que les ouvrages sur la Pensée et sur l’Etre et les êtres y ont habitué le lecteur, les chiffres en caractères gras, placés entre parenthèses dans notre texte, renvoient à des commentaires, se succédant comme des excursus isolés à la fin de chaque tome. Ces explications ont un triple rôle : — éclairer par des réflexions critiques ou des confrontations historiques les thèses essentielles qu’il a fallu souvent condenser ; — prévenir les équivoques et les méprises naissant d’une terminologie et d’une doctrine qui rompent parfois avec certaines habitudes d’esprit et de langage ; — soulager l’attention pour lui permettre de s’attacher d’abord à tout l’essentiel et de saisir, avant les développements accessoires et confirmatifs, l’ensemble dont la continuité cohérente et l’unité organique sont indispensables à l’intelligence du dessein total et à la justification des conclusions.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 janvier 2010 15:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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